On m’avait demandé ici de parler des « commissions
d’enquête citoyenne ». Mais le pluriel
ici est une question, sinon une proposition. La seule commission
ainsi nommée, pour l’heure, est celle dont je
parlerai ici : la Commission d’Enquête Citoyenne
sur l’implication de la France dans le génocide
des Tutsi du Rwanda, qui s’est tenue en mars 2004, à l’occasion
des dix ans du génocide, et qui poursuit actuellement
ses travaux.
Je le ferai non sans rappeler que l’association que
je préside, Aircrige (1) ,
est l’une des quatre associations qui se sont engagées
dans cette entreprise, avec plusieurs autres individus privés.
J’évoquerai en quelques mots la manière
dont l’idée de cette commission a germé,
dans quelles conditions elle s’est réalisée,
dont ses travaux se sont déroulés, à quoi
ils ont abouti pour le moment, et quelles suites ils peuvent
avoir, en particulier au plan judiciaire.
Car c’est bien ici de l’usage que les « citoyens » peuvent
faire du droit international humanitaire à travers
les « ONG » qu’il est question.
Mais cette question prend son sens dans un contexte essentiellement
politique : elle renvoie au statut de « contre-pouvoir » ou
d’instance de « contrôle » que
tentent d’avoir certaines institutions privées à l’égard
de l’Etat et des responsabilités publiques,
lorsqu’il est estimé que l’Etat a dépassé les
bornes du tolérable. Ici ce dépassement se
formule en termes de compromis ou de complicité avec
ce qui constitue le repoussoir de l’humanité :
le génocide. Repoussoir qui se révèle être,
sinon l’impensé de la démocratie, peut-être,
en tout cas certainement celui de la République française (2) .
Génocide rwandais : la
France, les Etats-Unis et l’ONU
J’ai bien conscience ici que, parlant de l’Etat
français et de son rôle dans l’histoire
récente du Rwanda, mon propos semble sortir de l’orbite
de ce colloque centré sur le droit international face à l’impérialisme
américain. Mais d’une part, le rapport des Etats-Unis à la
question du génocide est également un problème
en soi, qui mériterait un examen autonome, remarquablement
entamé aux Etats-Unis par la journaliste Samantha
Power dans A Problem from Hell. America and the Age of
Genocide (3) .
D’autre part, il existe certains points de contact
et convergences entre le comportement de la France et celui
des USA, dans l’histoire de ce génocide, même
si c’est d’abord d’une rivalité entre
la France et les USA qu’il s’agit lorsqu’on
parle du Rwanda, et plus généralement de l’Afrique.
L’essentiel des motivations françaises, dans
cette sinistre histoire (4) ,
tient d’ailleurs à l’héritage d’une
certaine histoire coloniale hantée par Fachoda, muée
en guerre d’influence entre la France et les USA sur
le continent africain. Il y a donc bien une singularité de
la politique française au Rwanda, qui a consisté à :
- prendre pied dans le pays en 1975 sous la forme d’accords
d’assistance militaire, et à y mettre en place,
dès cette époque - et sans doute plus tôt
encore (5) -
un système de quadrillage territorial en application
des doctrines militaires enseignées dans l’Ecole
de guerre française, suivant les leçons que
les colonels Lacheroy et Trinquier avaient tirées
de l’expérience indochinoise, puis expérimentées
en Algérie, leçons rassemblées dans
la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (6) .
Cette doctrine fut appliquée en trois temps : à la
fin des années 50 à la faveur de la guerre
d’Algérie, sur fond de révolution cubaine
et de guerres d’indépendance coloniale ;
au début des années 70 dans le cadre de la
guerre froide, la lutte contre le communisme s’associant à la
guerre coloniale ; enfin au début des années
1990 au Rwanda.
- à participer activement à la guerre du
gouvernement Habyarimana contre le FPR, à partir
de 1990, sous la forme de « l’opération
Noroît », puis à soutenir et armer
le gouvernement au pouvoir pendant le génocide,
et à y envoyer un « Commandement d’Opérations
Spéciales » en 1992.
- à protéger les membres de ce gouvernement
après le génocide.
Mais d’une part, cette doctrine française
de la « guerre révolutionnaire » ou « subversive »,
qui tirait de l’expérience Vietminh le modèle
des « hiérarchies parallèles » (7) , était
loin d’être inconnue aux USA : elle fut
largement exportée dans les écoles de guerre
pour servir en Amérique latine, et particulièrement
en Argentine, où la présence française
dura de 1956 à 1966, puis de 1973 au début
des années 80. Gabriel Périès a établi
ces corrélations et collaborations avec précision.
Les officiers français organisèrent en 1961
une « Conférence panaméricaine » à Buenos
Aires, où tous les pays du continent étaient
présents, sauf Haïti et Cuba. Puis les Américains
invitèrent les spécialistes français
de la doctrine dans leurs écoles – et Aussaresses
présenta ainsi ses méthodes à Fort Bragg.
Il fut même proposé à Trinquier d’intégrer
l’armée américaine – ce qu’il
refusa.
D’autre part, si les USA n’ont pas été présents
sur le terrain comme la France, si l’armée américaine
n’a pas, comme l’armée française,
instruit et soutenu l’armée rwandaise, si le
gouvernement américain n’a pas, comme le gouvernement
français, formé, reçu, encouragé puis
protégé le Gouvernement Interimaire Rwandais,
les Américains eurent un rôle essentiel dans
la décision de laisser faire le génocide.
Ils eurent un rôle décisif dans la forme consensuelle
que prit la réaction de l’ONU, puisque les dirigeants
internationaux collaborèrent dans une seule entreprise :
celle d’évacuer les ressortissants de chaque
Etat concerné, en évitant à tout prix
d’intervenir par une « opération
pour le maintien de la paix », c’est-à-dire
militairement.
Il y eut, comme l’ont très tôt établi
les enquêtes conduites sous la direction de l’historienne
Alyson Desforges (8) ,
deux semaines d’inertie internationale, pendant lesquelles
les militants du Hutu Power rassemblèrent leurs troupes
et réduisirent au silence leurs dissidents. Si quelques
casques bleus sauvèrent quelques vies, ce fut de leur
propre initiative. On sait quelle a été la
passivité de la MINUAR, d’ailleurs contraire
au texte de son mandat, qui donnait pour mission à ses
soldats de non seulement « se défendre » et
défendre la vie de « toute personne placée
sous leur protection sous attaque directe », mais
aussi recourir à la force « lorsque la
vie d’autrui était en danger », et
au paragraphe 17, prendre les « actions nécessaires
pour empêcher tout crime contre l’humanité ».
On sait le manque de moyens, de troupes et de ressources
auquel dut se confronter le général Dallaire,
ses vains appels répétés à l’ONU, à commencer
par le premier, peu après l’accident d’avion
et la mort d’Habyrimana, auquel il fut répondu
que « personne à New York ne s’intéressait à ça ».
Puis après le meurtre des casques bleus belges, l’ordre
qui lui fut donné de n’entreprendre aucune action
pouvant aboutir à des représailles, y compris
même lorsqu’il découvrit des caches d’armes
visiblement destinées au massacre : interdiction
lui fut faite alors de les saisir. Koffi Annan lui-même
multiplia les obstacles à une intervention rapide,
et souligna combien il serait difficile de changer le mandat
de la MINUAR (c’est-à-dire passer du chapitre
6 au chapitre 7) en raison de l’appui trop tiède
des USA, du Royaume Uni et de la Russie.
Or les USA, comme la France et la Belgique, étaient
informés des massacres et de leur caractère
ethnique : le 8 avril, de hauts-officiers militaires
français auraient prédit le massacre de 100.000
Tutsi (9) .
Le 7 et le 8 avril eut donc lieu l’évacuation
des ressortissants américains et belges, puis français.
Le 7 avril, les USA, appuyés par le Royaume-Uni, et
par Koffi Annan lui-même, suggérèrent
un simple retrait de la MINUAR. Lorsque la Belgique chercha
un appui pour une intervention militaire, le 8 avril, il
fut répondu à Claes que « Paris
disait résolument non et les Américains n’y
songeaient même pas ».
L’opinion américaine ne montra aucun intérêt
pour cette question. Clinton, qui, pendant sa campagne électorale,
avait prôné les opérations de protection
de civils en temps de guerre, s’informa de la réaction
des parlementaires afroaméricains du Congrès,
laquelle était nulle, et son administration voulait à tout
prix empêcher d’autres coûteuses opérations
de paix, surtout après le désastre somalien.
D’où la décision de retrait de la MINUAR,
signifiée le 16 avril (directive présidentielle
n°25) : c’est à cette date que le Gouvernement
Intérimaire Rwandais, qui s’était constitué dans
les bureaux de l’ambassade française, aux dires
de l’ambassadeur lui-même, décida d’intensifier
et d’étendre les massacres sur tout le pays.
Une semaine plus tard, les ONG estimaient à 100.000
le nombre de morts rwandais.
Au Conseil de sécurité de l’ONU, la désinformation
s’était méthodiquement installée, à travers
les messages envoyés par le diplomate camerounais
Booh-Booh, qui, comme le Secrétaire général
de l’ONU, servait les intérêts de la France.
Etant donné que la Convention de 1948 obligeait à « prévenir » le
génocide, il était essentiel que ce mot ne
fût pas prononcé, et les USA comme la France
s’y employèrent. Malgré les informations
transmises par la presse, à Washington on parlait
de « chaos » et de « confusion »,
d’un « Etat qui avait échoué » pour
cause de « tribalisme » et de « haine
séculaire », bref d’un ènième
désastre dans le continent africain, qui en outre
avait lieu dans un petit pays pauvre et lointain, bref sans
intérêt pour les Américains. Aux USA
comme en France, enfin, on se réclama de la liberté d’émission
pour refuser de brouiller les émissions de la RTLM,
malgré les demandes de Human Rights Watch et de la
FIDH.
Human Rights Watch parla de « génocide » le
19 avril, et obtint auprès de Madeleine Albright,
ambassadrice des USA à l’ONU, le maintien d’une
présence limitée au Rwanda. Mais le texte de
la résolution de l’ONU, qui ramenait les effectifs
de la MINUAR à 270, avec comme priorité d’obtenir
le cessez le feu, ne parlait que de « violences
de grande ampleur ayant entrainé la mort de milliers
de civils innocents », et de « violence
irrationnelle » mettant en danger la « vie
et la sécurité de la population civile ».
A partir de ce moment-là, plus rien ne pouvait empêcher
le génocide, pas même les efforts de Dallaire
pour maintenir ses troupes et protéger les vies.
Pendant que continuaient les massacres, l’ONU déconseilla
donc d’utiliser le mot « génocide »,
en particulier à Roméo Dallaire. Mais le terme
fut utilisé par le Pape le 27 avril, suivi de peu
par Boutros-Ghali, puis le 13 mai par le ministre français
Alain Juppé. Aux USA le secrétaire d’Etat
Warren Christopher accepta ce terme uniquement après
que la directive qui demandait d’éviter le terme
ait été rendue publique par le New York
times le 10 juin. Le 29 avril, le Secrétaire
Général Boutros-Ghali, subissant des pressions
croissantes, distingua entre massacre et guerre, et recommanda
une « intervention énergique ».
Le 16 mai fut voté – sans que soit inscrit dans
la résolution le mot génocide - l’envoi
d’une seconde force de la Minuar, avec mandat de protéger
les populations et créer des « zones
humanitaires sûres », mais c’est à la
fin juillet seulement que les troupes arrivèrent : à cette
date, le génocide avait déjà été arrêté par
la victoire du FPR.
En revanche, la France, qui avait obtenu d’être
dépêchée par le Conseil de sécurité pour
intervenir, était en pleine « Opération
Turquoise ». L’habillage « humanitaire » de
l’opération camouflait à peine sa nature
militaire et son objectif politique, soulignés par
plusieurs témoins, dont Patrick de Saint Exupéry (10) :
cette opération, si elle sauva des vies, était
visiblement destinée à protéger et exfiltrer
les membres du gouvernement interimaire ; le sauvetage
des populations Tutsi qui continuaient d’être
massacrées sur les collines de Bisesero n’eut
pas lieu, ou avec un retard incompréhensible. Peu
après le Ministère de la Coopération
rédigeait des notes pour faire obtenir des visas aux
cadres du gouvernenement qui venait de commettre le génocide,
ceci « pour préserver l’avenir ».
Les mobiles français et américains étaient
donc d’une nature très différente, et
leurs intérêts dans cette histoire étaient
très inégaux. La France soutenait des alliés
dans une guerre « totale et très cruelle »,
comme le dit un haut-militaire lors de la Mission d’Information
parlementaire de 1998 ; elle défendait activement
son « pré carré » en
luttant contre un FPR anglophone venu d’Ouganda, et
laissait son Etat-major transformer le Rwanda en laboratoire
expérimental pour ses hiérarchies parallèles.
C’est à travers le prisme somalien que les USA
regardaient la réalité rwandaise. Mais ces
mobiles si différents – celui d’une guerre
néocoloniale d’un côté, d’un
refus d’intervenir de l’autre - se conjuguèrent
au profit du projet génocidaire (11) .
Or la France et les USA ont en commun d’être
deux puissances appareillées d’un discours sur
les droits de l’homme, fondateur à la fois d’un
idéal démocratique et d’une pratique
impérialiste. Or non seulement cette pratique s’inscrit
en faux contre l’humanisme qui inspire ce système,
mais elle va jusqu’à détruire celui-ci
là où il saisit ses propres contradictions,
comme c’est le cas dans le droit international humanitaire.
Le juriste Géraud de la Pradelle formule ce parallèle à propos
des obstacles ou réserves suscités par la France
et les USA lors de la ratification des statuts de la Cour
Pénale Internationale (12) ,
contradictions qui lui font conclure au bien-fondé de
porter certains crimes d’Etat devant une justice nationale :
"Les deux pays portent (…)
des atteintes fatales à la légalité internationale,
alors que l’Amérique et la France figurent historiquement
parmi les promoteurs du droit international, des droits de
l’homme et du droit humanitaire. Leurs dirigeants et
leurs intellectuels ne s’en glorifient-ils pas bruyamment
tous les jours ? Qu’ils se permettent d’en
violer impunément les dispositions s’avère
infiniment plus dévastateur que les actions terroristes
de groupuscules fanatiques ou les exploits sanglants d’Etats étiquetés « voyous » :
cela porte atteinte à la légitimité,
et à l’existence même, de règles
qui sont d’abord leur œuvre.
Voilà pourquoi faire juger leurs agents par les tribunaux
de leur propre pays, par application de ces mêmes règles,
est un moyen de restaurer le droit. La justice américaine
s’y emploie. Elle a été saisie relativement
tard du sort des détenus de Guantanamo, et presque
immédiatement des crimes commis en Irak par certains
de ses soldats. Plus de dix ans après les faits commis
au Rwanda, on attend toujours que la justice française
ait à se prononcer. (….)"
Ces lignes sont tirées d’un livre publié aux
Arènes en 2004, intitulé Imprescriptible.
L’implication française dans le génocide
tutsi portée devant les tribunaux. Son auteur,
Géraud de la Pradelle, est le Président de
la Commission d’Enquête Citoyenne sur l’implication
de la France au Rwanda, à laquelle j’en arrive à présent.
La « Commission d’Enquête
Citoyenne » sur la France au Rwanda
La « Commission d’Enquête Citoyenne sur
le rôle de la France durant le génocide des
Ttutsi au Rwanda en 1994 » s’est constituée à l’initiative
de l’association Survie, dirigée alors
par François-Xavier Vershave – qui, décédé depuis,
a eu le temps de voir la publication des résultats
de la Commission, dont il était le vice-Président,
et le déclenchement de l’action judiciaire à laquelle
ce travail a conduit. Plusieurs plaintes contre x, relatives
aux agissements de certains militaires français, ont été en
effet déposées par des Rwandais devant le Tribunal
des Armées à l’issue des premières
conclusions de la CEC. Et le 29 juin 2005, le Procureur de
la République annonçait que la justice allait
entendre les plaignants.
Cette initiative interassociative est née d’un
manque, qu’il fallait tenter de combler : celui
du rapport de la Mission d’Information Parlementaire qui,
en 1998, concluait par la voix de son président, l’ancien
ministre de la Défense Paul Quilès, une longue
enquête, recueillie dans quatre volumes (13) pleins
d’informations précieuses, et souvent déjà confondantes,
en parlant d’ « erreur » et
non de « responsabilité », et
rejetant vigoureusement toute idée de complicité.
Edouard Balladur ira plus loin, en affirmant sur France 3
le 27 novembre 2004 : « La France non seulement
n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait
au Rwanda, mais elle doit au contraire en tirer fierté » (14) .
Le projet d’une Commission d’Enquête Citoyenne
s’est mis en place en 2003, et a reçu 8000 signatures
de soutien. Se sont engagés auprès de Survie
trois autres associations, AIRCRIGE, l’Obsarm (Observatoire
des Transferts d’Armement) et la CIMADE, mais aussi
plusieurs personnes indépendantes à divers
titres : un historien – Yves Ternon – deux juristes – Géraud
de la Pradelle, Raphaëlle Maison – un documentariste– Georges
Kapler – un témoin, qui était partie
au Rwanda au titre de Médecins du Monde en 1994 – Annie
Faure - ainsi que Bernard Jouanneau, président de
l’association Mémoire 2000. Les travaux de la
Commission se sont préparés dans des conditions
difficiles du fait de ses faibles moyens financiers, et dans
une indépendance totale à l’égard
de toute formation politique ou institution d’Etat,
française aussi bien que rwandaise (15) .
Au moment où la commission menait ses enquêtes,
Patrick de Saint-Exupéry publiait les siennes dans L’Inavouable,
La France au Rwanda (Les Arènes, 2004), qui faisait état à la
fois d’une expérience personnelle et d’une
réflexion en partie inspirée des travaux de
Gabriel Périès sur la « doctrine
de guerre révolutionnaire ».
Cette Commission a tenu cinq jours de session plénière
du 22 au 26 mars 2004, à l’approche de la commémoration
des dix ans du génocide. Pendant ces cinq jours, plusieurs
rapports, relatifs aux aspects militaires, politiques, diplomatiques, économiques,
financiers de cette implication, ont été exposés
aux Commissaires, rapports auxquels se sont ajoutés
un grand nombre d’auditions de témoins, français
et rwandais, et d’experts, parmi lesquels Jean-Pierre
Chrétien, Gabriel Périès, Colette Braeckmann… Ainsi
qu’une série d’auditions filmées
d’Alyson Desforges et de témoins interrogés
au Rwanda parmi les rescapés et parmi les miliciens.
Cette Commission a invité tous les acteurs majeurs
de la relation franco-rwandaise, mais n’a reçu
que des refus dans la classe politique – excepté Pierre
Brana et Jean-Christophe Rufin, et dans les milieux militaires
concernés.
Les rapports et les débats ont été recueillis
dans un gros volume de 600 pages, intitulé L’Horreur
qui nous prend au visage. L’Etat français et
le génocide au Rwanda (16) ,
Karthala. Le titre était emprunté au président
de la République lui-même, puisque le 10 mai
1994, Mitterrand s’exprimait solennellement sur ce
sujet sur TF1 et France 2 : « Nous n’avons
pas envoyé une armée pour combattre, nous n’étions
pas là-bas pour faire la guerre. Nous ne sommes pas
destinés à faire la guerre partout, même
lorsque c’est l’horreur qui nous prend au visage ».
C’est évidemment dans un autre sens que le lecteur
de ce rapport est pris au visage : car l’horreur
est aussi dans le mensonge outrancier que constitue cette
déclaration d’un Président faite solennellement
aux « citoyens » de sa nation ; elle
est précisément dans cette guerre qu’au
contraire et de toute évidence, la France a faite
au Rwanda, avant, pendant et après le génocide,
en faveur de ceux-là même qui le préparaient
et le perpétraient. Comme l’écrit F.
X. Vershave en introduction au recueil, cette horreur « prendra
indistinctement au visage tous les Français, tant
qu’il n’aura pas été possible,
pour les rescapés, les parents des victimes, tous
les êtres humains que le génocide de 1994 a
bouleversés, de percevoir à la fois la réalité de
ces complicités et les ruses par lesquelles un petit
nombre de décideurs hexagonaux ont entraîné la
France dans ce qui constitue l’une des pires ignominies
de son histoire ».
C’est dans ce « tous », qui désigne à la
fois les « Français » et les « êtres
humains que le génocide a bouleversés »,
que prend sens la qualification de « citoyenne ».
Qu’on soit ou non familier de cette notion de citoyenneté,
galvaudée et si souvent dérisoire, celle-ci
prenait sens de par l’importance des enjeux, la diversité des
compétences utilisées, l’alliance de
la recherche et de l’action (17) ,
mais avant tout de par le rôle de relais attribué au « citoyen » devant
la défaillance des institutions parlementaires. Il
s’agissait de prendre à la lettre la logique
démocratique en dégageant d’un système
effectif un possible inaugural, mais sur une base strictement
empirique : « Puisqu’il est permis
au citoyen d’une commune de porter plainte au lieu
du maire quand celui-ci ne dénonce pas un détournement
de l’argent municipal, il doit bien être possible à des
citoyens français de s’inquiéter d’une
présomption de crimes infiniment plus graves » (18) .
Qu’on estime ou non pouvoir déchiffrer les comportements
de l’Etat-nation moderne à travers le modèle
de la « cité », le mot « citoyenneté »,
pris dans un sens littéral et simple, ne fait ici
l’objet d’aucun idéalisme: il se comprend
comme un appel à la responsabilité individuelle
de chacun, invité à mettre ses efforts et compétences
au service d’une enquête commune, dont l’objet
concerne à la fois l’Etat, la nation et l’humanité.
L’essentiel était d’articuler le déchiffrage
des faits historiques à une analyse politique, mais
aussi à une interprétation juridique – et à travers
celle-ci à une action politique. C’est à cette
dernière tâche que s’est attelé Géraud
de La Pradelle, dans Imprescriptible. Celui-ci précise,
dans sa préface, que la CEC « n’est
pas un tribunal, bien qu’elle ait dû prendre
en considération les principes juridiques en vigueur.
Elle n’est pas davantage un jury d’honneur, même
s’il lui a fallu formuler des jugements de valeur morale
et politique ». Cette commission est un « groupe
de personnes privées » agissant « en
leur seule qualité de citoyens d’un Etat démocratique ».
Du pragmatisme en matière de droit
international : la justice française face à la
complicité de génocide
Je veux attirer l’attention sur l’originalité de
ce livre, précieux à divers titres : non
seulement parce qu’il résume en quelques pages
le réquisitoire accumulé dans les 600 pages
du rapport de la CEC avec une très grande clarté, à l’usage
de tous; mais aussi parce qu’il soumet son contenu à une
analyse juridique précise, soutenue par un pragmatisme
radical. L’auteur y cherche les raisons qui font pencher
en faveur de l’exigence de justice, pesant le pour
et le contre sans rhétorique, se déterminant
non sur de grands principes universels, mais sur les effets
pratiques qu’auraient leur mise en action juridique.
Il présente les avancées du droit international
humanitaire, né à Nuremberg et Tokyo, puis
aux TPIY et TPIR, comme des « parenthèses » dans
le cours ininterrompu de l’impunité des grands
responsables politiques et militaires (p 50) – cours
peut-être compromis par la Cour Pénale Internationale,
néanmoins inefficiente en l’occurrence, puisque
sa constitution succède de 4 ans au génocide.
Il interroge la validité d’une perspective juridique
en la matière et conclue simplement à son utilité, à la
fois pour les victimes et pour la démocratie française.
Puis il sonde l’efficacité relative et limitée
des instruments du droit, et la possibilité de porter
ce dossier devant les tribunaux français.
Toute la panoplie du droit international humanitaire y est
comme mise à l’épreuve dans un esprit
ouvertement sceptique : l’édifice du droit et
les divers appareils de justice y sont désignés
comme partie intégrante de la machine étatique,
dans leur équivoque, et même leur perversité.
Mais ce scepticisme est aussi ouvertement intéressé,
visant une efficacité politique. G. de la Pradelle
distingue d’ailleurs, parmi les raisons de souhaiter
l’intervention de la justice française dans
le cas du génocide des Tutsi, celles qui sont d’ordre
judiciaire, et celles qui sont d’ordre politique.
Judiciaires, d’abord. Prendre au mot le Conseil de
sécurité, et faire du combat contre l’impunité la
condition nécessaire au « maintien de la
paix » et de la « sécurité internationale »,
permettrait, dit l’auteur, de limiter réellement
l’impunité par « l’effet dissuasif » du « prononcé des
peines » (p 51) ; il faut donc prendre à la
lettre le propos français sur la répression
nécessaire à la sécurité internationale,
pour convaincre l’Etat français lui-même
de partialité, et « restaurer son image
d’impartialité ». Or, continue-t-il, « les
juridictions françaises pouvant être saisies
par le biais des constitutions de partie civile et devant
mettre en œuvre les règles posées par
la résolution 955 (…), ont précisément
une compétence incontestable à l’égard
de Français » : ainsi la « justice
française » est-elle la mieux à même
d’œuvrer à la « sécurité internationale », à condition
de viser un « niveau élevé de la
hiérarchie étatique ». La seconde
raison judiciaire serait de « renforcer le droit
international humanitaire », de rendre efficiente
l’incrimination du génocide en faisant enfin
appliquer les textes, alors que les « principaux
Etats » sapent eux-mêmes les « fondements
du droit » qu’ils ont contribué à mettre
en place, comme le montrent les comportements contradictoires
de la France et des USA à l’égard des
statuts de la CPI.
Quant aux arguments politiques en faveur d’un procès
français, ils touchent à la responsabilité de
l’Etat qui est engagée là : l’ouverture
d’une instruction permettrait que lumière soit
faite sur des points restés obscurs, et le jugement
d’éventuelles complicités françaises
obligerait certains dirigeants « à rendre
dans les enceintes de la justice les comptes qu’ils
n’ont pas rendus aux instances politiques, et pas davantage à leurs
concitoyens » (p 57). Les raisons judiciaires
elles-même ont donc une dimension politique essentielle
ici.
Ce qui donne sa valeur inédite à l’entreprise
est là encore, à mes yeux, ce pragmatisme,
conjugué à ce littéralisme : prendre
au mot les plus hautes instances politiques nationales et
internationales et faire tomber la justice dans le piège
de ses mot. L’effort de pensée s’accomplit à travers
le droit et non en direction du droit, mais d’un but
précis. Il ne s’agit pas de poursuivre un idéal,
mais, fort d’un refus éthique qui n’a
pas à se justifier, de poursuivre un objectif politique.
Cet empirisme caractérise l’inspiration des
diverses composantes de cette commission. Il détermine
le rapport à la théorie chez son principal
inspirateur, François-Xavier Vershave, comme le montre
l’usage original qu’il fait des analyses de Braudel
sur les trois niveaux de pouvoir pour comprendre l’impuissance
des populations africaines face à leurs gouvernements,
mais pour saisir aussi la chance d’y trouver des modèles
méconnus de contre-pouvoir (19) .
C’est de ce même empirisme que Vershave s’est
toujours réclamé dans sa critique du système
françafricain. C’est ce même empirisme
qui, dans notre propre association AIRCRIGE, fait revenir
sans cesse le chercheur au témoin comme au document
d’archive, et conditionne la réflexion d’ensemble à l’immersion
dans les détails de l’événement
singulier : détails des faits et détails des
textes – car la sémantique, et même l’esthétique
ont ici leur importance.
C’est de tous ces empirismes que se nourrit l’activité de
cette commission. L’enjeu est de parvenir à faire
rendre des comptes à un Etat au sein même
de cet Etat, devant ses « citoyens ».
Si ce type d’entreprise se situe bien au « cœur » de
la « société civile » au
sens où en parlait Habermas dans Droit et démocratie(20) ,
et bien qu’il s’agisse ici de crime imprescriptible,
il n’est pas question de « société civile
mondiale » ni de « citoyenneté mondiale »,
pour reprendre les expressions qu’utilisait Mireille
Delmas-Marty à la fin de son livre Trois défis
pour un droit mondial : elle craignait alors, du
fait que le « tissu social » était
plus « distendu » à « l’échelle
mondiale », « l’intervention
d’une multitude d’acteurs sans tiers arbitre
et sans projet politique », le « déclin
de l’Etat », s’analysant alors aussi
comme « déclin du politique » (21) .
Sans tiers arbitre, les membres de la CEC étaient
et restent bien dotés d’un projet politique :
il s’agit de prendre au mot un Etat pour « restaurer l’image
de son impartialité ». Puisque ce « mot » est
celui de la justice comme gage de « sécurité » et
de « paix », c’est au droit qu’en
appelle le « citoyen » dans son « projet
politique ».
C’est en ceci sans doute que le plus grand empirisme
touche à l’utopie. Qu’on en juge au communiqué de
la CEC daté du 7 juillet 2006, relatif aux péripéties
de nature juridico-politique que connaît le projet,
dans la phase judiciaire où il est définitivement
entré :
« Des victimes rwandaises du
génocide perpétré au Rwanda en 1994
ont saisi le 16 février 2005 la Justice française
de plaintes pour complicité dans ce génocide.
Elles affirment que des militaires français auraient
directement participé aux crimes dont elles ont souffert.
La Chambre de l'instruction de la Cour
d'appel de Paris vient, pour la seconde fois en moins de
deux mois, de déjouer les manœuvres retardatrices
du Procureur militaire.
En effet, après avoir soutenu que les constitutions
de partie civile étaient fantaisistes et avoir demandé au
Juge d'instruction de se rendre à Kigali pour s'assurer
de leur solidité ; après avoir fait appel de
l'Ordonnance du Juge d’instruction qui déclarait,
contre ses réquisitions, les six plaintes recevables
; le Procureur du Tribunal aux Armées de Paris avait
requis l'annulation des auditions auxquelles le Juge d'instruction
avait procédé sur sa propre demande à Kigali.
Le 29 mai 2006, la Cour d'appel avait confirmé la
recevabilité de toutes les constitutions de partie
civile.
Le 3 juillet 2006, elle a confirmé la validité des
auditions faites à Kigali par le Juge d’instruction.
Désormais, on peut espérer que l'instruction
des six plaintes contre x pour complicité de génocide,
pourra enfin être menée sereinement.
Toutefois, l'éventuelle constatation
par la Justice de viols, de sévices, voire de meurtres
commis sur le terrain du génocide par certains militaires
français, peut constituer un leurre.
En effet, dans leur grande majorité, les militaires
présents sur le terrain n'ont pas commis d'actes de
ce genre.
Ils ont exécuté, pour la plupart en toute bonne
foi, les instructions qui leur avaient été données.
Or, dans la mesure où ces instructions enjoignaient
en réalité aux troupes de porter assistance
aux autorités locales alors que ces autorités
perpétraient un génocide, il faut considérer
qu'elles sont à l'origine de la complicité reprochée
aux Français.
En effet, l'assistance ainsi fournie était une complicité de
génocide - même lorsqu'elle ne s'accompagnait
pas de viols, de sévices et de meurtres.
Mais il est évident que la responsabilité première
de cette assistance - comme des viols, sévices et
meurtres qui l'auraient, parfois, accompagnée ; donc
l'ultime complicité de génocide, incombe aux
auteurs des instructions et, par conséquent, aux pouvoirs
civils qui coiffent la hiérarchie militaire.
Dans ces conditions, la Commission d’enquête
citoyenne (CEC) considère qu'il serait trop facile
de dédouaner les véritables responsables au
détriment de quelques lampistes.
Elle considère également que la question des
responsabilités essentielles resterait posée
même si l'instruction n'établissait pas la matérialité des
méfaits évoqués par les plaignants.
Enfin, elle suggère qu'en ces temps de débats
préélectoraux, les différents candidates
et candidats à la candidature soient appelés à prendre
clairement position sur les responsabilités des dirigeants
de l'État dans l'assistance accordée en 1994
aux auteurs du génocide des Tutsi du Rwanda. »
(Communiqué de la CEC, 7 juillet 2006.)
NOTES
(1) L’Association
Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité a été fondée
en 1997. Site : aircrigeweb.free.fr. Adresse :
aircrigeasso@free.fr
(2) Je
renvoie sur ces questions à C. Coquio et Carol
Guillaume, Des crimes contre l’humanité en
République française, France 1990-2002, Paris,
L’Harmattan, 2006, en particulier à mon
introduction, « D’un art français
de la parenthèse ».
(3) Samantha
Power, « A Problem from Hell. America
and the Age of Genocide, Perennial Harper Collins
Publishers, 2003. De manière caractéristique,
ce livre n’a pas pu être édité en
France, malgré plusieurs tentatives pour voir
aboutir ce projet : l’argument du refus était
que le livre concernait l’Amérique et ne
trouverait pas de lecteur en France.
(4) J’ai
tenté de résumer celle-ci dans « Guerre
coloniale française et génocide rwandais :
implication et négation », in Le
Négationnisme colonial, Cahiers d’histoire,
novembre 2006.
(5) D’après
Gabriel Périès (cf note suivante), c’est à partir
de 1959 que ce système a été mis
en place au Rwanda, les doctrines françaises étant
immédiatement exportées en Belgique.
(6) Je
renvoie sur ce point à Gabriel Périès, « La
doctrine française de la ‘guerre révolutionnaire’ :
Indochine, Algérie, Aergentine, Rwanda. Trajets
d’une hypothèse », in Des
crimes contre l’humanité en République
française, op. cit. pp 211-241.
(7) C’est
en 1952 que Lacheroy a exposé ces thèses
qui, publiées et enseignées, ont fait rapidement
le tour du monde.
(8) Aucun
témoin ne doit survivre, Le génocide
au Rwanda, FIDH et Human Rights Watch, Paris,
Karthala, 1999.
(10) Patrick
de Saint-Exupéry. L’Inavouable. La France
au Rwanda. Paris, Les Arènes, 2004.
(11) Je
renvoie, sur cette articulation d’une guerre française
et d’un génocide rwandais, à mon
article cité note 4.
(12) Voir,
sur l’évolution et les contradictions de
l’Etat français à ce sujet, Gilbert
Bitti, « La France et la Cour Pénale
Internationale », in C. Coquio et C. Guillaume, Des
Crimes contre l’humanité en République
française, op. cit. pp 375-396.
(13) Enquête
sur la tragédie rwandaise. Rapport de la Mission
d’Information Parlementaire sur les opérations
militaires menées par la France, d’autres
pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994,
La Documentation française, 1998. On sait d’où était
née l’initiative parlementaire dont Paul
Quilès, Bernard Cazeneuve et Pierre Brana se
firent les promoteurs. En 1998, c’était
le centenaire du J’Accuse de Zola :
Patrick de Saint-Exupéry publia une série
de quatre articles dans le Figaro, qui apportèrent
de nouvelles informations, et qui firent brèche
dans le bloc de déni solidaire qu’avaient
réussi à former les responsables de cet
engagement militaro-politique.
(14) Il
répondait ainsi par un ton indigné au film
de Raphaël Glücksmann, Tuez-les tous !, qui
revenait avec précision sur le soutien français
au régime responsable du génocide.
(15) La
CEC n’a en particulier aucune relation avec la
Commission d’Enquête qui s’est constituée
depuis au Rwanda.
(16) Laure
Coret et François-Xavier Vershave, L’Horreur
qui nous prend au visage. L’Etat français
et le génocide au Rwanda. Paris, Karthala,
2005.
(17) C’est
là un des objectifs d’Aircrige, depuis sa
création en 1997 : cette association tente
de dégager les conditions d’une réflexion
critique en favorisant la circulation des savoirs, en
diversifiant les angles de vue et en élaborant
des perspectives transversales, pour surmonter les cloisonnements
scientifiques et communautaires qui font de ce champ
un lieu de malentendu polémique, héritier
de la violence infligée et de son déni.
Cet effort de décloisonnement est destiné à trouver
des points de jonction entre connaissance et action,
exigences d’objectivité scientifique et
pertinence possible des discours subjectifs. Le droit
humanitaire y est considéré à la
fois comme un langage à étudier dans sa
contingence historicopolitique, et comme une arme contre
les abus de la souveraineté étatique. La
difficulté de ce travail tient précisément
dans le choix du mode d’expression publique d’un
travail scientifique dont la portée est directement
politique.
(18) F.
X. Vershave, « Avant propos », Ibid. p
10.
(19) Voir
sur ce point par exemple son entretien avec Philippe
Hauser dans la revue Drôle d’époque,
L’Afrique, oubliée, méprisée,
censurée, mai 2003.
(20) « le
cœur de la société civile est donc
constitué par un tissu associatif qui institutionnalise
dans le cadre d’espaces publics organisés
les discussions qui se proposent de résoudre les
problèmes surgis concernant les sujets d’intérêt
général ». Jürgen Habermas, Droit
et démocratie, p 394.
(21) M.
Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial,
Paris, Seuil, 1998, p 181.
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