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La Commission d'enquête citoyenne sur la France au Rwanda : d'un empirisme politique et juridique

Par Catherine Coquio, in Justice internationale et impunité, le cas des Etats-Unis. Sous la direction de Nils Andersson, Daniel Iagolnitzer et Vincent Rivasseau, "Questions contemporaines", L'Harmattan, 2007, pp225-236.

On m’avait demandé ici de parler des « commissions d’enquête citoyenne ». Mais le pluriel ici est une question, sinon une proposition. La seule commission ainsi nommée, pour l’heure, est celle dont je parlerai ici : la Commission d’Enquête Citoyenne sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda, qui s’est tenue en mars 2004, à l’occasion des dix ans du génocide, et qui poursuit actuellement ses travaux.

Je le ferai non sans rappeler que l’association que je préside, Aircrige (1) , est l’une des quatre associations qui se sont engagées dans cette entreprise, avec plusieurs autres individus privés. J’évoquerai en quelques mots la manière dont l’idée de cette commission a germé, dans quelles conditions elle s’est réalisée, dont ses travaux se sont déroulés, à quoi ils ont abouti pour le moment, et quelles suites ils peuvent avoir, en particulier au plan judiciaire.

Car c’est bien ici de l’usage que les « citoyens » peuvent faire du droit international humanitaire à travers les « ONG » qu’il est question. Mais cette question prend son sens dans un contexte essentiellement politique : elle renvoie au statut de « contre-pouvoir » ou d’instance de « contrôle » que tentent d’avoir certaines institutions privées à l’égard de l’Etat et des responsabilités publiques, lorsqu’il est estimé que l’Etat a dépassé les bornes du tolérable. Ici ce dépassement se formule en termes de compromis ou de complicité avec ce qui constitue le repoussoir de l’humanité : le génocide. Repoussoir qui se révèle être, sinon l’impensé de la démocratie, peut-être, en tout cas certainement celui de la République française (2) .

 

Génocide rwandais : la France, les Etats-Unis et l’ONU

J’ai bien conscience ici que, parlant de l’Etat français et de son rôle dans l’histoire récente du Rwanda, mon propos semble sortir de l’orbite de ce colloque centré sur le droit international face à l’impérialisme américain. Mais d’une part, le rapport des Etats-Unis à la question du génocide est également un problème en soi, qui mériterait un examen autonome, remarquablement entamé aux Etats-Unis par la journaliste Samantha Power dans A Problem from Hell. America and the Age of Genocide (3) . D’autre part, il existe certains points de contact et convergences entre le comportement de la France et celui des USA, dans l’histoire de ce génocide, même si c’est d’abord d’une rivalité entre la France et les USA qu’il s’agit lorsqu’on parle du Rwanda, et plus généralement de l’Afrique.


L’essentiel des motivations françaises, dans cette sinistre histoire (4) , tient d’ailleurs à l’héritage d’une certaine histoire coloniale hantée par Fachoda, muée en guerre d’influence entre la France et les USA sur le continent africain. Il y a donc bien une singularité de la politique française au Rwanda, qui a consisté à :

  1. prendre pied dans le pays en 1975 sous la forme d’accords d’assistance militaire, et à y mettre en place, dès cette époque - et sans doute plus tôt encore (5) - un système de quadrillage territorial en application des doctrines militaires enseignées dans l’Ecole de guerre française, suivant les leçons que les colonels Lacheroy et Trinquier avaient tirées de l’expérience indochinoise, puis expérimentées en Algérie, leçons rassemblées dans la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (6) . Cette doctrine fut appliquée en trois temps : à la fin des années 50 à la faveur de la guerre d’Algérie, sur fond de révolution cubaine et de guerres d’indépendance coloniale ; au début des années 70 dans le cadre de la guerre froide, la lutte contre le communisme s’associant à la guerre coloniale ; enfin au début des années 1990 au Rwanda.
  2. à participer activement à la guerre du gouvernement Habyarimana contre le FPR, à partir de 1990, sous la forme de « l’opération Noroît », puis à soutenir et armer le gouvernement au pouvoir pendant le génocide, et à y envoyer un « Commandement d’Opérations Spéciales » en 1992.
  3. à protéger les membres de ce gouvernement après le génocide.

Mais d’une part, cette doctrine française de la « guerre révolutionnaire » ou « subversive », qui tirait de l’expérience Vietminh le modèle des « hiérarchies parallèles » (7) , était loin d’être inconnue aux USA : elle fut largement exportée dans les écoles de guerre pour servir en Amérique latine, et particulièrement en Argentine, où la présence française dura de 1956 à 1966, puis de 1973 au début des années 80. Gabriel Périès a établi ces corrélations et collaborations avec précision. Les officiers français organisèrent en 1961 une « Conférence panaméricaine » à Buenos Aires, où tous les pays du continent étaient présents, sauf Haïti et Cuba. Puis les Américains invitèrent les spécialistes français de la doctrine dans leurs écoles – et Aussaresses présenta ainsi ses méthodes à Fort Bragg. Il fut même proposé à Trinquier d’intégrer l’armée américaine – ce qu’il refusa.

D’autre part, si les USA n’ont pas été présents sur le terrain comme la France, si l’armée américaine n’a pas, comme l’armée française, instruit et soutenu l’armée rwandaise, si le gouvernement américain n’a pas, comme le gouvernement français, formé, reçu, encouragé puis protégé le Gouvernement Interimaire Rwandais, les Américains eurent un rôle essentiel dans la décision de laisser faire le génocide. Ils eurent un rôle décisif dans la forme consensuelle que prit la réaction de l’ONU, puisque les dirigeants internationaux collaborèrent dans une seule entreprise : celle d’évacuer les ressortissants de chaque Etat concerné, en évitant à tout prix d’intervenir par une « opération pour le maintien de la paix », c’est-à-dire militairement.

Il y eut, comme l’ont très tôt établi les enquêtes conduites sous la direction de  l’historienne Alyson Desforges (8) , deux semaines d’inertie internationale, pendant lesquelles les militants du Hutu Power rassemblèrent leurs troupes et réduisirent au silence leurs dissidents. Si quelques casques bleus sauvèrent quelques vies, ce fut de leur propre initiative. On sait quelle a été la passivité de la MINUAR, d’ailleurs contraire au texte de son mandat, qui donnait pour mission à ses soldats de non seulement « se défendre » et défendre la vie de « toute personne placée sous leur protection sous attaque directe », mais aussi recourir à la force « lorsque la vie d’autrui était en danger », et au paragraphe 17, prendre les « actions nécessaires pour empêcher tout crime contre l’humanité ».

On sait le manque de moyens, de troupes et de ressources auquel dut se confronter le général Dallaire, ses vains appels répétés à l’ONU, à commencer par le premier, peu après l’accident d’avion et la mort d’Habyrimana, auquel il fut répondu que « personne à New York ne s’intéressait à ça ». Puis après le meurtre des casques bleus belges, l’ordre qui lui fut donné de n’entreprendre aucune action pouvant aboutir à des représailles, y compris même lorsqu’il découvrit des caches d’armes visiblement destinées au massacre : interdiction lui fut faite alors de les saisir. Koffi Annan lui-même multiplia les obstacles à une intervention rapide, et souligna combien il serait difficile de changer le mandat de la MINUAR (c’est-à-dire passer du chapitre 6 au chapitre 7) en raison de l’appui trop tiède des USA, du Royaume Uni et de la Russie.

Or les USA, comme la France et la Belgique, étaient informés des massacres et de leur caractère ethnique : le 8 avril, de hauts-officiers militaires français auraient prédit le massacre de 100.000 Tutsi (9) . Le 7 et le 8 avril eut donc lieu l’évacuation des ressortissants américains et belges, puis français. Le 7 avril, les USA, appuyés par le Royaume-Uni, et par Koffi Annan lui-même, suggérèrent un simple retrait de la MINUAR. Lorsque la Belgique chercha un appui pour une intervention militaire, le 8 avril, il fut répondu à Claes que « Paris disait résolument non et les Américains n’y songeaient même pas ».

L’opinion américaine ne montra aucun intérêt pour cette question. Clinton, qui, pendant sa campagne électorale, avait prôné les opérations de protection de civils en temps de guerre, s’informa de la réaction des parlementaires afroaméricains du Congrès, laquelle était nulle, et son administration voulait à tout prix empêcher d’autres coûteuses opérations de paix, surtout après le désastre somalien. D’où la décision de retrait de la MINUAR, signifiée le 16 avril (directive présidentielle n°25) : c’est à cette date que le Gouvernement Intérimaire Rwandais, qui s’était constitué dans les bureaux de l’ambassade française, aux dires de l’ambassadeur lui-même, décida d’intensifier et d’étendre les massacres sur tout le pays. Une semaine plus tard, les ONG estimaient à 100.000 le nombre de morts rwandais.

Au Conseil de sécurité de l’ONU, la désinformation s’était méthodiquement installée, à travers les messages envoyés par le diplomate camerounais Booh-Booh, qui, comme le Secrétaire général de l’ONU, servait les intérêts de la France. Etant donné que la Convention de 1948 obligeait à « prévenir » le génocide, il était essentiel que ce mot ne fût pas prononcé, et les USA comme la France s’y employèrent. Malgré les informations transmises par la presse, à Washington on parlait de « chaos » et de « confusion », d’un « Etat qui avait échoué » pour cause de « tribalisme » et de « haine séculaire », bref d’un ènième désastre dans le continent africain, qui en outre avait lieu dans un petit pays pauvre et lointain, bref sans intérêt pour les Américains. Aux USA comme en France, enfin, on se réclama de la liberté d’émission pour refuser de brouiller les émissions de la RTLM, malgré les demandes de Human Rights Watch et de la FIDH.
Human Rights Watch parla de « génocide » le 19 avril, et obtint auprès de Madeleine Albright, ambassadrice des USA à l’ONU, le maintien d’une présence limitée au Rwanda. Mais le texte de la résolution de l’ONU, qui ramenait les effectifs de la MINUAR à 270, avec comme priorité d’obtenir le cessez le feu, ne parlait que de « violences de grande ampleur ayant entrainé la mort de milliers de civils innocents », et de « violence irrationnelle » mettant en danger la « vie et la sécurité de la population civile ». A partir de ce moment-là, plus rien ne pouvait empêcher le génocide, pas même les efforts de Dallaire pour maintenir ses troupes et protéger les vies.

Pendant que continuaient les massacres, l’ONU déconseilla donc d’utiliser le mot « génocide », en particulier à Roméo Dallaire. Mais le terme fut utilisé par le Pape le 27 avril, suivi de peu par Boutros-Ghali, puis le 13 mai par le ministre français Alain Juppé. Aux USA le secrétaire d’Etat Warren Christopher accepta ce terme uniquement après que la directive qui demandait d’éviter le terme ait été rendue publique par le New York times le 10 juin. Le 29 avril, le Secrétaire Général Boutros-Ghali, subissant des pressions croissantes, distingua entre massacre et guerre, et recommanda une « intervention énergique ». Le 16 mai fut voté – sans que soit inscrit dans la résolution le mot génocide - l’envoi d’une seconde force de la Minuar, avec mandat de protéger les populations et créer des « zones humanitaires sûres », mais c’est à la fin juillet seulement que les troupes arrivèrent : à cette date, le génocide avait déjà été arrêté par la victoire du FPR.

En revanche, la France, qui avait obtenu d’être dépêchée par le Conseil de sécurité pour intervenir, était en pleine « Opération Turquoise ». L’habillage « humanitaire » de l’opération camouflait à peine sa nature militaire et son objectif politique, soulignés par plusieurs témoins, dont Patrick de Saint Exupéry (10)  : cette opération, si elle sauva des vies, était visiblement destinée à protéger et exfiltrer les membres du gouvernement interimaire ; le sauvetage des populations Tutsi qui continuaient d’être massacrées sur les collines de Bisesero n’eut pas lieu, ou avec un retard incompréhensible. Peu après le Ministère de la Coopération rédigeait des notes pour faire obtenir des visas aux cadres du gouvernenement qui venait de commettre le génocide, ceci « pour préserver l’avenir ».

Les mobiles français et américains étaient donc d’une nature très différente, et leurs intérêts dans cette histoire étaient très inégaux. La France soutenait des alliés dans une guerre « totale et très cruelle », comme le dit un haut-militaire lors de la Mission d’Information parlementaire de 1998 ; elle défendait activement son « pré carré » en luttant contre un FPR anglophone venu d’Ouganda, et laissait son Etat-major transformer le Rwanda en laboratoire expérimental pour ses hiérarchies parallèles. C’est à travers le prisme somalien que les USA regardaient la réalité rwandaise. Mais ces mobiles si différents – celui d’une guerre néocoloniale d’un côté, d’un refus d’intervenir de l’autre - se conjuguèrent au profit du projet génocidaire (11) .

Or la France et les USA ont en commun d’être deux puissances appareillées d’un discours sur les droits de l’homme, fondateur à la fois d’un idéal démocratique et d’une pratique impérialiste. Or non seulement cette pratique s’inscrit en faux contre l’humanisme qui inspire ce système, mais elle va jusqu’à détruire celui-ci là où il saisit ses propres contradictions, comme c’est le cas dans le droit international humanitaire. Le juriste Géraud de la Pradelle formule ce parallèle à propos des obstacles ou réserves suscités par la France et les USA lors de la ratification des statuts de la Cour Pénale Internationale (12) , contradictions qui lui font conclure au bien-fondé de porter certains crimes d’Etat devant une justice nationale :

"Les deux pays portent (…) des atteintes fatales à la légalité internationale, alors que l’Amérique et la France figurent historiquement parmi les promoteurs du droit international, des droits de l’homme et du droit humanitaire. Leurs dirigeants et leurs intellectuels ne s’en glorifient-ils pas bruyamment tous les jours ? Qu’ils se permettent d’en violer impunément les dispositions s’avère infiniment plus dévastateur que les actions terroristes de groupuscules fanatiques ou les exploits sanglants d’Etats étiquetés « voyous » : cela porte atteinte à la légitimité, et à l’existence même, de règles qui sont d’abord leur œuvre.
Voilà pourquoi faire juger leurs agents par les tribunaux de leur propre pays, par application de ces mêmes règles, est un moyen de restaurer le droit. La justice américaine s’y emploie. Elle a été saisie relativement tard du sort des détenus de Guantanamo, et presque immédiatement des crimes commis en Irak par certains de ses soldats. Plus de dix ans après les faits commis au Rwanda, on attend toujours que la justice française ait à se prononcer. (….)"

Ces lignes sont tirées d’un livre publié aux Arènes en 2004, intitulé Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux. Son auteur, Géraud de la Pradelle, est le Président de la Commission d’Enquête Citoyenne sur l’implication de la France au Rwanda, à laquelle j’en arrive à présent.

 

La « Commission d’Enquête Citoyenne » sur la France au Rwanda

La  « Commission d’Enquête Citoyenne sur le rôle de la France durant le génocide des Ttutsi au Rwanda en 1994 » s’est constituée à l’initiative de l’association Survie, dirigée alors par François-Xavier Vershave – qui, décédé depuis, a eu le temps de voir la publication des résultats de la Commission, dont il était le vice-Président, et le déclenchement de l’action judiciaire à laquelle ce travail a conduit. Plusieurs plaintes contre x, relatives aux agissements de certains militaires français, ont été en effet déposées par des Rwandais devant le Tribunal des Armées à l’issue des premières conclusions de la CEC. Et le 29 juin 2005, le Procureur de la République annonçait que la justice allait entendre les plaignants.

Cette initiative interassociative est née d’un manque, qu’il fallait tenter de combler : celui du rapport de la Mission d’Information Parlementaire qui, en 1998, concluait par la voix de son président, l’ancien ministre de la Défense Paul Quilès, une longue enquête, recueillie dans quatre volumes (13) pleins d’informations précieuses, et souvent déjà confondantes, en parlant d’ « erreur » et non de « responsabilité », et rejetant vigoureusement toute idée de complicité. Edouard Balladur ira plus loin, en affirmant sur France 3 le 27 novembre 2004 : « La France non seulement n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait au Rwanda, mais elle doit au contraire en tirer fierté » (14) .

Le projet d’une Commission d’Enquête Citoyenne s’est mis en place en 2003, et a reçu 8000 signatures de soutien. Se sont engagés auprès de Survie trois autres associations, AIRCRIGE, l’Obsarm (Observatoire des Transferts d’Armement) et la CIMADE, mais aussi plusieurs personnes indépendantes à divers titres : un historien – Yves Ternon – deux juristes – Géraud de la Pradelle, Raphaëlle Maison – un documentariste– Georges Kapler – un témoin, qui était partie au Rwanda au titre de Médecins du Monde en 1994 – Annie Faure - ainsi que Bernard Jouanneau, président de l’association Mémoire 2000. Les travaux de la Commission se sont préparés dans des conditions difficiles du fait de ses faibles moyens financiers, et dans une indépendance totale à l’égard de toute formation politique ou institution d’Etat, française aussi bien que rwandaise (15) . Au moment où la commission menait ses enquêtes, Patrick de Saint-Exupéry publiait les siennes dans L’Inavouable, La France au Rwanda (Les Arènes, 2004), qui faisait état à la fois d’une expérience personnelle et d’une réflexion en partie inspirée des travaux de Gabriel Périès sur la « doctrine de guerre révolutionnaire ».

Cette Commission a tenu cinq jours de session plénière du 22 au 26 mars 2004, à l’approche de la commémoration des dix ans du génocide. Pendant ces cinq jours, plusieurs rapports, relatifs aux aspects militaires, politiques, diplomatiques, économiques, financiers de cette implication, ont été exposés aux Commissaires, rapports auxquels se sont ajoutés un grand nombre d’auditions de témoins, français et rwandais, et d’experts, parmi lesquels Jean-Pierre Chrétien, Gabriel Périès, Colette Braeckmann… Ainsi qu’une série d’auditions filmées d’Alyson Desforges et de témoins interrogés au Rwanda parmi les rescapés et parmi les miliciens. Cette Commission a invité tous les acteurs majeurs de la relation franco-rwandaise, mais n’a reçu que des refus dans la classe politique – excepté Pierre Brana et Jean-Christophe Rufin, et dans les milieux militaires concernés.

Les rapports et les débats ont été recueillis dans un gros volume de 600 pages, intitulé L’Horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide au Rwanda (16) , Karthala. Le titre était emprunté au président de la République lui-même, puisque le 10 mai 1994, Mitterrand s’exprimait solennellement sur ce sujet sur TF1 et France 2 : « Nous n’avons pas envoyé une armée pour combattre, nous n’étions pas là-bas pour faire la guerre. Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c’est l’horreur qui nous prend au visage ».

C’est évidemment dans un autre sens que le lecteur de ce rapport est pris au visage : car l’horreur est aussi dans le mensonge outrancier que constitue cette déclaration d’un Président faite solennellement aux « citoyens » de sa nation ; elle est précisément dans cette guerre qu’au contraire et de toute évidence, la France a faite au Rwanda, avant, pendant et après le génocide, en faveur de ceux-là même qui le préparaient et le perpétraient. Comme l’écrit F. X. Vershave en introduction au recueil, cette horreur « prendra indistinctement au visage tous les Français, tant qu’il n’aura pas été possible, pour les rescapés, les parents des victimes, tous les êtres humains que le génocide de 1994 a bouleversés, de percevoir à la fois la réalité de ces complicités et les ruses par lesquelles un petit nombre de décideurs hexagonaux ont entraîné la France dans ce qui constitue l’une des pires ignominies de son histoire ».

C’est dans ce « tous », qui désigne à la fois les « Français » et les « êtres humains que le génocide a bouleversés », que prend sens la qualification de « citoyenne ». Qu’on soit ou non familier de cette notion de citoyenneté, galvaudée et si souvent dérisoire, celle-ci prenait sens de par l’importance des enjeux, la diversité des compétences utilisées, l’alliance de la recherche et de l’action (17) , mais avant tout de par le rôle de relais attribué au « citoyen » devant la défaillance des institutions parlementaires. Il s’agissait de prendre à la lettre la logique démocratique en dégageant d’un système effectif un possible inaugural, mais sur une base strictement empirique : « Puisqu’il est permis au citoyen d’une commune de porter plainte au lieu du maire quand celui-ci ne dénonce pas un détournement de l’argent municipal, il doit bien être possible à des citoyens français de s’inquiéter d’une présomption de crimes infiniment plus graves » (18) .
Qu’on estime ou non pouvoir déchiffrer les comportements de l’Etat-nation moderne à travers le modèle de la « cité », le mot « citoyenneté », pris dans un sens littéral et simple, ne fait ici l’objet d’aucun idéalisme: il se comprend comme un appel à la responsabilité individuelle de chacun, invité à mettre ses efforts et compétences au service d’une enquête commune, dont l’objet concerne à la fois l’Etat, la nation et l’humanité.

L’essentiel était d’articuler le déchiffrage des faits historiques à une analyse politique, mais aussi à une interprétation juridique – et à travers celle-ci à une action politique. C’est à cette dernière tâche que s’est attelé Géraud de La Pradelle, dans Imprescriptible. Celui-ci précise, dans sa préface, que la CEC « n’est pas un tribunal, bien qu’elle ait dû prendre en considération les principes juridiques en vigueur. Elle n’est pas davantage un jury d’honneur, même s’il lui a fallu formuler des jugements de valeur morale et politique ». Cette commission est un « groupe de personnes privées » agissant « en leur seule qualité de citoyens d’un Etat démocratique ».

 

Du pragmatisme en matière de droit international : la justice française face à la complicité de génocide

Je veux attirer l’attention sur l’originalité de ce livre, précieux à divers titres : non seulement parce qu’il résume en quelques pages le réquisitoire accumulé dans les 600 pages du rapport de la CEC avec une très grande clarté, à l’usage de tous; mais aussi parce qu’il soumet son contenu à une analyse juridique précise, soutenue par un pragmatisme radical. L’auteur y cherche les raisons qui font pencher en faveur de l’exigence de justice, pesant le pour et le contre sans rhétorique, se déterminant non sur de grands principes universels, mais sur les effets pratiques qu’auraient leur mise en action juridique. Il présente les avancées du droit international humanitaire, né à Nuremberg et Tokyo, puis aux TPIY et TPIR, comme des « parenthèses » dans le cours ininterrompu de l’impunité des grands responsables politiques et militaires (p  50) – cours peut-être compromis par la Cour Pénale Internationale, néanmoins inefficiente en l’occurrence, puisque sa constitution succède de 4 ans au génocide. Il interroge la validité d’une perspective juridique en la matière et conclue simplement à son utilité, à la fois pour les victimes et pour la démocratie française. Puis il sonde l’efficacité relative et limitée des instruments du droit, et la possibilité de porter ce dossier devant les tribunaux français.

Toute la panoplie du droit international humanitaire y est comme mise à l’épreuve dans un esprit ouvertement sceptique : l’édifice du droit et les divers appareils de justice y sont désignés comme partie intégrante de la machine étatique, dans leur équivoque, et même leur perversité. Mais ce scepticisme est aussi ouvertement intéressé, visant une efficacité politique. G. de la Pradelle distingue d’ailleurs, parmi les raisons de souhaiter l’intervention de la justice française dans le cas du génocide des Tutsi, celles qui sont d’ordre judiciaire, et celles qui sont d’ordre politique.

Judiciaires, d’abord. Prendre au mot le Conseil de sécurité, et faire du combat contre l’impunité la condition nécessaire au « maintien de la paix » et de la « sécurité internationale », permettrait, dit l’auteur, de limiter réellement l’impunité par « l’effet dissuasif » du « prononcé des peines » (p 51) ; il faut donc prendre à la lettre le propos français sur la répression nécessaire à la sécurité internationale, pour convaincre l’Etat français lui-même de partialité, et « restaurer son image d’impartialité ». Or, continue-t-il, « les juridictions françaises pouvant être saisies par le biais des constitutions de partie civile et devant mettre en œuvre les règles posées par la résolution 955 (…), ont précisément une compétence incontestable à l’égard de Français » : ainsi la « justice française » est-elle la mieux à même d’œuvrer à la « sécurité internationale », à condition de viser un « niveau élevé de la hiérarchie étatique ». La seconde raison judiciaire serait de « renforcer le droit international humanitaire », de rendre efficiente l’incrimination du génocide en faisant enfin appliquer les textes, alors que les « principaux Etats » sapent eux-mêmes les « fondements du droit » qu’ils ont contribué à mettre en place, comme le montrent les comportements contradictoires de la France et des USA à l’égard des statuts de la CPI.

Quant aux arguments politiques en faveur d’un procès français, ils touchent à la responsabilité de l’Etat qui est engagée là : l’ouverture d’une instruction permettrait que lumière soit faite sur des points restés obscurs, et le jugement d’éventuelles complicités françaises obligerait certains dirigeants « à rendre dans les enceintes de la justice les comptes qu’ils n’ont pas rendus aux instances politiques, et pas davantage à leurs concitoyens » (p 57). Les raisons judiciaires elles-même ont donc une dimension politique essentielle ici.

Ce qui donne sa valeur inédite à l’entreprise est là encore, à mes yeux, ce pragmatisme, conjugué à ce littéralisme : prendre au mot les plus hautes instances politiques nationales et internationales et faire tomber la justice dans le piège de ses mot. L’effort de pensée s’accomplit à travers le droit et non en direction du droit, mais d’un but précis. Il ne s’agit pas de poursuivre un idéal, mais, fort d’un refus éthique qui n’a pas à se justifier, de poursuivre un objectif politique. Cet empirisme caractérise l’inspiration des diverses composantes de cette commission. Il détermine le rapport à la théorie chez son principal inspirateur, François-Xavier Vershave, comme le montre l’usage original qu’il fait des analyses de Braudel sur les trois niveaux de pouvoir pour comprendre l’impuissance des populations africaines face à leurs gouvernements, mais pour saisir aussi la chance d’y trouver des modèles méconnus de contre-pouvoir (19) . C’est de ce même empirisme que Vershave s’est toujours réclamé dans sa critique du système françafricain. C’est ce même empirisme qui, dans notre propre association AIRCRIGE, fait revenir sans cesse le chercheur au témoin comme au document d’archive, et conditionne la réflexion d’ensemble à l’immersion dans les détails de l’événement singulier : détails des faits et détails des textes – car la sémantique, et même l’esthétique ont ici leur importance.

C’est de tous ces empirismes que se nourrit l’activité de cette commission. L’enjeu est de parvenir à faire rendre des comptes à un Etat au sein même de cet Etat, devant ses « citoyens ». Si ce type d’entreprise se situe bien au « cœur » de la « société civile » au sens où en parlait Habermas dans Droit et démocratie(20) , et bien qu’il s’agisse ici de crime imprescriptible, il n’est pas question de « société civile mondiale » ni de « citoyenneté mondiale », pour reprendre les expressions qu’utilisait Mireille Delmas-Marty à la fin de son livre Trois défis pour un droit mondial : elle craignait alors, du fait que le « tissu social » était plus « distendu » à « l’échelle mondiale », « l’intervention d’une multitude d’acteurs sans tiers arbitre et sans projet politique », le « déclin de l’Etat », s’analysant alors aussi comme « déclin du politique » (21) . Sans tiers arbitre, les membres de la CEC étaient et restent bien dotés d’un projet politique : il s’agit de prendre au mot un Etat pour « restaurer l’image de son impartialité ». Puisque ce « mot » est celui de la justice comme gage de « sécurité » et de « paix », c’est au droit qu’en appelle le « citoyen » dans son « projet politique ».

C’est en ceci sans doute que le plus grand empirisme touche à l’utopie. Qu’on en juge au communiqué de la CEC daté du 7 juillet 2006, relatif aux péripéties de nature juridico-politique que connaît le projet, dans la phase judiciaire où il est définitivement entré :

 

« Des victimes rwandaises du génocide perpétré au Rwanda en 1994 ont saisi le 16 février 2005 la Justice française de plaintes pour complicité dans ce génocide.
Elles affirment que des militaires français auraient directement participé aux crimes dont elles ont souffert.

La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris vient, pour la seconde fois en moins de deux mois, de déjouer les manœuvres retardatrices du Procureur militaire.
En effet, après avoir soutenu que les constitutions de partie civile étaient fantaisistes et avoir demandé au Juge d'instruction de se rendre à Kigali pour s'assurer de leur solidité ; après avoir fait appel de l'Ordonnance du Juge d’instruction qui déclarait, contre ses réquisitions, les six plaintes recevables ; le Procureur du Tribunal aux Armées de Paris avait requis l'annulation des auditions auxquelles le Juge d'instruction avait procédé sur sa propre demande à Kigali.
Le 29 mai 2006, la Cour d'appel avait confirmé la recevabilité de toutes les constitutions de partie civile.
Le 3 juillet 2006, elle a confirmé la validité des auditions faites à Kigali par le Juge d’instruction.
Désormais, on peut espérer que l'instruction des six plaintes contre x pour complicité de génocide, pourra enfin être menée sereinement.

Toutefois, l'éventuelle constatation par la Justice de viols, de sévices, voire de meurtres commis sur le terrain du génocide par certains militaires français, peut constituer un leurre.
En effet, dans leur grande majorité, les militaires présents sur le terrain n'ont pas commis d'actes de ce genre.
Ils ont exécuté, pour la plupart en toute bonne foi, les instructions qui leur avaient été données.
Or, dans la mesure où ces instructions enjoignaient en réalité aux troupes de porter assistance aux autorités locales alors que ces autorités perpétraient un génocide, il faut considérer qu'elles sont à l'origine de la complicité reprochée aux Français.
En effet, l'assistance ainsi fournie était une complicité de génocide - même lorsqu'elle ne s'accompagnait pas de viols, de sévices et de meurtres.
Mais il est évident que la responsabilité première de cette assistance - comme des viols, sévices et meurtres qui l'auraient, parfois, accompagnée ; donc l'ultime complicité de génocide, incombe aux auteurs des instructions et, par conséquent, aux pouvoirs civils qui coiffent la hiérarchie militaire.

Dans ces conditions, la Commission d’enquête citoyenne (CEC) considère qu'il serait trop facile de dédouaner les véritables responsables au détriment de quelques lampistes.
Elle considère également que la question des responsabilités essentielles resterait posée même si l'instruction n'établissait pas la matérialité des méfaits évoqués par les plaignants.
Enfin, elle suggère qu'en ces temps de débats préélectoraux, les différents candidates et candidats à la candidature soient appelés à prendre clairement position sur les responsabilités des dirigeants de l'État dans l'assistance accordée en 1994 aux auteurs du génocide des Tutsi du Rwanda. »
(Communiqué de la CEC, 7 juillet 2006.)

 

NOTES

(1) L’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité a été fondée en 1997. Site : aircrigeweb.free.fr. Adresse : aircrigeasso@free.fr

(2) Je renvoie sur ces questions à C. Coquio et Carol Guillaume, Des crimes contre l’humanité en République française, France 1990-2002, Paris, L’Harmattan, 2006, en particulier à mon introduction, « D’un art français de la parenthèse ».

(3) Samantha Power, « A Problem from Hell. America and the Age of Genocide, Perennial Harper Collins Publishers, 2003. De manière caractéristique, ce livre n’a pas pu être édité en France, malgré plusieurs tentatives pour voir aboutir ce projet : l’argument du refus était que le livre concernait l’Amérique et ne trouverait pas de lecteur en France.

(4) J’ai tenté de résumer celle-ci dans « Guerre coloniale française et génocide rwandais : implication et négation », in Le Négationnisme colonial, Cahiers d’histoire, novembre 2006.

(5) D’après Gabriel Périès (cf note suivante), c’est à partir de 1959 que ce système a été mis en place au Rwanda, les doctrines françaises étant immédiatement exportées en Belgique.

(6) Je renvoie sur ce point à Gabriel Périès, « La doctrine française de la ‘guerre révolutionnaire’ : Indochine, Algérie, Aergentine, Rwanda. Trajets d’une hypothèse », in Des crimes contre l’humanité en République française, op. cit. pp 211-241.

(7) C’est en 1952 que Lacheroy a exposé ces thèses qui, publiées et enseignées, ont fait rapidement le tour du monde.

(8) Aucun témoin ne doit survivre, Le génocide au Rwanda, FIDH et Human Rights Watch, Paris, Karthala, 1999.

(9) Ibid. p 709.

(10) Patrick de Saint-Exupéry. L’Inavouable. La France au Rwanda. Paris, Les Arènes, 2004.

(11) Je renvoie, sur cette articulation d’une guerre française et d’un génocide rwandais, à mon article cité note 4.

(12) Voir, sur l’évolution et les contradictions de l’Etat français à ce sujet, Gilbert Bitti, « La France et la Cour Pénale Internationale », in C. Coquio et C. Guillaume, Des Crimes contre l’humanité en République française, op. cit. pp 375-396.

(13) Enquête sur la tragédie rwandaise. Rapport de la Mission d’Information Parlementaire sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, La Documentation française, 1998. On sait d’où était née l’initiative parlementaire dont Paul Quilès, Bernard Cazeneuve et Pierre Brana se firent les promoteurs. En 1998, c’était le centenaire du J’Accuse de Zola : Patrick de Saint-Exupéry publia une série de quatre articles dans le Figaro, qui apportèrent de nouvelles informations, et qui firent brèche dans le bloc de déni solidaire qu’avaient réussi à former les responsables de cet engagement militaro-politique.

(14) Il répondait ainsi par un ton indigné au film de Raphaël Glücksmann, Tuez-les tous !, qui revenait avec précision sur le soutien français au régime responsable du génocide.

(15) La CEC n’a en particulier aucune relation avec la Commission d’Enquête qui s’est constituée depuis au Rwanda.

(16) Laure Coret et François-Xavier Vershave, L’Horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide au Rwanda. Paris, Karthala, 2005.

(17) C’est là un des objectifs d’Aircrige, depuis sa création en 1997 : cette association tente de dégager les conditions d’une réflexion critique en favorisant la circulation des savoirs, en diversifiant les angles de vue et en élaborant des perspectives transversales, pour surmonter les cloisonnements scientifiques et communautaires qui font de ce champ un lieu de malentendu polémique, héritier de la violence infligée et de son déni. Cet effort de décloisonnement est destiné à trouver des points de jonction entre connaissance et action, exigences d’objectivité scientifique et pertinence possible des discours subjectifs. Le droit humanitaire y est considéré à la fois comme un langage à étudier dans sa contingence historicopolitique, et comme une arme contre les abus de la souveraineté étatique. La difficulté de ce travail tient précisément dans le choix du mode d’expression publique d’un travail scientifique dont la portée est directement politique.

(18) F. X. Vershave, « Avant propos », Ibid. p 10.

(19) Voir sur ce point par exemple son entretien avec Philippe Hauser dans la revue Drôle d’époque, L’Afrique, oubliée, méprisée, censurée, mai 2003.

(20) « le cœur de la société civile est donc constitué par un tissu associatif qui institutionnalise dans le cadre d’espaces publics organisés les discussions qui se proposent de résoudre les problèmes surgis concernant les sujets d’intérêt général ». Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p 394.

(21) M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Paris, Seuil, 1998, p 181.