[ Accueil du site ]

 

Commémorer, lutter contre le négationnisme et la banalisation du génocide des Tutsis du Rwanda

Par Catherine Coquio. Intervention prononcée lors de la commémoration du 15 ans du génocide des Tutsis à l’office de l’ONU à Genève, 7 avril 2009.

Excellence, M. le directeur général de l’Office des Nations Unies à Genève,
Excellence Mme la Haut-Commissaire des Nations-Unies aux Droits de l’Homme,
Excellence Mme l’ambassadeur, représentant permanent du Rwanda,
Chers invités, chers amis,

Je veux dire ma gratitude à l’Office de l’ONU, et particulièrement à Madame Venetia Sebudandi, pour l’honneur qui m’est fait d’être présente parmi vous aujourd’hui. Je remercie chaleureusement Janine Munyeschuli-Barbé pour le rôle qu’elle a joué dans ce qui a lieu aujourd’hui.

Je dirai d’abord en un mot à quel titre je suis là.

J’appartiens à une génération de Français nés dans les années 60, qui n’ont pas connu de guerre mais qui au cours des années 90, ont mal supporté de respirer l’air du « plus jamais ça » de l’après-Auschwitz tout en voyant se succéder à un rythme plus que soutenu de nouvelles violences de masse, au Rwanda, en Ex-Yougoslavie, en Algérie, au Timor. Alors que je lisais les grands témoignages de la Shoah et du Goulag il m’a semblé urgent de relier cet héritage des catastrophes totalitaires et ce qui se passait au présent ; le génocide des Tutsis du Rwanda a été un événement décisif dans cette démarche, qui m’a fait créer avec d’autres en 1997 l’Association Internationale de Recherches sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides, AIRCRIGE[1].


Au début nous étions une poignée de chercheurs de toutes disciplines et de différentes origines, plusieurs étaient juifs, d’autres arméniens, puis des Rwandais nous ont rejoints, mais il y avait et il y a de plus en plus de gens comme moi, juste désireux de comprendre ce retour des génocides et l’impuissance de la Communauté internationale à l’empêcher, malgré la Convention de 1948. En 2004 mon association s’est engagée dans la Commission d’Enquête Citoyenne sur l’implication de la France dans le génocide de 1994, impulsée par Survie[2].

Par ailleurs mon travail personnel s’est concentré sur les formes du témoignage, sur ce qu’il parvient à faire penser de la violence génocidaire, et sur la transmission qu’il rend possible. Si je suis ici aujourd’hui du reste, c’est aussi pour accompagner Berthe Kayitesi, qui parlera de son expérience tout à l’heure, comme j’ai accompagné le travail d’édition de son témoignage[3], qui rend compte de l’expérience des orphelins rescapés devenus chefs de ménage.

Je pense en effet que la meilleure lutte contre le négationnisme n’est pas de discuter avec lui mais de s’en détourner pour lire les témoignages, qui nous entraînent vers une interrogation sur l’humanité. Le négationniste, il faut l’entendre d’une seule oreille, et garder l’autre intacte. Ou plutôt derrière son bavardage il faudrait parvenir à entendre un certain silence, ou plutôt à entendre deux silences différents : celui des victimes, qui ne parleront plus, même à travers la voix des témoins ; mais aussi l’autre silence, plus difficile à rejoindre encore, car il nous vient de l’autre côté, non de la mort, mais de l’humanité. Ce silence est le « mutisme du meurtre », dont avait parlé l’écrivain autrichien Hermann Broch en pleine victoire du nazisme[4].

Ce silence-là va de pair avec un certain bruit et un certain langage encore : celui qu’évoquent les tueurs interrogés par Jean Hatzfeld dans Une Saison de machettes, au chapitre intitulé « Des mots pour ne pas le dire » :

« C’était une optique finale qui allait de soi, dans un fort brouhaha de cris, mais sans paroles désobligeantes ».

« Ce que nous faisions était moins surnaturel si on était dispensés de le dire. Encore maintenant, il y a des mots qu’on ne veut pas prononcer, même entre collègues ».

«Les tueries de cette catégorie sont des affamées de la mort. Elles ne sont pas des affamés de la vie comme des bêtes sauvages. Elles se nourrissent de tous ceux qu’elles voient, elles ne sont jamais rassasiées, tant qu’il en reste elles vous talonnent jusqu’au dernier des derniers ; Raison pour laquelle elles se privent de mots. Sauf des mots idiots évidemment : A la radio, on entendait que les inkotanyi avaient des queues et des oreilles pointues ; même si personne ne pouvait le croire ça nous faisait du bien de l’entendre. Ce n’était pas des drôleries convenables mais pour nous c’étaient des drôleries malgré tout. C’était mieux que ne rien entendre du tout ».


« Le génocide n’est pas une idée commune aux guerres et aux batailles. C’est une idée des autorités pour se débarrasser d’un danger à jamais ; C’est une idée de commodité qu’il n’est pas nécessaire de nommer et d’encourager, sauf des habituels jets de méchanceté. Elle est très ordinaire lorsqu’elle vole de parole en parole, parfois de blague en blague ; elle devient extraordinaire lorsqu’elle est attrapée à la pointe des machettes. Cette idée ne meurt pas avec les tueries ni après la victoire ni après la défaite »[5].

On a ici, expliquée par les tueurs eux-même – qui ne nient nullement leur crime – la genèse du négationnisme. Plus clairement que personne, ils disent la logique aveugle et la nécessité de se taire inscrites au cœur du projet génocidaire – cette « idée » muette qui ne meurt jamais et ne nécessite pas de « parole désobligeante ». Mais entre l’idée et l’acte, entre la blague qui circule et la machette qui l’attrape il y a un trou qu’un autre langage vient combler : ces tueries « affamées de la mort » doivent en réalité s’accompagner de « jets de méchanceté » en parole comme en acte. Pour faire silence dans la pensée, l’idée muette doit s’aider d’un certain langage : celui des « mots idiots », qui continue de faire circuler la blague entre collègues occupés au « boulot », comme le font aussi les chants et les danses, et permet de ne pas entendre le « rien du tout » qui est en train d’avoir lieu.

Le silence ainsi recouvert n’est pas seulement le mutisme du meurtre, c’est aussi celui des victimes. Dans d’autres témoignages, les tueurs disent avoir eu presque peur de voir les Tutsis s’abandonnant au massacre sans crier ni implorer - comme s’ils étaient abandonnés par le langage lui-même, dit l’un d’eux, sans éprouver pour autant de compassion. La tuerie « surnaturelle » rend parfois superstitieux ceux qui tuent : les mots idiots sont là pour la rendre plus naturelle. Ils aident à éliminer la pensée afin que l’acte se déroule dans son propre vide.

Cette idiotie concertée est le moteur du discours négationniste : il faut, après le crime, donner un nouveau déguisement à l’idée qui ne meurt pas. Ce langage fait fonctionner cette idiotie à plein tube. Comme on le voit à propos des Inkontanyi, le principe d’idiotie est aussi un principe de mensonge. Et le mensonge est aussi concerté que l’idiotie. Après le crime le discours qui s’amuse est simplement plus retors, plus pervers. Il se cache derrière les arguties de la science, celle du droit ou celle de l’histoire, ou encore se drape dans une littérature qui poétise le tueur et fait fraterniser la victime avec lui en pensée – là ou les rescapés et les tueurs disent de deux manières différentes que le gouffre entre eux est celui d’une incompréhension radicale : ce gouffre que le philosophe Jean-François Lyotard avait appelé par euphémisme le « différend », à propos du négationnisme de la Shoah[6].

Le discours du rescapé et celui du négateur ne peuvent embrayer l’un sur l’autre. C’est pourquoi le discours négationniste hérite du mutisme du meurtre d’une manière si bavarde. Il est lui aussi affamé de la mort, mais à la lumière de l’après. Même si des témoins meurent encore au Rwanda, l’heure n’y est plus à la tuerie de masse, et la logique de l’idée est obligée de se confronter à une nouvelle réalité : celle du deuil des victimes, celle du travail de la justice. La tuerie se transforme en guerre des discours, et la négation, pour mieux être sourde au deuil des victimes, investit les argumentations de la loi et du savoir.

Lutter pied à pied contre le négationnisme, c’est rentrer dans une guerre des discours, une guerre dangereuse, qui suppose de ne pas se tromper d’arme, et de ne pas oublier le silence de la machette, le vide de la conscience et son besoin de mots idiots. Il faut écouter avant tout l’idiotie pour ne pas répondre aux mots et rentrer dans leur logique.

Le négationniste, armé de sa doctrine militante et de sa technique d’entrisme médiatique et universitaire, mène une guerre à la fois aux victimes, à la justice qui les défend, et au savoir de l’historien qui restitue l’événement au-delà des faits. A cette guerre il emprunte les armes de son ennemi : le débat d’opinion, la liberté d’expression, le doute scientifique. Il mime la demande d’archive du positiviste et prend le déguisement bien connu du « révisionnisme » ; il use aussi de l’argutie juridique, utilise la difficulté de prouver la responsabilité individuelle dans un tel crime collectif, et réclame la pièce qui « prouvera la planification ».

Ce discours est intégralement vicié : il fait appel à un arsenal juridique pour se soustraire à la justice, et « pervertit » l’historiographie[7] pour retirer l’événement à l’histoire. Il réduit l’histoire dite « officielle » à une conspiration, et la justice internationale à une « justice des vainqueurs », mais il utilise la forme de l’histoire comme celle du droit : il argumente au prétoire à travers l’exigence de pièce à conviction ou la présomption d’innocence. Le négationniste enfin poursuit l’anéantissement des victimes à travers sa guerre aux témoins : il disqualifie toute forme de témoignages, et ceux des rescapés forment pour lui une « version » de l’histoire qui relève du « mythe » : mythe arménien, mythe juif, mythe tutsi. Nous connaissons ce discours, nous connaissons ses armes.

Ces armes sont utilisées aujourd’hui par des Rwandais. Dans le sillage des procès au TPIR, un négationnisme sectaire et doctrinaire s’est constitué, en relation avec la construction d’un plaidoyer chez certains responsables accusés et leurs défenseurs. En 2007 et 2006, Ferdinand Nahimana et Edouard Karemera, anciens piliers du MRND, le parti d’Habyarimana, devenu l’un fondateur de la RTLM, l’autre ministre de l’Intérieur du Gouvernement intérimaire, ont publié deux ouvrages emblématiques, qui échantillonnent une rhétorique négationniste sui generis : Rwanda. Les virages ratés, et Le Drame rwandais. Les aveux accablants des chefs de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda, avec une préface de Jacques Vergès[8].

L’un, historien, se prête une légitimité académique, l’autre, une compétence juridique. Ferdinand Nahimana propose en citant Bernard Lugan de passer « de l’émotion légitime au stade de la réflexion et de l’analyse », mais il présente l’attentat contre l’avion présidentiel, par quoi tout le mal est arrivé au Rwanda, sous des couleurs d’apocalypse, comme un déchaînement de « forces destructrices ». Tout absolu qu’il soit, le Mal s’explique néanmoins : les Hutus ont tué, oui, mais pour diverses raisons économiques, sociales et politico-militaires – convoitises, vengeances personnelles ou méfiance politique. Tout ce qui semble attester une intention d’exterminer, comme les barrages ethniques, est interprété comme l’effet de manœuvres d’infiltration de la part du FPR ; la revue Kangura était en fait un organe déguisé du FPR, et son rédacteur en chef Hassan Ngeze, lui est un FPR infiltré. Le fax du 11 janvier 1994 envoyé par Roméo Dallaire à New York pour faire état de tueries imminentes est un faux, son informateur était un FPR infiltré au MRND.

Quant au livre d’Edouard Karemera, il consiste à discuter une décision juridique que sa défense avait elle-même suscitée : celle du constat judiciaire prononcé le 16 juin 2006, affirmant que le génocide était passé dans la catégorie des « faits de notoriété publique », et n’était plus à prouver. Car l’avocat de Karemera s’acharnait à réfuter la « thèse du génocide planifié ». Mais la demande de preuve est revenue lors du procès de Théoneste Bagosora, jusqu’après ses conclusions. Après que le tribunal ait été transformé en tribune du négationniste, le droit est révoqué comme dernier déguisement de la vérité.

En 1988, Nadine Fresco, dans un article mémorable, « Parcours du ressentiment »[9] avait rappelé à propos du « révisionnisme » faurissonien, l'histoire « talmudique » racontée par Freud dans Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient : « A emprunte un chaudron de cuivre à B. Une fois qu'il l'a rendu, B fait traduire A en justice en l'accusant d'être responsable du gros trou qui se trouve maintenant dans le chaudron, et qui rend l'ustensile inutilisable. A présente sa défense en ces termes : "Primo, je n'ai jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l'a donné ; tertio, j'ai rendu le chaudron en parfait état "»[10]. Retrouvant cette logique dans le discours « révisionniste », elle remarque : « la pensée en forme de chaudron qui constitue le ‘révisionnisme’ témoigne d'une logique imparable puisque sa conclusion n'entretient pas le moindre rapport de dérivabilité avec ses prémisses ».

On pourrait résumer ainsi cette « pensée du chaudron » qui se déclenche immédiatement face au génocide : primo, il ne s’est rien passé; secundo, ce n’était que justice; tertio, il y a eu des morts mais aucune intention d’exterminer.

Comme on sait, c’est chez un Français que cette méthode du syllogisme s’est exprimée avec le plus de combativité. Pierre Péan, pour glorifier la guerre menée au Rwanda par la France et fonder la thèse du double génocide, a consciemment repris la veine antisémite faurissonienne, d’autant plus que les Tutsis forment eux aussi à ses yeux une race de « dissimulateurs » de génie qui complotent pour la domination mondiale[11]. L’issue de son procès l’an dernier a simplement montré que le droit avait plus de mal encore à prouver le « racisme » qu’à prouver le génocide[12].

Car le négationniste est un fervent adepte de la race, autant que du positivisme. Aucun anachronisme ne lui fait peur. Il vit dans le pays du non-événement, car l’objet profond de son déni est tout bonnement le temps historique humain. C’est pourquoi il peut s’autoriser des écrits les plus rances de la littérature coloniale, citer avec un sérieux moliéresque le Belge Paul Dresse en 1940 comme une autorité, et tel grand pontife de la culture rwandaise sur la « dissimulation » atavique des Tutsis.

Cette rencontre prévisible du « révisionnisme » et de la mythologie coloniale[13] donne à ce discours sa capacité de nuisance propre, inséparable de celle du racisme occidental : ici la négation et la « banalisation » vont de pair, alors qu’on peut les distinguer d’ordinaire. Le ventre mou de la passivité, au point de rencontre entre l’indifférence, la confusion, la culpabilité et le déni de celle-ci, est toujours nécessaire au négationnisme. Mais pour le Rwanda la banalisation est devenue une méthode, en particulier en France ou elle prend une allure ostentatoirement colonialiste et ethniciste. La « pensée du chaudron » se retrouve ici comme à l’état diffus : le génocide de 1994 est à la fois dissout dans la « violence africaine », réduit à la « guerre ethnique » et rédupliqué dans la thèse du « double génocide » : puisque le crime de génocide, avec la création du TPIR, avait été reconnu, ou plutôt concédé[14], il fallait immédiatement l’annuler en le normalisant et le justifiant. L’art de nier le génocide se répète et piétine, mais en s’adaptant à tout il progresse : l’extermination veut se faire reconnaître à l’égal d’un autre massacre comme sa juste réponse, ce qui est encore une manière de réduire le génocide à une guerre.

Ce type de banalisation fait fond sur un racisme latent largement partagé – les Africains s’entretueront toujours - mais il relève aussi d’une technique politique circonstanciée, qui, depuis quinze ans maintenant, montre à la fois son pouvoir et ses limites : la thèse du double génocide est le dispositif idéologique d’un projet de domination qui a connu des revers, mais qui n’a pas encore renoncé. Cette thèse, qui est rwandaise et française à la fois, a fleuri d’abord là où s’exprimait le soutien français au régime génocidaire : dans les camps de « réfugiés » du Zaïre et particulièrement à Goma, lieu de tous les chaos et les confusions, qui menèrent à l’interminable guerre du Congo.

Tout ce qui s’est passé durant cette guerre, tous les abus et atrocités qui s’y sont déroulés, sont de nature à faire oublier sa genèse, indissociable du soutien apporté par la France, après le génocide encore, à ceux qui l’avaient commis. Il faut relire à ce sujet le témoignage du journaliste Philip Gourevitch[15], qui se trouvait alors sur place, et observa l’incroyable spectacle qui fut donné au monde lors de la « crise des réfugiés » du Zaïre.

Notant la langue de bois présidant à l’usage du mot « réfugiés », fait pour parler aux « civilisés », Gourevitch écrit : « les camps cessèrent de représenter une solution à la crise des réfugiés pour devenir un moyen de l’entretenir ». Alors qu’il se trouvait à Gisenyi, il raconte avoir entendu, éberlué, un message de la BBC le 15 novembre 1996, à propos des réfugiés de Muganga, où le secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros-Ghali, de NewYork, affirmait qu’un « génocide par famine se déroulait » : « Séparer les miliciens impliquerait un niveau de violence trop élevé, indique le commandant de la force canadienne de l’ONU, et non seulement des soldats seraient tués mais aussi des innocents » (p 337).

Ce qui s’est préparé dans ce renoncement désastreux à séparer les miliciens de la population hutue, renoncement inacceptable du point de vue du FPR, ce n’est pas seulement la guerre : c’est un certain négationnisme mêlé d’ethnisme, identifiant les coupables et les innocents au sein du collectif Hutu, et créant un scabreux continuum des souffrances, dont la formule équivoque de « refugiés du génocide » est l’image la plus claire. Cet effacement des faits dans l’image de la souffrance, avant sa dissolution dans les grandes métaphores du Mal, cette inversion généralisée des signes installée au cœur même de la compassion, répercutée par les médias et travaillée à l’usage du public occidental, a suscité auprès des plus informés un sentiment d’irréalité dont Gourevitch a témoigné d’une manière éloquente.

A la fin de son livre, le journaliste américain évoque sa visite au président fantoche du GIR, Sindikubwabo, qu’avait fait nommer le cerveau du génocide, Théoneste Bagosora, et qui était alors transformé en bouc émissaire par les chefs des ex-FAR : ceux-ci, non loin de Goma, avaient pris leur distance envers le gouvernement en exil et créé des formations politiques dont certaines, comme le « Rassemblement Démocratique pour le Retour », qui réclamait une amnistie préalable au rapatriement, trouvait un accueil favorable auprès des humanitaires, des journalistes, des délégués locaux du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) :

« Je n’arrivais pas à le comprendre. Ces gens avaient beau tenir exactement le même discours que Sindikubwabo, les humanitaires qui les recommandaient semblaient sincèrement les considérer comme les mandataires raisonnables et légitimes des exclus. (…) L’éventualité que le RDR pût être lié aux génocidaires (…), que les agents du RDR géraient les camps et extorquaient des tributs mensuels, en espèces ou en rations alimentaires, à chaque famille réfugiée au Zaïre – n’était même presque jamais envisagée.

Que la charité internationale se mît sans cesse au service des mensonges du Pouvoir hutu était l’un des grands mystères de la guerre autour du génocide. Il était déjà stupéfiant que les camps de l’ONU aient l’autorisation de former un Etat génocide croupion, avec une armée qui recevait régulièrement d’importantes livraisons d’armes et recrutait par milliers des jeunes gens pour la prochaine campagne d’extermination. (…) Mais ce qui rendait ces camps presque insupportables à visiter, c’était le spectacle de ces centaines de travailleurs humanitaires internationaux, ouvertement exploités comme pourvoyeurs de ce qui était probablement la plus vaste communauté en exil de criminels contre l’humanité jamais réunie dans l’histoire.» (p 300-301).

Peu auparavant, l’attaché de presse de Sindikubwabo lui avait dit: « C’est un long conflit. Et il y aura une nouvelle guerre. ». Et Sindikubwabo avait confirmé à sa manière lors de l’entretien avec Gourevitch : le président du GIR s’était d’abord dit prêt à engager « un dialogue franc et sincère sur la gestion du Rwanda » aux termes des accords d’Arusha, mais alors que Gourevitch lui demandait pourquoi quiconque négocierait avec un homme qui passait pour avoir été l’instigateur de massacres à grande échelle, il avait répliqué dans un grand éclat de rire :
« Le moment n’est pas encore venu de dire qui est coupable et qui ne l’est pas. Le FPR peut porter des accusations contre qui il veut et comme bon lui semble – en remodelant, recousant et remontant les témoignages. Rien de plus facile. Vous êtes journaliste et vous ne savez pas comment ça se fabrique ? »

Tandis que lui, Sindikubwabo, disait être le seul à savoir ce qu’il avait vraiment dit pendant les massacres, « chaque mot, ce qu’il signifie, chaque phrase, ce qu’elle signifie », « parce que interpréter les idées et les pensées des autres, ce n’est pas facile ni honnête » (p 297). Or ce que disait Sindikubwabo peu avant les massacres de Butare, comme l’a rapporté un témoin, c’était : « Eliminez ceux qui croient tout savoir. Débrouillez-vous sans eux ».

Le génocide, c’est une question d’interprétation. C’est la 3e réponse du chaudron.

Dix ans ont passé depuis que Gourevitch a livré son témoignage. Entre-temps, le TPIR a désigné quelques coupables. Mais la phrase de Sindikubwabo sur le journalisme et ses talents de couturière a trouvé une confirmation saisissante dans le livre de Pierre Péan, devenu expert en ravaudage de témoignages providentiels et guerres aux « blancs menteurs ».

La presse a évoqué à l’envi les larmes de Pierre Péan, lorsqu’il a été comparé à Faurisson lors de son procès. Mais ces larmes de crocodile blanc sont l’envers de l’éclat de rire noir de l’ex-président du GIR. Ces larmes que le négationniste verse sur lui-même sont de nature à nous rendre méfiants à l’égard des larmes même. Elles nous rappellent, comme l’effet produit par les les camps de réfugiés atteints du choléra, que la négation peut aussi prendre la forme de la compassion. Les camps de refugiés du Zaïre ont certainement été des hauts lieux du malheur humain. Mais l’énormité de l’équivoque qui s’y est déroulée montre combien l’ignorance et la bonne conscience peuvent faire bon ménage avec le machiavélisme politique le plus déterminé.

Notes :

[1] www.aircrigeweb.free.fr.
[2] www.cec.rwanda.free.fr. Voir Laure Coret et François-Xavier Verschave, L’Horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide au Rwanda. Karthala, 2004.
[3] Berthe Kayitesi. Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le Rwanda d’après. Ed. Laurence Teper, 2009. Préface de Catherine Coquio. Postface d’Alexandre Dauge-Roth.
[4] Hermann Broch, « Esprit et esprit du temps ». Conférence prononcée à Vienne en avril 1934, trad. par A. Kohn et dans H. Broch, La Grandeur inconnue, Paris, Gallimard, 1968-1987. Je commente ce texte dans « A propos d’un nihilisme contemporain : déni, négation, témoignage », in C. Coquio éd., L’Histoire trouée. Négation et témoignage. L’Atalante, 2003 (ce volume issu d’un colloque d’Aircrige-Paris IV-Sorbonne contient sur diverses formes de négation des interventions d’Enzo Traverso, Nadine Fresco, Pierre Pachet, Véronique Nahoum-Grappe, Louis Bagilishya, entre autres).
[5] Jean Hatzfeld, Une Saison de machettes, Seuil, 2003, p 277 et suiv.
[6] J.F. Lyotard. Le Différend, Minuit, 1983.
[7] Marc Nichanian. La Perversion historiographique. Une réflexion arménienne. Ed. Léo Scheer, 2005.
[8] Ces deux ouvrages ont été publiés aux Sources du Nil. Ce type de négationnisme est soumis à une lecture critique par Hélène Dumas dans le sillage des analyses de Valérie Igounet pour le négationnisme de la Shoah. Voir en particulier « L’histoire des vaincus. Négationnisme du génocide des Tutsi du Rwanda », in Rwanda, quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi, Revue d’histoire de la Shoah, n°190, janvier-juin 2009, pp 299-347.
[9] Nadine Fresco, « Parcours du ressentiment », Lignes, n°2, février 1988.
[10] Ce que Nadine Fresco « traduit » ainsi : « 1°. Les juifs sont responsables de ce dont ils accusent les nazis, puisque ce sont eux qui ont déclaré la guerre à l'Allemagne. 2°. Le crime dont ils accusent les nazis, le génocide, n'a pas eu lieu. 3°. Les prétendues victimes sont en fait les vainqueurs puisqu'ils ont organisé, sur la base du mensonge qu'ils avaient fabriqué, une escroquerie qui leur a rapporté des millions de marks à titre de réparations.». Ibid.
[11] Pierre Péan. Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, Mille et une nuits, 2005.
[12] Voir le compte rendu que fait Janine Munyeschuli-Barbé de ce procès du point de vue d’une rescapée rwandaise, dans La Nuit rwandaise, n°3, avril 2009.
[13] Je renvoie sur cette notion aux textes de Philippe Hauser et Pascal Blanchard parus dans Retours du colonial ?, L’Atalante, 2008. (Voir également dans ce volume C. Coquio, « Guerre française et génocide rwandais »).
[14] Je renvoie à Louis Bagilishya, « Discours de la négation, dénis et politiques », in L’Histoire trouée, op. cit , pp 731-751.
[15] We wish to inform you that tomorrow we will be killed with our families, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1998; « Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec nos familles ». Chroniques rwandaises. Trad. Ph. Delamard, Denoël, 1999.