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Rwanda, la diplomatie française au service d'un génocide

Par J.-P. Gouteux. Ce texte est publié dans Des crimes contre l'humanité en République française (C. Coquio/C. Guillaume éd., L'Harmattan, coll. "Questions contemporaines", 2006. Jean-Paul Gouteux est l'auteur de La Nuit rwandaise (L'Esprit Frappeur, 2002).

Le 27 avril 1994, François Mitterrand, Alain Juppé et Bruno Delaye, alors responsable de la cellule africaine à l’Élysée, ont reçu à Paris une délégation rwandaise formée de Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais), et de Jean Bosco Barayagwiza, responsable de la CDR (Coalition pour la Défense de la République). La CDR était, avec le parti présidentiel MRND, le noyau dur du Hutu Power qui s’était élargi en « front commun » contre le FPR plus d’un an plus tôt, et appelait à la « guerre raciale » contre les Tutsi. Au moment où eut lieu cette rencontre franco-rwandaise, le GIR se livrait à l’extermination des Tutsi depuis près d’un mois.


Cette hospitalité était une singularité française : excepté la France et l’Égypte, les gouvernements avaient alors refusé de recevoir les émissaires du gouvernement rwandais. Les deux représentants de ce gouvernement génocidaire ayant été reçus non seulement à l’Élysée, mais aussi à Matignon, la politique élyséenne sortait du pré carré présidentiel. Comme le génocide des Tutsi est le second que l’ONU ait reconnu au cours du siècle, ces poignées de main franco-rwandaises sont des moments d’Histoire. Ils devraient figurer dans les livres d’histoire contemporaine et les manuels scolaires. Ceux-ci ne devront pas oublier de mentionner aussi que grâce aux militaires français du DAMI (Détachement d’Assistance Militaire d’Instruction), envoyés en 1990 et restés sur place pendant le génocide, l’Élysée pouvait suivre jour après jour ce qui se passait au Rwanda. Si le capitaine Paul Barril, qui s’est vanté d’avoir hissé à ce moment le drapeau français à l’Ambassade de France, pouvait fournir pour l’illustration quelques photos de cet acte héroïque, ce serait parfait. Les enfants des écoles apprendront ainsi que sous la présidence de François Mitterrand, la République française a soutenu un État génocidaire au point de contribuer à la réalisation d’un génocide.

Bruno Delaye avait succédé en 1992 à Jean-Christophe Mitterrand à la cellule africaine de l’Élysée. Interrogé plus tard sur l’imprudence qu’il y avait à rencontrer les représentants d’un gouvernement engagé dans un génocide, il répondit : « J’ai dû recevoir dans mon bureau 400 assassins et 2000 trafiquants de drogue. On ne peut pas ne pas se salir les mains avec l’Afrique » (1) . La France sait aussi récompenser ses bons serviteurs. Bruno Delaye, après avoir reçu une ambassade au Mexique, a été nommé directeur du secteur scientifique à la Direction générale de la coopération internationale et du développement (D.G.C.I.D) (2) . Ce poste réactive le personnage dans les circuits françafricains et lui donne une position clé de « verrouillage ». Quant au Capitaine Paul Barril, employé de l’Akazu, conseiller privé du gouvernement génocidaire, responsable d’une « Opération Insecticide » menée en plein génocide, il a été promu « commandant de la gendarmerie dans le cadre de la réserve » en juin 1994, de toute évidence en relation avec son action au Rwanda. En revanche, son témoignage n’a pas été sollicité lors de la Mission parlementaire d’information en 1998. Il faudrait faire l’inventaire exhaustif des promotions, récompenses, nominations de tous ceux qui participaient aux décisions de l’État au moment du génocide. La liste est sans doute longue. On parle d’impunité, c’est un euphémisme.

L’aide d’un pays démocratique comme la France à un État en train de commettre un génocide, ce n’est pas rien. C’est même un événement historique majeur. Cet événement apparaît clairement à travers les faits dans le livre rédigé par la FIDH et Human Rights Watch sous la direction de l’historienne africaniste Alison Des Forges : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda. (Karthala, 1999). Cependant, si ce livre ne permet pas de douter d’une complicité intentionnelle de l’État français, elle reste prudemment présentée comme s’il était malgré tout impossible d’y croire. Ce livre est à ce jour le plus précis sur l’histoire du génocide des Tutsi du Rwanda et des massacres de Hutu commis en représailles en ex-Zaïre. Reprenant les diverses déclarations faites à la Mission parlementaire d’information, publiées un an plus tôt, A. Des Forges commente ainsi l’incroyable soutien diplomatique que les responsables français ont apporté au gouvernement génocidaire dont ils avaient reconnu la légitimité :

« La France accorda au gouvernement intérimaire un soutien politique discret mais vital, devant les Nations Unies, lors des échanges diplomatiques avec d’autres gouvernements et dans certaines déclarations publiques. [Les responsables français] avancèrent le même argument que les autorités de Kigali, en soutenant que les massacres étaient une réponse pratiquement inévitable à la progression militaire du FPR Ils refusèrent souvent de reconnaître le rôle des autorités rwandaises dans la direction du génocide ; même le 22 juin les officiers militaires français parlaient toujours de la nécessité d’aider les autorités à rétablir le contrôle sur les tueurs.
[…] Si les responsables français choisirent de garder le contact de manière aussi visible avec le gouvernement génocidaire, ils le firent en ayant pleinement conscience du message politique qu’ils transmettaient. Cela rendait le génocide respectable à Paris, ses partisans au Rwanda étaient encouragés et le gouvernement intérimaire disposait ainsi d’un levier lui donnant accès à d’autres capitales étrangères » (3) .


C’était là la continuité logique d’une politique. À Arusha, le représentant de la France avait reçu « une instruction ferme et écrite de la direction des Affaires africaines et malgaches d’intégrer la CDR, c’est à dire les extrémistes hutu, dans le jeu politique » (4) . La diplomatie française affichait donc en sous-main son soutien à la composante génocidaire du pouvoir rwandais, dont l’objectif déclaré était précisément de saborder les accords d’Arusha, officiellement réclamés et soutenus par l’Élysée.

 

La France et l’ONU : aide militaire et refus d’intervention

Pendant le trimestre du génocide, le représentant du Gouvernement Intérimaire Rwandais au Conseil de sécurité de l’ONU travaillait étroitement avec la France. Le Secrétaire général Boutros-Ghali lui-même « bénéficiait […] habituellement d’un soutien appuyé de la France ». Ses propos « semblent refléter le point de vue du gouvernement intérimaire [GIR], renforcé sans nul doute par la France » (5) . « Son représentant à Kigali, le Camerounais Roger Booh-Booh, envoie des informations lénifiantes » (6) . Le représentant spécial du Secrétaire général, Jacques-Roger Booh-Booh, était un grand ami de la famille Habyarimana. Comment, à la suite de quel jeu diplomatique ce représentant de l’ONU avait-il été choisi ? Toujours est-il qu’il était suffisamment intime de l’Akazu pour passer les fêtes de Noël 1993 avec la famille du président Habyarimana (7) .


Peut-on imaginer qu’un criminel sans envergure comme Jérôme Bicamumpaka, le ministre des Affaires étrangères du GIR, qui occupait le siège du Rwanda au Conseil de sécurité de l’ONU, ait été soutenu par des gens parvenus en France aux plus hautes responsabilités politiques, François Mitterrand, Édouard Balladur (Premier ministre), Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères) et Hubert Védrine (Secrétaire général à la présidence) ? Peut-on imaginer que ce criminel ait revendiqué ce soutien devant la diplomatie mondiale ? C’est pourtant ce qui s’est passé. Lors de la réunion du Conseil de sécurité le 16 mai 1994, ce représentant d’un gouvernement soutenu par la France fit un discours à l’ONU où il niait le génocide. Il affirmait que la radio rwandaise diffusait des messages de paix et que les responsables gouvernementaux sillonnaient le pays pour tenir des réunions de pacification (8) . Il n’en reprenait pas moins les mensonges délirants propagés par la RTLM (Radio Télévision des Mille Collines) et la revue de propagande raciste Kangura : « Outre les affirmations habituelles sur les centaines de milliers de Hutu tués par le FPR simplement parce qu’ils étaient Hutu, il ajouta que les soldats du FPR dévoraient le cœur de leurs victimes » (9) . Que purent bien penser les diplomates internationaux qui l’écoutaient en silence ?

Jérôme Bicamumpaka et Jean Bosco Barayagwiza (10) sont aujourd’hui incarcérés à Arusha. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), instance chargée par l’ONU de juger les criminels impliqués dans le génocide, a rendu une sentence historique : le 4 septembre 1998, il a condamné et puni d’emprisonnement à vie (peine maximale prévue) Jean Kambanda, Premier ministre du GIR. Cette condamnation d’un gouvernement composé en concertation avec l’ambassade de France, un gouvernement que Paris reconnut et ne cessa de soutenir durant tout le génocide, établit la complicité française. La mission Quilès en a refusé jusqu’à l’évocation : « La France n’a en aucune manière incité, encouragé, aidé ou soutenu ceux qui ont orchestré le génocide et l’ont déclenché dans les jours qui ont suivi l’attentat » (11) . Paul Quilès a expliqué dans une conférence de presse télévisuelle, le 15 décembre 1998, à l’occasion de la publication du rapport de la mission parlementaire, que la France n’était « nullement impliquée », et s’est félicité que le rapport « rejette ces accusations inacceptables » (12) . Si la fable de la France « piégée » a pu être ainsi accréditée, c’est grâce au cynisme de ses collègues du Palais Bourbon et à la complaisance des médias.

En revanche l’ONU, a fait son mea culpa le 14 avril 1999,en publiant un rapport où les membres du Conseil de sécurité reconnaissent publiquement « la responsabilité des Nations Unies pour n’avoir pas réussi à faire cesser le génocide de 1994 au Rwanda » (13) . Mais cet aveu, largement diffusé à la presse, pourrait n’être qu’un moyen de s’absoudre du crime de « non assistance à populations en danger ». La réalité est que les Nations Unies, qui avaient le pouvoir de vie et de mort sur un million et demi de Rwandais, n’ont pas voulu intervenir. L’inaction de l’ONU est autant le résultat du travail de la diplomatie française que de la volonté des États-Unis, échaudés par l’épisode somalien. Le texte onusien de 1999 évite aussi très diplomatiquement le dossier « France ».

Pourtant en novembre 1998, un autre rapport de l’ONU, quasi-confidentiel celui-là, dit « Rapport Kassem », met en cause l’État français et signale un réarmement inquiétant des anciennes FAR (Forces Armées Rwandaises) et milices génocidaires. Le ton est alarmiste : « la situation dans la région des Grands Lacs se dirige rapidement vers une catastrophe avec des conséquences incalculables qui demandent des mesures urgentes globales et décisives » (14) . Ce rapport nous apprend que cette armée du crime est alors toujours financée.

Entre 1990 et 1993, la coopération militaire comptait de 500 à 1100 soldats français, et jusqu’à 150 conseillers ou coopérants militaires. Pendant cette période, l’État français a créé l’armée rwandaise en partant pratiquement de zéro. Elle l’a fait grandir de 5 300 hommes à près de 50 000. Cette armée financée, encadrée, entraînée et approvisionnée en armes et munitions par la France était pratiquement une armée supplétive – la seule de ce type dont disposaient les militaires français en Afrique.

En juin 1994, alors que le génocide battait son plein, Théoneste Bagosora, un des « cerveaux » rwandais du génocide, s’est rendu aux Seychelles avec un marchand d’armes sud-africain, Willem Ehlers, pour acheter 20 tonnes d’armes légères. Les fonds utilisés, débloqués en deux virements en date des 14 et 16 juin 1994, d’un montant total de plus d’un million trois cent mille dollars, proviennent de la B.N.P. à Pari (15) . Le président de la commission d’enquête onusienne qui a réalisé le rapport de novembre 1998, a interrogé par écrit, le 13 août 1998, le secrétaire général à la présidence française, Hubert Védrine. Il lui a demandé si le gouvernement français était au courant de l’enquête menée par le ministère de la Justice suisse concernant la Banque Nationale de Paris et ce marchand d’armes sud-africain, Willem Ehlers. Trois mois plus tard, l’ONU n’avait toujours pas reçu de réponse (16) .

 

Le rôle de l’état-major particulier de François Mitterrand, de 1990 à 1994

L’importance de l’armée et des lobbies militaires dans la conduite de la politique française au Rwanda a été d’une manière générale très sous-estimée (17) . Ce sont pourtant les militaires présents sur le terrain qui ont permis cette collusion de l’État français avec un État génocidaire. Les rapports que les services secrets DGSE et D.R.M. fournissaient à l’Élysée influençaient les décisions. Surtout, il y avait concordance totale entre l’ethnisme des ethnocrates hutu et l’idéologie instrumentalisée par le lobby militaro-africaniste tout-puissant à l’Élysée. Pour l’africaniste Jean-François Bayart, le rôle des officiers supérieurs de l’état-major particulier de François Mitterrand a été déterminant. Ils ont contribué, dit-il,

« de manière décisive à l’aveuglement de l’Élysée dans la région des Grands Lacs de 1990 à 1994. […] Leurs vues ‘ethnicisantes’ et leur complexe de Fachoda ont pu se donner libre cours […] surtout au sujet du Rwanda […] où les officiers, généralement issus des troupes de marine, ont eu tout le loisir de fantasmer l’Afrique de leurs rêves ou de leurs cauchemars » (18) . « Il faut savoir que l’armée française a une autonomie à peu près complète sur le terrain en Afrique, et cela de la façon la plus légale qui soit » (19) .


On peut s’interroger sur la nature des motivations des responsables militaires français. Cherchant à comprendre comment les membres d’un État démocratique avaient pu accepter l’éventualité d’un génocide, et comment ils avaient ensuite soutenu ceux qui le réalisaient, et ainsi permis de le mener jusqu’à son terme, Alison Des Forges écrit qu’ « après la reprise des affrontements, certains militaires haut gradés défendirent avec encore plus de fermeté l’idée que les combattants du FPR étaient des ‘Khmers noirs’ et certains remirent en cause, en privé, les accords d’Arusha. »

Les deux acteurs principaux sont les généraux Christian Quesnot et Jean-Pierre Huchon. Christian Quesnot était le chef de l’état-major particulier du Président de 1991 à 1995. Jean-Pierre Huchon, qui avait fait partie de l’état-major de Mitterrand en 1991, prit la direction du programme d’assistance militaire française (MMC) à la mi-93 jusqu’en 1995 au ministère de la Coopération. Quesnot expliquait encore, le 29 avril 1994, en plein génocide : « Le FPR est le parti le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique, il peut être assimilé à des Khmers noirs » (19) .

On a parlé « d’auto-intoxication » des responsables français (20) . Mais à l’époque où la coopération militaire française fonctionnait à plein régime, on savait, à Paris et à Kigali, que les Forces Armées Rwandaises avaient déjà réalisé entre 1990 et 1993 des massacres de très grande ampleur (21) . En 1992, un rapport d’une association rwandaise des Droits de l’homme révélait l’horreur de ces massacres supervisés par l’État rwandais, alors que se déroulait l’opération militaire française Noroît, destinée à assister le gouvernement déstabilisé par l’offensive du FPR en exil. Les auteurs y dénonçaient « un appel au génocide, dans les régions du Nord (Gisenyi et Ruhengeri) [qui] aboutit à un véritable carnage » (22) . Le père blanc Guy Theunis envoyait alors régulièrement à sa hiérarchie des télécopies co-signées de son supérieur le père Jef Vleugels dénonçant « les exactions »du FPR et qui, dispatchées dans les Agence, servaient à alimenter la presse. Les deux compères y dissimulaient la réalité des massacres de la population civile tutsi qui se déroulait à l’intérieur du pays, loin de la ligne de front.

À cette époque l’État rwandais procédait en effet à l’élimination du groupe des Tutsi Bagogwe dans le nord-ouest du Rwanda au titre de massacre de représailles. Habyarimana avait dit vouloir « venger » les soldats tués au front (23) . Le rapport de l’ADL (24) constitue un témoignage essentiel sur les modalités de cette extermination, sous présence française. Groupe marginal du Nord-Rwanda, minorité dans la minorité, les Bagogwe étaient en majorité composé d’éleveurs pauvres, souvent sans bétails. Marginalisés depuis toujours, y compris du temps de l’ancien royaume du Rwanda, ils formaient une population sans défense et surtout sans défenseurs. Ils ont été tués dans l’indifférence, y compris les nombreux Bagogwe qui étaient serviteurs et bergers des riches Hutu Bakiga (25) . Désignée par la propagande comme « peuplades Nilo-hamitiques de la région » (26) , ils ont été tués avec les Bahima (autre sous groupe tutsi) en représailles à l’attaque du FPR, uniquement parce qu’ils étaient Tutsi, pour le crime d’être nés. Cela n’intéressait apparemment pas les pères Theunis et Vleugels. L’élimination des éleveurs Bagogwe dans le Nord était facile et ne dérangeait apparemment pas les autorités étrangères présentes, qu’elles soient politiques ou religieuses. En particulier, le père belge Guy Theunis, Directeur de la revue catholique Dialogue, ne protestait alors énergiquement que contre « l’agression du FPR » (27) . Tandis que les Tutsi de l’intérieur, terrorisés, baissaient la tête, seul le FPR dénonçait ces massacres réalisés « à l’instigation du gouvernement » (28) .

Les militaires des camps d’entraînement de Bi(a ?)gogwe ont participé activement à cette extermination. Dans ces camps, les Français formaient les commandos des Forces Armées Rwandaises, comme ceux de Gisenyi-Ville. Ces derniers emmenèrent quelques survivants dans leurs camps pour parfaire l’éducation de leurs enfants : « Torturés et incapables de se traîner, une douzaine de Bagogwe de ce secteur, encore en vie, ont été transportés au camp militaire de Gisenyi-Ville où ils ont été achevés par les enfants et les femmes des militaires » (29) . Le témoignage d’un rescapé mugogwe montre que les massacres de 1990 anticipaient bien ce que sera le génocide :

« M. Hitimana a vu mourir ses six enfants et sa femme. Il s’était caché, car il pensait que comme en 1959 ou 1973, on pillerait seulement les maisons et les biens. À la rigueur, on tuerait les hommes. Il ne se doutait pas que la cruauté serait poussée au point de tuer des nourrissons. Son voisin a tranché la tête de sa femme d’un coup de machette, devant ses enfants, tandis que la femme de ce voisin tuait l’enfant qui était sur le dos de la victime. D’un coup de machette, cette femme a tué cet enfant, alors qu’elle-même en portait un du même âge sur son propre dos ! »(30)

Quand l’extermination n’a pas été totale comme à Kibilira, le viol des filles Bagogwe et Bahima par les militaires « est devenu une habitude, tolérée et même encouragée par les chefs » (31) . Les méthodes d’élimination qui seront froidement appliquées, révèlent déjà l’organisation étatique de la machine à tuer :
« Le vieux bourgmestre M. Mathias Mpiranya, ancien député pendant la première République, trouva un moyen plus efficace pour liquider les indésirables. Il invitait tous les hommes du secteur y compris les Bagogwe dans un rassemblement politique. Arrivés à l’endroit indiqué, les victimes étaient désignées aux tueurs par le bourgmestre qui invitait ces derniers à exécuter immédiatement leur besogne » (32) .


Les groupes des tutsi Bagogwe et Bahima ont toujours été historiquement indépendants du pouvoir central. Leur élimination s’est faite au vu et au su de tous. Sans problème. Comme l’explique un commerçant hutu de Ruhengeri : « Il n’y a jamais eu beaucoup de Tutsi dans ce coin et nous les avons tués très vite, dès le début de la guerre, sans histoire. Nous avions l’impression d’être invulnérables » (33) .

L’extermination de ce groupe humain marginal a été le coup d’essai du génocide : c’était, en 1990, un « test en grandeur réelle », une mise au point des méthodes qui seront utilisées en 1994. La question des dirigeants hutu était celle-ci : Si nous recommençons ce que nous avons fait en 1959 et 1963, aurons-nous le même soutien de nos amis ? Aux yeux des stratèges hutu, la réponse fut claire : ni les militaires français, nouveaux tuteurs politiques, ni les autorités religieuses, ne protestèrent. « La solution finale au problème tutsi » était avalisée par le silence et l’indifférence des ecclésiastiques. Du côté français, l’accord était acquis : les massacres avaient lieu près du principal camp d’entraînement français au Rwanda : le camp de Bi(a ?)gogwe, sur la commune de Mutura (34) . Ce test a permis d’évaluer la faisabilité et l’acceptabilité de la solution finale. En 1990 il y avait déjà des barrières et des fossés remplis de cadavres dans le Nord-Ouest du Rwanda (dans les communes de Mutura, Kanama et Rwerere). Citons encore le témoignage d’une rescapée mugogwe (35) . En avril 1991, elle fuit les massacres ethnistes du Nord-Est du Rwanda dans le minibus de religieux canadiens. Le minibus arrive à Ruhengeri, au croisement de la route de Kigali et de la montée vers les volcans :

« Là, il y avait une queue de véhicules qui attendait un contrôle. La tension était à vous couper le souffle. De loin j’ai aperçu les autos blindées […] avec comme chauffeurs des militaires blancs. Mes amis canadiens ont chuchoté : ‘les Français’… Nous avons vu les militaires qui contrôlaient, les miliciens qui tenaient les barrières en agitant les machettes dans tous les sens. […]
Les prières ne venaient plus en moi, je me croyais déjà morte. On avançait d’un ou deux mètres après le départ d’une voiture. Je me suis rendue compte que parmi les militaires il y avait aussi des Français qui demandaient aussi les cartes d’identités des Rwandais où figurait la mention ‘hutu, tutsi, twa’. Les tutsi se faisaient sortir de la voiture et les militaires français les remettaient aux mains des miliciens agacés qui les coupaient à coups de machettes et les jetaient […] au bord de la grande route […].
Malgré les consignes des frères de faire semblant de ne rien craindre, j’ai tout de même jeté un coup d’œil dans le rétroviseur de notre minibus pour voir ce qui se passait dans d’autres voitures et j’ai vu un tutsi qui se faisait sortir d’une voiture un peu plus loin de la nôtre et après la vérification de sa carte d’identité, un militaire français et un autre officier rwandais l’ont donné aux miliciens qui ont commencé tout de suite devant ces voitures à le frapper, de leurs machettes et du Ntampongano (gourdins) […].
Quand j’ai vu cela j’ai regardé autour de nous dans la rigole où j’ai aperçu quelques corps […]. J’ai fermé mes yeux, notre moteur a tourné longtemps sans s’arrêter, et j’ai compris que nous avions eu l’autorisation de partir […]. Personne de notre voiture n’a commenté ce qui s’est passé, juste le frère directeur qui a demandé une petite prière dans nos cœurs pour ces gens qui se faisaient tuer. »
Ni les responsables internationaux, ni les dirigeants français ne s’en sont émus. Ces crimes étaient organisés par l’État : « Tous les tueurs et organisateurs des tueries, maintenant identifiés, ont été nommés représentants du MRND dans leurs collines, comme s’ils avaient été récompensés pour leurs actes » (36)
.

Militaires et autorités n’ont eu aucun compte à rendre. L’impunité a été totale. La commission d’enquête de la FIDH a découvert des fosses communes en janvier-février 1993 dans la commune Kigombe-Ruhengeri, parmi celles-ci probablement celle utilisée pour les victimes des exécutions auxquelles Immaculée a assisté.

Dès 1991 pourtant, l’implication militaire française au Rwanda avait été dénoncée par un magistrat belge : « dans un rapport publié en Europe le 10 novembre, Me Gillet, avocat au barreau de Bruxelles […] affirme que ce sont des officiers français qui conduisent les interrogatoires musclés des combattants du Front patriotique » (37) . En mars 1992, un officier français de gendarmerie, coopérant militaire, qui venait d’être témoin de ces massacres effrayants, se rendit de sa propre initiative à Paris pour en informer ses supérieurs. Lesquels intimèrent l’ordre de se taire à ce colonel de gendarmerie à l’honnêteté déplacée. Un membre de la commission d’enquête de 1993 témoigna en ces termes :

« En janvier 1993, j’ai vu dans le fameux camp de Bigogwe, entre Gisenyi et Ruhengeri, des ‘paras commandos’ français qui formaient les soldats, responsables des massacres dans la région. Par camions entiers, les civils étaient amenés, torturés et exécutés, et c’est aussi par camions que les corps étaient enterrés dans une fosse commune près du cimetière »(38) .

Signalons que l’Ambassadeur de France auprès d’Habyarimana, Georges Martres – celui-là même qui s’employait à qualifier de « rumeurs » toutes ces informations d’une gravité extrême (39) – avait déjà réfuté point par point les accusations de Jean-François Bayart. Celui-ci avait rédigé en octobre 1990 pour le compte du Centre d’analyse de prévision du Quai d’Orsay un rapport accablant sur les crimes du régime (40) .

 

Idéologie raciale et aide logistique dans la Mission militaire de coopération

Analysant les ressorts de la politique africaine de François Mitterrand, lors d’un colloque en 1996, Jean-François Bayart a évoqué le rôle du général Huchon dans l’instrumentalisation de l’ethnisme par la coopération militaire française en 1990. L’ethnisme, dit-il, était l’idéologie dominante à l’état-major du président de la République et au ministère de la Défense, dans la plus pure tradition coloniale. « Ancien responsable de l’opération Manta [au Tchad], le général Huchon était le porte-parole de cette vision, qui devait également jouer un rôle crucial dans la crise concomitante du Rwanda » (41) .

Un document laissé par les FAR à Kigali, et qui échappa aux « nettoyages » opérés par les services français et rwandais, permet d’entrevoir ce qu’étaient les relations de la coopération française avec les génocidaires. Il révèle un pan d’une réalité qui, sans cette découverte, serait restée totalement secrète. Il s’agit du « Rapport de la mission effectuée auprès de la Mission militaire de coopération française du 9 au 13 mai 1994 », rédigé le 16 mai par le lieutenant-colonel des FAR, Ephrem Rwabalinda (42) , pour le Ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée rwandaise. Ce rapport montre qu’au début mai 1994, alors que la majorité des Français ignorait tout du déroulement de l’horreur, tandis que certains en percevaient les échos, impuissants ou incrédules, certains acteurs s’activaient en coulisses. L’envoyé spécial des Forces Armées Rwandaises qui rencontra à Paris le responsable français de la coopération militaire, en rapporta ainsi les propos :

« Lors des entretiens suivants au cours desquels j’ai insisté sur les actions immédiates et à moyen terme attendues de la France, le général Huchon m’a clairement fait comprendre que les militaires français ont les mains et les pieds liés pour faire une intervention quelconque en notre faveur à cause de l’opinion des médias que seul le FPR semble piloter. Si rien n’est fait pour retourner l’image du pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du Rwanda seront tenus responsables des massacres commis au Rwanda. Il est revenu sur ce point plusieurs fois. Le gouvernement français, a-t-il conclu, n’acceptera pas d’être accusé de soutenir les gens que l’opinion internationale condamne et qui ne se défendent pas. Le combat des médias constitue une urgence. Il conditionne d’autres opérations ultérieures. » (43)


À cette rencontre ponctuelle de l’envoyé des FAR en Mission, s’ajoutent les relations soutenues du général Huchon avec le lieutenant-colonel rwandais Cyprien Kayumba, qui fut chargé à Paris des achats d’armes au moins jusqu’au 18 juillet 1994 (44) . On sait que ces contacts de la Mission Militaire de Coopération avec Kayumba se sont poursuivis pendant le génocide. Après le passage à Paris le 27 avril 1994 des représentants du gouvernement génocidaire (45) , Kayumba passa une importante commande d’armes à la SOFREMAS, une entreprise contrôlée par l’État français. Résident pendant 27 jours à Paris, Kayumba effectua des déplacements au Caire et à Tripoli pour effectuer divers achats de matériel de guerre. Grâce à deux sociétés, dont une française, DYL-Invest, il acheta et livra au Rwanda (alors sous embargo) pour quelque 28 millions de Francs d’armements. Kayumba traitait directement avec le directeur de DYL-Invest, Dominique Lemonnier, marchand d’armes qui disparut peu après un litige financier avec un autre prestataire du Hutu Power, Paul Barril (46) .

Le rapport de Mission d’Ephrem Rwabalinda en mai 1994 mentionne encore qu’un moyen de communication sécurisé « permettant au Général Bizimungu et au Général Huchon de converser sans être écouté (cryptophonie) par une tierce personne a été acheminé sur Kigali. Dix-sept petits postes à 7 fréquences chacun ont été également envoyés pour faciliter les communications entre les Unités de la ville de Kigali » (47) . Le général Huchon avait donc fourni aux FAR, en plein génocide, des moyens de communication sophistiqués qui permettaient au service français de renseignements militaires et aux responsables du DAMI d’être en contact permanent avec eux. L’état-major de François Mitterrand avait donc les moyens de suivre de très près, « en temps réel », l’action des génocidaires rwandais. De source bien informée, Ephrem Rwabalinda a été éliminé d’une balle dans la tête dans son camp au Zaïre en 1995. Probablement une conséquence de cette involontaire célébrité (48) .

 

Turquoise : une « neutralité » humanitaire efficace

Édouard Balladur a brandi l’opération Turquoise pour exprimer sa « fierté » d’être « le seul pays a être intervenu pour sauver des vies » (49) . Il faut pourtant savoir que l’opération Turquoise, comme l’opération Noroît dont elle était le prolongement, n’a été présentée comme une « opération humanitaire » qu’à l’intention des naïfs : Jean-Pierre Chevènement a du reste ironisé là-dessus lors de son audition à la Mission d’information parlementaire :

« [Mitterrand] donne comme directive de répondre positivement à la demande du président Habyarimana. Ensuite on dira que c’est pour assurer la protection de nos ressortissants, ça c’est ce qu’on dit toujours »(50) .

Aux gens sérieux, notamment aux députés, la cellule élyséenne expliquait qu’elle intervenait au Rwanda pour rassurer les pays « amis de la France » (51) . Il fallait faire savoir aux « pays du champ » que la France était toujours prête à intervenir physiquement sur le continent. Telle est la version exposée à la presse par Jaques Baumel, alors vice-président de la Commission « Défense » à l’Assemblée (52) . C’est aussi celle que Marcel Debarge, ancien ministre de la Coopération, a confirmée lors de son audition le 11 juin 1998. Turquoise est ainsi présentée au public « éclairé » comme une démonstration de la crédibilité néocoloniale de la France.


Le rapport de l’OUA (53) établit combien tout souci d’arrêter le génocide était éloigné des préoccupations françaises. Il cite un entretien de Bruno Delaye, principal conseiller du Président Mitterrand pour les affaires africaines, avec Human Rights Watch, au cours duquel celui-ci admet que les« Hutu » avaient commis des actes horribles au Rwanda, ce qui était regrettable, mais « c’était ainsi que les Africains se comportaient » (54) . Suit ce commentaire dans le rapport :

« Le [génocide au] Rwanda n’était donc qu’une autre ‘tuerie habituelle’ ; tant que la situation restait sous contrôle, même si elle devait coûter la vie à quelques douzaines ou même quelques centaines de Rwandais, la France pouvait rester largement détachée (55) . Donc, à l’origine, la classe dirigeante française choisit de ne rien faire pour empêcher le génocide qui se déroulait dans sa ‘cour’ ».

Le rapport relate également l’exaspération du docteur Jean-Hervé Bradol, responsable des programmes au Rwanda de « Médecins Sans Frontières », après une entrevue avec les conseillers de Mitterrand pour leur demander instamment d’user de leur influence afin que soit mis fin aux atrocités (56)  : « J’étais complètement déprimé parce que je réalisai […] qu’ils n’avaient nullement envie d’arrêter les massacres ».
L’opération Turquoise, qui a duré deux mois (du 23 juin au 21 août 1994), a été arrachée par la France au Conseil de sécurité de l’ONU le 22 juin 1994. Les circonstances et la façon dont la diplomatie française obtint l’accord du Conseil de sécurité sont édifiantes : Boutros-Ghali « intervint personnellement à l’appui de l’Opération Turquoise », appelant à « une décision rapide » (57) . Les rédacteurs du rapport de l’OUA présentent ainsi les choses :

« Le 22 juin, faisant fi de l’histoire, de l’expérience et de la raison, le Conseil de sécurité donna son accord à l’Opération Turquoise par dix voix contre cinq, à peine deux voix de plus que la majorité requise. La France, les États-Unis et le Rwanda, toujours représenté par le gouvernement intérimaire des extrémistes Hutu après deux mois et demi de génocide, étaient au nombre des voix favorables à l’intervention ».

À la tête de Turquoise, on retrouvait des officiers liés au Hutu Power, anciens instructeurs des FAR, comme le colonel Thauzin, alias « Thibaut », officier de la DGSE et ancien conseiller militaire du général Habyarimana. Avec 2 500 paracommandos, plus de 100 véhicules blindés, une batterie de 120 mm de Marine, 10 hélicoptères de combat, quatre avions d’attaque au sol et quatre avions de reconnaissance, des chasseurs-bombardiers Mirage et Jaguar, plus 20 avions gros-porteurs (58) pour transporter cette incroyable armada, Turquoise peut difficilement camoufler ses visées proprement militaires (59) .

L’imposture de Turquoise a été dénoncée par un groupe de prêtres tutsi qui avaient échappé aux massacres :

« Les responsables du génocide sont les soldats et les partis politiques du MRND et de la CDR, à tous les échelons, mais plus particulièrement aux échelons supérieurs, appuyés par la France qui a entraîné leurs milices. C’est pourquoi nous considérons que l’intervention soi-disant humanitaire de la France est une entreprise cynique. Nous remarquons avec amertume que la France n’a jamais réagi durant les deux mois qu’a duré le génocide, alors qu’elle était mieux informée que quiconque. Elle n’a jamais élevé la voix contre les massacres des opposants politiques. Elle n’a jamais exercé la moindre pression sur le gouvernement auto-proclamé de Kigali [GIR], alors qu’elle avait les moyens de le faire. Pour nous, la France est arrivée trop tard et pour rien » (60) .

Pour rien ? Le but réel et par trop évident de l’opération était d’arrêter l’avancée du FPR en préservant un « Hutuland » à l’intérieur du Rwanda. Il fallait changer le sort de la guerre, retourner la situation. Ce projet ambitieux s’avéra vite impossible après quelques combats et une prise d’une dizaine d’otages militaires français par l’APR (61) . Le FPR a fait comprendre qu’en cas d’accrochage les pertes françaises seraient lourdes et a donc ainsi évité l’affrontement direct. À défaut de pouvoir renouveler les faits d’armes de l’opération Noroît en 1990 et 1993 qui stoppèrent le front patriotique, l’opération Turquoise a néanmoins permis de couvrir la fuite des responsables et principaux exécutants du génocide. Elle a sauvé le gouvernement intérimaire, les FAR et les Interahamwe d’une défaite totale, à la fois militaire et morale. C’était là l’essentiel, étant donné les liens qui unissaient les forces du génocide et l’armée française.
Revenons au rapport de l’OUA :

« Les analystes calculèrent que l’intervention française permit de sauver de 10 000 à 15 000 Tutsi (62) , et non des ‘dizaines de milliers’ comme l’a proclamé le Président Mitterrand, un exploit qu’on ne peut qu’applaudir; mais son autre tâche fut de soutenir le gouvernement intérimaire. En fait, certaines autorités sont convaincues que le volet humanitaire de la mission n’était qu’un écran de fumée jeté par la France pour préserver une région du pays à l’intention de ses clients du régime génocidaire, ‘tueurs compris’, qui envahissaient la région en grand nombre devant l’avance du FPR (63) . Lorsqu’il devint évident que la progression du FPR ne pourrait être arrêtée, la France passa à l’étape logique suivante et facilita la fuite de la plus grande partie des dirigeants extrémistes Hutu vers le Zaïre. »

Dans la zone Turquoise, alors que les écoles et les églises étaient remplies de cadavres ou encore suintantes de sang, les militaires français composaient avec les notables responsables de cette boucherie. Parmi leurs interlocuteurs figurait le préfet Kayishema, appelé dans la région le « boucher de Kibuye ». Le violent cynisme de cette opération apparaît dans la dénomination de « Zone Humanitaire Sûre » (ZHS) utilisée pour qualifier un endroit où se concentraient les miliciens et l’appareil du génocide. En juillet 1994, les survivants Tutsi ont continué d’être tués dans cette zone. De toute évidence, les Français n’étaient pas là pour stopper le génocide ni encore moins pour arrêter les coupables. Ils avaient un autre objectif. Ni les miliciens, ni les forces génocidaires n’ont été désarmés et démobilisés. Pour les stratèges de Turquoise, ils devaient continuer à combattre le Front Patriotique Rwandais (et les prétendus « infiltrés »). Les responsables du génocide, pourtant identifiés et connus comme tels, ont été accueillis, nourris, soignés et protégés comme déplacés dans la ZHS, puis comme « réfugiés » dans les camps du Zaïre et de Tanzanie, pendant plus de deux ans. Cette zone était effectivement sûre pour les génocidaires, dont elle était le refuge. On mesure à leur langage l’impudence des protecteurs français du Hutu Power. Quant à la presse, elle mettra tout son zèle à reprendre cette expression sans guillemets, cela va de soi. Les « nouveaux chiens de garde » participèrent ainsi à l’action française au Rwanda (64) .

Malgré des demandes pressantes (émanant de l’ONU et de l’association Human Rights Watch, notamment) et bien que la France ait signé en 1948 la Convention internationale sur les génocides (65) , qui obligeait à prévenir et réprimer leurs auteurs, les militaires français refusèrent d’arrêter les responsables du génocide réfugiés dans leur « zone de sécurité » au nom d’une « exigence de neutralité »… La même exigence forte interdisait le désarmement des milices, comme l’expliqua le colonel Jacques Rosier, commandant du secteur sud du dispositif de Turquoise : « Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations de rebelles, on nous fera porter le chapeau » (66) . La RTLM, « Radio Mille Collines », instrument efficace de la propagande génocidaire, ne fut pas non plus neutralisée. « Le brouillage des émissions de radio ou la destruction d’un émetteur ne faisaient pas partie du mandat confié à la France par l’ONU », expliqua sans vergogne le Ministre de la Défense François Léotard aux journalistes qui s’en étonnaient (67) . De même le bon fonctionnement des structures administratives, celles-là mêmes qui réalisèrent le génocide, sera préservé.
Suivons encore l’analyse de l’OUA :

« Blâmée aux Nations Unies et à d’autres tribunes pour son refus d’incarcérer les auteurs du génocide – et même pour avoir assuré leur protection (68) – la France choisit de ne pas changer de position, mais de se débarrasser du problème. Au départ des troupes françaises en août, pas un seul responsable du génocide n’avait été remis entre les mains des Nations Unies ou du nouveau gouvernement rwandais. En fait, c’est le contraire qui s’était produit. Lorsque le nouveau gouvernement de Kigali exigea que les génocidaires soient remis entre ses mains, les dirigeants militaires français, selon une revue militaire française, ‘mirent sur pied et organisèrent’ l’évacuation en direction du Zaïre des membres du gouvernement génocidaire présents dans la zone de sécurité. »

Les militaires auditionnés ont nié en bloc cette exfiltration des génocidaires. Mais le journaliste Patrick de Saint-Exupéry a retrouvé dans un mensuel confidentiel de la Légion étrangère un aveu qui a échappé à la vigilance du SIRPA : « l’État-major tactique (EMT) [de l’opération Turquoise] provoque et organise l’évacuation du gouvernement de transition rwandais vers le Zaïre » (69) .


Pourquoi les militaires français n’ont-ils pas arrêté ces criminels ? La réponse du ministère des Affaires étrangères est donnée dans le rapport de la Mission : « notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre chef. Une telle entreprise minerait notre neutralité, qui constitue notre meilleure garantie d’efficacité » (70) . D’où le commentaire acerbe des rapporteurs de l’OUA :

« Ni la décision ni ses motifs n’avaient de sens. Premièrement, la France n’a jamais été neutre dans ce conflit. Deuxièmement, elle n’a jamais demandé de modification de mandat. Troisièmement, elle aurait pu agir unilatéralement. Quatrièmement, la Convention sur le génocide [du 12 août 1949, signée par la France à Genève] était sûrement le mandat exclusivement nécessaire pour procéder à l’arrestation des personnes accusées de génocide. »

Les faits montrent simplement que la convention de Genève, comme les accords d’Arusha, n’étaient que des « chiffons de papiers » pour les militaires français engagés au Rwanda. Non seulement ils n’arrêtèrent pas les criminels, mais ils « ravitaillèrent même en carburant, avant leur départ pour le Zaïre, les camions de l’armée rwandaise chargé du butin pillé dans les maisons et les magasins. Au Zaïre, des soldats français promenaient leurs collègues rwandais dans des véhicules officiels » (71) . D’où les propos acerbes de Jean-Hervé Bradol (Médecins Sans Frontières), lors de son audition :

« Les FAR et les milices ne menaient pas une guerre, mais procédaient à l’extermination d’une partie de la population rwandaise. […] La France a su arrêter le FPR en 1990. On comprend mal pourquoi elle était soudain désemparée quand il s’agissait d’arrêter les génocidaires. […] Ce que l’on attendait d’une armée, c’était de se battre contre les génocidaires. Il n’y avait pas de position de neutralité à observer. Il ne s’agissait pas d’un conflit classique : il y avait génocide » (72) .

Présenter Turquoise comme une opération « humanitaire » destinée à arrêter le génocide des Tutsi relève donc du mensonge. Pour ceux qui sont à l’origine de cette opération, il s’agissait d’empêcher la défaite des alliés hutu qui était aussi la leur, et qui risquait de mettre en évidence leur propre implication dans le génocide. Voici comment, côté rwandais, un intellectuel de la mouvance Hutu Power affichait ce type de raisonnement en 1995 : « Dans d’autres situations, ce qui a été appelé ‘génocide’ aurait pu s’appeler ‘résistance’, et les paysans et miliciens auraient pu être tenus pour des héros, surtout si à la fin, il y avait eu victoire » (73) .

On croit entendre l’écho, dans ce mémoire universitaire d’ailleurs soutenu en France, de ce qu’on entendait un an plus tôt à la Radio des Mille Collines, de la bouche de son rédacteur en chef :

« Nous devons continuer à lutter, puisque si nous sommes vaincus, nous serons effectivement jugés, tandis que si nous avons la victoire personne ne nous jugera. […] Ce ne sera pas la première fois qu’une résolution des Nations Unies n’est pas mise en application » (74) .

Il était alors question de mettre sur pied un tribunal pénal international. Lors de son jugement au Tribunal de Nuremberg, Gœring tenait le même raisonnement : nous n’avons fait qu’une faute, celle d’avoir perdu la guerre. Évidence cynique, mais évidence. Que l’Élysée a faite sienne en juin 1994.

 

Responsabilités françaises

La décision de faire une « guerre totale » au FPR, a-t-elle été prise sans savoir que cette option débouchait sur un génocide ? Les politiques et les militaires français y ont déjà répondu lors des auditions de la Mission. Voilà ce qu’en dit Georges Martes, ambassadeur à Kigali de 1989 à 1993 :

« Le génocide était prévisible dès cette période [1990-1993], sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité (sic). Certains Hutu avaient d’ailleurs eu l’audace d’y faire allusion. Le Colonel Serubuga, chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des Tutsi ».

Quant aux militaires français, ils frayaient depuis quatre ans avec les extrémistes hutu, notamment avec le colonel Bagosora, véritable cerveau du génocide, formé à l’École de guerre en France. « Cette guerre était une vraie guerre, totale et très cruelle » a laissé échapper le Général Christian Quesnot à l’audition de la Mission parlementaire (75) .

Bref rappel. Un an avant le génocide, à la fin de février 1993, le Ministre français de la Coopération de l’époque, Marcel Debarge, vint en visite à Kigali. Il appela alors tous les Hutu de l’opposition à rallier le président Habyarimana dans un « front commun » contre le FPR Cet appel fut suivi, vingt-quatre heures après son passage, par une réunion de principaux partis MDR, PL, PSD ; PDC, pour rejoindre le MRND et la CDR et constituer ce « front commun » dont la logique était la « guerre raciale » : le Hutu Power. C’est d’ailleurs Karamira Froduald, ex-vice-Président du Mouvement Démocratique Républicain qui le premier l’a lancé sur Radio Rwanda, avec le slogan : « MDR-Power ! CDR-Power ! Hutu Power ! ». Le cri de « Power » (prononcé à la rwandaise « paoua ») accompagnait les coups de machette et les sifflets stridents des miliciens pendant le génocide de 1994.

Rappelons encore que Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches, décrivait le FPR comme « un mouvement essentiellement constitué de Tutsi, peuple intelligent, ambitieux, population nilotique installée dans l’Afrique profonde. » (76) Robert Galley ajoutait: « son ambition [du FPR] était de rétablir l’ordre antérieur, c’est à dire la domination d’une minorité tutsi sur un peuple destiné à demeurer un peuple de travailleur. […] il s’agit [les Tutsi] d’un peuple intelligent et fier, de très bons guerriers, qui n’a rien à voir avec les hordes de pauvres bantou […] » (77) . De telles convictions donnent la mesure des responsabilités françaises sur le plan idéologique, et non seulement militaire.

Il est pertinent de rapporter ici ce qui, dans ce contexte, est beaucoup plus qu’une anecdote : « Des chercheurs – en particulier Catharine et David Newbury, spécialistes incontestés du Rwanda – avaient essayé dès l’automne [1990] de sensibiliser les ambassades occidentales de Kigali aux pratiques de l’Akazu et à la nécessité de détruire les cartes d’identité mentionnant l’appartenance ethnique de leurs titulaires, mais il s’étaient fait plus ou moins éconduire par les diplomates français » (78) . En 1991, l’historien Jean-Pierre Chrétien fit une mise au point claire, précise et pressante de la situation, dénonçant les massacres organisés par le MRND, redisant la promesse faite par François Mitterrand de rapatrier ses parachutistes : « alors que les paras belges avait été rappelés sous la pression de l’opinion et du parlement de leur pays, choqués par les exactions commises par l’armée et la police rwandaise […] auxquelles les militaires européens étaient amenés à assister » (79) . En mars 1993, il réitère son appel en direction des autorités françaises (80) . Sans plus de résultats. Il suffisait sans doute de presque rien pour éviter le pire. Un article anonyme du Monde Diplomatique dénonçant le caractère étatique de l’organisation des massacres depuis l’intervention française de 1990, montre à l’évidence qu’il était encore possible en 1993 d’empêcher le génocide (81) .

Le 13 avril 1994, à l’Assemblée nationale, une question fut posée au ministre de la Coopération Michel Roussin, évoquant sans ambiguïté le caractère « programmé et annoncé » des massacres en cours (82) . Le ministre l’éluda. Pire encore, tout laisse penser que, derrière les Forces Armées Rwandaises et le gouvernement génocidaire, les stratèges français tiraient les ficelles, puisqu’ils avaient pleinement conscience qu’un avertissement français avait le pouvoir d’arrêter les massacres. En mai 1994, une simple intervention téléphonique de Bruno Delaye suffit à empêcher les FAR de massacrer les personnalités réfugiées à l’hôtel des Mille Collines. La compassion du « Monsieur Afrique » de l’Élysée, qui crut bon de sauver les 580 occupants de cet hôtel, essentiellement des membres de l’opposition démocratique hutu et leurs familles (83) , était de toute évidence stratégique : il était utile d’en garder vivants quelques-uns. Sinon, comment expliquer l’absence de toute autre intervention ? L’évidence constatée de tous côtés était que « des troupes convenablement entraînées, équipéeset commandées, et envoyées sur le terrain au bon moment, auraient pu endiguer la violence dans la capitale et les alentours, empêcher qu’elle ne gagne les campagnes et créer les conditions menant à la cessation de la guerre civile entre le FPR et les FAR » (84) . Tout le monde finalement en convient. Il faut donc convenir aussi que cette intervention, les militaires français ne la voulaient surtout pas.

 

Le projet géostratégique de Mitterrand : faire du Rwanda un bastion françafricain

Impliquer la France dans un génocide n’est pas un acte gratuit ou hasardeux, mais le fruit d’un choix réfléchi, d’une décision prise au plus haut niveau de l’État. L’amiral Antoine Sanguinetti a dénoncé le racisme meurtrier des officiers des troupes de marine (85) . Cependant, si les qualités de l’ex-coloniale ont permis cette implication démente, elles expliquent le « comment » mais pas le « pourquoi ». De même, l’instrumentalisation de l’ethnisme dans les hautes sphères du pouvoir français au nom de la Realpolitik, rendait ce choix possible, sans toutefois l’expliquer. Ce choix ne peut être attribué aux effets des minables petites affaires qui liaient Jean-Christophe Mitterrand et Jean-Pierre Habyarimana (86) . Ce n’est pas non plus un caprice du Prince, en raison d’une indéfectible amitié qui lierait Mitterrand et Habyarimana ou leurs deux familles (87) . Ajoutons, pour compléter le tableau, que l’enjeu économique de ce pays pour la France était quasi nul. Comment comprendre alors l’engagement du Prince dans une politique aussi risquée ?

Selon nous, l’intérêt du Rwanda pour la France relevait essentiellement d’un enjeu stratégique. Le FPR menaçait l’ordre françafricain. Face à cette menace, il n’était plus question de divergences ou de concurrence mais d’union sacrée. Mitterrand et son état-major ne pouvaient prendre seuls ce risque. Il fallait impliquer d’autres réseaux. D’ailleurs, la politique française en Afrique mise en œuvre dès 1982 par François Mitterrand était la continuation de la politique gaulliste. Les réseaux mitterrandiens étaient repris des anciens, ou interconnectés avec eux. La mangeoire africaine peut nourrir tout le monde, comme en témoigne le sourire confiant et ironique du Président Omar Bongo, interviewé en 2001 par la chaîne de télévision Arte sur le scandale d’Elf. L’alliance de François Mitterrand avec Charles Pasqua se retrouve chez leurs deux fils, Pierre-Phillipe et Jean-Christophe, tous deux pivots de la Françafrique aux nombreux amis communs (88) . Cette prise de décision conjointe est symbolisée par le déplacement de Jacques Foccart chez Mobutu, juste après l’attentat contre Habyarimana et le début du génocide.

Le projet était de garder un pouvoir politique assujetti et dépendant au Rwanda et de faire de ce pays une plate-forme française, solide et sûre, au cœur de l’Afrique. Le Rwanda avait vocation à devenir un « Hutuland », un bastion ethnique francophile au cœur de l’Afrique. Une pièce maîtresse du dispositif, face à l’Ouganda pro-américain et non contrôlé par les réseaux françafricains. Le « porte-avions » centrafricain, principale base française en Afrique, prenait l’eau de toute part : pour l’état-major, il était urgent de le remplacer. Le Rwanda était le candidat idéal, explique Michel Sitbon : « Ce pays, petit, en fait homogène, était pourvu d’une structure forte, totalitaire, dotée de ramifications dans tout le pays, le MRND, le parti présidentiel. Il était de plus quadrillé par l’Église » (89) . L’Église assurait on l’a vu un bon encadrement idéologique et fournissait la justification « morale » du choix ethnique pour les hommes politiques français. Retour productif de son investissement depuis 1990 dans ce pays, l’ex-coloniale avait son armée de supplétifs dévoués. Ce fait sera corroboré par son utilisation en 1996 au Zaïre, puis au Congo et au Soudan, malgré sa défaite au Rwanda.

Il suffisait donc de suivre l’extrême droite hutu jusqu’au bout. Le prix à payer, le massacre de la minorité tutsi, ce n’était peut-être pas un obstacle majeur. L’histoire du Rwanda, ponctuée de massacres, permettait ce choix stratégique. La Belgique en avait montré trente ans plus tôt la faisabilité et l’intérêt. Sa tutelle post-coloniale s’était appuyée solidement sur un soutien sans faille au régime ethniste hutu, malgré le « petit génocide » (90) de Gikongoro. Les Belges avaient ainsi couvert en 1963 les massacres de dizaines de milliers de Tutsi, exterminées par familles entières. À l’époque, le philosophe anglais Bertrand Russell avait parlé « du massacre humain systématique le plus horrible qui ait eu lieu depuis l’extermination des Juifs par les Nazis » (91) . Mais cela n’avait guère eu d’échos. Les meurtres de masse, les crimes, les drames, les monceaux de cadavres… la nuit rwandaise engloutissait tout dans son silence. Le thème des « troubles interethniques » réussissait à s’imposer. C’est de l’impunité consécutive à ce « petit génocide » que s’est autorisée l’option politique française.

Pourquoi l’assassinat d’Habyarimana ? S’interroge-t-on alors. En attendant l’éventuelle administration des preuves au TPIR, on peut avancer, parmi d’autres, l’hypothèse que voici. François Mitterrand savait que son ami Habyarimana projetait une « guerre totale » contre le FPR, euphémisme utilisé à Paris pour désigner le génocide. Le ministre de la Coopération Marcel Debarge avait donné le feu vert en février 1993, lors de sa visite à Kigali en appelant les Hutu à constituer un front uni contre le FPR. Les achats massifs de machettes en 1993 en annonçaient l’imminence. Il était en revanche impossible de laisser Habyarimana conduire cette entreprise. Un chef d’État comme Habyarimana, lié à la France et à son président, était trop voyant, trop compromettant. Dans cette hypothèse, il devait être éliminé (92) . Les « troubles ethniques » consécutifs à son assassinat devaient constituer un écran efficace. Il y avait peu de risque. Car comme le dit, droit dans ses bottes, le chef d’état-major de Mitterrand, le Général Christian Quesnot, « la France ne pouvait à la fois être accusée de soutenir le Président Habyarimana et de l’avoir tué » (93)

 

L’hypothèse de l’enjeu nucléaire

Faut-il chercher une autre « raison forte, un mobile toujours secret et que nous ignorons » (94) qui viendrait étayer cette hypothèse ? Le triangle Afrique du Sud-France-Rwanda, associé au secret nucléaire, est une piste à creuser, qui conforte l’hypothèse du choix géostratégique. On a vu que les trafics d’armes pendant le génocide faisaient intervenir un intermédiaire sud-africain, Willem Petrus Ehlers. Celui-ci était l’ancien secrétaire de P.W. Botha, ex-Premier ministre sud-africain et grand ami de Foccart (95) . Cet « enjeu nucléaire » a déjà été signalé par Jean-François Bayart en 1995. Il l’a été à nouveau réactivé par Vincent Hugeux en 1998 :

« Mais il est une autre piste, moins anodine : la ‘dette’ contractée envers Kigali pour son rôle de transitaire docile lors de livraisons secrètes d’armements destinées à l’Afrique du Sud de l’apartheid. D’autant que la commande aurait porté non pas sur des missiles, comme on le murmura alors, mais sur de l’équipement nucléaire » (96) .

L’argument supplémentaire d’un enjeu nucléaire est conforté par l’implication dans l’affaire rwandaise de Robert Galley, ministre de la Coopération de 1976 à 1981, homme pivot du lobby nucléaire et pilier de l’ethnisme prohutu. R. Galley s’est investi dans ce racisme politique dès les premiers accords de coopération militaire signés en 1975, sous la présidence de Giscard d’Estaing. Symbole du « pouvoir ethnique » et d’une ethnocratie sans partage, Habyarimana avait toutes les caractéristiques des meilleurs alliés africains de la Françafrique ! Arrivé au pouvoir deux ans plus tôt, après un coup d’État au cours duquel une cinquantaine de notables de l’ancien régime furent assassinés, il fit mourir en prison son prédécesseur Kayibanda en 1976 dans des conditions atroces – ce qui ne l’empêcha pas d’en louer la mémoire et de se revendiquer de sa « Révolution hutu ». En 1981, Robert Galley devint président du groupe d’amitié France-Rwanda de l’Assemblée nationale. À partir de 1990, il s’entretint fréquemment du Rwanda avec le président Mitterrand (97) . Comme dans d’autres affaires sulfureuses de la politique souterraine française, le lobby nucléaire est présent au cœur du système (98) .

Jean-François Bayart, membre du Centre d’analyses prévisionnelles du Quai d’Orsay, un des analystes les mieux informés sur la question, a évoqué en 1995 les « services » rendus par le régime Habyarimana :
« Je pense que le Rwanda d’Habyarimana a rendu des services à l’État français dans le domaine politique de l’ombre et que Mitterrand s’est estimé lié […] Mon hypothèse –c’est une hypothèse, je ne peux en donner de preuve – est que le Rwanda a couvert des ventes, vraisemblablement d’armes, voire d’équipements utiles à la technologie nucléaire, à un pays qui était frappé d’embargo. Je pense qu’il pourrait s’agir de la République sud-africaine » (99) .

Pour ma part, il me semble qu’il n’était pas nécessaire que Mitterrand se soit « estimé lié à Habyarimana ». L’hypothèse la plus simple et la plus vraisemblable est que le Rwanda a été choisi pour un investissement géostratégique à long terme. Ce pays avait fait ses preuves comme relais et intermédiaire des trafics d’armes et d’équipements nucléaires illicites.

Si cette hypothèse est exacte, il y aurait deux sortes de complicité de génocide. Celle des initiés au secret d’État, qui doivent être peu nombreux, et celle d’un groupe plus important qu’on pourrait appeler les « idiots utiles », pour reprendre et retourner l’expression du député Jacques Myard en 1998 (100) . Ces termes désignent ici ceux qui furent chargés de bétonner la politique suivie au Rwanda selon les thèmes (au choix) : de la démocratie ethnique (80% de Hutu) ; de la lutte contre le complot anglo-saxon ; de la francophonie et de la grandeur françafricaine. A eux de brandir l’étendard de la France outragée. Jacques Myard, membre de la Mission d’information, accuse les universitaires auditionnés d’être des « témoins à charge ne serait-ce que pour vendre des livres » en pratiquant un « exercice d’auto-flagellation » (102)

Et d’expliquer au public :

« Nous sommes dans une région du monde où, à intervalle régulier, malheureusement, les gens se massacrent allègrement […] Je rappelle que [l’opération] Noroît a été lancée pour des raisons humanitaires. […] je pense que ce n’était pas inintéressant, y compris pour la France, y compris pour le développement des Africains eux-mêmes, que la France, je dirais, intervienne au Rwanda. Que certaines puissances en aient pris ombrage, ça nous le savons » (103) .

La Françafrique n’a pas gagné le Rwanda. Mais elle n’y a pas tout perdu. Son armée de supplétifs africains, très active en Afrique centrale, s’est battue pour les intérêts de l’ex-coloniale dans les deux Congo (Brazzaville et Kinshasa) et au Soudan. Composée des ex-FAR et des milices hutu, maîtres d’œuvre du génocide des Tutsi, elle reste d’une fidélité exemplaire. La Françafrique l’a utilisée au Zaïre dans sa tentative de sauver Mobutu en 1997, puis avec plus de succès aux deux Congo pour installer Sassou et maintenir un Kabila rallié. Cette fidélité de l’armée néo-coloniale française n’est pas surprenante. Les militaires français l’ont instruite, entraînée et formée. Cette fidélité s’est soudée dans la complicité criminelle. Le pacte a été signé au Rwanda avec le sang d’un million et demi d’innocents (104) .

 

NOTES


1. Millwood, Étude 2, pages 54-55.

2. Raymond Bonner, « French establish a base in Rwanda to block rebels », The New York Times, 5 juillet 1994.

3. Pour reprendre le titre du livre de Serge Halimi (Les Nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’Agir, 1997), qualifiant les médias.

4. Convention de Genève du 12 août 1949.

5. Libération du 27 juin 1994.

6. Cité dans Le Monde du 31 juillet 1994, « Radio Mille Collines épargnées ? » d’Alain Frachon et Afsané Bassir Pour.

7. Mission parlementaire, Tome II, Annexes, 454.

8. Képi Blanc, octobre 1994, cité par Le Figaro le lendemain de la publication du rapport de la Mission !

10. Mission parlementaire, Tome 1 Rapport, 325.

11. Alison Des Forges, ouvrage cité, page 798.

12. Mission parlementaire. Audition du 2 juin 1998.

13. Eugène Shimamungu, Mémoire de D.E.A., Université de Lille III, septembre 1995, pp. 131-132.

14. RTLM, le 2 juillet 1994, Gaspard Gahigi, cité dans Rwanda, Les médias du génocide, ouvrage cité.

15. Mission parlementaire, Tome III, Auditions, volume 1, page 341.

16. Ibid., page 380.

17. Ibid., pages 278 et 283.

18. J.-F. Bayart, « Bis repetita : La politique africaine de François Mitterrand de 1989 à 1995 », in  Mitterrand et la sortie de la guerre froide, ouvrage cité, page 272.

19. J.-P. ChrÉtien, « Le régime de Kigali et l’intervention française au Rwanda : sortir du silence », in Bulletin du Cridev n°105, février-mars 1992 (rédigé le 20 décembre 1991).

20. J.-P. ChrÉtien, « Note sur l’enjeu politique au Rwanda », document en date du 8 mas 1993, rédigé à l’occasion de la présentation du rapport de la mission internationale FIDH/Human Rights Watch au Rwanda.

21. « Au Rwanda, les massacres ethniques au service de la dictature », Le Monde Diplomatique, avril 1993.

22. Les discours après 1990 sont consultables sur le site de l’Assemblée nationale, avec un moteur de recherche par mot-clés.

23. Billets d’Afrique, n°31, février 1996.

24. Selon le rapport de l’OUA, Un génocide évitable, ouvrage cité.

25. Supplément n°49 de La Ligue de l’enseignement, mai 1997.

26. Évoquées par l’Observatoire Nationale des Drogues, Dépêche internationale des drogues, n° 34, août 1994.

27. Hypothèse mise en avant par Pascal Krop dans Le Génocide Franco-Africain. Ouvrage cité, page 88 et, comiquement, par Bernard Debré sur les ondes de RFI, le 18 novembre 1994.

28. Cf. F.-X. Verschave, Noir silence, op. cit.

29. Michel Sitbon, Un génocide sur la conscience, ouvrage cité, pages 90-91.

30. Comme l’appelle Jean-Claude Willame, Aux sources de l’hécatombe rwandaise, ouvrage cité.

31. René Lemarchand, Rwanda and Burundi, ouvrage cité.

32. Selon cette hypothèse, la réalisation du programme aurait pu être assurée par les ultra de son entourage, regroupés derrière Bagosora, homme neuf, sûr, formé à l’École de guerre, susceptible de devenir au Rwanda ce qu’était Eyadéma au Togo : un pilier de la Françafrique (Cf. L’exemple togolais Dossier Noir n°2 et La France à Biarritz, pages 65-77, ouvrages cités). L’intervention au Zaïre en avril 1994 de Jacques Foccart, maître des coups tordus et de la politique secrète, conforterait cette hypothèse. Foccart pouvait transformer ce genre de calcul métapolitique en réalité concrète, c’était même sa spécialité.

33. Mission parlementaire. Tome III, Audition du Général Quesnot, page 343.

34. Comme je l’ai fait dans Un génocide secret d’État, Paris, Ed. sociales, 1998, « vraies et fausses raisons du choix français », page 105.

35. Caroline Dumay et Patrick de Saint-Exupéry, « Les armes du génocides », Le Figaro du 3 avril 1998.

36. L’Express du 12 février 1998.

37. Le Canard enchaîné du 8 avril 1998.

38. Voir F.-X. Verschave, Noir Chirac. Secret et impunité. Paris, Les Arènes, 2002. Le cas de l’Irangate est bien documenté dans Une guerre de Dominique Laurentz, Éd. Les Arènes, 1997.

39. Les Temps Modernes, n° 583, article cité, entretien avec Gustave Massiah, p. 224.

40. « La campagne de presse mettant en accusation la France, est en réalité une grossière manipulation organisée via quelques idiots utiles, par des intérêts étrangers[…] » citation extraite de La Lettre de votre député Jacques Myard, octobre 1998.

41. Interview sur LCI du 5 avril 1998.

42. Jacques Myard, ibid.

43. Sur cette « estimation vraisemblable », voir l’argumentation de l’auteur dans La Nuit rwandaise, op. cit., pp. 43-45. (NdE).

44. Ce n’est pas pour rien que le Tribunal pénal international pour le Rwanda ne prend pas en compte les crimes commis avant janvier 1994, sous présence française. Voir La justice internationale face au drame rwandais, sous la direction de Jean-François Dupaquier, Karthala, 1996.

45. Immaculée Cattier, témoignage cité dans le Communiqué de presse du 22 mars 2004 de la « Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 », Paris, du 22 au 26 mars 2004.

46. Rapport sur les Droits de l’homme au Rwanda. Septembre 1991 – Septembre 1992., ouvrage cité, p. 104.

47. Claude Kroës, L’Humanité du 22 novembre 1991.

48. Interview de Jean Carbonare, L’Humanité Dimanche du 26 mai au 1er juin 1994, n°219, p. 15.

49. Jean Carbonare, Le Nouvel Observateur du 4 août 1994.

50. Vincent Hugeux, L’Express du 12 février 1998.

51. J.-F. Bayart, « Bis repetita : La politique africaine de François Mitterrand de 1989 à 1995 », intervention citée. D’autres extraits de cette intervention sont citées dans Billets d’Afrique n°48, juillet 1997.

52. Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., pp. 771-773.

53. Ce document est reproduit dans le Dossier noir de la politique africaine de la France n°1 : Rwanda, La France choisit  le camp du génocide, Paris, L’Harmattan, 1995.

54. Cf. Patrick de Saint-Exupéry, Le Figaro du 12 janvier 1998; et Aucun témoin ne doit survivre, op.cit., p. 770.

55. Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères et Jean Bosco Barayagwiza, responsable de la CDR.

56. À ce marchand d’armes, nécessairement « agréé » par les services secrets, Paul Barril reprocha de n’avoir pas livré toutes les armes commandées par les génocidaires et lui réclama le trop perçu. Pour se défendre, le patron de DYL-Invest menaça de « mettre en cause l’État français ». Dominique Lemonnier aurait reçu une commande de deux missiles sol-air entre novembre 1993 et février 1994, à la demande d’un proche de Paul Barril. Il n’aurait pas donné suite, mais aurait appris que cette commande avait été refaite auprès d’une autre société autorisée d’exportation de matériel de guerre. Dominique Lemonnier est mort peu après d’une crise cardiaque, en sortant d’un déjeuner d’affaires à Annecy. On ne parlera plus de lui, ni de ses dossiers et de son chantage concernant l’État français. Cf. pour ces informations Patrick de Saint-Exupéry, Le Figaro du 31 mars 1998.

57. Ephrem Rwabalinda, rapport cité.

58. Le « droit de mort » des services spéciaux est reconnu par l’ensemble du système national et international, nous dit l’ex-patron de la DGSE, Claude Silberzahn, dans Au cœur du secret, Fayard, 1995, p. 24. L’essentiel est qu’il reste… secret.

59. Audition du 21 avril 1998.

60. Mission parlementaire. Audition du 16 juin 1998.

61. Communiqué officiel de l’Élysée du 18 juin 1994.

62. Au Figaro Magazine du 29 juillet 1994.

63. Rwanda, un génocide évitable, op. cit.

64. Human Rights Watch/FIDH, entretien, Paris, 4 juillet 1994.

65. Cf. Gérard Prunier, « Operation Turquoise: A Humanitarian Escape from a Political Dead End », in Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide.

66. Entrevue avec le Dr Bradol dans « The Bloody Tricolour », BBC, Panorama, 28 août 1995.

67. Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.

68. Des Antonov 124, des Bœing 747 et des Airbus, loués pour un coût de un milliard de Francs. Grands Lacs Hebdo n° 216 du 12-18 octobre 20.

69. Ce que confirme le déploiement au Nord-Ouest, secret et non médiatisé. Voir Aucun témoin ne doit survivre, ouvrage cité, pages 784 et 785.

70. Dans une lettre à leurs supérieurs, cité dans le recueil d’African Rights dirigé par Rakya Omar, Death, Despair and Defiance, Londres, 1995, p.1142.

71. Armée patriotique rwandaise, branche armée du FPR.

72. Le Figaro du 12 janvier 1998.

73. La Lettre du Continent, 24 août 2000.

74. Aucun témoin  ne doit survivre, Karthala, 1999. Souligné par moi.

75. Audition du 2 juillet 1998 de Jean-Christophe Belliard, Premier secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie et représentant de la France aux négociations d’Arusha. Enquête sur la tragédie rwandaise. Rapport de la Mission parlementaire d’information, Tome III, Auditions, volume II, p. 280.

76. Aucun témoin ne doit survivre, op. cit.

77. François-Xavier Verschave, Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? Paris, Les Arènes, 2000.

78. Pierre-Olivier Richard, Casques bleus, sang noir. Rwanda 1994-Zaïre 1996 : un génocide en spectacle, Epo, 1997, page 100.

79. Nations Unies, Conseil de Sécurité, 3377ème réunion, lundi 16 mai 1994, S/PV/3377.

80. Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., p. 750.

81. Le procès de Jean-Bosco Barayagwiza s’est ouvert devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda le 23 octobre 2000.

82. Mission parlementaire, page 335 de la version provisoire.

83. Cité par François-Xavier Verschave, Noir Silence, op. cit., p. 528.

84. « Report of the independent inquiry into the actions of the United Nations during the 1994 genocide in Rwanda », connu sous le nom de rapport Carlson, du nom du président de la commission d’enquête de l’ONU, Ingvar Carlson, ex-Premier ministre de Suède. Voir le site d’information publique de l’ONU : www.reliefweb.int, (18 juin 1999).

85. Rapport S/1998/1096 du 18 novembre 1998 ou « Rapport Kassem » du nom du président de la commission d’enquête, l’Egyptien Mahmoud Kassem.

86. Sur l’armement par la France du régime génocidaire, voir l’étude de Mel McNulty, « French arms, war and genocide in Rwanda », publiée dans Crime, Law & Social Change, n°33, 2000.

87. Rapport S/1998/63 paragraphes 16 à 27.

88. Voir : « Rwanda : Une armée au-dessus de tout soupçon ? », Politis, 8 octobre 1998, pp. 24-25.

89. J.-F. Bayart, « Bis repetita : La politique africaine de François Mitterrand de 1989 à 1995 », Colloque des 13-15 mai 1996. in : Samy Cohen dir., Mitterrand et la sortie de la guerre froide, PUF, 1998, pp. 251-294.

90.  J.-F. Bayart, Les Temps modernes, n°583, juillet août 1995.

91. Propos rapportés par Pierre Favier et Michel Martin-Roland, in La décennie Mitterrand. 4. Les déchirements, Seuil 199, p. 478.

92. F.-X. Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, Paris, La Découverte, 1994.

93. Sur ces informations connues par les officiers militaires et leurs responsables politiques, les agents qui diffusaient une propagande mensongère dans les medias, et les diplomates en poste qui couvraient ces massacres, voir J.-P. Gouteux, Un génocide secret d’État. La France et le Rwanda 1990-1997, Ed. sociales, 1998, et La Nuit rwandaise, L’implication française dans le dernier génocide du siècle, L’Esprit frappeur, 2002.

94.  Rapport sur les Droits de l’homme au Rwanda. Septembre 1991 – septembre 1992. Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (A.D.L.), Kigali, décembre 1992, 355 pages. Disponible à Liaison-Rwanda, 215, Avenue du petit train, 34000, Montpellier, France. Les citations sont tirées de ce rapport.

95. Déclaration faite aux obsèques de militaires tombés au combat contre le FPR : « Je vous vengerai ». Cité par Grands Lacs Hebdo du 12 février 2001.

96. Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques. (NdE)

97. Sous groupe hutu de la région montagneuse du Nord-Ouest auquel appartient Habyarimana et son Akazu.

98. Document de l’État-major des Forces Armées Rwandaises, 21 septembre 1992, désignant « l’ennemi ».

99. Dialogue, revue catholique proche du pouvoir publiée à Kigali et diffusée en Europe.

100. Cf. Jordane Bertrand, Rwanda, le piège de l’histoire. L’opposition démocratique avant le génocide (1990-1994), Karthala, 2000.

101. Rapport sur les Droits de l’homme au Rwanda, Septembre 1991 – Septembre 1992, ouvrage cité.

102. Ibid.

103. Ibid., page 128.

104. Ibid., page 123.