Sentiment d'abandon.
Personne ne sait comprendre, ne peut pénétrer
ce qu'une victime du génocide ressent. Chacun souffre "au
singulier". Même un couple n'a pas les mêmes
sensibilités, les mêmes conséquences,
etc.
Solitude physique et morale sans fin.
Il est difficile de recréer le voisinage, les amitiés
nouvelles avec un cœur profondément
meurtri. On s'isole de la vie normale, de la société dansante,
euphorique, superficielle... Un homme à qui je conseillais
de s'approcher des autres pour ne pas sombrer dans la solitude,
m'a répondu : "je suis un cadavre, je sens mauvais".
Il entretient ainsi sa solitude, sa souffrance qui grandit à chaque
seconde, et jusqu'où ?
Sans passé, sans enfance, car déraciné.
Le rescapé a un problème de réintégration,
il est sans famille, sans logis, sans voisinage, sans moyens.
Seul avec ses blessures morales ou physiques. Tout est devenu étranger
autour de lui : les gens, les maisons, la vie; tout ce qu'il
aimait dans son pays est englouti à jamais, on n'a
plus rien du passé : les êtres humains, la maison,
l'enfance, les biens, les photos, etc.
Rien ne nous accroche dans ce pays que des souvenirs amers.
Le rescapé reste inconsolable, il se résigne
mais reste un révolté, un impuissant éternel
devant la vie. Il ne sait pas quoi faire, l'environnement
social ne le comprend pas, et lui non plus ne se comprend
pas.
Dégoût, indifférence à la
vie.
Tout rescapé a assisté à la mort de
ses êtres chers, a entendu les siens gémir,
agoniser, puis s'éteindre à jamais en attendant
son tour libérateur qui n'est pas venu. Ce passage
fait du rescapé le dégoûté, le
honteux de survivre, le coupable de ne pas avoir fait quelque
chose pour sauver etc... On se souhaite la mort qui ne vient
pas, la vie actuelle n'a pas de sens, même si on a "tout".
On est las de vivre, on est jaloux des disparus qui se reposent à jamais.
Traumatisme sous toutes ses formes.
Hallucinations, obsessions, oubli total jusqu'aux noms, aux
figures, aux lieux.
On soupçonne tout le monde, tout Hutu est devenu un
possible tueur pour toi, car même ceux qu'on a connus
et aimés ont tué.
On essaie de recréer le passé en ramassant
partout des photos des disparus, on ne parle que d'eux, de
leurs actions, de leurs vies. On ne se sent bien que là où on
parle du génocide, ailleurs on se sent étranger.
C'est pourquoi les survivants se recherchent, car ils sont
unis par la douleur unique au monde, les autres gens sont
agacés par ce génocide, alors on les évite,
on est solitaire, "seul" dans ce génocide.
Des gens sont devenus fous, d'autres muets, on voit l'être
cher partout, sur l'assiette, alors on ne mange pas, etc...
On court derrière les ossements, même si on
ne retrouve que le crâne, un os, on est fier au moins
qu'on ait pu l'enterrer dans la dignité.
On se sent coupable de ne pas retrouver les ossements, on
cherche depuis quatre ans, même emportés par
la rivière Nyabarongo ou brûlés, on continue à chercher.
Sentiment d'incapacité.
Le rescapé se dit que si l'autre était là,
il aurait fait mieux que moi, je suis une nullité,
un vaurien. On rehausse le mort, on se méprise injustement,
on reste éternellement impuissant.
Sentiment d'injustice.
Cela fait mal de revoir la personne en prison en sortir après
un jour, parce qu'il n'y a pas de témoins. Les vieillards
ou les enfants qu'on veut sortir de la prison ont tué un
vieillard ou un enfant identifié, ils sont inoffensifs
pour la société, mais génocidaires pour
l'individu.
Avec de multiples problèmes, le pouvoir n'a pas pu
s'occuper à fond des problèmes des rescapés,
il y a eu d'autres prirorités et le rescapé croit
qu'il est mis aux oubliettes pendant ce temps-là.
Il est devenu égoïste et égocentrique,
il est persuadé que ses problèmes sont uniques
et extraordinaires par rapport aux autres. Il n'y a pas suffisamment
de dialogue et communication entre le rescapé et le
pouvoir. La société rapatriée ne comprend
pas les survivants. Les deux groupes sont dépouillés
d'analyse de l'histoire de notre pays. Ils vivent les faits.
Le rescapé se sent délaissé. Il est
rongé et continue à regretter sa survie. Le
pouvoir fait tout pour stabiliser notre société déchirée
sans s'occuper des sentiments individuels de ces victimes,
chose quasi impossible pour ce pays sans l’apport de
l’humanité entière qui elle aussi est
responsable de la gestion des conséquences du génocide
de notre peuple.
Sans amour conjugal.
Ceux qui se remarient, c'est par besoin corporel. L'amour
est tué avec la première femme ou le premier
mari. De ces mariages, il en sort des couples sans enfants,
alors que rien ne devrait les empêcher, mais le choc
physiologique et psychologique étant si profond,
ils ne peuvent plus mettre au monde. D'autres regrettent
leur première femme trop haut et cela entraîne
des ruptures ou des déceptions profondes.
Le conjoint tué reste le meilleur sous tous les plans.
On a peur de se remarier, par honte de trahir le disparu
ou la disparue. On a honte d'aimer, alors que cela serait
une consolation, mais on n'aime pas, car on ne peut plus,
les tueurs ayant pris tous les sentiments de plaisir au survivant.
On reste souffrant, on aime souffrir. Jusqu'à quand??
C'est la question que tous les survivants se posent. De 5 à 90
ans!!
Trouvez-nous une réponse si vous pouvez et merci d'essayer
de comprendre toutes ces souffrances difficiles à décrire
et à vivre.
Chagrins, angoisses, désespoirs, lassitude
de vivre.
Regret de survivre à la mort de nos enfants à qui
on a arraché l'innocence et la jeunesse. On peut supporter
difficilement la mort d'un conjoint, mais la mort d’un enfant
est si dure qu'on ne peut l'écrire. Il meurt sans
laisser de traces dans la société, mais son
passage, si jeune soit-il, reste gravé dans le cœur
d’un parent survivant.
Agressivité.
Le rescapé, ex-doux, ex-bon, est devenu très
agressif pour se protéger contre tous les tueurs qu'il
voit partout. Ayant perdu tous ceux qui l'aimaient il devient
agressif aussi parce qu'il sait que personne ne l'aime, ne
le comprend. Et lui, il ne comprend rien de la société environnante,
ses questions sans réponses le laissent agressif,
révolté et solitaire.
Maturité précoce.
Un enfant rescapé est devenu adulte quelque soit son âge,
sauf s'il a encore ses deux parents. Tout de suite après
le génocide, l'enfant bourgeois rescapé s'est
adapté aux mauvaises conditions de vie; il sait partir
seul à l'école sans petit déjeuner,
sans mallette, sans souliers; il est apprivoisé par
une tante lointaine qui survit à peine, et l'enfant
accepte tout en silence. D'autres, qui ne supportent pas,
deviennent un poids pour ces tantes, qui concluent : "Tous
les orphelins sont difficiles. Je lui donne tout ce que j'ai
et il reste ingrat à mon égard".
D'autres enfants, qui se prennent en charge sans personnes
adultes, sont plus stables que ceux qui vivent avec des tantes
ou oncles qui ne comprennent pas leur traumatisme. Ils seront
mûrs et adultes déjà à 12, 14
ans!!
Surévaluation de toute victime.
C'est tellement fort qu'on ne voit plus les défauts
du semblable. On aime quelqu'un pour se marier, après
on apprend qu'il n'est pas rescapé comme toi, on l'abandonne.
Les remariages se font en grande partie entre rescapés.
C'est tellement fort qu'un des amants peut rompre sa relation
quand il apprend que l'autre a "un" parent. Il
sent que la douleur n'est pas égale, son subconscient
lui défend de vivre avec quelqu'un qui a encore un
parent. Il y a des rescapés qui sont jaloux que dans
telle famille on ait tué seulement un membre de la
famille. Il prend le génocide comme un phénomène
normal et s'étonne qu'il y ait des familles restées
entières (qui sont d'ailleurs considérées
comme des familles rapatriées).
Avant le génocide, on se mariait par l'amour, la connaissance
du caractère de l'autre qu'on admire, etc. Aujourd'hui,
on ne peut épouser qu'un autre rescapé, sans
connaître son passé, son caractère, etc.
Je connais une fille qui a épousé un autre
orphelin, et trois mois après elle le quitte parce
qu'elle a appris qu'il lui avait caché qu'il était
orphelin hutu.
Heureusement une grande partie des couples sont heureux et équilibrés
entre eux (même langage, mêmes sensibilités,
mêmes réactions, etc).
Grande sensibilité à tout ce qui se
rapporte au génocide (les conférences,
les causeries, à la radio, à la télévision...)
Une chanson, banale pour les autres ("Ese
Mbaze Nde"(1) )
est forte pour la victime. Elle admire cet artiste qui sait
si bien exprimer ce qu'il ressent et contient dans son cœur
saignant à jamais.
Tu t'évades vers d'anciennes connaissances qui elles
aussi, ont d'autres préoccupations ou projets, tu
rencontres un mur, tu reviens vers toi, déchirée,
humiliée, sans identité, etc. et tu restes
veuve... Dieu seul sait jusqu'où, car la douleur est
si vive qu'elle fera éclater le cœur peut-être
prochainement. Et nos coeurs sont fendus par le génocide
qui continue, rampant et silencieux.
Les complexes d'infériorité.
Parce qu'elle n'a plus de mari, la veuve voit partout le
mépris à son égard. Beaucoup d'exemples
nous le prouvent. A l'occasion des mariages, on fait s'asseoir
d'abord les couples, même s'ils sont jeunes, tu peux
rester debout, et personne ne s'occupe de toi, car tu es
sans références. La veuve a perdu en valeur
en perdant son mari, sauf si elle est une autorité.
Ces complexes sont les mêmes pour les orphelins.
Les enfants ne veulent plus révéler les noms
de leur père car il ne sert plus à rien.
Si même le père a servi sa patrie, il est
mort avec ses valeurs, la société ne les
souligne pas, il est mort comme les autres, comme un paysan,
comme un illettré, comme un fou. Ca ne sert à rien
de parler de lui, même s'il était valeureux,
il est mort comme les autres.
Les tueurs ont tué aussi les valeurs morales de ce
pays, et la société ne les ressort pas car
elle ne connaît pas, et ne connaîtra jamais l'identité de
ceux qui sont morts. C'est pourquoi on nous demande de pardonner,
d'oublier ce qui est arrivé comme étant une étape
de notre vie, d'essayer de revivre les plaisirs etc. Et nous,
on reste complexés, parce qu'on ne peut expliquer
ce qui nous est arrivé. C'est indescriptible mais
horrible, et l'horreur ne se transmet pas, elle est vécue.
On peut s'apitoyer, essayer d'être bon, compréhensible,
mais on ne comprend rien parce qu'on n'a pas vécu.
C'est pourquoi le partage de la douleur se fait entre victimes.
C'est pourquoi on s'énerve quand on nous dit que le
rescapé est très exigeant. Il ne l'est pas,
il est au contraire résigné. On peut vouloir
tout faire pour lui, c'est impossible, parce qu'une vraie
victime est un mort vivant, un mort errant, un mort travaillant,
il est pris dans la société comme les autres,
alors qu'il a perdu tout ce qui lui était cher. Sa
réaction anormale à ce qu'il a vu, vécu,
en fait un "traumatisé" rejeté ou
ironisé par l'entourage. Même nos amis qui n'ont
pas connu le génocide s'étonnent de nos attitudes
d’inconsolables éternels, nous pleurons sans
fin de nos conjoints , de tous nos morts . Toutes ces questions
font que le rescapé perd ses amis vivants. Il est
inguérissable parce qu'il se plonge dans ses semblables
qui le plongent encore dans la douleur parce qu'on ne vit
qu'avec elle, dans elle, à côté d'elle.
Nous sommes heureux dedans, tellement que nous pouvons passer
des jours entiers ensemble avec d'autres rescapés
sans se lasser de parler du passé.
Les relations sociales
Le rescapé n'a pas le temps, les moyens, le cœur
pour cultiver les relations sociales. Ses complexes le font
fuir les situations normales, il aime la solitude en le génocide.
Le rescapé banalise la mort naturelle.
La mort naturelle où on enterre, on pleure, on console
n'est pas la même que celle du génocide. On
reste indifférent devant des gens qui pleurent une
vieille maman, et si on pleure, c'est en se rappelant les
victimes du génocide. On transfère la souffrance,
on triche avec les sentiments, on trouve la mort naturelle
simple et juste, alors qu'avant, une vieille maman de 90
ans, on la pleurait parce que c'était un être
humain, on respectait l'individu dans son entité;
aujourd'hui on est dépouillé de tous ces sentiments.
Souffrances différentes.
On est devenu des sauvages devant les autres maux ne découlant
pas du génocide. C'est pourquoi le rescapé ne
connaît pas la douleur d'un rapatrié qui a perdu
ses enfants au front, sa famille au fond des collines, ses
biens, etc. Ils sont dans les mêmes conditions mais
ils s'envient mutuellement.
Le rescapé envie le rapatrié de 1959-1973 (2) parce
qu'il a de l'argent, des enfants, peut-être des parents,
des études, des connaissances et des amis.
Le rapatrié envie le rescapé parce qu'il a
peut-être une parcelle, une maison, et qu'on parle
de lui dans la vie du pays. Il croit que tout ce qui se dit
s'accompagne d'actions concrètes en faveur du rescapé.
Il est injustement jaloux.
Personne n'est là pour les souder, pour leur faire
comprendre que la seule différence est ce passage
où le rescapé a vécu le génocide.
Même ceux qui ont vécu le génocide n'ont
pas un même degré de souffrances. Elle est atroce
pour ceux qui ont perdu conjoint et enfants, profonde pour
ceux qui ont perdu parents et frères, mais elle est
insupportable pour une fille ou femme violée, torturée,
et qui présente encore des séquelles physiques,
inguérissables, car non soignés. C'est un être
qui souffre au-delà de tous les mots, elle a effleuré la
mort qui n'en a pas voulu, elle la souhaite maintenant qu'elle
ne vient pas. C'est une disparue de la société parce
que personne ne sait, ne l'approche comme il faut. Même
si on essaie de la soigner, cet être est perdu pour
de bon. La vie s'est arrêté le jour où elle
a été victime de cinq Interahamwe qui la violaient
chaque jour pendant trois mois!! Elle s'évanouissait
chaque jour, chaque nuit, mais elle n'est pas morte. Elle
continue à errer dans la société, une
société qui ne connaît pas ses blessures,
qui la bouscule, la torture, elle aimerait vivre dans un
trou. Mais elle est obligée de côtoyer les vivants,
de travailler parce que personne ne s'occupe de ces malheureux.
Personne ne sait et ne saura jamais ce qu'elle couve comme
angoisses, douleurs, humiliation, honte.
Quand on n'a pas enterré, on se dit que les gens ne
sont pas morts et on se sent coupable envers eux de ne pas
les retrouver morts ou vivants?!
On n'accepte pas, on espère, on s'imagine l'impossible...
L'enterrement rassure, soulage la victime parce qu'elle se
sent utile pour le mort ou la morte. Malheureusement, même
cette chance nous est refusée par les tueurs. Ils
ne veulent pas montrer, ils sont tranquilles sans poursuite
judiciaire, ou morale ou matérielle. Ils sont survivants
et nous sommes morts avec les nôtres. Ils se moquent
de nos recherches des ossements.
De victime à bourreau.
Le rescapé a honte de croiser celui qui a tué ses
proches, c'est lui qui a peur, qui se sent humilié de
voir le bourreau se promener. Il se sent tellement coupable,
qu'il a peur même de retourner à son village
natal ou d'occuper un même travail où il retrouve
les bourreaux. On a peur que l'impuni puisse tuer encore,
même son nom fait trembler le rescapé, sa victime.
Il est puissant et tranquille, la victime étant impuissante
et très fragile. La victime qui sait tout, qui a tout
vu et vécu se tait et son silence est complice. Elle
a peur de parler parce qu'elle sait qu'elle peut être
punie, être à la place du bourreau. Les rôles
sont intervertis. La survie le veut ainsi. On a honte devant
le bourreau, lui a la vie sauve, tranquille, équilibrée,
la victime est traumatisée, dégoûtée,
lasse de vivre. Le génocidaire vivra longtemps, le
rescapé mourra de chagrin, de blessures physiques
que le bourreau lui a infligées. Le monde s'est abattu
sur le rescapé ce jour où il a survécu.
On le condamne à se taire. Pourquoi parler alors que
le génocidaire n'est pas tué, qu'il se promène à travers
le monde entier et au Rwanda?
Le bourreau a la force morale, matérielle, financière,
la victime est sans argent, sans force, sans soutien ni moral
ni matériel, il doit se gérer lui-même
avec ses blessures qui ne se ferment pas car elles sont sans
remède.
Le rescapé se cache pour ne pas dénoncer le
bourreau car il a peur d'être à sa place. Il
a honte et peur devant celui qu'on sort de prison, il se
jure intérieurement qu'il ne pourra plus témoigner
car il devient ridicule.
Ainsi la société terrorise le rescapé qui
se ferme de plus en plus au monde environnant et qui s'enfonce
dans le désespoir, le découragement, la déception
et le dégoût de tout ce qui l'entoure.
NOTES
(1) "Ese
Mbaze Nde": "Auprès de qui trouverais-je
le réconfort ?" Refrain : "Ayiiiii,
Ngire nte nkore iki ese mbazr nde, ko uwo nabajije atakiriho",
qui peut se traduire par : "Ayiiiii... Comment faire
? Que faire ? Auprès de qui trouver le réconfort,
maintenant que celui qui me reconfortait n'est plus ?"
L'auteur de la complainte ne reconnaît plus un pays
où...
"2. Là où jouaient les enfants jouent
des vautours...
3. Les pleurs des orphelins empêchent de dormir
4. Les Églises de Dieu sont remplies de cadavres..."
C'est la complainte de solitude du survivant, et de celui
qui, de retour au Rwanda, ne retrouve pas les siens, ni
surtout une présence à qui parler, se confier,
se livrer... (Rappelons que les personnes âgées
ont été les plus touchées par la violence,
la guerre et le génocide). (NdE).
(2) Période
qui court de la "Révolution" Hutu à l'arrivée
au pouvoir d'Habyarimana, où les Tutsi persécutés
se sont réfugiés en nombre par vagues successives
dans les pays voisins. (NdE).