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Sentiments de rescapés

Par Speciosa Mukayiranga. Témoignage publié dans L'Histoire trouée, négation et témoignage, textes réunis par Catherine Coquio, L'Atalante, 2004.

Sentiment d'abandon.
Personne ne sait comprendre, ne peut pénétrer ce qu'une victime du génocide ressent. Chacun souffre "au singulier". Même un couple n'a pas les mêmes sensibilités, les mêmes conséquences, etc.

Solitude physique et morale sans fin.
Il est difficile de recréer le voisinage, les amitiés nouvelles avec un cœur profondément
meurtri. On s'isole de la vie normale, de la société dansante, euphorique, superficielle... Un homme à qui je conseillais de s'approcher des autres pour ne pas sombrer dans la solitude, m'a répondu : "je suis un cadavre, je sens mauvais". Il entretient ainsi sa solitude, sa souffrance qui grandit à chaque seconde, et jusqu'où ?

Sans passé, sans enfance, car déraciné.
Le rescapé a un problème de réintégration, il est sans famille, sans logis, sans voisinage, sans moyens. Seul avec ses blessures morales ou physiques. Tout est devenu étranger autour de lui : les gens, les maisons, la vie; tout ce qu'il aimait dans son pays est englouti à jamais, on n'a plus rien du passé : les êtres humains, la maison, l'enfance, les biens, les photos, etc.
Rien ne nous accroche dans ce pays que des souvenirs amers. Le rescapé reste inconsolable, il se résigne mais reste un révolté, un impuissant éternel devant la vie. Il ne sait pas quoi faire, l'environnement social ne le comprend pas, et lui non plus ne se comprend pas.

Dégoût, indifférence à la vie.
Tout rescapé a assisté à la mort de ses êtres chers, a entendu les siens gémir, agoniser, puis s'éteindre à jamais en attendant son tour libérateur qui n'est pas venu. Ce passage fait du rescapé le dégoûté, le honteux de survivre, le coupable de ne pas avoir fait quelque chose pour sauver etc... On se souhaite la mort qui ne vient pas, la vie actuelle n'a pas de sens, même si on a "tout". On est las de vivre, on est jaloux des disparus qui se reposent à jamais.

Traumatisme sous toutes ses formes.
Hallucinations, obsessions, oubli total jusqu'aux noms, aux figures, aux lieux.
On soupçonne tout le monde, tout Hutu est devenu un possible tueur pour toi, car même ceux qu'on a connus et aimés ont tué.
On essaie de recréer le passé en ramassant partout des photos des disparus, on ne parle que d'eux, de leurs actions, de leurs vies. On ne se sent bien que là où on parle du génocide, ailleurs on se sent étranger. C'est pourquoi les survivants se recherchent, car ils sont unis par la douleur unique au monde, les autres gens sont agacés par ce génocide, alors on les évite, on est solitaire, "seul" dans ce génocide.
Des gens sont devenus fous, d'autres muets, on voit l'être cher partout, sur l'assiette, alors on ne mange pas, etc...
On court derrière les ossements, même si on ne retrouve que le crâne, un os, on est fier au moins qu'on ait pu l'enterrer dans la dignité.
On se sent coupable de ne pas retrouver les ossements, on cherche depuis quatre ans, même emportés par la rivière Nyabarongo ou brûlés, on continue à chercher.

Sentiment d'incapacité.
Le rescapé se dit que si l'autre était là, il aurait fait mieux que moi, je suis une nullité, un vaurien. On rehausse le mort, on se méprise injustement, on reste éternellement impuissant.

Sentiment d'injustice.
Cela fait mal de revoir la personne en prison en sortir après un jour, parce qu'il n'y a pas de témoins. Les vieillards ou les enfants qu'on veut sortir de la prison ont tué un vieillard ou un enfant identifié, ils sont inoffensifs pour la société, mais génocidaires pour l'individu.
Avec de multiples problèmes, le pouvoir n'a pas pu s'occuper à fond des problèmes des rescapés, il y a eu d'autres prirorités et le rescapé croit qu'il est mis aux oubliettes pendant ce temps-là. Il est devenu égoïste et égocentrique, il est persuadé que ses problèmes sont uniques et extraordinaires par rapport aux autres. Il n'y a pas suffisamment de dialogue et communication entre le rescapé et le pouvoir. La société rapatriée ne comprend pas les survivants. Les deux groupes sont dépouillés d'analyse de l'histoire de notre pays. Ils vivent les faits.
Le rescapé se sent délaissé. Il est rongé et continue à regretter sa survie. Le pouvoir fait tout pour stabiliser notre société déchirée sans s'occuper des sentiments individuels de ces victimes, chose quasi impossible pour ce pays sans l’apport de l’humanité entière qui elle aussi est responsable de la gestion des conséquences du génocide de notre peuple.

Sans amour conjugal.
Ceux qui se remarient, c'est par besoin corporel. L'amour est tué avec la première femme ou le premier mari. De ces mariages, il en sort des couples sans enfants, alors que rien ne devrait les empêcher, mais le choc physiologique et psychologique étant si profond, ils ne peuvent plus mettre au monde. D'autres regrettent leur première femme trop haut et cela entraîne des ruptures ou des déceptions profondes.
Le conjoint tué reste le meilleur sous tous les plans. On a peur de se remarier, par honte de trahir le disparu ou la disparue. On a honte d'aimer, alors que cela serait une consolation, mais on n'aime pas, car on ne peut plus, les tueurs ayant pris tous les sentiments de plaisir au survivant.
On reste souffrant, on aime souffrir. Jusqu'à quand?? C'est la question que tous les survivants se posent. De 5 à 90 ans!!
Trouvez-nous une réponse si vous pouvez et merci d'essayer de comprendre toutes ces souffrances difficiles à décrire et à vivre.

Chagrins, angoisses, désespoirs, lassitude de vivre.
Regret de survivre à la mort de nos enfants à qui on a arraché l'innocence et la jeunesse. On peut supporter difficilement la mort d'un conjoint, mais la mort d’un  enfant est si dure qu'on ne peut l'écrire. Il meurt sans laisser de traces dans la société, mais son passage, si jeune soit-il, reste gravé dans le cœur d’un parent survivant.

Agressivité.
Le rescapé, ex-doux, ex-bon, est devenu très agressif pour se protéger contre tous les tueurs qu'il voit partout. Ayant perdu tous ceux qui l'aimaient il devient agressif aussi parce qu'il sait que personne ne l'aime, ne le comprend. Et lui, il ne comprend rien de la société environnante, ses questions sans réponses le laissent agressif, révolté et solitaire.

Maturité précoce.
Un enfant rescapé est devenu adulte quelque soit son âge, sauf s'il a encore ses deux parents. Tout de suite après le génocide, l'enfant bourgeois rescapé s'est adapté aux mauvaises conditions de vie; il sait partir seul à l'école sans petit déjeuner, sans mallette, sans souliers; il est apprivoisé par une tante lointaine qui survit à peine, et l'enfant accepte tout en silence. D'autres, qui ne supportent pas, deviennent un poids pour ces tantes, qui concluent : "Tous les orphelins sont difficiles. Je lui donne tout ce que j'ai et il reste ingrat à mon égard".
D'autres enfants, qui se prennent en charge sans personnes adultes, sont plus stables que ceux qui vivent avec des tantes ou oncles qui ne comprennent pas leur traumatisme. Ils seront mûrs et adultes déjà à 12, 14 ans!!

Surévaluation de toute victime.
C'est tellement fort qu'on ne voit plus les défauts du semblable. On aime quelqu'un pour se marier, après on apprend qu'il n'est pas rescapé comme toi, on l'abandonne.
Les remariages se font en grande partie entre rescapés. C'est tellement fort qu'un des amants peut rompre sa relation quand il apprend que l'autre a "un" parent. Il sent que la douleur n'est pas égale, son subconscient lui défend de vivre avec quelqu'un qui a encore un parent. Il y a des rescapés qui sont jaloux que dans telle famille on ait tué seulement un membre de la famille. Il prend le génocide comme un phénomène normal et s'étonne qu'il y ait des familles restées entières (qui sont d'ailleurs considérées comme des familles rapatriées).
Avant le génocide, on se mariait par l'amour, la connaissance du caractère de l'autre qu'on admire, etc. Aujourd'hui, on ne peut épouser qu'un autre rescapé, sans connaître son passé, son caractère, etc. Je connais une fille qui a épousé un autre orphelin, et trois mois après elle le quitte parce qu'elle a appris qu'il lui avait caché qu'il était orphelin hutu.
Heureusement une grande partie des couples sont heureux et équilibrés entre eux (même langage, mêmes sensibilités, mêmes réactions, etc).

Grande sensibilité à tout ce qui se rapporte au génocide (les conférences, les causeries, à la radio, à la télévision...)
Une chanson, banale pour les autres ("Ese Mbaze Nde"(1) ) est forte pour la victime. Elle admire cet artiste qui sait si bien exprimer ce qu'il ressent et contient dans son cœur saignant à jamais.
Tu t'évades vers d'anciennes connaissances qui elles aussi, ont d'autres préoccupations ou projets, tu rencontres un mur, tu reviens vers toi, déchirée, humiliée, sans identité, etc. et tu restes veuve... Dieu seul sait jusqu'où, car la douleur est si vive qu'elle fera éclater le cœur peut-être prochainement. Et nos coeurs sont fendus par le génocide qui continue, rampant et silencieux.

Les complexes d'infériorité.
Parce qu'elle n'a plus de mari, la veuve voit partout le mépris à son égard. Beaucoup d'exemples nous le prouvent. A l'occasion des mariages, on fait s'asseoir d'abord les couples, même s'ils sont jeunes, tu peux rester debout, et personne ne s'occupe de toi, car tu es sans références. La veuve a perdu en valeur en perdant son mari, sauf si elle est une autorité. Ces complexes sont les mêmes pour les orphelins. Les enfants ne veulent plus révéler les noms de leur père car il ne sert plus à rien. Si même le père a servi sa patrie, il est mort avec ses valeurs, la société ne les souligne pas, il est mort comme les autres, comme un paysan, comme un illettré, comme un fou. Ca ne sert à rien de parler de lui, même s'il était valeureux, il est mort comme les autres.
Les tueurs ont tué aussi les valeurs morales de ce pays, et la société ne les ressort pas car elle ne connaît pas, et ne connaîtra jamais l'identité de ceux qui sont morts. C'est pourquoi on nous demande de pardonner, d'oublier ce qui est arrivé comme étant une étape de notre vie, d'essayer de revivre les plaisirs etc. Et nous, on reste complexés, parce qu'on ne peut expliquer ce qui nous est arrivé. C'est indescriptible mais horrible, et l'horreur ne se transmet pas, elle est vécue.
On peut s'apitoyer, essayer d'être bon, compréhensible, mais on ne comprend rien parce qu'on n'a pas vécu. C'est pourquoi le partage de la douleur se fait entre victimes. C'est pourquoi on s'énerve quand on nous dit que le rescapé est très exigeant. Il ne l'est pas, il est au contraire résigné. On peut vouloir tout faire pour lui, c'est impossible, parce qu'une vraie victime est un mort vivant, un mort errant, un mort travaillant, il est pris dans la société comme les autres, alors qu'il a perdu tout ce qui lui était cher. Sa réaction anormale à ce qu'il a vu, vécu, en fait un "traumatisé" rejeté ou ironisé par l'entourage. Même nos amis qui n'ont pas connu le génocide s'étonnent de nos attitudes d’inconsolables éternels, nous pleurons sans fin de nos conjoints , de tous nos morts . Toutes ces questions font que le rescapé perd ses amis vivants. Il est inguérissable parce qu'il se plonge dans ses semblables qui le plongent encore dans la douleur parce qu'on ne vit qu'avec elle, dans elle, à côté d'elle. Nous sommes heureux dedans, tellement que nous pouvons passer des jours entiers ensemble avec d'autres rescapés sans se lasser de parler du passé.

Les relations sociales
Le rescapé n'a pas le temps, les moyens, le cœur pour cultiver les relations sociales. Ses complexes le font fuir les situations normales, il aime la solitude en le génocide.

Le rescapé banalise la mort naturelle.
La mort naturelle où on enterre, on pleure, on console n'est pas la même que celle du génocide. On reste indifférent devant des gens qui pleurent une vieille maman, et si on pleure, c'est en se rappelant les victimes du génocide. On transfère la souffrance, on triche avec les sentiments, on trouve la mort naturelle simple et juste, alors qu'avant, une vieille maman de 90 ans, on la pleurait parce que c'était un être humain, on respectait l'individu dans son entité; aujourd'hui on est dépouillé de tous ces sentiments.

Souffrances différentes.
On est devenu des sauvages devant les autres maux ne découlant pas du génocide. C'est pourquoi le rescapé ne connaît pas la douleur d'un rapatrié qui a perdu ses enfants au front, sa famille au fond des collines, ses biens, etc. Ils sont dans les mêmes conditions mais ils s'envient mutuellement.
Le rescapé envie le rapatrié de 1959-1973 (2) parce qu'il a de l'argent, des enfants, peut-être des parents, des études, des connaissances et des amis.
Le rapatrié envie le rescapé parce qu'il a peut-être une parcelle, une maison, et qu'on parle de lui dans la vie du pays. Il croit que tout ce qui se dit s'accompagne d'actions concrètes en faveur du rescapé. Il est injustement jaloux.
Personne n'est là pour les souder, pour leur faire comprendre que la seule différence est ce passage où le rescapé a vécu le génocide.
Même ceux qui ont vécu le génocide n'ont pas un même degré de souffrances. Elle est atroce pour ceux qui ont perdu conjoint et enfants, profonde pour ceux qui ont perdu parents et frères, mais elle est insupportable pour une fille ou femme violée, torturée, et qui présente encore des séquelles physiques, inguérissables, car non soignés. C'est un être qui souffre au-delà de tous les mots, elle a effleuré la mort qui n'en a pas voulu, elle la souhaite maintenant qu'elle ne vient pas. C'est une disparue de la société parce que personne ne sait, ne l'approche comme il faut. Même si on essaie de la soigner, cet être est perdu pour de bon. La vie s'est arrêté le jour où elle a été victime de cinq Interahamwe qui la violaient chaque jour pendant trois mois!! Elle s'évanouissait chaque jour, chaque nuit, mais elle n'est pas morte. Elle continue à errer dans la société, une société qui ne connaît pas ses blessures, qui la bouscule, la torture, elle aimerait vivre dans un trou. Mais elle est obligée de côtoyer les vivants, de travailler parce que personne ne s'occupe de ces malheureux. Personne ne sait et ne saura jamais ce qu'elle couve comme angoisses, douleurs, humiliation, honte.
Quand on n'a pas enterré, on se dit que les gens ne sont pas morts et on se sent coupable envers eux de ne pas les retrouver morts ou vivants?!
On n'accepte pas, on espère, on s'imagine l'impossible... L'enterrement rassure, soulage la victime parce qu'elle se sent utile pour le mort ou la morte. Malheureusement, même cette chance nous est refusée par les tueurs. Ils ne veulent pas montrer, ils sont tranquilles sans poursuite judiciaire, ou morale ou matérielle. Ils sont survivants et nous sommes morts avec les nôtres. Ils se moquent de nos recherches des ossements.

De victime à bourreau.
Le rescapé a honte de croiser celui qui a tué ses proches, c'est lui qui a peur, qui se sent humilié de voir le bourreau se promener. Il se sent tellement coupable, qu'il a peur même de retourner à son village natal ou d'occuper un même travail où il retrouve les bourreaux. On a peur que l'impuni puisse tuer encore, même son nom fait trembler le rescapé, sa victime. Il est puissant et tranquille, la victime étant impuissante et très fragile. La victime qui sait tout, qui a tout vu et vécu se tait et son silence est complice. Elle a peur de parler parce qu'elle sait qu'elle peut être punie, être à la place du bourreau. Les rôles sont intervertis. La survie le veut ainsi. On a honte devant le bourreau, lui a la vie sauve, tranquille, équilibrée, la victime est traumatisée, dégoûtée, lasse de vivre. Le génocidaire vivra longtemps, le rescapé mourra de chagrin, de blessures physiques que le bourreau lui a infligées. Le monde s'est abattu sur le rescapé ce jour où il a survécu. On le condamne à se taire. Pourquoi parler alors que le génocidaire n'est pas tué, qu'il se promène à travers le monde entier et au Rwanda?
Le bourreau a la force morale, matérielle, financière, la victime est sans argent, sans force, sans soutien ni moral ni matériel, il doit se gérer lui-même avec ses blessures qui ne se ferment pas car elles sont sans remède.
Le rescapé se cache pour ne pas dénoncer le bourreau car il a peur d'être à sa place. Il a honte et peur devant celui qu'on sort de prison, il se jure intérieurement qu'il ne pourra plus témoigner car il devient ridicule.

Ainsi la société terrorise le rescapé qui se ferme de plus en plus au monde environnant et qui s'enfonce dans le désespoir, le découragement, la déception et le dégoût de tout ce qui l'entoure.

 

NOTES

(1) "Ese Mbaze Nde": "Auprès de qui trouverais-je le réconfort ?" Refrain : "Ayiiiii, Ngire nte nkore iki ese mbazr nde, ko uwo nabajije atakiriho", qui peut se traduire par : "Ayiiiii... Comment faire ? Que faire ? Auprès de qui trouver le réconfort, maintenant que celui qui me reconfortait n'est plus ?"  
L'auteur de la complainte ne reconnaît plus un pays où...
"2. Là où jouaient les enfants jouent des vautours...
3. Les pleurs des orphelins empêchent de dormir
4. Les Églises de Dieu sont remplies de cadavres..."
C'est la complainte de solitude du survivant, et de celui qui, de retour au Rwanda, ne retrouve pas les siens, ni surtout une présence à qui parler, se confier, se livrer... (Rappelons que les personnes âgées ont été les plus touchées par la violence, la guerre et le génocide). (NdE).

(2) Période qui court de la "Révolution" Hutu à l'arrivée au pouvoir d'Habyarimana, où les Tutsi persécutés se sont réfugiés en nombre par vagues successives dans les pays voisins. (NdE).