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Guerre coloniale française et génocide rwandais : l’implication de l’Etat français et sa négation.

Par Catherine Coquio. Article paru dans Relectures d'histoires coloniales, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°99, 2006.

Parlant de « guerre coloniale française » et de « génocide » des Tutsi du Rwanda en 1994, je voudrais d’abord préciser deux points.


1. Il n’y a pour moi aucun amalgame possible entre les massacres coloniaux et l’extermination génocidaire telle qu’on la vue se réaliser au Rwanda en 1994, sous les ordres du Gouvernement Interimaire Rwandais, avec les Forces Armées Rwandaises et les milices d’Interahamwe dirigées par le Hutu Power.


Chacun sait pourtant que le massacre, souvent accompagné d’un discours sur « l’espace vital » et l’extermination nécessaire, fut une pratique coutumière au cours des guerres coloniales européennes, pratique qui contribua à rendre historiquement possible le génocide nazi – comme Sven Lindqvist le montra magistralement deux ans avant le génocide rwandais. Mais la destruction génocidaire, qui a fait l’objet d’une définition juridique précise dans la Convention de 1948, reprise dans les statuts de la Cour Pénale Internationale 50 ans plus tard, suppose un type d’objectif, un degré de planification et des modes de réalisation spécifiques. Le génocide se distingue radicalement de la guerre civile ou du conflit interethnique. Il représente d’autre part un cas particulier de crime contre l’humanité.


Qui a étudié parallèlement le déroulement des massacres de 1994 au Rwanda et ceux commis par l’armée française en Algérie, quelles que soient l’extrême violence et la gravité de ceux-ci, de la conquête coloniale à la guerre d’indépendance, ne peut avoir aucune hésitation sur ce point. Pourtant, ce qui s’est passé pendant la Bataille d’Alger (1957) a un rapport direct avec ce qui s’est passé au Rwanda en 1990-1994. Ce rapport, qui n’est pas seulement d’analogie, ne permet nullement de qualifier de génocide ce qui s’est passé en Algérie ; il permet en revanche de saisir le rôle particulier que joua la France dans l’histoire du génocide rwandais. Comment un tel rapport doit-il se comprendre ?


Ces distinctions en effet n’empêchent pas de poser la question du passage, à la fois logique et historique, de la violence guerrière à la violence génocidaire. Elle se pose au sujet par exemple des massacres ethniques commis au Cameroun pendant la guerre d’indépendance avec l’encouragement de l’armée française, d’une très grande ampleur et qui restent occultés. Elle se pose également, de manière différente, à propos de la guerre menée par la France au Rwanda plus de trente ans plus tard. Car cette guerre à la fois militaire, diplomatique et politique, a croisé la réalité du génocide en 1994. La question se pose donc de la nature exacte de ce croisement, qu’on interprétera ou non en termes de complicité de génocide.


Il y a lieu en tout cas de parler de guerre française menée sur fond de génocide rwandais, et de se demander par quelles procédures d’effacement ou d’intégration une violence génocidaire peut être réduite à un « fond » : la question d’une telle capacité d’intégration ou d’effacement du génocide, dans l’histoire française, dépasse le Rwanda.


2. Ma position sur le point de la « complicité » est celle de la structure au nom de laquelle je m’exprime ici: non en tant qu’universitaire spécialiste de littérature comparée, mais au nom de l’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité, une des associations membres de la Commission d’Enquête Citoyenne (CEC) sur l’implication de la France dans le génocide rwandais. Cette Commission s’est réunie en mars 2004, et a publié un an plus tard son rapport, sous le titre L’Horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide au Rwanda (Karthala, 2004).


Ce rapport est venu compléter deux grands ensembles de documents : 1. l’enquête conduite par la FIDH et Human Rights Watch sous la direction de l’historienne Alison Desforges, et publiée sous le titre Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda (Karthala, 1999) ; 2.le volumineux rapport de la Mission d’Information Parlementaire (MIP), présidée par P. Quilès, publié en 1998 sous le titre Enquête sur la tragédie rwandaise.


En ce qui concerne les responsabilités françaises, les conclusions de ce rapport parlementaire se situaient très en deçà du contenu du premier livre, mais aussi des documents produits par ce rapport lui-même – en particulier ses Annexes - , accablants déjà pour l’Etat français. « La France, conclut Paul Quilès en décembre 1998, n’a en aucune manière incité, encouragé, aidé ou soutenu ceux qui ont orchestré le génocide ».


La contradiction parfois criante entre les conclusions du rapport et son contenu, mais aussi les lacunes internes de celui-ci – dues en particulier à l’absence de certains témoins et acteurs de premier plan - ont conduit un certain nombre d’individus et d’associations (Aircrige, Obsarm, Cimade) à l’initiative de l’association Survie, alors présidée par François-Xavier Verschave, à former une « Commission d’Enquête Citoyenne » destinée à l’établissement des faits le plus complet possible sur cette question majeure.
Cette Commission disposait de peu de moyens matériels, mais de nouveaux documents et en particulier de témoignages majeurs : non seulement ceux que venaient de publier le journaliste Patrick de Saint-Exupéry et Roméo Dallaire, responsable des forces de l’ONU pendant le génocide, mais aussi ceux de miliciens et de rescapés rwandais, recueillis par la Commission elle-même, et qu’il fallut entendre et recouper. L’ensemble des éléments accessibles furent examinés avec l’aide d’historiens, d’enquêteurs et spécialistes du Rwanda et de chaque domaine évoqué : furent ainsi entendus Alison Desforges, Jean-Pierre Chrétien, Gabriel Périès, Colette Braeckmann… En revanche, alors que toute la classe politique chronologiquement concernée fut invitée, deux personnes seulement répondirent.


Cette Commission, qui en appelle à un enquête à la fois historique et juridique plus soutenue, a conclu à la « présomption de complicité » d’ordre à la fois  « militaire », « diplomatique », « financier » et « politique » : c’est ainsi que s’organise ce rapport de 600 pages, qui consacre également un chapitre aux « Idéologies et médias », et un à l’Opération Turquoise. Le Président de cette Commission, Géraud de la Pradelle, a publié conjointement, sous le titre Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribnaux (Les Arènes, 2005), un memento juridique exposant les enjeux et modalités d’un recours devant la justice.


Représentée dans cette Commission, Aircrige a par ailleurs conduit des travaux parallèles, destinés à réfléchir sur l’écriture et la mémoire de ce génocide et à élargir le champ sur les versants épistémologique et politique : en s’interrogeant, d’une part, sur le rôle du témoignage dans l’écriture d’une histoire niée après les grandes catastrophes du siècle ; en étudiant, d’autre part, les comportements récents de l’Etat français relatifs aux crimes contre l’humanité ces quinze dernières années : ceci en mettant en relation le déni d’un passé inassumable et certaines compromissions actives (ex-Yougoslavie, Algérie, Soudan, Rwanda), pour s’interroger sur la récurente mise entre parenthèses du génocide, au passé comme au présent.

 

Le contre-temps colonial en 1994


En quoi le génocide des Tutsi du Rwanda, commis par les forces du Hutu Power avec la participation de la population rwandaise, concerne-t-il l’histoire coloniale française ?


Ce qui s’est passé en 1994, c’est-à-dire la conjonction d’une guerre et d’un génocide - n’est pas à envisager comme un « après-coup » de la colonisation, ni comme le développement d’une histoire tragique issue de ses « séquelles ». Ce n’est pas non plus une histoire « d’après la décolonisation », bien que l’indépendance du Rwanda ait été proclamée en 1962, peu après la création de la « République rwandaise » issue de la « révolution sociale » de 1959.


D’une part, il n’y a pas réellement eu de « décolonisation » au Rwanda : c’est précisément à cela qu’a servi la fameuse « révolution sociale », qui, devant les désirs d’émancipation de l’élite tutsie bientôt gagnée à la cause de l’indépendance, porta au pouvoir la majorité Hutu. La « révolution » qui installa la « République » rwandaise fut un renversement d’alliance coloniale.


D’autre part, le Rwanda ne fut pas une « colonie » française au sens strict du terme. Pénétré en avril 1894 par les Allemands, le Rwanda est vite devenu, pour undemi-siècle, une colonie belge. La présence française s’y est néanmoins manifestée fortement, d’abord à travers le pouvoir de l’Eglise, qui a réussi à créer un Etat quasi théocratique pendant plusieurs décennies, puis dans les formes d’une « amitié politique » qui devint une coopération militaire au cours des années soixante-dix.


Enfin il s’agit au Rwanda d’autre chose encore que des effets de la « Françafrique » comme système néocolonial de gouvernance et d’exploitation, même si celle-ci est en cause aussi. Les formes de continuité qui mènent de la présence coloniale française avant l’Indépendance à cette guerre sur fond de génocide sont plus concrètes et précises : elles passent par la préparation d’une guerre à la fois secrète et totale, après l’installation d’un système politico-militaire conçu sur le modèle français et avec l’appui français. Cette forme spécifique de continuité pose la question de la persistance de la guerre coloniale au-delà des indépendances.


Le génocide de 1994 oblige à s’interroger sur une contemporanéité : celle d’un début d’historiographie des violences coloniales, d’un début de reconnaissance des guerres livrées lors des indépendances, voire des crimes de guerre commis alors par l’armée française (sans qu’on veuille la plupart du temps parler de « crimes contre l’humanité »), et d’un retour anachronique, au Rwanda, d’une politique guerrière. Laquelle se montre pleinement héritière de la période coloniale, plus précisément des « massacres coloniaux » (Y. Bénot) commis lors des guerres d’indépendance.


Cet anachronisme montre qu’en matière d’histoire coloniale la reconnaissance des faits peut aller de pair avec un profond déni des actes en tant que crimes. Au niveau des instances politiques et militaires, du reste, ce déni se formule parfois comme une pleine acceptation : celle de l’Histoire française dans son intégralité. Le déni en effet n’est pas la négation des faits mais l’effacement de leur signification, donc l’absence de tout investissement moral à ce sujet. La puissance de ce déni permet qu’une certaine histoire se poursuive, quelle que soit l’histoire de l’anticolonialisme et de la « décolonisation ».


Cette continuité n’est donc pas seulement celle d’une idéologie tenace, qui résiste aux discours comme aux faits contraires. C’est celle d’un système effectif de gouvernance militaire mis en place dans le droit fil d’une doctrine coloniale. Cette doctrine a été réactualisée comme à contretemps, au gré d’enjeux géostratégiques nouveaux, mais aussi largement hérités. Ce contretemps, qui frappe ici par sa longévité, a été rendu proprement stupéfiant par le génocide de 1994, qu’un tel comportement colonial a rendu possible. Cette possibilité génocidaire sidère l’historien de la colonisation. Mais cette ouverture d’un nouveau champ historiographique lui permet aussi de voir plus clair sur la structure du temps colonial, qui rend au fond caduque ou inopérante l’idée même de contretemps.


Les enjeux et représentations qui accompagnent le dispositif guerrier mis en place au Rwanda frappent aussi par leur anachronisme. Mais cet anachronisme fut précisément responsable d’une certaine actualité, si insensée a priori qu’elle semble inintelligible, y compris même à l’historien de la colonisation. Celui-ci pourrait en effet se sentir en tout point dépassé, voire non concerné par un si tardif événement. Or c’est bien à lui que revient d’écrire aussi cette histoire. L’histoire de la colonisation devient ici celle du temps présent. La temporalité de l’histoire coloniale est profondément modifiée par l’effectuation de ce génocide. Son étude l’est par force aussi - comme la réplique politique à trouver : l’insuffisance de la lutte anticoloniale traditionnelle se fait plus que jamais sentir ici.


A qui entend refuser la politique qui produisit cette histoire, comme à qui veut avant tout l’étudier, il faut tenter non de comprendre l’inhumanité à l’œuvre dans cette catastrophe, mais de déchiffrer la part de rationalité qui l’a rendue possible. Pour le rôle qu’y a joué la France, cette rationalité déphasée, sinistrement intempestive, n’est pas directement celle du génocide, qui fut bien, lui, commis par les autorités rwandaises, mais d’une certaine guerre : sa raison se situe dans une doctrine militaire d’origine coloniale, et dans l’audience que trouva celle-ci au niveau de la Présidence.

 

Une doctrine militaire coloniale appliquée au Rwanda


Le Rwanda semble avoir été le lieu d’une expérimentation stratégique et militaire, dans le cadre d’une politique vouée à la défense des intérêts de la « francophonie ». Une idéologie géostratégique, donc, hantée par le péril communiste, puis par la présence anglophone sur le territoire africain, a guidé les agissements français dans ce pays, de la guerre froide à l’après-guerre froide. A cette idéologie s’est mêlée la mythologie raciale du Tutsi « Hamite », guerrier féodal et nomade d’origine blanche et parent du sémite, donc exogène, qui fut le support idéologique de la « Révolution » de 1959 et des pogromes qui suivirent. C’est de ce foyer syncrétique à forte teneur mythique que naît l’image du dangereux « Khmer noir » déboulant d’Ouganda (pays anglophone), en vigueur chez certains hauts-gradés de l’armée française, proches du président Mitterrand.


Les témoignages recueillis par Patrick Saint-Exupéry dans L’Inavouable, corroborent les thèses exposées alors par Gabriel Périès – et qui se sont développées depuis le Rapport de la CEC : ils confirment l’hypothèse d’une application, au Rwanda, de la « Doctrine de la Guerre Révolutionnaire », ou « antisubversive », destinée à briser « l’ennemi intérieur » en mettant sous coupe réglée l’ensemble de la population, gérée par un système politico-militaire substitutif des autorités civiles. Je ne puis ici entrer dans le détail de son contenu doctrinal et de ses applications pratiques, exposés par G. Périès. Cette doctrine, issue pour partie de l’expérience indochinoise, et expérimentée lors de la Bataille d’Alger en 1957, s’est développée au sein de l’Ecole de guerre française au début des années 50, pour s’exporter à travers le monde (Belgique, Argentine, USA, Rwanda) des années 60 aux années 80, jusqu’à la réactualisation tardive de 1994. Je cite Patrick de Saint-Exupéry :

 

« Nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la technologie : notre ‘théorie’. Nous leur avons fourni la méthodologie : notre ‘doctrine’. Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de notre histoire d’empire. De nos guerres coloniales. Des guerres qui devinrent ‘révolutionnaires’ à l’épreuve de l’Indochine. Puis se firent ‘psychologiques’ en Algérie. Des ‘guerres totales’. Avec des dégâts totaux. Les ‘guerres sales’ » (p 253).

 

Ce programme stratégique s’est constitué à partir de deux systèmes : celui, vertical, des « hiérarchies parallèles » mis au point par le colonel Trinquier sur le modèle de l’ennemi Vietminh ; celui, horizontal, du « quadrillage du territoire » comme méthode de contrôle des populations, mise au point par le colonel Lacheroy en 1952. Héritant de la notion de « guerre totale » de Luddendorff, cette doctrine comporte un programme de propagande et de guerre psychologique, de déplacement et parcage des populations, de formation de milices d’autodéfense et d’ « escadrons de la mort », enfin d’autonomisation politique des structures de commandements militaires locales, en relation directe avec la Présidence.


C’est pour parachever ce programme de militarisation intégrale de l’espace et du pouvoir qu’au Rwanda fut ainsi mis en place un ‘Commandement des Opérations Spéciales », c’est-à-dire, comme l’écrit P. de Saint-Exupéry, le « bras armé » d’un pouvoir aux « prérogatives illimitées », une « légion aux ordres de l’Elysée » (p 276). Mais d’après lui, la décision de mener une guerre au Rwanda précèda l’offensive du FPR en 1990, qui ne fut qu’un « prétexte » idéal. Il s’agissait en fait pour l’état-major français de « rejouer l’Indochine au Rwanda », devenu un « champ d’expérimentation » idéal. « L’opération grise, dit-il, est déjà dans les cartons ». Mais de quand date le carton ?


La relance de ces théories militaires, émanant d’officiers que De Gaulle avait fini par écarter, s’est faite sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. C’était une période faste pour les tenants de la doctrine militaire en question : les officiers français venaient enseigner leurs méthodes au régime argentin – ce qu’a d’ailleurs publiquement nié en mars 2004 le Ministre des Affaires Etrangères Dominique de Villepin. Celui-ci avait utilisé peu avant à propos du Rwanda la formule du « double génocide », imitant en cela F. Mitterrand, formule qui suscita la réplique adressée de Patrick de Saint Exupéry dans L’Inavouable.
Il est possible que l’application de ce système au Rwanda ait été envisagée dès ces années 70, ou avant le coup d’Etat d’Habyarimana (1973), voire, comme G. Périès le suggère du fait des étroites relations franco-belges sur ce point, dès la révolution sociale de 1959. Mais ce sont pour l’instant des conjectures. Le territoire quadrillé sur le modèle du damier, chaque quartie étant surveillé par une « cellule » de contrôle, et chaque individu étant encadré de la naissance à la tombe, fut en tout cas une réalité de la vie rwandaise bien avant 1990. Du reste, Mobutu avait fait siennes ces mêmes méthodes au Zaïre. Le Rwanda était un petit pays : il était plus aisé d’en faire un petit Etat total, et à peine nécessaire de déplacer et parquer les populations – ce qui fut fait néanmoins dans le Bugesera. Au cours des années 70, il n’était encore question que d’exporter un modèle de contrôle de population et d’instruire une armée. De quand date donc la décision de préparer au Rwanda une guerre dans laquelle l’armée française aller jouer un rôle de premier plan ?

 

De la « coopération » à la guerre


Le 27 novembre 2004, Paul Quilès défendait l’intervention militaire française de 1990 en la situant dans le cadre des « Accords de défense » signés avec le Rwanda. Il se réclamait même de sa qualité d’ancien Ministre de la défense contre ceux qui méconnaissent les obligations dues par la France à ces « accords de défense »: « Donc, dit-il, en 90, il y avait nécessité pour la France conformément à ses accords de venir aider le pouvoir en place contre une agression extérieure ; ce n’était pas une guerre civile, c’était une agression extérieure ».


P. Quilès fait ici référence aux accords d’assistance et de défense signés par la France avec les pays africains francophones lors des indépendances. Mais cet argument est fallacieux pour plusieurs raisons. Outre l’interprétation tendancieuse qui consiste à faire de l’offensive du FPR en exil une « agression extérieure », confondue avec celle d’un Etat, c’est un accord de coopération civile qui fut signé le 18 juillet 1975, et non un accord de défense. Or rien dans la lettre de cet accord, y compris dans le texte modifié de 1983, n’obligeait la France à intervenir contre une agression extérieure.


Comme le rappelle le Rapport de la Mission d’information parlementaire, l’accord de 1975 stipulait que le gouvernement de la République française mettait à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise « les personnels militaires français dont le concours lui est nécessaire pour l’organisation et pour l’instruction de la Gendarmerie rwandaise ». Il précisait (art. 2) que l’officier français dirigeant ces hommes relevait de l’ambassadeur de France, et que les militaires français ne devaient « en aucun cas être associés à la préparation ou à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité ».


Les modifications apportées au texte de juillet 1975 en 1983, puis en 1992, montrent que la coopération devait devenir militaire et rendre une guerre possible. En 1983, l’article 3 - modifié à la demande du gouvernement rwandais - précise que les personnels français serviront « sous l’uniforme rwandais » et que leur « qualité d’assistants techniques militaires » serait « mise en évidence par un badge spécifique ‘Coopération Militaire’ », sur la manche de l’uniforme. Surtout, la révision de 1983 supprime l’interdiction faite aux coopérants militaires français d’être associés à toute opération de guerre. Puis l’avenant du 26 août 1992 remplace la « gendarmerie rwandaise » par les « forces armées rwandaises » : la coopération française est ainsi étendue à l’ensemble des missions militaires rwandaises.


Le problème est que cette modification majeure est apportée au texte deux ans après l’intervention militaire de la France en 1990. Les actions françaises menées au Rwanda pendant ces deux ans ne relevaient donc pas des accords signés par la France et le Rwanda, puisque le texte de 1983 ne comportait aucune obligation d’intervenir. De quel texte relevaient-elles alors, qui, du reste, contredirait les Accords d’Arusha programmant le retrait des militaires français? Et en quoi consistèrent ces actions ?


L’intervention française prit la forme officielle de l’opération Noroît. Tandis que les soldats belges se retiraient, de nouveaux soldats français vinrent rejoindre ceux qui, déjà présents, allaient rester trois ans encore. Trois détachements militaires français, en tout une centaine d’hommes, étaient ainsi présents au Rwanda au début 1991 : 1. une mission militaire locale d’assistance de 24 soldats (Mission Militaire de Coopération) ; 2. un détachement militaire chargé de l’évacuation des ressortissants (Noroît); 3. un Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction (DAMI), dirigé par le lieutenant-colonel Chollet, conseiller aussi du chef de l’état-major rwandais.


La présence de ce DAMI devait rester secrète, comme le montre un Fax envoyé alors à l’ambassadeur de France Georges Martres : « Nous n’avons pas l’intention d’annoncer officiellement la mise en place du Dami. Vous direz au président Habyarimana que nous souhaiterions qu’il agisse de la même manière ». Quelques semaines plus tôt, le 15 octobre 1990, l’Elysée avait été informé par le même Georges Martres des risques d’extermination des Tutsi au Rwanda. D’après le rapport de la Mission d’Information Parlementaire, « Georges Martres a estimé que le génocide était prévisible dès octobre 1993 ‘sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité’. Il a du reste ajouté que ‘le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis’.» (p 297). Prévoir un génocide sans en imaginer l’ampleur ni l’atrocité relève un peu de la technique jésuite de « restriction mentale ». Pour d’autres hauts-militaires cités dans le même rapport, le génocide était prévisible dès 1990 :

 

« Cette volonté d'éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement l'armée composée uniquement de Hutus. Le Général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question tutsie :’ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider’”. (p 292)

 

C’est donc en toute connaissance de cause, en l’absence d’aucun texte contraignant, à l’insu des députés et semble-t-il des ministres, que commence en 1990 la guerre secrète menée par la France au Rwanda. Le colonel Canova, envoyé au Rwanda dès octobre 1990, puis le colonel Chollet, organisent une lutte antiguerrilla contre le FPR devenu ennemi intérieur. Cette lutte menée aux côtés des FAR se comprend comme une guerre totale, et répond pleinement aux normes de la doctrine, formation de milices comprise. La question cruciale est donc celle de « l’assistance » et de « l’instruction » apportée – et à qui exactement ? - par les Français du DAMI, et de la nature de ces « ennemis » intérieurs.


D’après le rapport de la MIP, la France est « intervenue sur le terrain de façon extrêmement proche des FAR (Forces Armées Rwandaises). Elle a, de façon continue, participé à l’élaboration de plans de bataille, dispensé des conseils à l’état-major et aux commandements de secteurs, proposant des restructurations et des nouvelles tactiques. Elle a envoyé sur place des conseillers pour instruire les FAR au maniement d’armes perfectionnées. Elle a enseigné les techniques de piégeage et de minage, suggérant pour cela les emplacements les plus appropriés » (p 163). Bernard Cazeneuve, corapporteur de la Mission, conclut ainsi : « sous couvert d’assistance au détachement Noroît, une centaine de militaires français menaient quasiment des actions de guerre sans qu’on puisse clairement établir quelle autorité politique le leur avait précisément demandée ». Mais le même B. Cazeneuve, commentant la modification apportée en 1983 aux accords de coopération, soulignait que le port de l’uniforme local par l’armée française « est une concession politique et un signe militaire fort qui ne doit pas être galvaudé ». Or une telle « concession politique » ne peut être émaner déjà que du plus haut degré des autorités françaises.


L’armée française a donc mené des « actions de guerre » décidées en haut lieu : les porte-parole de la doctrine de la guerre révolutionnaire auprès de Mitterrand étaient l’amiral Lanxade et les généraux Quesnot et Huchon. Le dispositif des hiérarchies parallèles fut assuré par des anciens d’Algérie, les officiers Lacaze et Heinrich. Le grand problème fut que la guerre que menaient les FAR n’était pas seulement une guerre contre le FPR. C’était une guerre menée contre des civils, et ces civils étaient des Tutsi.


C’est donc à la faveur d’un malentendu cultivé que la guerre française vint servir la cause du génocide. Ce malentendu s’exprimera naïvement par la bouche du colonel Jacques Rozier, responsable du secteur Sud pendant l’Opération Turquoise : « Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité nous n’avons pas à intervenir ». Or d’une part cette neutralité n’existait pas - au point que selon certains témoignages, ce même colonel intervint pour que soit retardé le sauvetage des derniers rescapés de Bisesero; d’autre part et surtout les miliciens ne faisaient pas la « guerre » : ils exécutaient un génocide planifié.


Or d’après Gérard Prunier, comme d’après plusieurs témoins rwandais, les hommes du DAMI ne formèrent pas seulement les soldats ni les hommes de la garde présidentielle, mais les futurs miliciens eux-mêmes. D’autres témoins ont vu des soldats français présents aux côtés des soldats des FAR aux barrières ethniques où étaient identifiés, arrêtés, puis exécutés les Tutsi en 1991 déjà : Immaculée Cattier, dans le rapport de la CEC, raconte de quelle manière s’est déroulée sous ses yeux une de ces arrestations.
Selon d’autres sources, les soldats français étaient présents au camp d’entraînement de Bigogwe, lorsqu’eurent lieu les massacres voisins de Tutsi Bagogwe en 1993. Les membres de l’armée française qui informaient l’Elysée - la Direction du Renseignement Militaire joua un rôle essentiel dans les décisions présidentielles - était parfaitement au courant de ces massacres, comme du risque de génocide. Dès 1992 d’ailleurs, Paul Kagame, reçu par le Quai d’Orsay, s’était vu invité à cesser le combat, sans quoi s’il gagnait Kigali il ne trouverait plus aucun des siens dans son pays.

 

Pendant le génocide. La France et ses « alliés »


Pendant le génocide, les militaires furent officiellement évacués, remplacés par les troupes de la MINUAR. Mais plusieurs sources attestent de la présence de soldats français au Rwanda – ainsi que de mercenaires étrangers. Le général Roméo Dallaire, responsable des forces de l’ONU, qui échouera jusqu’au bout à faire entendre la nécessité d’une intervention militaire, affirme que le lieutenant-colonel Maurin – qui faisait partie de la coopération militaire française avant le génocide - était encore aux côtés des FAR la nuit du 6 au 7 avril. D’après le Rapport de la Mission d’Information Parlementaire, 47 soldats français sont encore présents pendant le génocide – tandis qu’il n’y en aurait plus selon E. Balladur et A. Juppé. Même contradiction à propos des ventes d’armes : d’après le rapport de la CEC, une livraison d’armes a lieu encore le 27 mai – qui met en cause la BNP - alors qu’Alain Juppé affirme qu’à cette époque les livraisons ont cessé (points 1.10 et 1.11 des « Conclusions provisoires de la CEC »).


Enfin l’armée française se voit malencontreusement secondée par certaines initiatives « privées ». D’après plusieurs sources, Paul Barril, ancien du GIGN reconverti dans le service vendu aux dictateurs africains, a mené à bien pendant le génocide une opération dite « Insecticide », commandée semble-t-il par la veuve d’Habyarimana, opération dont était très probablement informé l’Elysée – qui plus tard fera venir celle-ci en France, où elle vivra d’une pension versée par l’Etat. Le même Paul Barril se félicitera plus tard, dans Play Boy, d’avoir fièrement hissé le drapeau français de l’ambassade en ces jours de crise - au moment même où le massacre battait son plein.


Mais c’est bien sûr au plan politique et diplomatique que, pendant le génocide, l’appui au régime génocidaire s’est manifesté le plus clairement. Il semble que l’équipe formant le « Gouvernement Interimaire Rwandais », qui déclencha les massacres après l’attentat contre l’avion d’Habyarimanah, et qui sera jugée responsable du génocide par le TPIR, se soit constituée dans l’ambassade de France et, aux dires de l’ambassadeur Marlaud lui-même, sous son contrôle (3.1. des « Conclusions provisoires de la CEC »). La France fut ensuite la seule puissance à reconnaître ce gouvernement, mais aussi à l’appuyer. Le signe le plus net en est l’accueil fait à l’Elysée et au Quai d’Orsay, le 27 avril 1994, au ministre des affaires étrangères et à l’un de ses leaders extrémistes - malgré la mise en garde de la FIDH, qui soulignait qu’un tel acte donnerait caution aux autorités responsables du génocide.


On ne peut donc pas dire que le maintien implacable de la même politique fut aveugle : c’est en toute clairvoyance, semble-t-il, que le génocide a été vu, reconnu et accepté – ce qui du reste, au plan moral, s’accorde avec la tolérance dont témoigne telle phrase de Mitterrand sur le génocide « pas très important » dans « ces pays-là », ou de Bruno Delaye, le Monsieur Afrique de l’Elysée, sur le fait « qu’on ne peut pas ne pas se salir les mains avec l’Afrique »...


Le plus grave est que la France, démission des USA aidant, ait pu entraîner la « communauté internationale » dans sa politique au moment crucial où le génocide pouvait être empêché. La représentation française à l’ONU, en étroite relation avec le GIR, a mobilisé un réseau international qui s’est révélé assez puissant - Boutros-Ghali lui-même étant un allié de la France - pour peser de manière décisive sur les décisions prises par le Conseil de sécurité. Malgré les constants avertissements de R. Dallaire, seule était prise en compte « l’information » donnée par Jacques Roger Booh Boh, ancien diplomate camerounais, dont les communiqués ne parlaient que de « conflit armés » et de « dérives » de la garde présidentielle. Proche d’Habyarimana, en décembre 2003 il avait fêté Noël avec l’Akazu, d’après Jean-Paul Gouteux que je cite ici :

 

« Peut-on imaginer qu’un criminel sans envergure comme Jérôme Bicamumpaka, le ministre des Affaires étrangères du GIR, qui occupait le siège du Rwanda au Conseil de sécurité de l’ONU, ait été soutenu par des gens parvenus en France aux plus hautes responsabilités politiques, François Mitterrand, Édouard Balladur (Premier ministre), Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères) et Hubert Védrine (Secrétaire général à la présidence) ? Peut-on imaginer que ce criminel ait revendiqué ce soutien devant la diplomatie mondiale ? C’est pourtant ce qui s'est passé. Lors de la réunion du Conseil de sécurité le 16 mai 1994, ce représentant d’un gouvernement soutenu par la France fit un discours à l’ONU où il niait le génocide. Il affirmait que la radio rwandaise diffusait des messages de paix et que les responsables gouvernementaux sillonnaient le pays pour tenir des réunions de pacification. Il n'en reprenait pas moins les mensonges délirants propagés par la RTLM (Radio Télévision des Mille Collines) et la revue de propagande raciste Kangura : « Outre les affirmations habituelles sur les centaines de milliers de Hutu tués par le FPR simplement parce qu’ils étaient Hutu, il ajouta que les soldats du FPR dévoraient le cœur de leurs victimes ». Que purent bien penser les diplomates internationaux qui l’écoutaient en silence? »

 

Un document accablant, retrouvé à Kigali, omis par la Mission parlementaire alors que son authentification et son interprétation étaient indispensables, a été reproduit dans le rapport de la CEC (pp 58-59). Il retrace l’entretien qui eut lieu à Paris une semaine avant cette réunion du Conseil de Sécurité, le 9 mai 1994, entre le lieutenant-colonel des FAR Ephrem Rwabalinda, et le général Huchon, chef de la Mission Militaire de la Coopération française (MMC). Cet entretien fait explicitement état de : - l’intention de la France de porter secours à ses alliés ; - la mise en place d’une liaison cryptée entre la MMC et les FAR ; la nécessité de s’installer dans une guerre longue, mais aussi de renverser la mauvaise image donnée par les massacres. C’est au mois de mai en effet que l’opinion internationale commença de se montrer – relativement – sensible à ce qui se passait au Rwanda. Le GIR dut donc faire quelques efforts pour se rendre présentable. Il eut quelques difficultés à le faire, comme le montre la séance onusienne évoquée plus haut ; mais le Conseil de sécurité était prêt à oublier les « cœurs dévorés » par le FPR à condition d’entendre parler des « messages de paix » diffusés par la radio rwandaise….


Et de fait, comme Jean-Pierre Chrétien l’a fait remarquer lors de la CEC, quelques jours après l’entretien du 9 mai à Paris, la Radio Télévision des Mille Collines change de discours : les 13 et 18 mai, on y annonce la bonne nouvelle de l’assistance française, mais à condition de ne plus voir de cadavres sur les routes, ni de massacres en plein jour ; on critique les excès des milices, on parle de « normalisation » du pays. Puis le 30 mai, le rédacteur en chef évoque des « suicides » de Tutsi et attribue ces massacres non planifiés à une colère populaire due à un problème ethnique (pp 67-69). La machine négationniste est lancée, au Rwanda comme en France.

 

Dissimulation et poursuite de la « guerre »


Mais le terme de négationnisme ne convient pas bien ici. Comme on le voit dans les consignes de mai, c’est clairement l’image du génocide qui fait problème et non sa réalité. Celle-ci fait d’ailleurs l’objet d’une qualification explicite. Quelques jours après cet entretien, Alain Juppé parle de « génocide » (16 mai). Mais cette « reconnaissance » est suivie de peu par la formule de « double génocide », lancée et reprise comme un mot d’ordre. Ce mot d’ordre est une solution à un problème juridique. En effet, la négation politique du génocide est impossible dès lors que le génocide a été attesté par l’ONU et a conduit à l’établissement du TPIR. Dupliquer le génocide pour parler des massacres de civils commis par le FPR, c’est une manière d’égaliser deux phénomènes différents ; c’est aussi accompagner, par le discours, la guerre dorénavant politique que l’Etat français continue de mener contre le FPR. Le génocide n’est donc pas nié : il est normalisé. Sa réduplication est l’accompagnement discursif de la guerre qui se poursuit.


L’opération de dissimulation commandée par l’état-major français en mai 1994 va de pair avec la poursuite de la guerre, dont la politique devient alors la continuation. La politique française ne repose pas sur une négation du génocide, mais sur son acceptation comme dommage collatéral dans une guerre longue, toujours à poursuivre. La constatation qu’un génocide est en train de se dérouler ne décide pas d’un changement de politique – au-delà de l’hésitation entre la ligne mitterandienne (interventionniste) et la ligne balladurienne (non-interventionniste). Il modifie la forme du soutien politique et militaire français à l’équipe de l’ex-GIR, soutien qui passera désormais par l’intervention humanitaire et l’aide aux réfugiés.
Comme l’a fait remarquer Roméo Dallaire, l’opération parrainée par Bernard Kouchner auprès des orphelins rwandais, quelles que soient ses intentions, profita au GIR au plan politique. Le 14 mai, du reste, le même B. Kouchner était allé jusqu’à s’exprimer lui-même sur la très officielle Radio Rwanda, pour mettre en garde les milices.


La thèse du « double génocide », qu’on verra s’exprimer dans plusieurs organes de presse - Jeune Afrique, Le Figaro et Le Monde où l’on parlait encore le 16 mai d’ « affrontements terriblement meurtriers » - se prépare au même moment que l’intervention militaro-humanitaire dite Opération Turquoise. Le plan original de l’intervention – selon l’option privilégiée de Mitterrand - était d’aller sur Kigali par le nord pour arrêter les massacres et rétablir le gouvernement Hutu, ce qui supposait d’affronter le FPR. La victoire du FPR fit que l’option humanitaire défendue par Balladur l’emporta. Mais c’est avec force blindés, hélico et jaguars que l’armée française se déploya, acclamée par les miliciens.


Quelle que soit la confusion du moment, la duplicité opérationnelle de Turquoise ne fait aucun doute : l’armée française avait mission de protéger la population civile, ce qu’elle fit la plupart du temps, mais aussi d’aider les génocidaires à se retrancher au Kivu, ce qu’elle fit aussi. La base de Goma devint le foyer du négationnisme. En Centre-Afrique enfin, d’après certaines sources, fut établie une nouvelle base d’entraînement – ce que nie le gouvernement d’alors. Il est certain en tout cas que l’armée française a exfiltré Bagosora, un des principaux organisateurs présumés du génocide, et le chef milicien Gatete. Ces gens n’étaient pas sauvés pour des raisons humanitaires, mais politiques. Une note du Ministère de la Coopération demandant d’attribuer des visas à une partie listée d’entre eux « pour préserver l’avenir », montre que la politique française restait la même. Le FPR était et serait l’ennemi. D’après certains témoignages, des Hutu désireux de rentrer au Rwanda parce qu’ils n’avaient pas participé aux massacres se virent renvoyés à l’état-major des FAR avec des formules ironiques et menaçantes (« arrangez-vous avec vos supérieurs » ; « tu vas te faire couper la tête si tu rentres à Kigali »), et parfois racistes (« sale nègre »).


Mais des faits plus graves encore, à la fin du génocide, posent la question du caractère criminel de certains actes commis sous couvert de l’Opération Turquoise. Au sud-ouest du pays, à la fin juin 1994, d’après certains témoignages, des Tutsi furent abandonnés sinon livrés par certains soldats français aux tueurs. Le comportement des soldats français lors du massacre commis dans l’Ecole technique de Murambi – devenue depuis un « site » du génocide – semble particulièrement accablant. Sur une des collines de Bisesero, où s’organisa une résistance désespérée, la découverte des derniers survivants par l’armée française fut immédiatement suivie de nouvelles attaques, et ce fut au bout de trois jours seulement que les soldats français réapparurent enfin. Enfin le camp de Nyarushishi, selon plusieurs témoignages de victimes, fut transformé par certains soldats français – en particulier des légionnaires – en réserve de femmes à violer : un viol à caractère ethnique, toutes ces femmes étant des Tutsi rescapées du génocide. Alors que les journalistes étaient assez nombreux au Rwanda à cette époque, la presse a fait silence sur tous ces points, tandis que les pleins feux étaient jetés sur les victimes du choléra au Zaïre.

 

« Complicité de génocide » ? Droit et négation d’Etat


Lorsque le film de Raphaël Glucksmann, Tuez-les tous, est projeté à la télévision sur FR3, le 27 novembre 2004, la classe politique répond par une série de réactions violentes qui s’expriment dans le débat qui suit. Edouard Balladur, indigné, justifie Turquoise par le caractère anachronique d’une intervention coloniale, et conclut que loin d’en être coupable, la France doit être fière de l’ « admirable » politique qu’elle a menée là; Hubert Védrine, plus calmement, passe le réel à la moulinette de son usuel réductionnisme géostratégique : parlant de conflit entre deux Etats, dont l’un représenté par un gouvernement légal, il contredit tranquillement le Rapport parlementaire de 1998, dont il semble d’ailleurs ignorer le contenu. Paul Quilès, lui, note la « naïveté » de Mitterrand, se réclame des fameux « accords de défense », nie qu’il y ait une « responsabilité objective » mais une « erreur » regrettable, et conçoit que des excuses puissent être faites au peuple rwandais, mais en aucun cas à un gouvernement qui parle d’« implication » française.
Le rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne de mars 2004 parle lui aussi d’implication, et de présomption de complicités. L’attitude offensive que venait de prendre Paul Kagame envers la France, lors de la commémoration du dixième anniversaire du génocide, a introduit une certaine confusion – propice à l’amalgame, continuellement cultivé, entre la critique de la politique française menée par la CEC et l’appui politique apporté à l’actuel gouvernement rwandais – malgré les distances prises par les uns et les autres à ce sujet dans les associations concernées, et l’indépendance effective de la Commission.


Lorsqu’une élue socialiste, le 13 avril 2004, interroge le Ministère des Affaires Etrangères sur l’attitude de la France au Rwanda, Dominique de Villepin répond par une solennelle batterie de dénégations qu’il est impossible de reprendre toutes ici, mais qui sont ainsi introduites : 1. la Mission parlementaire de 1998 a accompli un « effort de vérité » sans analogue « dans aucun autre pays ». 2. Ses conclusions rappellent que « la France a été le pays le plus actif non seulement pour tenter de prévenir le drame de 1994, mais également de mobiliser la communauté internationale afin de venir en aide aux victimes du génocide », et que l’échec de ses « efforts en faveur de la paix » ne saurait constituer la « preuve » d’une « responsabilité », encore moins d’une « complicité » dans le génocide. 3. Alors que le Rwanda « ne faisait pas partie de l’héritage colonial français », la France s’est « très tôt investie dans les efforts pour s’efforcer d’enrayer la montée des tensions dans ce pays », qui avait déjà connu de graves violences intercommunautaires au cours des années 70 ». Suit l’histoire des « Opérations » françaises expliquée aux députés français. Cette explication efface la guerre et place la crainte de « l’exode » - jamais celle du génocide - au cœur des préoccupations françaises. Elle fait conclure qu’ « aucun coopérant ni aucun militaire français n’a donc pu participer, de près ou de loin, au génocide perpétré au Rwanda » ; enfin, que « l’opération Turquoise n’a jamais failli à son devoir de neutralité et n’a jamais eu d’autre objectif que de sécuriser les populations civiles pendant la poursuite des combats militaires ».


On note le retour paradoxal de l’argument colonial : le Rwanda n’était pas une colonie française, et pourtant la France s’est investie comme aucun autre pays pour y maintenir la « paix » malgré les « tensions ». Une dénégation en cache toujours une autre : le Rwanda n’était pas une colonie, la France y travaillait pour la paix. Il faut dire que la France qui faisait la guerre en réalité au Rwanda n’avait pas exactement les mêmes ennemis que les miliciens : derrière les « Tutsi », on voyait la présence américaine en Afrique.


Le rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne, ainsi que ceux qui l’ont conduit, se voient aujourd’hui violemment attaqués, à l’issue des plaintes déposées par plusieurs civils rwandais contre x pour certains faits commis pendant l’Opération Turquoise. La Ministre de la Défense, Mme Alliot-Marie, a déclaré ces attaques « inadmissibles » et déploré la tendance française au « dénigrement » de notre pays, dont il fallait être plus fier (12.12.05). Peu après Dominique de Villepin s’exclamait, à l’Assemblée Nationale, en réponse aux demandes d’abrogation de la loi du 23 février 2005, qui demandait aux enseignants de présenter la colonisation comme un acquis positif, qu’il assumait fièrement toute l’histoire de la République française (14-12-2005).


L’Etat français, et la mémoire de François Mitterrand, ont trouvé un nouveau défenseur en la personne de Pierre Péan – qui, en 1994, publiait un livre consacré à l’évolution politique de François Mitterrand pendant la guerre et l’Occupation. On se souvient que ce livre, tout en éclaircissant certains faits, se réclamait de l’objectivité et de la complexité pour ne pas juger. Dans les faits, sa parution opportune avait évité à Mitterrand des mises en cause plus radicales, qui touchaient au présent : non seulement sa politique « rwandaise », mais sa tolérance étonnante, dans ses rencontres et son immédiat entourage, à l’extrême-droite française. Le livre de Péan avait eu pour effet d’occulter l’enquête confondante publiée la même année 1994 sous le titre La Main droite de Dieu. L’itinéraire idéologique de Pierre Péan semble assez cohérent.


Un nouveau type de négation se met donc en place - dont je ne pourrai parler ici : il faudrait y consacrer une étude autonome, qui interprète et affilie les procédés du genre, au-delà des répliques de contenu. Ce discours, qui frappe par sa charge de haine ad hominem, mais aussi de haine raciale, se conçoit logiquement comme une machine de guerre contre la machine juridique qui s’est mise en marche. Le livre de P. Péan est sorti au début novembre 2005, pendant le séjour à Kigali de Brigitte Raynaud, juge d'instruction au Tribunal aux Armées de Paris, destiné à enquêter sur la plainte déposée par six ressortissants rwandais contre les militaires français de l’opération Turquoise. La négation des responsabilités françaises poursuit ainsi le cycle normal du négationnisme – qui est toujours, en même temps qu’une négation de l’histoire et une guerre aux témoins, un défi au droit.


La négation, précisons-le, ne concerne pas ici la réalité de la guerre secrète, qu’il est impossible de nier, mais la complicité de génocide. Ainsi Hubert Védrine a-t-il concédé que la responsabilité de la France pouvait se comparer à celle des USA dans la réalisation du génocide Khmer rouge : cette responsabilité, lointaine et indirecte, ne concernerait donc que la participation à une guerre, laquelle, par une série d’enchaînements étrangers à toute volonté politique, française autant qu’américaine, aboutit au génocide. Or si cette comparaison boîteuse a l’avantage de désigner clairement la frontière, pour l’Etat français, entre l’assumable et l’inassumable, cette présentation des choses ne respecte ni la réalité des faits, ni celle du droit.

La question de la complicité de génocide, hors de toute appréciation personnelle, pose un problème juridique qui nécessite d’être clarifié. Géraud de la Pradelle, le juriste qui préside cette Commission, l’a fait dans Imprescriptible. La CEC a reprécisé ce point en réponse aux affirmations qui se sont exprimées dans le sillage du livre de Pierre Péan, qui prétend révéler dans la thèse de la « complicité de génocide » une « inavouable manipulation » .
Afin qu’aucun malentendu ne subsiste ici, je cite pour finir le communiqué de la CEC du 19 décembre 2005 :

 

Communiqué du 19 décembre 2005


Après la parution de divers ouvrages à caractère négationniste, la Commission d'enquête citoyenne sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda (C.E.C.) tient à présenter les observations suivantes :


1 - La notion de "génocide" et celle de "complicité de génocide" applicables au Rwanda et dans les pays limitrophes entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ne sont pas affaires d'opinion.
Elles sont impérativement définies par la jurisprudence du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (T.P.I.R.), sur la base des articles 2 et 6.1 du Statut de ce Tribunal qu'a institué le Conseil de Sécurité des Nations Unies (v. Résolution 955 du 8 novembre 1994 ; v. aussi Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948).


En vertu de la loi 96-432 du 22 mai 1996, les juridictions françaises peuvent être saisies à raison d'actes accomplis par quiconque au Rwanda, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 et doivent, alors, appliquer les mêmes principes que le T.P.I.R..

2 -Conformément aux principes applicables (v ci-dessus, 1), n'importe quel massacre massif accompli au Rwanda n'est pas, ipso facto, un "génocide".
Sont, seuls, constitutifs de "génocide" les "actes …commis dans l'intention de détruire en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel…"

3 - Chaque fois que la question lui a été posée, le T.P.I.R. a constaté qu'un "génocide" avait été commis à l'encontre des Tutsi rwandais. Il n'est donc pas possible de contester, en droit, l'existence de ce "génocide".

4 -Par ailleurs, en fait, aucun "groupe" rwandais autre que les Tutsi n'a été victime d'actes visant à sa destruction "en tant que tel".Dans ces conditions, il serait déraisonnable, en droit, de soutenir qu'un autre "génocide" que celui des Tutsi aurait été perpétré au Rwanda.

5 - Nul ne prétend que la République française ait partagé avec tel ou tel gouvernement rwandais l'intention de détruire tout ou partie du groupe formé par les Tutsi.
En droit, cependant, il n'est pas nécessaire que les autorités françaises aient eu cette intention pour être "complices".


En effet, la "complicité" n'implique pas "l'intention spécifique qu'a l'auteur principal de commettre le génocide" (v. notamment, T.P.I.R., Jugement du 15 juillet 2004, affaire Ndindabizi).
Il faut - mais il suffit - que le complice ait "au moins connaissance de l'intention générale et spécifique de l'auteur principal" (v. le même jugement).
Or, dans le cas du Rwanda, les autorités françaises avaient indiscutablement cette connaissance (v. notamment, les déclarations du ministre français des Affaires étrangères, le 15 mai 1994 à l'issue d'un Conseil des ministres européens et le 18 mai suivant, à l'Assemblée nationale ; v. également, le rapport de la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda, chapitre VI, pp. 286 et suivantes).

6 - En vertu de l'article 6.1 du Statut du T.P.I.R. l'encouragement "à préparer, planifier ou exécuter" le "génocide" est une forme de "complicité".
Or, il a été jugé que "la présence d'une personne en position d'autorité en un lieu où un crime est en train d'être commis ou en un lieu où il est connu que des crimes sont régulièrement commis peut générer une forme d'approbation …qui s'assimile à l'aide et à l'encouragement. Ce n'est pas la position d'autorité qui est importante en elle-même, mais plutôt l'effet d'encouragement qu'une personne en position d'autorité peut susciter au regard de ces évènements" (v. le même jugement du 15 juillet 2004).
En droit, par conséquent, la "présence" de militaires français "en un lieu où un crime est en train d'être commis ou en un lieu où il est connu que des crimes sont régulièrement commis" est susceptible de constituer une "complicité".

7 - Nombre de témoignages et de documents permettent, malheureusement, de nourrir le soupçon de "complicité" des autorités françaises civiles et militaires par d'autres faits que la simple présence. Il s'agit, notamment, de la remise de Tutsi aux Forces Armées Rwandaises (F.A.R.) et aux milices - pour ne rien dire des allégations de meurtres et de sévices graves ; enfin, surtout, de l'aide militaire, technique, financière et diplomatique apportée de 1990 à la fin d'août 1994, à un appareil d'État qui préparait puis faisait exécuter le "génocide" (v. notamment, le rapport de la C.E.C., L'horreur qui vous prend au visage, Karthala 2005, pp. 420 et suivantes).

8 - La C.E.C. se réserve de publier un rapport complémentaire à partir des éléments d'information qu'elle n'a cessé de recueillir depuis mars 2004 sur les divers aspects de l'implication française.

La Commission d’enquête citoyenne. (Aircrige, Survie, Obsarm). 19.12.2005

 

(texte publié sans son appareil de notes, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)