Parlant de « guerre coloniale française » et
de « génocide » des Tutsi du Rwanda
en 1994, je voudrais d’abord préciser deux points.
1. Il n’y a pour moi aucun amalgame possible entre
les massacres coloniaux et l’extermination génocidaire
telle qu’on la vue se réaliser au Rwanda en
1994, sous les ordres du Gouvernement Interimaire Rwandais,
avec les Forces Armées Rwandaises et les milices d’Interahamwe
dirigées par le Hutu Power.
Chacun sait pourtant que le massacre, souvent accompagné d’un
discours sur « l’espace vital » et
l’extermination nécessaire, fut une pratique
coutumière au cours des guerres coloniales européennes,
pratique qui contribua à rendre historiquement possible
le génocide nazi – comme Sven Lindqvist le montra
magistralement deux ans avant le génocide rwandais.
Mais la destruction génocidaire, qui a fait l’objet
d’une définition juridique précise dans
la Convention de 1948, reprise dans les statuts de la Cour
Pénale Internationale 50 ans plus tard, suppose un
type d’objectif, un degré de planification et
des modes de réalisation spécifiques. Le génocide
se distingue radicalement de la guerre civile ou du conflit
interethnique. Il représente d’autre part un
cas particulier de crime contre l’humanité.
Qui a étudié parallèlement le déroulement
des massacres de 1994 au Rwanda et ceux commis par l’armée
française en Algérie, quelles que soient l’extrême
violence et la gravité de ceux-ci, de la conquête
coloniale à la guerre d’indépendance,
ne peut avoir aucune hésitation sur ce point. Pourtant,
ce qui s’est passé pendant la Bataille d’Alger
(1957) a un rapport direct avec ce qui s’est passé au
Rwanda en 1990-1994. Ce rapport, qui n’est pas seulement
d’analogie, ne permet nullement de qualifier de génocide
ce qui s’est passé en Algérie ;
il permet en revanche de saisir le rôle particulier
que joua la France dans l’histoire du génocide
rwandais. Comment un tel rapport doit-il se comprendre ?
Ces distinctions en effet n’empêchent pas de
poser la question du passage, à la fois logique et
historique, de la violence guerrière à la violence
génocidaire. Elle se pose au sujet par exemple des
massacres ethniques commis au Cameroun pendant la guerre
d’indépendance avec l’encouragement de
l’armée française, d’une très
grande ampleur et qui restent occultés. Elle se pose également,
de manière différente, à propos de la
guerre menée par la France au Rwanda plus de trente
ans plus tard. Car cette guerre à la fois militaire,
diplomatique et politique, a croisé la réalité du
génocide en 1994. La question se pose donc de la nature
exacte de ce croisement, qu’on interprétera
ou non en termes de complicité de génocide.
Il y a lieu en tout cas de parler de guerre française
menée sur fond de génocide rwandais, et de
se demander par quelles procédures d’effacement
ou d’intégration une violence génocidaire
peut être réduite à un « fond » :
la question d’une telle capacité d’intégration
ou d’effacement du génocide, dans l’histoire
française, dépasse le Rwanda.
2. Ma position sur le point de la « complicité » est
celle de la structure au nom de laquelle je m’exprime
ici: non en tant qu’universitaire spécialiste
de littérature comparée, mais au nom de l’Association
Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité,
une des associations membres de la Commission d’Enquête
Citoyenne (CEC) sur l’implication de la France dans
le génocide rwandais. Cette Commission s’est
réunie en mars 2004, et a publié un an plus
tard son rapport, sous le titre L’Horreur qui nous
prend au visage. L’Etat français et le génocide
au Rwanda (Karthala, 2004).
Ce rapport est venu compléter deux grands ensembles
de documents : 1. l’enquête conduite par
la FIDH et Human Rights Watch sous la direction de l’historienne
Alison Desforges, et publiée sous le titre Aucun témoin
ne doit survivre. Le génocide au Rwanda (Karthala,
1999) ; 2.le volumineux rapport de la Mission d’Information
Parlementaire (MIP), présidée par P. Quilès,
publié en 1998 sous le titre Enquête sur la
tragédie rwandaise.
En ce qui concerne les responsabilités françaises,
les conclusions de ce rapport parlementaire se situaient
très en deçà du contenu du premier livre,
mais aussi des documents produits par ce rapport lui-même – en
particulier ses Annexes - , accablants déjà pour
l’Etat français. « La France, conclut
Paul Quilès en décembre 1998, n’a en
aucune manière incité, encouragé, aidé ou
soutenu ceux qui ont orchestré le génocide ».
La contradiction parfois criante entre les conclusions du
rapport et son contenu, mais aussi les lacunes internes
de celui-ci – dues en particulier à l’absence
de certains témoins et acteurs de premier plan -
ont conduit un certain nombre d’individus et d’associations
(Aircrige, Obsarm, Cimade) à l’initiative
de l’association Survie, alors présidée
par François-Xavier Verschave, à former une « Commission
d’Enquête Citoyenne » destinée à l’établissement
des faits le plus complet possible sur cette question majeure.
Cette Commission disposait de peu de moyens matériels,
mais de nouveaux documents et en particulier de témoignages
majeurs : non seulement ceux que venaient de publier
le journaliste Patrick de Saint-Exupéry et Roméo
Dallaire, responsable des forces de l’ONU pendant le
génocide, mais aussi ceux de miliciens et de rescapés
rwandais, recueillis par la Commission elle-même, et
qu’il fallut entendre et recouper. L’ensemble
des éléments accessibles furent examinés
avec l’aide d’historiens, d’enquêteurs
et spécialistes du Rwanda et de chaque domaine évoqué :
furent ainsi entendus Alison Desforges, Jean-Pierre Chrétien,
Gabriel Périès, Colette Braeckmann… En
revanche, alors que toute la classe politique chronologiquement
concernée fut invitée, deux personnes seulement
répondirent.
Cette Commission, qui en appelle à un enquête à la
fois historique et juridique plus soutenue, a conclu à la « présomption
de complicité » d’ordre à la
fois « militaire », « diplomatique », « financier » et « politique » :
c’est ainsi que s’organise ce rapport de 600
pages, qui consacre également un chapitre aux « Idéologies
et médias », et un à l’Opération
Turquoise. Le Président de cette Commission,
Géraud de la Pradelle, a publié conjointement,
sous le titre Imprescriptible. L’implication française
dans le génocide tutsi portée devant les tribnaux
(Les Arènes, 2005), un memento juridique exposant
les enjeux et modalités d’un recours devant
la justice.
Représentée dans cette Commission, Aircrige
a par ailleurs conduit des travaux parallèles, destinés à réfléchir
sur l’écriture et la mémoire de ce génocide
et à élargir le champ sur les versants épistémologique
et politique : en s’interrogeant, d’une part,
sur le rôle du témoignage dans l’écriture
d’une histoire niée après les grandes
catastrophes du siècle ; en étudiant,
d’autre part, les comportements récents de l’Etat
français relatifs aux crimes contre l’humanité ces
quinze dernières années : ceci en mettant en
relation le déni d’un passé inassumable
et certaines compromissions actives (ex-Yougoslavie, Algérie,
Soudan, Rwanda), pour s’interroger sur la récurente
mise entre parenthèses du génocide, au passé comme
au présent.
Le contre-temps colonial en 1994
En quoi le génocide des Tutsi du Rwanda, commis par
les forces du Hutu Power avec la participation de la population
rwandaise, concerne-t-il l’histoire coloniale française ?
Ce qui s’est passé en 1994, c’est-à-dire
la conjonction d’une guerre et d’un génocide
- n’est pas à envisager comme un « après-coup » de
la colonisation, ni comme le développement d’une
histoire tragique issue de ses « séquelles ».
Ce n’est pas non plus une histoire « d’après
la décolonisation », bien que l’indépendance
du Rwanda ait été proclamée en 1962,
peu après la création de la « République
rwandaise » issue de la « révolution
sociale » de 1959.
D’une part, il n’y a pas réellement eu
de « décolonisation » au Rwanda :
c’est précisément à cela qu’a
servi la fameuse « révolution sociale »,
qui, devant les désirs d’émancipation
de l’élite tutsie bientôt gagnée à la
cause de l’indépendance, porta au pouvoir la
majorité Hutu. La « révolution » qui
installa la « République » rwandaise
fut un renversement d’alliance coloniale.
D’autre part, le Rwanda ne fut pas une « colonie » française
au sens strict du terme. Pénétré en
avril 1894 par les Allemands, le Rwanda est vite devenu,
pour undemi-siècle, une colonie belge. La présence
française s’y est néanmoins manifestée
fortement, d’abord à travers le pouvoir de l’Eglise,
qui a réussi à créer un Etat quasi théocratique
pendant plusieurs décennies, puis dans les formes
d’une « amitié politique » qui
devint une coopération militaire au cours des années
soixante-dix.
Enfin il s’agit au Rwanda d’autre chose encore
que des effets de la « Françafrique » comme
système néocolonial de gouvernance et d’exploitation,
même si celle-ci est en cause aussi. Les formes de
continuité qui mènent de la présence
coloniale française avant l’Indépendance à cette
guerre sur fond de génocide sont plus concrètes
et précises : elles passent par la préparation
d’une guerre à la fois secrète et totale,
après l’installation d’un système
politico-militaire conçu sur le modèle français
et avec l’appui français. Cette forme spécifique
de continuité pose la question de la persistance de
la guerre coloniale au-delà des indépendances.
Le génocide de 1994 oblige à s’interroger
sur une contemporanéité : celle d’un
début d’historiographie des violences coloniales,
d’un début de reconnaissance des guerres livrées
lors des indépendances, voire des crimes de guerre
commis alors par l’armée française (sans
qu’on veuille la plupart du temps parler de « crimes
contre l’humanité »), et d’un
retour anachronique, au Rwanda, d’une politique guerrière.
Laquelle se montre pleinement héritière de
la période coloniale, plus précisément
des « massacres coloniaux » (Y. Bénot)
commis lors des guerres d’indépendance.
Cet anachronisme montre qu’en matière d’histoire
coloniale la reconnaissance des faits peut aller de pair
avec un profond déni des actes en tant que crimes.
Au niveau des instances politiques et militaires, du reste,
ce déni se formule parfois comme une pleine acceptation :
celle de l’Histoire française dans son intégralité.
Le déni en effet n’est pas la négation
des faits mais l’effacement de leur signification,
donc l’absence de tout investissement moral à ce
sujet. La puissance de ce déni permet qu’une
certaine histoire se poursuive, quelle que soit l’histoire
de l’anticolonialisme et de la « décolonisation ».
Cette continuité n’est donc pas seulement celle
d’une idéologie tenace, qui résiste aux
discours comme aux faits contraires. C’est celle d’un
système effectif de gouvernance militaire mis en place
dans le droit fil d’une doctrine coloniale. Cette doctrine
a été réactualisée comme à contretemps,
au gré d’enjeux géostratégiques
nouveaux, mais aussi largement hérités. Ce
contretemps, qui frappe ici par sa longévité,
a été rendu proprement stupéfiant par
le génocide de 1994, qu’un tel comportement
colonial a rendu possible. Cette possibilité génocidaire
sidère l’historien de la colonisation. Mais
cette ouverture d’un nouveau champ historiographique
lui permet aussi de voir plus clair sur la structure du temps
colonial, qui rend au fond caduque ou inopérante l’idée
même de contretemps.
Les enjeux et représentations qui accompagnent le
dispositif guerrier mis en place au Rwanda frappent aussi
par leur anachronisme. Mais cet anachronisme fut précisément
responsable d’une certaine actualité, si insensée
a priori qu’elle semble inintelligible, y compris même à l’historien
de la colonisation. Celui-ci pourrait en effet se sentir
en tout point dépassé, voire non concerné par
un si tardif événement. Or c’est bien à lui
que revient d’écrire aussi cette histoire. L’histoire
de la colonisation devient ici celle du temps présent.
La temporalité de l’histoire coloniale est profondément
modifiée par l’effectuation de ce génocide.
Son étude l’est par force aussi - comme la réplique
politique à trouver : l’insuffisance de
la lutte anticoloniale traditionnelle se fait plus que jamais
sentir ici.
A qui entend refuser la politique qui produisit cette histoire,
comme à qui veut avant tout l’étudier,
il faut tenter non de comprendre l’inhumanité à l’œuvre
dans cette catastrophe, mais de déchiffrer la part
de rationalité qui l’a rendue possible. Pour
le rôle qu’y a joué la France, cette
rationalité déphasée, sinistrement
intempestive, n’est pas directement celle du génocide,
qui fut bien, lui, commis par les autorités rwandaises,
mais d’une certaine guerre : sa raison se situe
dans une doctrine militaire d’origine coloniale,
et dans l’audience que trouva celle-ci au niveau
de la Présidence.
Une doctrine militaire coloniale appliquée
au Rwanda
Le Rwanda semble avoir été le lieu d’une
expérimentation stratégique et militaire, dans
le cadre d’une politique vouée à la défense
des intérêts de la « francophonie ».
Une idéologie géostratégique, donc,
hantée par le péril communiste, puis par la
présence anglophone sur le territoire africain, a
guidé les agissements français dans ce pays,
de la guerre froide à l’après-guerre
froide. A cette idéologie s’est mêlée
la mythologie raciale du Tutsi « Hamite »,
guerrier féodal et nomade d’origine blanche
et parent du sémite, donc exogène, qui fut
le support idéologique de la « Révolution » de
1959 et des pogromes qui suivirent. C’est de ce foyer
syncrétique à forte teneur mythique que naît
l’image du dangereux « Khmer noir » déboulant
d’Ouganda (pays anglophone), en vigueur chez certains
hauts-gradés de l’armée française,
proches du président Mitterrand.
Les témoignages recueillis par Patrick Saint-Exupéry
dans L’Inavouable, corroborent les thèses exposées
alors par Gabriel Périès – et qui se
sont développées depuis le Rapport de la CEC :
ils confirment l’hypothèse d’une application,
au Rwanda, de la « Doctrine de la Guerre Révolutionnaire »,
ou « antisubversive », destinée à briser « l’ennemi
intérieur » en mettant sous coupe réglée
l’ensemble de la population, gérée par
un système politico-militaire substitutif des autorités
civiles. Je ne puis ici entrer dans le détail de son
contenu doctrinal et de ses applications pratiques, exposés
par G. Périès. Cette doctrine, issue pour partie
de l’expérience indochinoise, et expérimentée
lors de la Bataille d’Alger en 1957, s’est développée
au sein de l’Ecole de guerre française au début
des années 50, pour s’exporter à travers
le monde (Belgique, Argentine, USA, Rwanda) des années
60 aux années 80, jusqu’à la réactualisation
tardive de 1994. Je cite Patrick de Saint-Exupéry :
« Nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons
fourni la technologie : notre ‘théorie’.
Nous leur avons fourni la méthodologie : notre ‘doctrine’.
Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de
notre histoire d’empire. De nos guerres coloniales.
Des guerres qui devinrent ‘révolutionnaires’ à l’épreuve
de l’Indochine. Puis se firent ‘psychologiques’ en
Algérie. Des ‘guerres totales’. Avec des
dégâts totaux. Les ‘guerres sales’ » (p
253).
Ce programme stratégique s’est constitué à partir
de deux systèmes : celui, vertical, des « hiérarchies
parallèles » mis au point par le colonel
Trinquier sur le modèle de l’ennemi Vietminh ;
celui, horizontal, du « quadrillage du territoire » comme
méthode de contrôle des populations, mise
au point par le colonel Lacheroy en 1952. Héritant
de la notion de « guerre totale » de
Luddendorff, cette doctrine comporte un programme de propagande
et de guerre psychologique, de déplacement et parcage
des populations, de formation de milices d’autodéfense
et d’ « escadrons de la mort »,
enfin d’autonomisation politique des structures de
commandements militaires locales, en relation directe avec
la Présidence.
C’est pour parachever ce programme de militarisation
intégrale de l’espace et du pouvoir qu’au
Rwanda fut ainsi mis en place un ‘Commandement des
Opérations Spéciales », c’est-à-dire,
comme l’écrit P. de Saint-Exupéry, le « bras
armé » d’un pouvoir aux « prérogatives
illimitées », une « légion
aux ordres de l’Elysée » (p 276).
Mais d’après lui, la décision de mener
une guerre au Rwanda précèda l’offensive
du FPR en 1990, qui ne fut qu’un « prétexte » idéal.
Il s’agissait en fait pour l’état-major
français de « rejouer l’Indochine
au Rwanda », devenu un « champ d’expérimentation » idéal. « L’opération
grise, dit-il, est déjà dans les cartons ».
Mais de quand date le carton ?
La relance de ces théories militaires, émanant
d’officiers que De Gaulle avait fini par écarter,
s’est faite sous la présidence de Valéry
Giscard d’Estaing. C’était une période
faste pour les tenants de la doctrine militaire en question
: les officiers français venaient enseigner leurs
méthodes au régime argentin – ce qu’a
d’ailleurs publiquement nié en mars 2004 le
Ministre des Affaires Etrangères Dominique de Villepin.
Celui-ci avait utilisé peu avant à propos du
Rwanda la formule du « double génocide »,
imitant en cela F. Mitterrand, formule qui suscita la réplique
adressée de Patrick de Saint Exupéry dans L’Inavouable.
Il est possible que l’application de ce système
au Rwanda ait été envisagée dès
ces années 70, ou avant le coup d’Etat d’Habyarimana
(1973), voire, comme G. Périès le suggère
du fait des étroites relations franco-belges sur ce
point, dès la révolution sociale de 1959. Mais
ce sont pour l’instant des conjectures. Le territoire
quadrillé sur le modèle du damier, chaque quartie étant
surveillé par une « cellule » de
contrôle, et chaque individu étant encadré de
la naissance à la tombe, fut en tout cas une réalité de
la vie rwandaise bien avant 1990. Du reste, Mobutu avait
fait siennes ces mêmes méthodes au Zaïre.
Le Rwanda était un petit pays : il était
plus aisé d’en faire un petit Etat total, et à peine
nécessaire de déplacer et parquer les populations – ce
qui fut fait néanmoins dans le Bugesera. Au cours
des années 70, il n’était encore question
que d’exporter un modèle de contrôle de
population et d’instruire une armée. De quand
date donc la décision de préparer au Rwanda
une guerre dans laquelle l’armée française
aller jouer un rôle de premier plan ?
De la « coopération » à la
guerre
Le 27 novembre 2004, Paul Quilès défendait
l’intervention militaire française de 1990 en
la situant dans le cadre des « Accords de défense » signés
avec le Rwanda. Il se réclamait même de sa qualité d’ancien
Ministre de la défense contre ceux qui méconnaissent
les obligations dues par la France à ces « accords
de défense »: « Donc, dit-il,
en 90, il y avait nécessité pour la France
conformément à ses accords de venir aider le
pouvoir en place contre une agression extérieure ;
ce n’était pas une guerre civile, c’était
une agression extérieure ».
P. Quilès fait ici référence aux accords
d’assistance et de défense signés par
la France avec les pays africains francophones lors des indépendances.
Mais cet argument est fallacieux pour plusieurs raisons.
Outre l’interprétation tendancieuse qui consiste à faire
de l’offensive du FPR en exil une « agression
extérieure », confondue avec celle d’un
Etat, c’est un accord de coopération civile
qui fut signé le 18 juillet 1975, et non un accord
de défense. Or rien dans la lettre de cet accord,
y compris dans le texte modifié de 1983, n’obligeait
la France à intervenir contre une agression extérieure.
Comme le rappelle le Rapport de la Mission d’information
parlementaire, l’accord de 1975 stipulait que le
gouvernement de la République française mettait à la
disposition du Gouvernement de la République rwandaise « les
personnels militaires français dont le concours lui
est nécessaire pour l’organisation et pour l’instruction
de la Gendarmerie rwandaise ». Il précisait
(art. 2) que l’officier français dirigeant ces
hommes relevait de l’ambassadeur de France, et
que les militaires français ne devaient « en
aucun cas être associés à la préparation
ou à l’exécution d’opérations
de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre
ou de la légalité ».
Les modifications apportées au texte de juillet 1975
en 1983, puis en 1992, montrent que la coopération
devait devenir militaire et rendre une guerre possible. En
1983, l’article 3 - modifié à la demande
du gouvernement rwandais - précise que les personnels
français serviront « sous l’uniforme
rwandais » et que leur « qualité d’assistants
techniques militaires » serait « mise
en évidence par un badge spécifique ‘Coopération
Militaire’ », sur la manche de l’uniforme.
Surtout, la révision de 1983 supprime l’interdiction
faite aux coopérants militaires français d’être
associés à toute opération de guerre.
Puis l’avenant du 26 août 1992 remplace la « gendarmerie
rwandaise » par les « forces armées rwandaises » :
la coopération française est ainsi étendue à l’ensemble
des missions militaires rwandaises.
Le problème est que cette modification majeure est
apportée au texte deux ans après l’intervention
militaire de la France en 1990. Les actions françaises
menées au Rwanda pendant ces deux ans ne relevaient
donc pas des accords signés par la France et le Rwanda,
puisque le texte de 1983 ne comportait aucune obligation
d’intervenir. De quel texte relevaient-elles alors,
qui, du reste, contredirait les Accords d’Arusha programmant
le retrait des militaires français? Et en quoi consistèrent
ces actions ?
L’intervention française prit la forme officielle
de l’opération Noroît. Tandis que les
soldats belges se retiraient, de nouveaux soldats français
vinrent rejoindre ceux qui, déjà présents,
allaient rester trois ans encore. Trois détachements
militaires français, en tout une centaine d’hommes, étaient
ainsi présents au Rwanda au début 1991
: 1. une mission militaire locale d’assistance de 24
soldats (Mission Militaire de Coopération) ;
2. un détachement militaire chargé de l’évacuation
des ressortissants (Noroît); 3. un Détachement
d’Assistance Militaire et d’Instruction (DAMI),
dirigé par le lieutenant-colonel Chollet, conseiller
aussi du chef de l’état-major rwandais.
La présence de ce DAMI devait rester secrète,
comme le montre un Fax envoyé alors à l’ambassadeur
de France Georges Martres : « Nous n’avons
pas l’intention d’annoncer officiellement la
mise en place du Dami. Vous direz au président Habyarimana
que nous souhaiterions qu’il agisse de la même
manière ». Quelques semaines plus tôt,
le 15 octobre 1990, l’Elysée avait été informé par
le même Georges Martres des risques d’extermination
des Tutsi au Rwanda. D’après le rapport de la
Mission d’Information Parlementaire, « Georges
Martres a estimé que le génocide était
prévisible dès octobre 1993 ‘sans toutefois
qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité’.
Il a du reste ajouté que ‘le génocide
constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis’.» (p
297). Prévoir un génocide sans en imaginer
l’ampleur ni l’atrocité relève
un peu de la technique jésuite de « restriction
mentale ». Pour d’autres hauts-militaires
cités dans le même rapport, le génocide était
prévisible dès 1990 :
« Cette volonté d'éradiquer les
Tutsis imprègne tout particulièrement l'armée
composée uniquement de Hutus. Le Général
Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération
d’octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant
la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda,
le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question
tutsie :’ils sont très peu nombreux, nous allons
les liquider’”. (p 292)
C’est donc en toute connaissance de cause, en l’absence
d’aucun texte contraignant, à l’insu des
députés et semble-t-il des ministres, que commence
en 1990 la guerre secrète menée par la France
au Rwanda. Le colonel Canova, envoyé au Rwanda dès
octobre 1990, puis le colonel Chollet, organisent une lutte
antiguerrilla contre le FPR devenu ennemi intérieur.
Cette lutte menée aux côtés des FAR se
comprend comme une guerre totale, et répond pleinement
aux normes de la doctrine, formation de milices comprise.
La question cruciale est donc celle de « l’assistance » et
de « l’instruction » apportée – et à qui
exactement ? - par les Français du DAMI, et de
la nature de ces « ennemis » intérieurs.
D’après le rapport de la MIP, la France est « intervenue
sur le terrain de façon extrêmement proche des
FAR (Forces Armées Rwandaises). Elle a, de façon
continue, participé à l’élaboration
de plans de bataille, dispensé des conseils à l’état-major
et aux commandements de secteurs, proposant des restructurations
et des nouvelles tactiques. Elle a envoyé sur place
des conseillers pour instruire les FAR au maniement d’armes
perfectionnées. Elle a enseigné les techniques
de piégeage et de minage, suggérant pour cela
les emplacements les plus appropriés » (p
163). Bernard Cazeneuve, corapporteur de la Mission, conclut
ainsi : « sous couvert d’assistance
au détachement Noroît, une centaine de militaires
français menaient quasiment des actions de guerre
sans qu’on puisse clairement établir quelle
autorité politique le leur avait précisément
demandée ». Mais le même B. Cazeneuve,
commentant la modification apportée en 1983 aux accords
de coopération, soulignait que le port de l’uniforme
local par l’armée française « est
une concession politique et un signe militaire fort qui ne
doit pas être galvaudé ». Or une
telle « concession politique » ne peut être émaner
déjà que du plus haut degré des autorités
françaises.
L’armée française a donc mené des « actions
de guerre » décidées en haut lieu
: les porte-parole de la doctrine de la guerre révolutionnaire
auprès de Mitterrand étaient l’amiral
Lanxade et les généraux Quesnot et Huchon.
Le dispositif des hiérarchies parallèles fut
assuré par des anciens d’Algérie, les
officiers Lacaze et Heinrich. Le grand problème fut
que la guerre que menaient les FAR n’était pas
seulement une guerre contre le FPR. C’était
une guerre menée contre des civils, et ces civils étaient
des Tutsi.
C’est donc à la faveur d’un malentendu
cultivé que la guerre française vint servir
la cause du génocide. Ce malentendu s’exprimera
naïvement par la bouche du colonel Jacques Rozier, responsable
du secteur Sud pendant l’Opération Turquoise : « Les
miliciens font la guerre. Par souci de neutralité nous
n’avons pas à intervenir ». Or d’une
part cette neutralité n’existait pas - au point
que selon certains témoignages, ce même colonel
intervint pour que soit retardé le sauvetage des derniers
rescapés de Bisesero; d’autre part et surtout
les miliciens ne faisaient pas la « guerre » :
ils exécutaient un génocide planifié.
Or d’après Gérard Prunier, comme d’après
plusieurs témoins rwandais, les hommes du DAMI ne
formèrent pas seulement les soldats ni les hommes
de la garde présidentielle, mais les futurs miliciens
eux-mêmes. D’autres témoins ont vu des
soldats français présents aux côtés
des soldats des FAR aux barrières ethniques où étaient
identifiés, arrêtés, puis exécutés
les Tutsi en 1991 déjà : Immaculée
Cattier, dans le rapport de la CEC, raconte de quelle manière
s’est déroulée sous ses yeux une de ces
arrestations.
Selon d’autres sources, les soldats français étaient
présents au camp d’entraînement de Bigogwe,
lorsqu’eurent lieu les massacres voisins de Tutsi Bagogwe
en 1993. Les membres de l’armée française
qui informaient l’Elysée - la Direction du Renseignement
Militaire joua un rôle essentiel dans les décisions
présidentielles - était parfaitement au courant
de ces massacres, comme du risque de génocide. Dès
1992 d’ailleurs, Paul Kagame, reçu par le Quai
d’Orsay, s’était vu invité à cesser
le combat, sans quoi s’il gagnait Kigali il ne trouverait
plus aucun des siens dans son pays.
Pendant le génocide. La France et ses « alliés »
Pendant le génocide, les militaires furent officiellement évacués,
remplacés par les troupes de la MINUAR. Mais plusieurs
sources attestent de la présence de soldats français
au Rwanda – ainsi que de mercenaires étrangers.
Le général Roméo Dallaire, responsable
des forces de l’ONU, qui échouera jusqu’au
bout à faire entendre la nécessité d’une
intervention militaire, affirme que le lieutenant-colonel
Maurin – qui faisait partie de la coopération
militaire française avant le génocide - était
encore aux côtés des FAR la nuit du 6 au 7 avril.
D’après le Rapport de la Mission d’Information
Parlementaire, 47 soldats français sont encore présents
pendant le génocide – tandis qu’il n’y
en aurait plus selon E. Balladur et A. Juppé. Même
contradiction à propos des ventes d’armes :
d’après le rapport de la CEC, une livraison
d’armes a lieu encore le 27 mai – qui met en
cause la BNP - alors qu’Alain Juppé affirme
qu’à cette époque les livraisons ont
cessé (points 1.10 et 1.11 des « Conclusions
provisoires de la CEC »).
Enfin l’armée française se voit malencontreusement
secondée par certaines initiatives « privées ».
D’après plusieurs sources, Paul Barril, ancien
du GIGN reconverti dans le service vendu aux dictateurs africains,
a mené à bien pendant le génocide une
opération dite « Insecticide »,
commandée semble-t-il par la veuve d’Habyarimana,
opération dont était très probablement
informé l’Elysée – qui plus tard
fera venir celle-ci en France, où elle vivra d’une
pension versée par l’Etat. Le même Paul
Barril se félicitera plus tard, dans Play Boy, d’avoir
fièrement hissé le drapeau français
de l’ambassade en ces jours de crise - au moment même
où le massacre battait son plein.
Mais c’est bien sûr au plan politique et diplomatique
que, pendant le génocide, l’appui au régime
génocidaire s’est manifesté le plus clairement.
Il semble que l’équipe formant le « Gouvernement
Interimaire Rwandais », qui déclencha les
massacres après l’attentat contre l’avion
d’Habyarimanah, et qui sera jugée responsable
du génocide par le TPIR, se soit constituée
dans l’ambassade de France et, aux dires de l’ambassadeur
Marlaud lui-même, sous son contrôle (3.1. des « Conclusions provisoires
de la CEC »). La France fut ensuite la seule puissance à reconnaître
ce gouvernement, mais aussi à l’appuyer. Le
signe le plus net en est l’accueil fait à l’Elysée
et au Quai d’Orsay, le 27 avril 1994, au ministre des
affaires étrangères et à l’un
de ses leaders extrémistes - malgré la mise
en garde de la FIDH, qui soulignait qu’un tel acte
donnerait caution aux autorités responsables du génocide.
On ne peut donc pas dire que le maintien implacable de la
même politique fut aveugle : c’est en
toute clairvoyance, semble-t-il, que le génocide
a été vu, reconnu et accepté – ce
qui du reste, au plan moral, s’accorde avec la tolérance
dont témoigne telle phrase de Mitterrand sur le
génocide « pas très important » dans « ces
pays-là », ou de Bruno Delaye, le Monsieur
Afrique de l’Elysée, sur le fait « qu’on
ne peut pas ne pas se salir les mains avec l’Afrique »...
Le plus grave est que la France, démission des USA
aidant, ait pu entraîner la « communauté internationale » dans
sa politique au moment crucial où le génocide
pouvait être empêché. La représentation
française à l’ONU, en étroite
relation avec le GIR, a mobilisé un réseau
international qui s’est révélé assez
puissant - Boutros-Ghali lui-même étant un allié de
la France - pour peser de manière décisive
sur les décisions prises par le Conseil de sécurité.
Malgré les constants avertissements de R. Dallaire,
seule était prise en compte « l’information » donnée
par Jacques Roger Booh Boh, ancien diplomate camerounais,
dont les communiqués ne parlaient que de « conflit
armés » et de « dérives » de
la garde présidentielle. Proche d’Habyarimana,
en décembre 2003 il avait fêté Noël
avec l’Akazu, d’après Jean-Paul Gouteux
que je cite ici :
« Peut-on imaginer qu’un criminel sans
envergure comme Jérôme Bicamumpaka, le ministre
des Affaires étrangères du GIR, qui occupait
le siège du Rwanda au Conseil de sécurité de
l’ONU, ait été soutenu par des gens parvenus
en France aux plus hautes responsabilités politiques,
François Mitterrand, Édouard Balladur (Premier
ministre), Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères)
et Hubert Védrine (Secrétaire général à la
présidence) ? Peut-on imaginer que ce criminel
ait revendiqué ce soutien devant la diplomatie mondiale ?
C’est pourtant ce qui s'est passé. Lors de la
réunion du Conseil de sécurité le 16
mai 1994, ce représentant d’un gouvernement
soutenu par la France fit un discours à l’ONU
où il niait le génocide. Il affirmait que la
radio rwandaise diffusait des messages de paix et que les
responsables gouvernementaux sillonnaient le pays pour tenir
des réunions de pacification. Il n'en reprenait pas
moins les mensonges délirants propagés par
la RTLM (Radio Télévision des Mille Collines)
et la revue de propagande raciste Kangura : « Outre
les affirmations habituelles sur les centaines de milliers
de Hutu tués par le FPR simplement parce qu’ils étaient
Hutu, il ajouta que les soldats du FPR dévoraient
le cœur de leurs victimes ». Que purent
bien penser les diplomates internationaux qui l’écoutaient
en silence? »
Un document accablant, retrouvé à Kigali,
omis par la Mission parlementaire alors que son authentification
et son interprétation étaient indispensables,
a été reproduit dans le rapport de la CEC (pp
58-59). Il retrace l’entretien qui eut lieu à Paris
une semaine avant cette réunion du Conseil de Sécurité,
le 9 mai 1994, entre le lieutenant-colonel des FAR Ephrem
Rwabalinda, et le général Huchon, chef de la
Mission Militaire de la Coopération française
(MMC). Cet entretien fait explicitement état de :
- l’intention de la France de porter secours à ses
alliés ; - la mise en place d’une liaison
cryptée entre la MMC et les FAR ; la nécessité de
s’installer dans une guerre longue, mais aussi
de renverser la mauvaise image donnée par les massacres.
C’est au mois de mai en effet que l’opinion internationale
commença de se montrer – relativement – sensible à ce
qui se passait au Rwanda. Le GIR dut donc faire quelques
efforts pour se rendre présentable. Il eut quelques
difficultés à le faire, comme le montre la
séance onusienne évoquée plus haut ;
mais le Conseil de sécurité était prêt à oublier
les « cœurs dévorés » par
le FPR à condition d’entendre parler des « messages
de paix » diffusés par la radio rwandaise….
Et de fait, comme Jean-Pierre Chrétien l’a fait
remarquer lors de la CEC, quelques jours après l’entretien
du 9 mai à Paris, la Radio Télévision
des Mille Collines change de discours : les 13 et 18
mai, on y annonce la bonne nouvelle de l’assistance
française, mais à condition de ne plus voir
de cadavres sur les routes, ni de massacres en plein jour ;
on critique les excès des milices, on parle de « normalisation » du
pays. Puis le 30 mai, le rédacteur en chef évoque
des « suicides » de Tutsi et attribue
ces massacres non planifiés à une colère
populaire due à un problème ethnique (pp 67-69).
La machine négationniste est lancée, au Rwanda
comme en France.
Dissimulation et poursuite de la « guerre »
Mais le terme de négationnisme ne convient pas bien
ici. Comme on le voit dans les consignes de mai, c’est
clairement l’image du génocide qui fait problème
et non sa réalité. Celle-ci fait d’ailleurs
l’objet d’une qualification explicite. Quelques
jours après cet entretien, Alain Juppé parle
de « génocide » (16 mai). Mais
cette « reconnaissance » est suivie
de peu par la formule de « double génocide »,
lancée et reprise comme un mot d’ordre. Ce mot
d’ordre est une solution à un problème
juridique. En effet, la négation politique du génocide
est impossible dès lors que le génocide a été attesté par
l’ONU et a conduit à l’établissement
du TPIR. Dupliquer le génocide pour parler des massacres
de civils commis par le FPR, c’est une manière
d’égaliser deux phénomènes différents ;
c’est aussi accompagner, par le discours, la guerre
dorénavant politique que l’Etat français
continue de mener contre le FPR. Le génocide n’est
donc pas nié : il est normalisé. Sa réduplication
est l’accompagnement discursif de la guerre qui se
poursuit.
L’opération de dissimulation commandée
par l’état-major français en mai 1994
va de pair avec la poursuite de la guerre, dont la politique
devient alors la continuation. La politique française
ne repose pas sur une négation du génocide,
mais sur son acceptation comme dommage collatéral
dans une guerre longue, toujours à poursuivre. La
constatation qu’un génocide est en train de
se dérouler ne décide pas d’un changement
de politique – au-delà de l’hésitation
entre la ligne mitterandienne (interventionniste) et la ligne
balladurienne (non-interventionniste). Il modifie la forme
du soutien politique et militaire français à l’équipe
de l’ex-GIR, soutien qui passera désormais par
l’intervention humanitaire et l’aide aux réfugiés.
Comme l’a fait remarquer Roméo Dallaire, l’opération
parrainée par Bernard Kouchner auprès des orphelins
rwandais, quelles que soient ses intentions, profita au GIR
au plan politique. Le 14 mai, du reste, le même B.
Kouchner était allé jusqu’à s’exprimer
lui-même sur la très officielle Radio Rwanda,
pour mettre en garde les milices.
La thèse du « double génocide »,
qu’on verra s’exprimer dans plusieurs organes
de presse - Jeune Afrique, Le Figaro et Le Monde où l’on
parlait encore le 16 mai d’ « affrontements
terriblement meurtriers » - se prépare
au même moment que l’intervention militaro-humanitaire
dite Opération Turquoise. Le plan original de l’intervention – selon
l’option privilégiée de Mitterrand - était
d’aller sur Kigali par le nord pour arrêter les
massacres et rétablir le gouvernement Hutu, ce qui
supposait d’affronter le FPR. La victoire du FPR fit
que l’option humanitaire défendue par Balladur
l’emporta. Mais c’est avec force blindés,
hélico et jaguars que l’armée française
se déploya, acclamée par les miliciens.
Quelle que soit la confusion du moment, la duplicité opérationnelle
de Turquoise ne fait aucun doute : l’armée
française avait mission de protéger la population
civile, ce qu’elle fit la plupart du temps, mais aussi
d’aider les génocidaires à se retrancher
au Kivu, ce qu’elle fit aussi. La base de Goma devint
le foyer du négationnisme. En Centre-Afrique enfin,
d’après certaines sources, fut établie
une nouvelle base d’entraînement – ce que
nie le gouvernement d’alors. Il est certain en tout
cas que l’armée française a exfiltré Bagosora,
un des principaux organisateurs présumés du
génocide, et le chef milicien Gatete. Ces gens n’étaient
pas sauvés pour des raisons humanitaires, mais politiques.
Une note du Ministère de la Coopération demandant
d’attribuer des visas à une partie listée
d’entre eux « pour préserver l’avenir »,
montre que la politique française restait la même.
Le FPR était et serait l’ennemi. D’après
certains témoignages, des Hutu désireux de
rentrer au Rwanda parce qu’ils n’avaient pas
participé aux massacres se virent renvoyés à l’état-major
des FAR avec des formules ironiques et menaçantes
(« arrangez-vous avec vos supérieurs » ; « tu
vas te faire couper la tête si tu rentres à Kigali »),
et parfois racistes (« sale nègre »).
Mais des faits plus graves encore, à la fin du génocide, posent
la question du caractère criminel de certains actes
commis sous couvert de l’Opération Turquoise.
Au sud-ouest du pays, à la fin juin 1994, d’après
certains témoignages, des Tutsi furent abandonnés
sinon livrés par certains soldats français
aux tueurs. Le comportement des soldats français lors
du massacre commis dans l’Ecole technique de Murambi – devenue
depuis un « site » du génocide – semble
particulièrement accablant. Sur une des collines de
Bisesero, où s’organisa une résistance
désespérée, la découverte des
derniers survivants par l’armée française
fut immédiatement suivie de nouvelles attaques, et
ce fut au bout de trois jours seulement que les soldats français
réapparurent enfin. Enfin le camp de Nyarushishi,
selon plusieurs témoignages de victimes, fut transformé par
certains soldats français – en particulier des
légionnaires – en réserve de femmes à violer :
un viol à caractère ethnique, toutes ces femmes étant
des Tutsi rescapées du génocide. Alors que
les journalistes étaient assez nombreux au Rwanda à cette époque,
la presse a fait silence sur tous ces points, tandis que
les pleins feux étaient jetés sur les victimes
du choléra au Zaïre.
« Complicité de génocide » ?
Droit et négation d’Etat
Lorsque le film de Raphaël Glucksmann, Tuez-les tous,
est projeté à la télévision sur
FR3, le 27 novembre 2004, la classe politique répond
par une série de réactions violentes qui s’expriment
dans le débat qui suit. Edouard Balladur, indigné,
justifie Turquoise par le caractère anachronique d’une
intervention coloniale, et conclut que loin d’en être
coupable, la France doit être fière de l’ « admirable » politique
qu’elle a menée là; Hubert Védrine,
plus calmement, passe le réel à la moulinette
de son usuel réductionnisme géostratégique
: parlant de conflit entre deux Etats, dont l’un représenté par
un gouvernement légal, il contredit tranquillement
le Rapport parlementaire de 1998, dont il semble d’ailleurs
ignorer le contenu. Paul Quilès, lui, note la « naïveté » de
Mitterrand, se réclame des fameux « accords
de défense », nie qu’il y ait une « responsabilité objective » mais
une « erreur » regrettable, et conçoit
que des excuses puissent être faites au peuple rwandais,
mais en aucun cas à un gouvernement qui parle d’« implication » française.
Le rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne
de mars 2004 parle lui aussi d’implication, et de présomption
de complicités. L’attitude offensive que venait
de prendre Paul Kagame envers la France, lors de la commémoration
du dixième anniversaire du génocide, a introduit
une certaine confusion – propice à l’amalgame,
continuellement cultivé, entre la critique de la politique
française menée par la CEC et l’appui
politique apporté à l’actuel gouvernement
rwandais – malgré les distances prises par les
uns et les autres à ce sujet dans les associations
concernées, et l’indépendance effective
de la Commission.
Lorsqu’une élue socialiste, le 13 avril 2004,
interroge le Ministère des Affaires Etrangères
sur l’attitude de la France au Rwanda, Dominique de
Villepin répond par une solennelle batterie de dénégations
qu’il est impossible de reprendre toutes ici, mais
qui sont ainsi introduites : 1. la Mission parlementaire
de 1998 a accompli un « effort de vérité » sans
analogue « dans aucun autre pays ».
2. Ses conclusions rappellent que « la France
a été le pays le plus actif non seulement pour
tenter de prévenir le drame de 1994, mais également
de mobiliser la communauté internationale afin de
venir en aide aux victimes du génocide »,
et que l’échec de ses « efforts en
faveur de la paix » ne saurait constituer la « preuve » d’une « responsabilité »,
encore moins d’une « complicité » dans
le génocide. 3. Alors que le Rwanda « ne
faisait pas partie de l’héritage colonial français »,
la France s’est « très tôt
investie dans les efforts pour s’efforcer d’enrayer
la montée des tensions dans ce pays »,
qui avait déjà connu de graves violences intercommunautaires
au cours des années 70 ». Suit l’histoire
des « Opérations » françaises
expliquée aux députés français.
Cette explication efface la guerre et place la crainte de « l’exode » -
jamais celle du génocide - au cœur des préoccupations
françaises. Elle fait conclure qu’ « aucun
coopérant ni aucun militaire français n’a
donc pu participer, de près ou de loin, au génocide
perpétré au Rwanda » ; enfin,
que « l’opération Turquoise n’a
jamais failli à son devoir de neutralité et
n’a jamais eu d’autre objectif que de sécuriser
les populations civiles pendant la poursuite des combats
militaires ».
On note le retour paradoxal de l’argument colonial :
le Rwanda n’était pas une colonie française,
et pourtant la France s’est investie comme aucun autre
pays pour y maintenir la « paix » malgré les « tensions ».
Une dénégation en cache toujours une autre :
le Rwanda n’était pas une colonie, la France
y travaillait pour la paix. Il faut dire que la France qui
faisait la guerre en réalité au Rwanda n’avait
pas exactement les mêmes ennemis que les miliciens :
derrière les « Tutsi », on voyait
la présence américaine en Afrique.
Le rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne,
ainsi que ceux qui l’ont conduit, se voient aujourd’hui
violemment attaqués, à l’issue des plaintes
déposées par plusieurs civils rwandais contre
x pour certains faits commis pendant l’Opération
Turquoise. La Ministre de la Défense, Mme Alliot-Marie,
a déclaré ces attaques « inadmissibles » et
déploré la tendance française au « dénigrement » de
notre pays, dont il fallait être plus fier (12.12.05).
Peu après Dominique de Villepin s’exclamait, à l’Assemblée
Nationale, en réponse aux demandes d’abrogation
de la loi du 23 février 2005, qui demandait aux enseignants
de présenter la colonisation comme un acquis positif,
qu’il assumait fièrement toute l’histoire
de la République française (14-12-2005).
L’Etat français, et la mémoire de François
Mitterrand, ont trouvé un nouveau défenseur
en la personne de Pierre Péan – qui, en 1994,
publiait un livre consacré à l’évolution
politique de François Mitterrand pendant la guerre
et l’Occupation. On se souvient que ce livre, tout
en éclaircissant certains faits, se réclamait
de l’objectivité et de la complexité pour
ne pas juger. Dans les faits, sa parution opportune avait évité à Mitterrand
des mises en cause plus radicales, qui touchaient au présent :
non seulement sa politique « rwandaise »,
mais sa tolérance étonnante, dans ses rencontres
et son immédiat entourage, à l’extrême-droite
française. Le livre de Péan avait eu pour effet
d’occulter l’enquête confondante publiée
la même année 1994 sous le titre La Main droite
de Dieu. L’itinéraire idéologique de
Pierre Péan semble assez cohérent.
Un nouveau type de négation se met donc en place -
dont je ne pourrai parler ici : il faudrait y consacrer
une étude autonome, qui interprète et affilie
les procédés du genre, au-delà des répliques
de contenu. Ce discours, qui frappe par sa charge de haine
ad hominem, mais aussi de haine raciale, se conçoit
logiquement comme une machine de guerre contre la machine
juridique qui s’est mise en marche. Le livre de P.
Péan est sorti au début novembre 2005, pendant
le séjour à Kigali de Brigitte Raynaud, juge
d'instruction au Tribunal aux Armées de Paris, destiné à enquêter
sur la plainte déposée par six ressortissants
rwandais contre les militaires français de l’opération
Turquoise. La négation des responsabilités
françaises poursuit ainsi le cycle normal du négationnisme – qui
est toujours, en même temps qu’une négation
de l’histoire et une guerre aux témoins, un
défi au droit.
La négation, précisons-le, ne concerne pas
ici la réalité de la guerre secrète,
qu’il est impossible de nier, mais la complicité de
génocide. Ainsi Hubert Védrine a-t-il concédé que
la responsabilité de la France pouvait se comparer à celle
des USA dans la réalisation du génocide Khmer
rouge : cette responsabilité, lointaine et indirecte,
ne concernerait donc que la participation à une guerre,
laquelle, par une série d’enchaînements étrangers à toute
volonté politique, française autant qu’américaine,
aboutit au génocide. Or si cette comparaison boîteuse
a l’avantage de désigner clairement la frontière,
pour l’Etat français, entre l’assumable
et l’inassumable, cette présentation des choses
ne respecte ni la réalité des faits, ni celle
du droit.
La question de la complicité de génocide,
hors de toute appréciation personnelle, pose un problème
juridique qui nécessite d’être clarifié.
Géraud de la Pradelle, le juriste qui préside
cette Commission, l’a fait dans Imprescriptible. La
CEC a reprécisé ce point en réponse
aux affirmations qui se sont exprimées dans le sillage
du livre de Pierre Péan, qui prétend révéler
dans la thèse de la « complicité de
génocide » une « inavouable
manipulation » .
Afin qu’aucun malentendu ne subsiste ici, je cite pour
finir le communiqué de la CEC du 19 décembre
2005 :
Communiqué du 19 décembre 2005
Après la parution de divers ouvrages à caractère
négationniste, la Commission d'enquête citoyenne
sur le rôle de la France dans le génocide des
Tutsi au Rwanda (C.E.C.) tient à présenter
les observations suivantes :
1 - La notion de "génocide" et celle de "complicité de
génocide" applicables au Rwanda et dans les pays
limitrophes entre le 1er janvier et le 31 décembre
1994 ne sont pas affaires d'opinion.
Elles sont impérativement définies par la jurisprudence
du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (T.P.I.R.),
sur la base des articles 2 et 6.1 du Statut de ce Tribunal
qu'a institué le Conseil de Sécurité des
Nations Unies (v. Résolution 955 du 8 novembre 1994
; v. aussi Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide du 9 décembre 1948).
En vertu de la loi 96-432 du 22 mai 1996, les juridictions
françaises peuvent être saisies à raison
d'actes accomplis par quiconque au Rwanda, entre le 1er
janvier et le 31 décembre 1994 et doivent, alors,
appliquer les mêmes principes que le T.P.I.R..
2 -Conformément aux principes applicables (v ci-dessus,
1), n'importe quel massacre massif accompli au Rwanda n'est
pas, ipso facto, un "génocide".
Sont, seuls, constitutifs de "génocide" les "actes …commis
dans l'intention de détruire en tout ou en partie,
un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel…"
3 - Chaque fois que la question lui a été posée,
le T.P.I.R. a constaté qu'un "génocide" avait été commis à l'encontre
des Tutsi rwandais. Il n'est donc pas possible de contester,
en droit, l'existence de ce "génocide".
4 -Par ailleurs, en fait, aucun "groupe" rwandais
autre que les Tutsi n'a été victime d'actes
visant à sa destruction "en tant que tel".Dans
ces conditions, il serait déraisonnable, en droit,
de soutenir qu'un autre "génocide" que celui
des Tutsi aurait été perpétré au
Rwanda.
5 - Nul ne prétend que la République française
ait partagé avec tel ou tel gouvernement rwandais
l'intention de détruire tout ou partie du groupe formé par
les Tutsi.
En droit, cependant, il n'est pas nécessaire que les
autorités françaises aient eu cette intention
pour être "complices".
En effet, la "complicité" n'implique pas "l'intention
spécifique qu'a l'auteur principal de commettre le
génocide" (v. notamment, T.P.I.R., Jugement du
15 juillet 2004, affaire Ndindabizi).
Il faut - mais il suffit - que le complice ait "au moins
connaissance de l'intention générale et spécifique
de l'auteur principal" (v. le même jugement).
Or, dans le cas du Rwanda, les autorités françaises
avaient indiscutablement cette connaissance (v. notamment,
les déclarations du ministre français des Affaires étrangères,
le 15 mai 1994 à l'issue d'un Conseil des ministres
européens et le 18 mai suivant, à l'Assemblée
nationale ; v. également, le rapport de la Mission
d'information parlementaire sur le Rwanda, chapitre VI, pp.
286 et suivantes).
6 - En vertu de l'article 6.1 du Statut du T.P.I.R. l'encouragement "à préparer,
planifier ou exécuter" le "génocide" est
une forme de "complicité".
Or, il a été jugé que "la présence
d'une personne en position d'autorité en un lieu où un
crime est en train d'être commis ou en un lieu où il
est connu que des crimes sont régulièrement
commis peut générer une forme d'approbation …qui
s'assimile à l'aide et à l'encouragement. Ce
n'est pas la position d'autorité qui est importante
en elle-même, mais plutôt l'effet d'encouragement
qu'une personne en position d'autorité peut susciter
au regard de ces évènements" (v. le même
jugement du 15 juillet 2004).
En droit, par conséquent, la "présence" de
militaires français "en un lieu où un
crime est en train d'être commis ou en un lieu où il
est connu que des crimes sont régulièrement
commis" est susceptible de constituer une "complicité".
7 - Nombre de témoignages et de documents permettent,
malheureusement, de nourrir le soupçon de "complicité" des
autorités françaises civiles et militaires
par d'autres faits que la simple présence. Il s'agit,
notamment, de la remise de Tutsi aux Forces Armées
Rwandaises (F.A.R.) et aux milices - pour ne rien dire des
allégations de meurtres et de sévices graves ;
enfin, surtout, de l'aide militaire, technique, financière
et diplomatique apportée de 1990 à la fin d'août
1994, à un appareil d'État qui préparait
puis faisait exécuter le "génocide" (v.
notamment, le rapport de la C.E.C., L'horreur qui vous prend
au visage, Karthala 2005, pp. 420 et suivantes).
8 - La C.E.C. se réserve de publier un rapport complémentaire à partir
des éléments d'information qu'elle n'a cessé de
recueillir depuis mars 2004 sur les divers aspects de l'implication
française.
La Commission d’enquête citoyenne. (Aircrige,
Survie, Obsarm). 19.12.2005
(texte publié sans son appareil
de notes, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)