Professeur de littérature comparée à l’université de
Poitiers, Catherine Coquio a engagé depuis plusieurs
années une réflexion sur l’articulation
entre la littérature et les génocides. Les
deux ouvrages collectifs qu’elle a dirigés, Parler
des camps, penser les génocides (Albin Michel,
1999), L’Histoire trouée : négation
et témoignage (L’Atalante, 2004) ont permis
d’intégrer l’approche littéraire
et philosophique à l’étude des crimes
de masse. L’Association internationale de recherche
sur les crimes contre l’humanité et les génocides
(Aircrige), qu’elle a fondée en 1997, organise
régulièrement des colloques et des publications
pluridisciplinaires.
En 2000, Catherine Coquio s’est rendue au Rwanda, à l’invitation
de Fest’Africa, une association créée
par des Africains de France, pour son opération « Ecrire
par devoir de mémoire ». La rencontre réunissait
des romanciers de plusieurs pays d’Afrique qui avaient
participé à des résidences d’écriture
au Rwanda, sur le thème du génocide de 1994.
Aujourd’hui, elle publie Rwanda : le réel
et les récits, dans la collection « Littérature
et politique » dirigée par Claude Lefort
(Belin, 222 p., 19,90 euros). Elle étudie les ouvrages
occidentaux de l’époque coloniale, à partir
de la fin du XIXe siècle, qui élaborent une
doctrine raciale sur fond d’exotisme. Elle analyse
aussi les livres de témoignages ou de fiction, publiés
depuis 1994.
Qu’est-ce qui vous a amenée à étudier
le génocide rwandais, un crime plutôt méconnu
en France ?
Je travaillais sur les formes de violence extrême et
je lisais Primo Levi, Robert Antelme. Puis il y a eu la Bosnie,
le Rwanda. J’ai éprouvé le besoin de
réfléchir ensemble sur cette actualité et
sur les manières de témoigner des catastrophes
passées. J’ai découvert au Rwanda une
histoire très spécifique. Pour qui se soucie
de la violence génocidaire, et de sa répétition
aujourd’hui, il est impossible de ne pas s’arrêter
sur ce génocide. C’est par le prisme de cet événement
que j’ai été conduite à me pencher
sur l’histoire coloniale et ses capacités de
destruction.
En comparaison avec les autres génocides
du XXe siècle, qu’est-ce qui est spécifique
au Rwanda ?
La part de l’histoire coloniale est décisive.
Ce génocide africain a été rendu possible
par une idéologie raciale extérieure, clairement
exprimée depuis la fin du XIXe siècle. Lorsque
les Allemands, puis les Belges et les Français pénètrent
le pays, ils projettent une fable préfabriquée,
celle d’une population divisée entre Hutus et
Tutsis, ces derniers étant qualifiés de « race
supérieure », nommée Hamite,
supposée d’origine blanche. Ce délire
occidental a élaboré un mythe, plus que jamais
actif à l’heure du génocide, qui a fait écran à la
réalité rwandaise, et qui continue de le faire.
En aval de l’événement, ce qui frappe,
c’est la part que prennent à nouveau les tiers
extérieurs au Rwanda - Occidentaux ou Africains -,
dans la constitution d’une mémoire, avec le
risque que ce relais engendre de nouvelles formes d’aliénation.
Quel genre de littérature a suscité ce
génocide ?
Des genres très divers, très tôt, qu’il
faut différencier. D’une part, il existe des
textes de témoignages écrits par des Rwandais
en exil, le plus souvent des femmes, comme Yolande Mukagasana
(La mort n’a pas voulu de moi), Esther Mujawayo
(SurVivantes, Rwanda, dix ans après le génocide), et
des témoignages oraux retranscrits par des tiers – comme
les propos des rescapés et des bourreaux transmis
par Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie ; Une
saison de machettes). D’autre part, on trouve
des ouvrages de fiction, tels les romans suscités
par les résidences d’écriture de Fest’Africa
(Murambi, ou le livre des ossements, de Boubacar
Boris Diop, La Phalène des collines, de Koulsy
Lamko, des productions théâtrales, comme Rwanda
94, de Jacques Delcuvellerie et Marie-France Collard,
avec la participation de témoins et d’artistes
rwandais. Hormis cette pièce qui s’est récemment
produite au Rwanda, tous ces textes, écrits en français,
ont été publiés hors du Rwanda. Aucun
n’est paru en kinyarwanda, la langue de ce pays, qui
est extrêmement pauvre et où il n’existe
ni tradition du livre ni maison d’édition. Ce
qui fait défaut, c’est une mémoire écrite
proprement rwandaise et transmise au Rwanda. Les formes orales – chansons,
poèmes – qui y ont cours ne suffisent pas à faire œuvre
de deuil, ce qui suppose de dépasser la transmission
familiale et nationale ; et pour qu’un deuil s’élabore,
il faudrait d’abord que « justice soit faite » si
c’est possible, et que les responsabilités politiques étrangères
soient reconnues.
Vous notez que, dans ces œuvres, la littérature
de fiction domine. Mais la fiction suffit-elle à favoriser
le processus de deuil ?
Le travail des historiens est indispensable et doit continuer.
Mais un autre mode de transmission est nécessaire.
Je n’idéalise pas la fiction. Je prête
au langage qui se cherche dans le témoignage, dans
la littérature, dans la poésie, des capacités
propres de transmission, qui dépassent l’administration
de la preuve. Le négationnisme nie le fait, mais nie
aussi le sens d’un tel événement, en
attaquant la pensée. C’est en questionnant le
sens que l’on peut, non pas faire cesser la négation,
mais penser l’événement ailleurs.
Le travail littéraire peut restituer des visages singuliers,
des parcours individuels, avec tout ce que cela comporte
d’états d’âme, d’intimité.
En cela, il permet une transmission autre, de personne à personne,
en montrant ce qui a été détruit dans
tous les domaines de l’existence, et en demandant quelque
chose aux vivants d’après, aux lecteurs d’ici.
Il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui
cette transmission se fasse, pour le Rwanda, dans des formes
semi-écrites et semi-orales. De ce point de vue, le
livre d’Esther Mujawayo, SurVivantes, est
une étape importante. Venant dix après, il
apporte une double réflexion, sur le génocide
et sur le Rwanda actuel. Il exprime à la fois la combativité de
la vivante et le désespoir de la survivante. Il parle
de la destruction qui vient après le génocide – la
destruction psychique, l’horizon de la déshérence,
la folie de survivre. Esther Mujawayo ne fait pas de « littérature » mais
elle réunit un témoignage et une méditation
sur l’événement. Comme Primo Levi.
Propos recueillis par Catherine Bédarida