Je voudrais citer ici quelques lignes écrites par
Primo Levi dans les années 70, à propos
du négationnisme et du regain d’antisémitisme
qui sévissait alors en France :
« La France représente un cas particulier :
celui d’un pays déchiré aujourd’hui
comme hier : déchiré entre la brûlure
de la guerre perdue et de l’obéissance prêtée à l’Allemagne
occupante, la fierté des libertés conquises
avec la Révolution et la fermentation persistante
du nationalisme mesquin, xénophobe, qui avait engendré l’affaire
Dreyfus… »
L’auteur de Si c’est un homme disait
cela en 1979 dans un article de La Stampa (20 mai
79). L’article s’intitulait : « Pour
que les holocaustes d’hier ne reviennent pas ».
Quelques mois plus tôt, à propos de la publicité faite à Faurisson,
il disait encore ceci :
« En raison de son énormité, le
génocide pousse à l’incrédulité,
au refoulement et au refus. Il est possible que ces tentatives
de « réduction » ne dissimulent
pas seulement la recherche du scandale, mais l’autre âme
de la France, celle qui a expédié Dreyfus en
Guyane, qui a accepté Hitler et suivi Pétain ».
Primo Levi, on le sait, est mort volontairement en 1987.
Il en avait assez de témoigner de son expérience,
craignait de n’avoir pu la transmettre de manière
utile - car il croyait à l’utilité du
témoignage. Il n’avait pas cessé d’avertir
ses contemporains de la facilité de baculer dans le
pire; il n’avait pas cessé d’évoquer
une certaine catastrophe à l’intérieur
de la catastrophe : le « consentement » de
la masse à la politique du pire, à la pire
politique.
Tout le monde sait que la pire politique a eu lieu au Rwanda
en 1994. Tout le monde ne sait pas à quel point la
pire politique a eu lieu en France à ce moment-là,
puis encore ensuite.
« Pire » d’ailleurs n’est
pas le mot. Le mot est : « inimaginable ».
Mais on sait que ce mot, la plupart du temps, sert à ranger
dans un coin ce qu’on ne désire pas imaginer,
pour n’y plus penser.
Il est inimaginable, n’est-ce pas, que l’Etat
français ait soutenu un régime génocidaire,
en toute connaissance de cause, et ceci quarante ans après
le génocide des Juifs. Qu’il ait instruit, armé,
puis protégé des hommes responsables d’un
million de morts, pour des raisons géopolitiques et
fantasmatiques.
Mais d’ailleurs, que viennent faire là les « raisons » ?
Sans doute a-t-on simplement entendu s’exprimer là « l’autre âme
de la France, celle qui a accepté Hitler et suivi
Pétain » ? Celle qui brandit ses conquêtes
révolutionnaires à contretemps, à contre-emploi,
en pleine effusion de « nationalisme mesquin et
xénophobe ».
N’est-ce pas cela qui s’est passé en
1994 ?
Mais pourquoi ? D’où lui venait cette
si bonne santé, à cette âme-là de
la France, en 1994, alors qu’elle se pénétrait
de son « devoir de mémoire » ?
Se serait-elle sentie plus à l’aise, plus tranquille,
cette âme-là de la France, parce qu’elle
opérait cette fois au cœur du continent africain ?
Je ne cesse de m’imaginer, moi, Primo Levi
lisant les journaux, en 1994, quand les machettes tuaient
par centaines de milliers au Rwanda. Je me l’imagine
aujourd’hui, parcourant, avec son regard curieux, plus
effrayé que surpris, les lignes du rapport qui paraît
aujourd’hui, où la France s’illustre d’une
manière « historique », sous
un titre emprunté à une formule du Président
de la République d’alors, François Mitterrand : « L’Horreur
qui nous prend au visage ».
Je m’imagine le regard de Primo Levi entendant les
paroles d’un autre Président de la République
française, Jacques Chirac, qui déclarait le
27 janvier 2005, lors de la commémoration internationale à Auschwitz :
« Nulle part le crime contre l’humanité ne
doit trouver refuge ou répit. La France assumera toujours
ses responsabilité sur son sol et au sein de la communauté internationale,
pour empêcher ce retour vers les ténèbres
de l’histoire. »
Nous ne doutons pas que la France assumera ses responsabilités.
Nous espérons qu’elle n’attendra pas pour
cela un demi-siècle.
Nous tentons de croire à l’utilité du
témoignage.
Nous souhaitons que soit lue et diffusée cette enquête,
afin d’entraver un peu la puissance du consentement,
si cela est possible en France.
Les catastrophes consenties sont les plus terribles. Elles
empoisonnent l’atmosphère que nous respirons.
Nous n’aimons pas l’odeur des cadavres. Nous
aimons encore moins celle des cadavres dans le placard.
Nous avons la chance, pour beaucoup d’entre nous,
de vivre dans le pays où nous sommes nés. Nous
aimons ce pays, nous aimons y vivre. Nous voudrions ne pas
céder au dégoût de son histoire récente.
Catherine Coquio.
Présidente d’AIRCRIGE, Association Internationale
de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et
les Génocides.