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Conférence de presse de février 2005

Texte prononcé par Catherine Coquio lors de la conférence de presse annonçant la parution des rapports de la Commission d'enquête citoyenne sur l'implication de la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda : L'Horreur qui nous prend au visage, Karthala, 2005.

Je voudrais citer ici quelques lignes écrites par Primo Levi  dans les années 70, à propos du négationnisme et du regain d’antisémitisme qui sévissait alors en France :

« La France représente un cas particulier : celui d’un pays déchiré aujourd’hui comme hier : déchiré entre la brûlure de la guerre perdue et de l’obéissance prêtée à l’Allemagne occupante, la fierté des libertés conquises avec la Révolution et la fermentation persistante du nationalisme mesquin, xénophobe, qui avait engendré l’affaire Dreyfus… »

L’auteur de Si c’est un homme disait cela en 1979 dans un article de La Stampa (20 mai 79). L’article s’intitulait : « Pour que les holocaustes d’hier ne reviennent pas ».

Quelques mois plus tôt, à propos de la publicité faite à Faurisson, il disait encore ceci :

« En raison de son énormité, le génocide pousse à l’incrédulité, au refoulement et au refus. Il est possible que ces tentatives de « réduction » ne dissimulent pas seulement la recherche du scandale, mais l’autre âme de la France, celle qui a expédié Dreyfus en Guyane, qui a accepté Hitler et suivi Pétain ».

Primo Levi, on le sait, est mort volontairement en 1987. Il en avait assez de témoigner de son expérience, craignait de n’avoir pu la transmettre de manière utile -  car il croyait à l’utilité du témoignage. Il n’avait pas cessé d’avertir ses contemporains de la facilité de baculer dans le pire; il n’avait pas cessé d’évoquer une certaine catastrophe à l’intérieur de la catastrophe : le « consentement » de la masse à la politique du pire, à la pire politique.

Tout le monde sait que la pire politique a eu lieu au Rwanda en 1994. Tout le monde ne sait pas à quel point la pire politique a eu lieu en France à ce moment-là, puis encore ensuite.

« Pire » d’ailleurs n’est pas le mot. Le mot est : « inimaginable ». Mais on sait que ce mot, la plupart du temps, sert à ranger dans un coin ce qu’on ne désire pas imaginer, pour n’y plus penser.

Il est inimaginable, n’est-ce pas, que l’Etat français ait soutenu un régime génocidaire, en toute connaissance de cause, et ceci quarante ans après le génocide des Juifs. Qu’il ait instruit, armé, puis protégé des hommes responsables d’un million de morts, pour des raisons géopolitiques et fantasmatiques.

Mais d’ailleurs, que viennent faire là les « raisons » ?

Sans doute a-t-on simplement entendu s’exprimer là « l’autre âme de la France, celle qui a accepté Hitler et suivi Pétain » ? Celle qui brandit ses conquêtes révolutionnaires à contretemps, à contre-emploi, en pleine effusion de « nationalisme mesquin et xénophobe ».

N’est-ce pas cela qui s’est passé en 1994 ?

Mais pourquoi ? D’où lui venait cette si bonne santé, à cette âme-là de la France, en 1994, alors qu’elle se pénétrait de son « devoir de mémoire » ? Se serait-elle sentie plus à l’aise, plus tranquille, cette âme-là de la France, parce qu’elle opérait cette fois au cœur du continent africain ?

Je ne cesse de m’imaginer, moi, Primo Levi lisant les journaux, en 1994, quand les machettes tuaient par centaines de milliers au Rwanda. Je me l’imagine aujourd’hui, parcourant, avec son regard curieux, plus effrayé que surpris, les lignes du rapport qui paraît aujourd’hui, où la France s’illustre d’une manière « historique », sous un titre emprunté à une formule du Président de la République d’alors, François Mitterrand : « L’Horreur qui nous prend au visage ».

Je m’imagine le regard de Primo Levi entendant les paroles d’un autre Président de la République française, Jacques Chirac, qui déclarait le 27 janvier 2005, lors de la commémoration internationale à Auschwitz :

« Nulle part le crime contre l’humanité ne doit trouver refuge ou répit. La France assumera toujours ses responsabilité sur son sol et au sein de la communauté internationale, pour empêcher ce retour vers les ténèbres de l’histoire. »

Nous ne doutons pas que la France assumera ses responsabilités.
Nous espérons qu’elle n’attendra pas pour cela un demi-siècle.

Nous tentons de croire à l’utilité du témoignage.
Nous souhaitons que soit lue et diffusée cette enquête, afin d’entraver un peu la puissance du consentement, si cela est possible en France.

Les catastrophes consenties sont les plus terribles. Elles empoisonnent l’atmosphère que nous respirons. Nous n’aimons pas l’odeur des cadavres. Nous aimons encore moins celle des cadavres dans le placard.

Nous avons la chance, pour beaucoup d’entre nous, de vivre dans le pays où nous sommes nés. Nous aimons ce pays, nous aimons y vivre. Nous voudrions ne pas céder au dégoût de son histoire récente.

 

Catherine Coquio.
Présidente d’AIRCRIGE, Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides.