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« Je suis comme Dieu, cette canaille : celui qui nomme, et non celui qui est nommé » [1]

Par Aurélia Kalisky, texte paru dans la revue L'Animal. Littératures, Arts & Philosophie, n°18 automne 2005.

Si tu écris, ce n'est que pour dire que cette vie a existé, plus infecte qu'un bourbier, plus réelle qu'un enfer imaginé, plus effrayante que le Jugement dernier, et qu'elle risque de revenir un jour ou l'autre une fois que son souvenir se sera estompé. (...) Mais, puisqu'il vaut mieux ne plus s'épuiser en efforts désespérants, pourquoi dénoncer ces souffrances? Tu en as déjà assez, mais tu es trop avancé pour reculer, sans l'écriture, il est impossible de t'épancher, c'est devenu une manie, nul doute que de rechercher la raison d'être des choses est un besoin pour toi.
Tu vomis les jongleries politiques, mais en même temps, tu es en train de fabriquer une autre sorte de mensonge, littéraire cette fois, car la littérature est réellement mensonge ; elle dissimule la motivation secrète de l'auteur : la recherche du profit ou de la célébrité. (...) En dénonçant la patrie, le Parti, les dirigeants, l'idéal, l'homme nouveau, tout en dénonçant aussi la révolution – superstition et tromperie modernes - , tu tisses à l'aide de la littérature un rideau de gaze, mais à travers ce rideau, les ordures apparaissent plus ou moins. Tu te dissimules à l'avant de ce rideau, tu te mêles secrètement aux spectateurs, tu y prends plaisir et même une certaine satisfaction. (...) Le mieux est que tu reconnaisses que ce que tu écris est tout au plus ressemblant, quoique toujours séparé du réel par le langage. En structurant ton langage, en emprisonnant dans le même filet les sentiments et la recherche esthétique, en masquant la réalité toute nue derrière un rideau de gaze, ce n'est qu'ainsi que tu auras plaisir à te souvenir des détails et que tu auras le goût de continuer à écrire.

 

En 2002, Imre Kertész a connu la consécration "suprême" dans le monde culturel et littéraire : le prix Nobel. Cet événement, qui donne un tour presque ironique à la vie de cet écrivain ravagée par l'expérience des camps puis du communisme hongrois, doit nous donner à penser. Dans le discours qu'il prononça alors, Kertész voulut voir dans l'attribution de ce prix "une marque de courage" : "Que l'Académie Suédoise ait jugé bon de distinguer précisément mon œuvre prouve (...) que l'Europe éprouve à nouveau le besoin que les survivants d'Auschwitz et de l'Holocauste lui rappellent l'expérience qu'ils ont été obligés d'acquérir. A mes yeux, (...) c'est une marque de courage, voire d'une certaine détermination ; car on a souhaité me voir venir ici tout en se doutant de ce que j'allais dire". Ce qu'il a dit, c'est la nécessité de nous poser les questions les plus radicales qui soient : "Est-ce que l'Holocauste peut engendrer des valeurs?" Et si oui, lesquelles?

Ces inquiétantes questions parcourent toute l'oeuvre de l'écrivain. Elles sont radicales parce qu'elles supposent une sorte de torsion de la pensée. Difficile en effet de ne pas s'arrêter à leur évidente ironie, au grincement de dent sarcastique qu'elles supposent : il existerait donc des "valeurs" engendrées par la catastrophe? Est-ce à dire que Kertész resterait malgré tout un humaniste, qu'il garderait une sorte d'espoir fou en l'humain ânonnant un candide "plus jamais ça?" La radicalité de ces questions réside précisément à la fois dans le dépassement possible de leur ironie et dans l'absence d'espoir en l'humain qui les sous-tend. Tenter de penser par-delà l'ironie grinçante et prendre au sérieux la question des "valeurs", suppose de changer notre regard en nous plongeant dans la lecture d'une oeuvre sarcastique, désespérée mais espérante à la fois. On pourra alors se demander où se situe encore un reste d'espoir, entre l'humanité autodétruite, une culture rendue vaine, et une pratique de la littérature dont la nature reste à élucider.


La question des "valeurs" engendrées par Auschwitz a été directement formulée dans un texte que Kertész a prononcé à l'occasion d'un colloque consacré à Jean Améry en octobre 1992, où il revenait sur la peur fondamentale du rescapé : sa crainte de l'oubli. Aujourd'hui, en 2005, alors que viennent d'avoir lieu les cérémonies du souvenir à l'occasion des soixante ans de la libération d'Auschwitz, les derniers témoins des camps nazis et de la Shoah disparaissent. Dans la fièvre commémorative qui s'est emparée du monde occidental, tout semble indiquer que le risque ne réside précisément plus dans l'oubli, mais derrière l'"inflation" et la "globalisation" d'une mémoire ritualisée y compris au plan culturel se cache en fait un autre oubli, un "oubli institutionnalisé" qui implique le refus d'un véritable "souvenir cathartique". Ce qui menacerait désormais la mémoire et le récit de la Shoah serait donc plutôt que le monde refuse les nouvelles valeurs qu'elle implique, des valeurs radicalement négatives dont l'humanité aurait pour tâche de prendre acte pour tenter de les convertir en actes éthiques et politiques. Car la catastrophe totale, inédite dans l'histoire de l'humanité, dont Kertész essaie de témoigner, ce serait celle-ci : que l'espèce humaine soit transmuée en "une espèce particulière", celle de "survivants". Que l'indétermination éthique soit son essence même. Et que cette indétermination se soit radicalement déterminée à Auschwitz.


Lire Imre Kertész avec le courage qu'il espère de son lecteur, c'est essayer de réfléchir à ce sauvetage spécifique effectué par la littérature en tant que donnant voix au témoignage de la catastrophe dans sa puissance d'adresse. L'oeuvre et la vie de l'écrivain sont à placer toutes entières sous le signe de cette singulière vérité, qu'il a tirée de son expérience des camps et de la dictature, et qu'il a cherché à dire, à écrire et faire entendre : la mauvaise nouvelle d'une faillite éthique et spirituelle irrémédiable. Il faut essayer de poser, avec lui, cette question : est-ce que l'Holocauste peut faire naître des valeurs? Elle sera notre fil d'Ariane pour tenter de recueillir la vérité intime d'une oeuvre qui, derrière la radicalité de son désespoir, cache un désir, en fait un espoir secret de porter un témoignage qui devienne une valeur éthique et politique. Et que cette dernière se transforme en "une force spirituelle créatrice de loi". Cette valeur née de l'expérience d'une négativité totale est la seule réponse qu'un écrivain puisse adresser au monde après Auschwitz, en recueillant à rebours le potentiel critique de notre culture, afin de comprendre ce qui a entraîné sa faillite profonde.

Elle n'est audible que si l'on consent à prendre au sérieux ce que pense la littérature lorsqu'elle tente de transmettre le témoignage. Ce qui suppose de saisir ce qui se joue dans une pratique de l'écriture où les notions de littérature et de témoignage se trouvent souvent opposées. Cette opposition en recouvre partiellement une autre qui fait mutuellement s'exclure écriture pour soi et écriture comme adresse.


Quoi écrire, pourquoi écrire, et pour qui, quand la destruction semble rendre la culture insensée et vaine, sa transmission? La littérature, d'abord mise "en suspens" puis refondée dans et par le témoignage, requiert alors une poétique particulière qui autorise l'écrivain à "objectiver" l'expérience individuelle du survivant et à inscrire les nouvelles valeurs qu'elle recèle dans la culture. Comme toute expérience de l'écriture littéraire, elle suscite l'apparition d'un sujet poétique qui n'est pas identifiable à l'individu, ni même à l'écrivain, mais en réalise peut-être une synthèse et un dépassement à travers l'expérience poétique. Seulement cette expérience d'une dissociation entre le Moi, l'écrivain et le sujet poétique se complique, dans le cas de l'écriture du témoignage, d'une scission supplémentaire, née de l'opposition douloureusement ressentie entre témoignage et littérature, entre le témoin et l'écrivain.


Cette scission semble devoir naître d'une différentiation entre deux types d'écriture : quand le témoin veut passionnément transmettre une vérité de l'expérience vécue, la transposer et la transmuer en valeur là où tout semblait pourtant détruit, y compris la crédibilité même d'un réel devenu incroyable, l'écrivain cherche au contraire à s'ébattre dans le langage, à explorer l'indécidable du rythme et des mots, à s'évader dans l'ouverture du sens, et s'éloigner du Moi surdéterminé. Tout en étant douloureuse, voire schizophrénique, cette dissociation autorise cependant à devenir "celui qui nomme, et non celui qui est nommé". Elle implique la constante métamorphose d'un sujet en transformation, dans une écriture toute en ruptures, tissée de contradictions. Elle définit le mouvement même qui permet l'écriture, qui balance, en une oscillation constante, entre littérature et témoignage, vie libre dans le langage et invivable survie dans la détermination, jeu gratuit et impérieuse nécessité, insensé plaisir des mots et recherche désespérée d'un sens au nom d'une vérité non négociable.


C'est ici la conception propre à Kertész de la création littéraire comme nouvelle forme de "catharsis", celle de l'écrivain puis celle du lecteur, qui réclame d'être mise en lumière pour tenter de traverser (et non de dépasser) ces contradictions. Car le dernier volet de la tétralogie de l'absence de destin, Liquidation, n'indique pas une résolution des apories de l'écriture. Mais peut-être une échappée, une ligne de fuite paradoxale qui passerait par la mort imaginée, puis mimée du rescapé devenu témoin, et la liquidation du témoignage en tant que littérature. Ce dernier roman montre comment Kertész a maintenu l'espoir dans une pratique de l'écriture intimement liée à sa survie en tant que témoin, pour mettre ensuite la notion de catharsis à l'épreuve de l'autodestruction même du témoin-écrivain. Ce qui permet au rescapé de survivre à sa survie en imaginant sa propre disparition, et au témoin d'achever sa métamorphose en un écrivain-démiurge orchestrant le jeu (combien sérieux, mais qui reste malgré tout un jeu littéraire) d'un suicide de papier. Le Moi surdéterminé devient alors un je souverain de l'expérience de l'écriture, un je qui est un Autre regardant par-dessus son épaule son ancien Moi en voie de liquidation... L'auteur est celui qui nomme et recrée le monde après Auschwitz, et qui témoigne de la liquidation du rescapé, de son témoignage, et de la trace, devenue valeur, qu'ils laissent après leur disparition.

 

Comment Dieu se révèle à l'homme sous la forme d'Auschwitz


Dans son intervention sur l'oeuvre de Jean Améry, cet autre écrivain rescapé pénétré de culture allemande, pour lequel l'expérience des camps avait rendu la création littéraire et l'expérience esthétique, en particulier poétique, éminemment problématiques, Kertész qualifie ironiquement la culture de "conscience privilégiée" définie par un "droit à l'objectivation". L'expérience de l'inhumanité concentrationnaire et du génocide met cette conscience à l'épreuve en lui soumettant le témoignage de sa propre destruction. Détenteur d'un savoir radicalement négatif sur l'humain, le rescapé ne peut en témoigner qu'à partir de l'expérience singulière de cet anéantissement, mais tente ensuite, en transmettant ce savoir subjectif de l'inhumain, de révéler son contenu de vérité et de l'inscrire dans le commun de l'humanité intacte. Si la culture est disposée à l'intégrer, il lui faut reconnaître de manière paradoxale un type de savoir qui soit subjectif, et qui dans le même temps revendique un droit à l'objectivation qui ruine pourtant toute objectivation possible de cette subjectivité. C'est-à-dire que le rescapé est celui qui témoigne de la vanité de la pensée "objectivante", lorsqu'il témoigne de sa propre disparition en tant que sujet face à l'écrasante réalité de l'extermination-déshumanisation du processus génocidaire. Et il vient annoncer la mauvaise nouvelle selon laquelle ce n'est pas seulement lui mais l'humanité entière qui sont concernés, voire atteints par cette destruction.


Comment continuer de penser là où l'"esprit" s'est heurté à des limites? Pour Kertész, le génocide constitue "le plus grand traumatisme", "l'événement éthique le plus important" depuis la Crucifixion qui fait achopper toute explication scientifique et historique. Le rôle même de l'idéologie nazie, dérivée d'une conception biologisée de la race, ne suffit à "expliquer" la réalité, le quotidien du camp et de l'extermination, car "l'assassin et la victime avaient pertinemment conscience du fait que (l)es ordres idéologiques étaient vides et dépourvus de sens". Que reste-t-il alors au rescapé qui doit tenter de comprendre pour survivre? Il ne peut que rejeter les discours philosophiques et scientifiques qui tentent d'expliquer autant que ceux qui prétendent qu'"Auschwitz ne s'explique pas". Si "la pureté des concepts recèle toujours une consolation", la raison doit néanmoins faire du doute systématique son principe même. A l'ère de la catastrophe, on ne peut plus "objectiver" la réalité comme auparavant sans se condamner à devenir un "adorable imbécile" comme Oblath, le philosophe "professionnel" capable de digérer Auschwitz sous forme de concepts...


Kertész, qui veut "comprendre" malgré tout, se condamne ainsi non à une bienheureuse imbécillité, mais à l'intranquillité même. Il tente de se maintenir sur la ligne de crête entre objectivation et subjectivation, entre explication et compréhension, risquant à tout moment de sombrer dans le vide, de part et d'autre de cette voie étroite. La vision de l'humanité à l'ombre des camps apparaît si sombre que le génocide y est l'aboutissement logique d'une histoire civilisationnelle. Le Mal y est l'élément naturel de l'homme dès que l'on place l'individu au sein d'un système bien organisé obéissant à une idéologie. La violence politique extrême qui va jusqu'à l'extermination est par conséquent explicable, et de mille façons (historiques, sociologiques, politiques). Ainsi "le dépérissement du monde a une origine plus profonde, beaucoup plus profonde que ce que l'histoire pourrait atteindre par la raison ou par la science": ce dépérissement est la faillite éthique de l'homme lui-même, collectivement mais aussi comme individu. Il devient vain, dès lors, de tenter de comprendre autre chose que cette nouvelle forme du démoniaque, cette éthique du meurtre particulière qui ne peut être saisie que dans la banalité inexplicable de la "vie particulière" prise dans un système organisé : "Camus fait dériver le droit au meurtre de Sade, du romantisme, d'Ivan Karamasov, etc. Tandis que le policier à moitié fou qui t'applique la gégène sur la langue, le petit chef, le dictateur, le Secrétaire général ou le grand Mufti qui exerce un pouvoir illimité, n'ont de leur vie jamais entendu parler des Karamasov, de Dieu, de Kant, encore moins de la crise de la morale. Ils accomplissent uniquement leur tâche".


Penser malgré tout, pour Kertész, c'est alors tenter de comprendre le passage à l'acte de l'individu bien davantage que de saisir le sens de l'idéologie génocidaire et de son résultat collectif. C'est tenter de se penser à la place du bourreau, quitter la ligne de crête, et chercher Auschwitz en soi-même. Ce qui revient non à objectiver Auschwitz mais à le subjectiver par une périlleuse compréhension. Et partant de ce "point zéro" éthique, de cette subjectivité mauvaise, la réobjectiver et l'abstraire pour la montrer au monde sous la forme d'un mouvement de balancier terrible, celui né de la détermination réciproque entre le système et la sphère des "vies particulières". L'individu n'est donc plus ni produit de l'Histoire, ni sujet: il n'est "ni libre, ni déterminé". Le personnage de B. résout paisiblement cette antinomie dans Kaddish :

A mon avis, Auschwitz est l'image et l'acte de vies particulières, du point de vue d'une certaine organisation. Que l'ensemble de l'humanité se mette à rêver, et naîtra nécessairement un Moosbrugger, l'assassin sadique et séduisant (...). Oui, l'ensemble des vies particulières, et puis encore la technique de mise en ordre de cet ensemble : c'est toute l'explication, ni plus, ni moins (...).

La question est dès lors de savoir "qui nous sommes" : "dans toutes les circonstances imaginables et inimaginables, des créatures capables - capables de tout : c'est justement là que réside le problème". Réinterprétant la scène du "Grand Inquisiteur" des Frères Karamasov, Kertész montre à travers le personnage singulier de Köves, rescapé d'Auschwitz devenu gardien de prison, qu'au sein d'un système totalitaire, affirmer que "si Dieu n'existe pas, tout est permis" n'a plus de sens : "à de telles constatations pathétiques, dans un monde où rien n'est permis mais tout est possible, l'homme ne répond que par un haussement d'épaules". Cette nouvelle transvaluation des valeurs aux accents nietzschéens conduit Kertész à une restauration ironique de la transcendance, que dieu prenne la forme de la loi du père, du Parti, ou celle d'Auschwitz, comme B. finira par l'écrire à la fin du Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, peu importe puisque l'homme a "besoin plus que tout d'un dieu, un dieu qui transforme en commandement tout ce qu'il lui permet".


De l'échelle individuelle à la violence collectivement instituée, la dangereuse indétermination humaine s'enracine dans une continuité à l'évidence tranquille. Dans Liquidation, le personnage de B(é) rythme cette pensée effroyable en poème :

Mourir est facile
la vie est un vaste camp de concentration
institué par Dieu sur la terre pour les hommes
et que l'homme a développé en camp
d'extermination de l'homme

A l'individu confronté à son propre amorphisme moral et son extrême malléabilité, il ne reste que l'intériorisation – monstrueuse dans sa radicalité – de l'effondrement éthique. A lui de penser l'impossible conjonction entre sa "vie particulière" et le système global, ce qui peut le conduire au pire : au fait que la catastrophe "l'attire avec la force d'un tourbillon vertigineux jusqu'à ce qu'il cesse de résister et que le chaos jaillisse en lui comme un geyser brûlant – et que le chaos devienne son élément naturel." Pour l'être contraint de faire face à son indétermination morale, "il n'y a plus de retour possible vers un centre du Moi, vers une certitude inébranlable et indéniable du Moi : il est, au sens le plus propre du terme, perdu".

C'est là finalement la seule forme (ironique) que peut prendre la grâce divine, comme l'affirme le personnage de Berg dans Le Refus : les voies de l'élection sont devenues destin de masse, ou absence de destin. Différemment explorée à travers la figure du musulman dans Etre sans destin puis à travers celle du bourreau dans Le Refus, la question de l'amorphisme rend la différenciation éthique incertaine. Victime ou bourreau, le Moi est de toute façon damné : "L'être sans Moi, c'est la catastrophe, le Mal véritable et (...) sans être mauvais lui-même il est capable de tous les méfaits". Primo Levi avait réaffirmé l'existence d'une ligne de partage entre victimes et bourreaux, pourtant parfois bien floue au sein de cette terra incognita éthique qu'il avait nommée la "zone grise".

Kertész, quant à lui, expérimente l'intériorisation de cette ligne au sein même d'un espace subjectif où victime et bourreau sont devenus des rôles aussi indifférents que symétriques. C'est pourquoi l'absence de destin doit selon lui être acceptée, tout comme les héros des tragédies assumaient et choisissaient la terrible faute objective qui leur était reprochée, au sein d'une subjectivité à laquelle toute innocence est désormais interdite. Comme l'explique Berg dans Le Refus, l'homme doit lui-même choisir la "grâce" d'être victime ou bourreau, il doit être son propre destin sans plus se leurrer sur une innocence à jamais perdue.


La littérature à l'épreuve du testimonial, ou comment le témoignage littéraire (re)prend son droit à l'objectivation


De l'individu appartenant à l'"espèce particulière" des survivants de la catastrophe, rien n'est resté intact hormis le fragile humain en reste qui, prenant conscience de son absence de destin, tente d'"en faire quelque chose", de "l'adapter à quelque chose". La voie de cette adaptation, c'est peut-être une troisième voie possible de la grâce, inédite et rare. C'est de n'être ni victime, ni bourreau, ou les deux à la fois, "en imagination" et "avec des moyens littéraires". Commencée en 1960, l'écriture d'Etre sans destin s'étend sur une période de treize ans. Pour le rescapé des camps, il s'agit de l'accomplissement du "travail existentiel que le fait de survivre à Auschwitz (lui) a d'une certaine façon imposé comme devoir" : témoigner de l'expérience de la catastrophe sur les plans littéraire et philosophique. Son journal de création, commencé en 1961, dévoile un lecteur insatiable et assidu : y sont consignées, tantôt sous forme de brèves remarques à propos de ses lectures ou de son écriture, tantôt sous forme d'aphorismes, des réflexions où se construit une véritable approche philosophique des questions relatives à la survie, l'art, la littérature et l'éthique "après Auschwitz". L'approche, souvent désespérée, toujours lucide et sans concession, rappelle par certains aspects des textes réflexifs sur la littérature "de témoignage" écrits par d'autres écrivains-témoins tels que le Varlam Chalamov du "Manifeste pour la nouvelle prose", le Jean Cayrol du manifeste "Pour un romanesque lazaréen".


Au monde qui persiste à se faire une idée immuable de la morale, se contentant "de quelques lieux communs éprouvés" et de grands principes abstraits au sujet du mal, la seule possibilité qui reste au témoin dont on veut "invalider" l'expérience, est de transformer cette dernière "en une conviction esthétique inébranlable" afin d'en sauver puis d'en transmettre quelque chose. Kertész voit dans la possibilité d'écrire et de représenter le monde une capacité de l'objectiver à partir du subjectif. Si la culture en tant que "conscience privilégiée" n'est rien d'autre qu'un "droit à l'objectivation", l'individu doit se saisir de ce droit, doit le "reconquérir" là où l'histoire et la catastrophe l'ont privé non seulement de son individualité mais de sa subjectivité. Ce qui revient à se reconquérir un destin. Le monde qui le tient en son pouvoir, la réalité qui le détermine entièrement, il ne peut que s'en venger en en faisant ses objets à son tour :

(...) je ne trouve qu'une seule explication à ma passion entêtée : j'ai peut-être commencé à écrire parce que je voulais prendre ma revanche sur le monde. Pour prendre ma revanche et obtenir de lui ce dont il m'a exclu (...) C'est peut-être ce que je voulais, oui : rien qu'en imagination, certes, et avec des moyens littéraires, prendre en mon pouvoir la réalité qui, d'une manière très réelle, me tient en son pouvoir ; changer en sujet mon éternelle objectivité, être celui qui nomme et non celui qui est nommé. Mon roman n'est rien d'autre qu'une réponse au monde, le seul type de réponse que, visiblement, je sois capable d'apporter. A qui aurais-je pu adresser ma réponse puisque, comme on le sait, Dieu est mort? Au néant, à mes frères humains inconnus, au monde. Ce n'est pas devenu une prière, mais un roman."

C'est dans les oscillations entre l'existence surdéterminée du Moi et le fonctionnement surdéterminant de la réalité objective qu'apparaît l'espace de liberté subjectif qu'est l'écriture. Elle ne prétend pas donner des explications "objectives", car elle ne se veut pas "prise en son pouvoir de ce que l'on comprend". Mais elle désire en même temps transmettre une vérité subjective et l'inscrire dans le général, le commun. Or l'expérience du survivant, son absence de destin, est presque "irracontable", et donc intransmissible. Si le témoignage revient à tenter malgré tout de réobjectiver une expérience subjective, et d'inscrire ensuite son savoir de l'inhumain dans une pensée de l'humain, le témoin doit se ressaisir de ce qui a été anéanti : son usage personnel de la pensée et du langage pour recréer du sens. Et se ressaisir de ce dont la valeur a été détruite, que l'expérience du génocide n'a pu que mettre en suspens, mais qui appelle à être "refondé" : la littérature.


Pour l'auteur qui veut raconter l'expérience du survivant se pose dès lors un "problème stylistique" qui suppose de résoudre la question de "la communicabilité esthétique de la violence". Cela n'est possible qu'en imaginant une nouvelle poétique à la mesure de la mauvaise nouvelle éthique qu'elle apporte, reposant sur une technique romanesque "fondée uniquement sur la constatation que ce n'est pas l'écrivain qui saisit le monde (comme objet de connaissance), mais le monde qui saisit l'écrivain (comme objet de son arbitraire illimité)". C'est désormais la seule littérature pensable "après Auschwitz". Si la littérature telle qu'elle existait avant la catastrophe est devenue "suspecte", Kertész, en grand lecteur et traducteur de Nietzsche, continue néanmoins de penser que l'art reste l'activité proprement métaphysique de l'homme, capable de révéler, par son potentiel critique non systématique, la face destructrice des idéologies. Mais seule une nouvelle poétique du témoignage, née du désir de compréhension du rescapé, pourrait prendre le relais des récits fondateurs de la civilisation occidentale que sont la tragédie antique et le récit biblique, tout en y puisant son inspiration. Cette puissance créatrice de mythe propre à l'écrivain est une puissance sans pouvoir : celle d'inscrire ce qui, parmi les événements historiques, intégrera le mythe, et sous forme de récit subjectif. Le poète n'a aucun autre pouvoir que celui-là, celui d'inscrire dans la culture d'une civilisation, en suivant "l'esprit du récit", une oeuvre qui interroge l'éthique de l'homme et ses valeurs.


Un certain nombre d'écrivains-témoins ayant traversé (ou été traversés) par les catastrophes de ce siècle ont tenté de témoigner de la violence étatique, de l'inhumanité concentrationnaire, des processus génocidaires engendrés par les idéologies destructrices d'inspiration nihiliste ou utopiste. A partir de leur propre expérience de ces événements, ils se sont essayé à une forme de témoignage qui s'inscrirait en littérature, et partant de là, sur un mode ambivalent et parfois réfractaire, dans la culture. Malgré des divergences souvent profondes, ces écrivains-témoins dessinent les contours d'une communauté de pensée en ce qui concerne une approche de la littérature dans ses relations avec le témoignage. On pourrait dire qu'il s'agit d'écrivains ayant tenté de penser en littérature les implications de la catastrophe. Or l'oeuvre de Kertész nous semble non seulement s'inscrire dans cette préoccupation, mais la situer au coeur même de l'écriture comme LA question se posant à qui désire écrire. A Stockholm, il a affirmé que cette question devait aujourd'hui se poser non plus seulement aux témoins "directs", aux rescapés de ces différents événements, mais à tout écrivain à l'aube du XXIe siècle qui désire parler du monde, de la place que peut y trouver l'individu, et de l'écho que peut y rencontrer sa voix. Pour tenter de comprendre la relation éminemment problématique entre "témoignage" et "littérature", et plutôt que d'évoquer les écrivains-témoins convoqués lorsqu'il est question de la littérature dite "de témoignage", j'aimerais brièvement évoquer un auteur qui appartient sans aucun doute à cette même communauté de pensée sans être occidental, Xingjian Gao.


Gao et Kertész ont, chacun à partir de la traversée individuelle de leur "catastrophe", tenté d'articuler le témoignage et la littérature. Leurs approches me semblent apparentées, et comme nous allons le voir, paraissent s'éclairer l'une l'autre et se répondre. Rappelons au préalable que lorsqu'il est question de l'expérience de la violence politique sous ses différentes formes, aucun paradigme n'est possible. Toute hiérarchisation semble indécente et vaine, et dans le même temps certaines distinctions ne s'en imposent pas moins à nous. Ces distinctions informent aussi une poétique, cela va de soi, les différences fondamentales qui séparent l'écriture d'un "politique" comme Robert Antelme de celle d'un Primo Levi ont été souvent commentées. Comme le rappelle Catherine Coquio, une telle "donnée factuelle n'est pas déterministe, mais déterminante, en termes d'écriture aussi bien, celle-ci témoignant d'une expérience de mort intérieure et de survie inégalement pensable sur un mode politique, et sans doute même inégalement symbolisable". Ceci étant posé, comme Catherine Coquio y invite tout en s'y essayant elle-même, on peut lire ensemble, sur un mode parallèle voire structural, les littératures issues de différentes catastrophes : "Lire ainsi révèlerait combien, malgré des abîmes culturels, les questions de narratologie (...) se posent dans des termes profondément apparentés". Et si "l'effort littéraire se différencie, selon chaque événement et chaque aire culturelle, au sein d'une problématicité fortement homogène, c'est que la mise à l'épreuve de la littérature prend son sens à chaque fois comme mise à l'épreuve de l'humain". C'est une telle mise à l'épreuve qui est en jeu sous les plumes de Gao et de Kertész. L'écrivain chinois a vécu la Révolution culturelle sous Mao.

Avant de parvenir à s'exiler en France, il a travaillé dans les rizières durant de longues années et y a écrit en secret en enfouissant ses textes dans des pots en terre cuite, risquant l'emprisonnement pour cette pratique punie de mort. Dans le roman d'inspiration autobiographique Le Livre d'un homme seul, le narrateur se remémore son enfance et les années sous la dictature de Mao Zedong, et dialogue avec Marguerite, une jeune femme juive allemande qui l'invite à parler de son passé. Le parallèle entre ces deux mémoires, celle du nazisme et celle de la dictature communiste, construit en partie la trame romanesque et fonctionne comme une chambre d'écho où une catastrophe rappelle et amplifie l'autre. Kertész a de son côté parfois affirmé avec sarcasme que la dictature communiste hongroise et le stalinisme avaient été comme la "madeleine de Proust" ayant réveillé sa mémoire du génocide et de la déportation...


La "littérature froide" définie par Gao est "une littérature de fuite pour préserver sa vie, c'est une littérature de sauvegarde spirituelle de soi-même afin d'éviter l'étouffement par la société". Au départ, le témoignage se définit selon lui par la tentative de rester fidèle au réel, donc à une "vérité" de l'événement et du vécu. Pour celui qui a vécu la catastrophe, le rôle de l'écrivain a changé : "Mieux vaut que l'écrivain revienne à la place du témoin et exprime, autant qu'il le peut, le réel". C'est par conséquent une littérature renouvelée, remodelée, bouleversée par le témoignage que définissent Gao et Kertész, une littérature survivante d'Auschwitz et de la Révolution culturelle, profondément modifiée par l'événement catastrophique et les situations d'oppression vécues par les écrivains-témoins. Pour autant, cette littérature froide n'est pas "témoignage", car là où les témoignages "masquent les causes et les mobiles qui ont engendré les événements", "la littérature, elle, quand elle entre en contact avec le réel, peut tout révéler sans exception, depuis le for intérieur des hommes jusqu'au processus des événements".


Mais cette nouvelle littérature, peut-on encore l'appeler "littérature"? Car le rescapé, le survivant qui tente de faire un objet de représentation de son expérience, souhaite avant tout comprendre ce à quoi il a survécu, et transmettre une vérité qui met l'intime et le subjectif à l'épreuve d'une violence objective subie. Il veut tenter de l'objectiver en en tirant "des conséquences d'ordre général". La nature même de cette vérité, et le fait que la question de sa transmission devienne centrale, ne ruinent-ils pas la notion même de "littérature"? Car la négativité dont témoigne le survivant est si radicale, que l'on peut se demander si elle est encore une valeur, mais c'est cette absence-là pourtant que le témoin désire passionnément transmettre comme vérité dont son vécu est le garant. Et cette transmission ne peut s'effectuer qu'au prix d'un "geste" inaugural, une posture d'ordre éthique, qui consiste à dire : "je suis le témoin, j'ai vécu ce que je dis et raconte et peux en attester, ma personne, ma présence et ma voix sont la garantie de cette vérité". Le témoignage n'est pas forcément compris comme une restitution de la réalité factuelle, il peut être fictionnel au sens où cette réalité s'y trouve transposée, poétiquement transformée et réfléchie. Sa singularité repose plutôt sur le fait que son authenticité est attestée par la présence du narrateur à l'événement raconté, cette narration fût-t-elle une transposition fictionnelle : "le statut du texte se différencie ici sur un mode générique, non par ses procédures de représentation du réel, mais par la traduction de l'expérience vécue par l'auteur". C'est donc la position de son auteur qui différencie son discours, et la proximité vécue avec la mort qui fait de la réalité dont le rescapé témoigne une expérience qui le sépare du reste des hommes. Et donc de ce qu'ils nomment littérature. C'est de cette séparation que parle Kertész en revenant sur les préoccupations qui présidaient à son écriture lorsqu'il commença à écrire : "Une seule question me travaillait : qu'avais-je encore en commun avec la littérature ? Car il était clair qu'une ligne infranchissable me séparait de la littérature et de ses idéaux, de son esprit, et cette ligne - comme tant d'autres choses - s'appelle Auschwitz". Et ce constat ne concerne pas seulement le rescapé désirant témoigner de la catastrophe qu'il a traversée. Il concerne justement tout écrivain, car pour Kertész, c'est l'espèce humaine entière qui s'est transmuée en l'"espèce particulière" des "survivants", toute écriture étant désormais d'"après Auschwitz". Si bien que la notion de témoignage dépasse en fait largement la seule expérience des camps et du génocide, et même du totalitarisme, pour désigner ce que devrait être l'éthique de la littérature.


L'oeuvre de Xingjian Gao, longtemps clandestine, puis lentement reconnue au cours des années 90, lui a valu le prix Nobel deux ans avant Imre Kertész. Lorsqu'il prononça alors, comme le veut l'usage, un long discours devant l'Académie, il s'interrogea sur La raison d'être de la littérature, texte dans lequel il affirme en des termes comparables à ceux de Kertész : "Le réel, en littérature, pour l'écrivain, équivaut presque à l'éthique, et c'est même l'éthique suprême". Une exigence éthique dont seuls les rescapés d'une catastrophe engendrée par la violence politique ont pour le moment conscience, et qu'ils tirent de leur proximité vécue avec la mort. Gao Xingjian et Kertész ont tous deux vécu une situation de censure et de muselage idéologique où la liberté de penser et d'écrire pouvait coûter la vie, en particulier en Chine "où même écrire dans l'intimité faisait courir un danger mortel". Pour "conserver une pensée indépendante", l'individu "n'avait que lui-même à qui s'adresser et ne pouvait le faire que dans le plus profond secret". Gao explique que c'est justement dans cette situation qu'il a compris la nécessité de la littérature : "Je dois dire que ce fut précisément à ce moment, alors qu'on ne pouvait pas faire de littérature, que j'ai pris conscience de sa nécessité : c'est la littérature qui permet à l'être humain de conserver sa conscience d'homme". On peut même aller jusqu'à dire que pour l'écrivain, "se parler à soi-même constitue le point de départ de la littérature, communiquer au moyen du langage vient en second". Si bien que parler à soi-même en "injectant ses sentiments et ses réflexions dans le langage" "sans visée utilitaire, et sans même penser être jamais diffusé", pour le seul plaisir, semble représenter une démarche qui s'oppose radicalement au geste testimonial qui, en revanche, a une visée de transmission.


Cette contradiction entre geste éthique de fidélité à une vérité du "réel" et plaisir de "se parler à soi-même" traduit paradoxalement une mise en péril de la littérature qui peut faire douter de sa possibilité puis de sa légitimité à l'ère du totalitarisme et des génocides. Elle appartiendrait à un monde révolu, disparu, balayé par la catastrophe. C'est ce dont le narrateur du Drapeau anglais a la révélation à travers l'histoire de l'écrivain hongrois Erno Szep, un survivant de l'ère stalinienne et des événements de Budapest en 1956, qui, témoignant en une seule formule de la disparition du monde d'avant le totalitarisme, se présente en disant : "J'étais Erno Szep". Disant cela, l'écrivain exprime sa conscience du fait que son état d'écrivain d'avant la catastrophe était un état d'illusoire liberté qui ignorait son déterminisme, sa conditionnalité. "Par cette formule, écrit Kertész, Erno Szep est resté, ou plutôt est devenu Erno Szep, justement au moment où il n'était plus que celui qui avait été Erno Szep, alors que tout ce qui avait permis autrefois à Erno Szep d'être Erno Szep avait été liquidé, nationalisé, étatisé. C'était tout simplement la constatation d'un état de fait (la catastrophe) formulée en quatre mots (...)". Cette formulation radicale répond à l'exigence d'une littérature après Auschwitz, qui doit "tendre vers des formulations qui englobent totalement le vécu (c'est-à-dire la catastrophe) ; des formulations qui nous aident à mourir et lèguent cependant quelque chose aux vivants".


La poétisation que suppose l'écriture littéraire de l'expérience de la catastrophe risque par conséquent de n'être qu'une trahison, la tension entre esthétisation et l'exigence de cognition et de transmission propres au témoignage s'avérant trop forte : "la littérature est devenue suspecte. Il faut craindre que les formules trempées dans le solvant de la littérature ne retrouveront plus jamais leur densité ni leur réalisme". La littérature en tant que discours subjectif a ici perdu sa légitimité, son pouvoir d'inscrire ce discours sous forme de mythe dans la culture parce qu'elle ne peut être à la hauteur du réel. Elle s'avère incapable de rendre compte de la surdétermination historique, objective du sujet dans la catastrophe. En maintenant l'idéal d'une subjectivité souveraine et créatrice de sens, en pérennisant l'illusion d'une liberté du sujet acquise par l'écriture et d'une expérience esthétique qui serait bonheur privé, elle est désormais mensongère.


Cette exigence d'une prise de conscience relative au rôle de l'art à l'ère de la catastrophe amène le narrateur du Drapeau anglais à formuler son doute sur la légitimité de la littérature en tant qu'opposée au témoignage dans son désir de vérité : "Si la littérature est en mesure de produire de telles formules, je veux bien, mais je considère de plus en plus que seul le témoignage en est capable, ou éventuellement une vie muette et informulée comme formulation. 'Je suis venu pour témoigner de la vérité' – est-ce là de la littérature ? 'J'étais Erno Szep' – est-ce là de la littérature?", s'interroge-t-il. Ces deux formulations contiennent et révèlent les deux fonctions du témoignage : l'attestation des faits (je témoigne de la vérité) et l'incarnation de cette vérité dans la personne du rescapé-témoin qui par-là même n'est plus écrivain (j'étais Erno Szep). Devenu auteur d'une formule-témoignage incarnant la vérité de la catastrophe, Erno Szep n'est plus l'écrivain Erno Szep. Une fois entré en témoignage, il tourne le dos à la littérature. En chemin, la littérature a été liquidée par la catastrophe. Pour que la littérature redevienne une "force spirituelle créatrice de loi", afin qu'elle puisse transmettre une valeur, elle doit donc à la fois penser le testimonial et lui céder sa place dans la culture, en lui prêtant sa voix dans sa relation avec la catastrophe (génocidaire, totalitaire). Le témoignage direct de la catastrophe doit être assumé ensuite comme héritage par les non-témoins.


Tu dois laisser sortir de ta mémoire ce 'il'


La seconde formule, "j'étais Erno Szep", creuse pourtant autrement l'écart entre littérature et témoignage. Non plus dans le contenu de vérité que la littérature – y compris lorsqu'elle ne fait qu'hériter de la catastrophe - doit être à même de transmettre, mais dans l'expérience que suppose l'écriture pour le rescapé. Car cette formule révèle ici comment l'expérience directe, vécue, traversée de la catastrophe peut radicaliser et même déplacer l'habituelle "désubjectivation-resubjectivation" qui définit la "trans-subjectivité" propre à l'expérience poétique. L'individu écrivant ne peut plus librement s'indéterminer ou se subjectiver dans et par le langage de la même façon qu'auparavant : le survivant qu'il est désormais est devenu un être sans Moi qui a eu la révélation de sa totale détermination en tant qu'individu et de son indétermination, par conséquent, en tant que sujet éthique. La "dépersonnalisation" qu'engendre l'écriture ne risque-t-elle pas, dans le cas de l'écriture de la catastrophe, de devenir une expérience destructrice? Gao Xingjian a tenté de son côté de "résoudre" ces dédoublements internes par l'usage, pour un même personnage, de plusieurs pronoms personnels. Le narrateur passe du "je" au "il" en passant par le "tu", et l'écrivain obtient ainsi un élargissement de l'espace subjectif dans lequel il peut indiquer des nuances, créant un espace intérieur plus vaste qui permette d'inscrire dans le langage même la différence entre le narrateur, le Moi passé et l'écrivain. Dans Le Livre d'un homme seul, certains chapitres réflexifs sont entièrement consacrés à une sorte de dialogue entre un "je" écrivain s'adressant à un "tu" narrateur, et lui parlant d'un "il" désignant le "moi" qu'il cherche à saisir :

Tu dois laisser sortir de ta mémoire ce 'il', cet enfant, cet adolescent, cet homme qui n'est pas devenu adulte, ce rescapé qui rêvait en plein jour, ce disciple de l'extravagance, ce type qui devenait chaque jour plus rusé, ce 'tu' qui n'avait pas encore perdu sa connaissance intuitive mais gardait encore quelques sentiments, tu ne dois pas te repentir et te justifier à sa place. Cependant, quand tu l'observes et quand tu l'écoutes, tu éprouves naturellement une irrésistible tristesse, et il ne faut pas que tu laisses ce sentiment te troubler. Lorsque tu découvriras ce 'il' dissimulé sous son masque, pour pouvoir l'observer, tu devras le transformer en fiction, en un personnage sans aucun rapport avec toi, qui attendait d'être découvert, ce n'est que cette narration qui pourra t'apporter le goût d'écrire et ce n'est qu'ainsi que la curiosité et l'envie de rechercher apparaîtront spontanément.

Kertész, qui décrit par endroits le processus d'écriture en des termes étonnamment proches, use parfois d'un procédé comparable dans son journal, mais pour lui cette question de la dissociation entre différentes instances de la subjectivité semble encore plus problématique. Qu'il existe quelque chose dans l'écriture comme l'expérience d'une dépersonnalisation qui lui serait constitutive, c'est une phénoménologie souvent décrite : le Moi devient le "je" sujet de la langue, qui renvoie le Moi à une inexistence. Ce qui en retour fait réagir ce Moi en reste, et se former une troisième instance, celle d'un Moi modifié qui réagit à sa désubjectivation première (qu'il faudrait alors nommer plutôt une "démoïsation"...). Ce qui peut naître de ce processus de transformation constante, de ce pluriel interne, c'est le sujet poétique capable de s'inscrire dans le langage et de transformer les données objectives, historiques, sociales de sa détermination en discours subjectif porteur de sens et de valeurs. Mais comment le survivant peut-il dès lors témoigner de sa propre débâcle en tant que sujet, et se subjectiver dans le langage, s'il n'a même plus le sentiment de sa propre existence? Là où Henri Meschonnic définit le texte littéraire comme un texte où "le discours tout entier est porté à l'état de subjectivité", le survivant ne peut que répondre par une formule "qui englobe totalement la catastrophe" : "J'étais Erno Szep". Ou/et encore "Je ne le suis plus, je ne peux plus l'être, et en disant cela j'ai déjà tout dit, la seule vérité qui compte, et la seule valeur (négative) qui reste". Par cette formule lapidaire, ce n'est plus seulement la littérature en tant que productrice de valeur et de sens qui est liquidée, c'est le sujet poétique lui-même qui est en péril. Car entre l'écriture d'un Pessoa tissée de multiples déplacements hétéronymiques, et le témoignage du rescapé qui est chez Kertész témoignage d'une désubjectivation (c'est-à-dire le témoignage d'un sujet qui rend compte de sa propre débâcle et de la perte radicale du Moi à la fois historiquement surdéterminé et éthiquement indéterminé), il y a une différence radicale. Comment concilier à la fois l'inscription du sujet poétique dans le langage devenu discours porté tout entier à l'état de subjectivité, et la désubjectivation subie dont il faut témoigner? Et l'art est-il encore possible quand la réponse rapportée par le témoin est la révélation de son impuissance, de la vanité de toute consolation? Et quand du même coup le survivant veut précisément dire sa vérité sous forme de témoignage, et non sous forme de littérature ?


En apparence, deux mondes ici s'excluent : celui de la catastrophe, irrévocablement réel, dont il faut témoigner en disant "Je suis venu pour témoigner de la vérité, l'illusion consolatrice du monde de l'art n'est plus", et celui de l'art, dont le sens est toujours non fixé, subjectif autant que multiple, et qui "empêche la moralisation vérité" en maintenant une indécidabilité du sens, en se distançant de tout discours affirmatif de "vérité", et en postulant l'utopie d'une souveraineté du sujet poétique. Nous en arrivons ainsi à deux questions apparemment insolubles : Quel est le sujet de l'écriture et quel est le sujet du témoignage pour Imre Kertész? Et comment l'écrivain Imre Kertész peut-il faire oeuvre littéraire à partir du témoignage de la "vérité" du survivant Imre Kertész?


Pour tenter de résoudre ces apories, on peut tenter, avec Catherine Coquio, de voir dans le témoignage littéraire "un genre littéraire nouveau où l'infinité du sens se joue dans les limites du contrat testimonial" et où le langage de la vérité "serait envisagé comme la seule forme de subjectivation propre à transformer la donnée sociale extrême qui la constitue" . Pour autant, le témoignage n'est pas ici la conformité à l'expérience au sens biographique, il est une éthique de la forme capable de faire du particulier un concret généralisable : "la survie dont témoigne l'écrivain fait arracher à la réalité toute-puissante de l'éradication un réel porteur d'un sens autre – qui, éthiquement transmué par le texte, c'est-à-dire approprié en discours singulier, deviendra la 'vérité' suspendue du témoin". En écrivant Etre sans destin, Kertész a porté "témoignage", et pour ce faire, il a accompli un "bond du personnel à l'objectif". Pour représenter l'expérience du camp, l'écrivain a choisi de prendre pour héros un enfant. Il se trouve que cet enfant a quatorze ans au moment des faits relatés, comme Kertész. Que sa situation et son expérience (dans le roman) sont d'ailleurs en presque tout point identiques à l'expérience réelle de l'auteur. Mais György Köves n'est pas Kertész, au sens où le roman n'est pas une autobiographie. Tout y est stylisé, l'expérience personnelle a été "atrophiée" et si Gyurka est un enfant, c'est en fait pour en faire un réceptacle perceptif, un support de l'expérience phénoménologique du camp. Le sujet de la narration, continuellement rattrapé par la réalité du camp qu'il réinterprète au fur et à mesure de sa survie, nomme et décrit le camp, et en retour, se trouve totalement déterminé, dans son langage même, par sa réalité. Köves a tout du "héros lazaréen" si lumineusement et prophétiquement décrit par Jean Cayrol : il n’est constitué que de "déterminations, de réflexions et de tropismes : toujours et partout, c’est exclusivement la torture infligée par le monde qui le fait accéder au langage, autrement il ne saurait même pas parler ; ce n’est jamais lui qui laisse le monde devenir langage." C'est pour ainsi dire le camp même qui parle à travers sa voix. Comme le disait autrement Cayrol : sa "bouche sera toujours ouverte, non pour la parole, mais pour le cri. 'Ne pas se livrer' : tout est là" pour ce héros lazaréen d'une "tenace insensibilité". Nommer le camp et témoigner de l'expérience, c'est donc inventer une forme qui permet de montrer comment le héros est petit à petit entièrement déterminé par leur écrasante réalité, la façon dont il devient celui qui croit nommer en racontant son expérience alors que c'est lui qui est nommé dans son discours déterminé de victime. Kertész donne ici forme poétique à la désubjectivation subie, à travers la resubjectivation poétique de l'expérience.


Le saut vers l'objectif consiste donc à abstraire l'expérience individuelle, à la styliser en une forme, qui est paradoxalement le fruit de sa subjectivation poétique. Ce qui naît, et ce qui en même temps engendre cette subjectivation-objectivation, c'est le sujet poétique. Et ce sujet poétique témoigne de la désubjectivation subie par le Moi traversant l'expérience du génocide et du camp.


(Auto)portrait de l'écrivain en bourreau, ou comment refuser la grâce


Ainsi nous tenons un début de réponse à nos questions aporétiques : entre le Moi, l'écrivain, le témoin, il y a ce qui seul est capable de les assembler en une forme, le sujet poétique, même lorsqu'il est mis en péril. Par le biais de cette instance nouvelle, l'auteur Kertész se saisit de la réalité du monde qui a déterminé son Moi et l'a anéanti en tant que sujet, pour en faire son objet (de représentation). Mais le risque de cette métamorphose – donc de cette perte - du Moi déterminé en sujet poétique librement indéterminé-déterminé n'a pas disparu pour autant. Certes, le rescapé Imre Kertész, devenu écrivain, a pu transformer son expérience en donnant forme poétique au témoignage. La vérité du rescapé a été transposée en un roman par lequel il a tenté d'inscrire le témoignage de la catastrophe en littérature.

Mais dans la Hongrie communiste des années 70, l'expérience des camps et de la Shoah est soumise à des lois représentationnelles strictes, qui relèvent d'un consensus entre l'idéologie marxiste et un humanisme périmé : le manuscrit est refusé, ce qui signe le rejet de la vérité du témoin et des valeurs qu'il tente de transmettre. Dans un autre registre, ce refus sanctionne aussi l'impossible inscription de la forme testimoniale en littérature lorsque celle-ci est culture institutionnalisée. Le roman est à la fois refusé en tant que discours à dimension véridictionnelle (donc en tant que témoignage) et en tant que tentative de transposition esthétique (donc en tant que texte littéraire). Ce refus laisse à la fois le témoin et l'écrivain qu'il est devenu les mains vides. Il renvoie le témoin à la littérature en niant la "vérité" dont le rescapé désire témoigner. Et à l'inverse, il rive l'écrivain au témoignage et à sa réalité destructrice en niant sa tentative de poétisation de l'expérience.


Cette véritable impasse existentielle de l'écriture devient le sujet même du second roman intitulé Le Refus, dans lequel Kertész explore deux questions : pour qui écrire ? Le témoin devenu écrivain comprend qu'il ne peut écrire que pour lui-même, pour "écrire l'écriture", pour faire exister librement un Moi entièrement déterminé au départ et métamorphosé en sujet poétique. Mais à quoi bon écrire si l'on refuse de l'entendre ensuite? L'écrivain rappelé à la réalité du rescapé qu'il était est alors renvoyé à une forme de trahison de l'expérience de la catastrophe, en vivant l'écriture comme fuite du Moi, voire comme plaisir et légèreté coupables, alors qu'il s'agissait de transmettre la vérité du témoin. Le Refus présente une forme fascinante, kaléidoscopique, de mises en abyme successives reflétant cette série de contradictions : un métaroman dont le narrateur expose l'arbitraire du récit et sa laborieuse conception par un écrivain rescapé en panne d'inspiration. Le texte, comme l'écrit Kertész, exhibe son propre "fiasco". Son sujet est justement la difficulté d'écrire un second roman et d'assumer le "devenir écrivain", après avoir expérimenté, à travers Etre sans destin, l'étrangéisation de son propre vécu dans et par la littérature : l'écriture, écrit "le vieux", personnage de l'écrivain-rescapé mis en scène dans le roman, a "transformé ma personne en objet, délayé mon secret impénétrable en généralité, distillé ma réalité indicible en signes – le tout transplanté dans un roman que je ne peux pas lire". Elle laisse un Moi exsangue, renvoyé à son "inexistence" et incapable de se communiquer à lui-même : "un produit de déterminations, un naufragé de hasards, une victime de la biologie électronique, un homme maussade surpris par son propre caractère". Ainsi l'écriture a étrangéisé le vécu et le Moi, et l'inconnu qui est né de cette expérience de l'indétermination est devenu un autre qui a rendu étranger au Moi le matériau dont il procède, à savoir la vie, l'expérience elle-même. Cet autre, c'est l'écrivain devenu écrivain à son insu, le projet de s'adresser aux autres n'étant devenu un but qu'"en cours d'écriture" et "sans (s)on consentement".

Car l'écriture d'abord juste vécue comme une libération non réfléchie, comme une façon de "se parler à soi-même" selon l'expression de Gao, s'est insensiblement transformée en "aspiration à communiquer" : "Moi aussi je voulais faire passer un message, sinon je n'aurais pas écrit de roman" (...) car je le vois clairement aujourd'hui, écrire un roman signifiait écrire pour les autres, y compris ceux qui le refuseraient". Le vieux prend ainsi conscience du fait qu'il "commençai(t) à considérer (s)on destin comme un destin d'écrivain" c'est-à-dire à "considérer (s)a vie comme une source intarissable de pensées à exposer en place publique". L'écrivain a donc trahi le Moi survivant en distillant sa réalité intime en signes. Il a aussi trahi le témoin, puisque sa forme s'avère impuissante à transmettre cette réalité aux autres sous forme de vérité et de valeurs. Il ne lui reste rien : ni sa réalité passée, qui lui est désormais étrangère, ni le refuge dans l'écriture, qu'elle ne s'adresse à personne d'autre qu'à lui-même ou qu'elle soit la consolation d'une écriture-transmission. Il est impossible à l'être hybride qu'il est désormais, ce "survivant-témoin-écrivain", de rassembler les différentes instances qui le constituent. Ne subsiste qu'une angoissante pluralité interne, dissociation-fragmentation de la conscience, éparpillement vécu avec effroi, entre le Moi, l'écrivain, le témoin et le sujet poétique.


Pour sortir de ce piège existentiel, il faut explorer l'origine même du devenir écrivain, début de ces scissions douloureuses, et en même temps si créatrices. "Quand je pense à cet instant, dont je suis par ailleurs incapable de me souvenir, écrit le "vieux", il me semble que si j'avais su en garder la clarté, la teneur en quelque sorte distillée, alors je tiendrais entre mes mains ce qui m'a toujours le plus intéressé : le secret de mon existence". L'exploration prend la forme d'une parabole, insérée dans le récit, et qui porte le même titre que le roman lui-même. Ecrit à la troisième personne, mais reprenant le personnage de György Köves, "Le refus", fortement influencé par l'écriture de Kafka, est une narration où la réalité est stylisée tout en restant terriblement précise et "réaliste". La réalité y est filtrée par une narration qui la maintient à distance de l'interprétation, et l'on pourrait dire que "dans cette distance est la parabole". "Le refus" naît des associations, transpositions, déplacements qui ont lieu dans la mémoire semi-consciente du personnage de Köves, que le récit remonte à rebours, comme à contre-courant. Köves, lui-même en évolution, parcourt sa mémoire comme il réinterprèterait une partition, mais d'avant en arrière, du présent vers le passé, sautant de bribe en bribe de souvenirs qui émaillent ça et là le récit. Ce "roman" enchâssé est en fait un grand chantier psychique, paysage mémoriel dans lequel on reconnaît une transposition de la réalité hongroise des années 50-60, et où l'on distingue nombre d'éléments autobiographiques : le roman tisse un immense réseau de correspondances internes, de jeux de renvois chiffrés, où le personnage, ballotté par l'affleurement des souvenirs, tiré par sa mémoire, traverse une série de situations où s'est "décidé" son destin.


Au cours de ce voyage mnésique, Köves rencontre plusieurs de ses vies possibles à travers des doubles. Berg, l'un d'entre eux, est celui vers lequel tout converge. Dans la rencontre entre Köves et Berg se résout en effet une question intimement liée à celles du "pourquoi" et du "pour qui" écrire : c'est celle du quoi et du comment. Rescapé d'une catastrophe que l'on ignore, Berg s'interroge sur la communicabilité esthétique de la violence en écrivant une "confession"-témoignage où il tente de relier la "vie particulière", qui est "l'extrêmement individuel" et "le commun et le général". L'"objectivation", ou "bond dans l'objectif" s'accomplit ici au sein d'une écriture confessionnelle, donc éminemment subjective. Berg espère en cette écriture comme "message", comme transmission de valeurs refondées à l'aune des camps. C'est pourquoi sa confession, intitulée "Moi, le bourreau", prend la forme d'une adresse à l'humanité : "(...) je veux, par ma présence non pas brutalement réelle mais magique, c'est-à-dire à travers les mots et la langue, transplanter en vous" l'effroi ambigu que provoque le bourreau "en tant qu'enseignement moral", proclame son narrateur. Berg échoue dans sa tentative parce qu'il a figé son rythme dans des constructions abstraites au point de n'avoir pu transmettre la vérité ainsi formulée. Il est l'écrivain-témoin qui n'aurait pas trouvé sa forme, et dont la confession resterait par conséquent inaudible : il lui manque la vie, son épaisseur, sa complexité. Pour reprendre l'expression de Gao, la confession de Berg reste "séparée du réel par le langage" la sincérité verbale à laquelle elle s'essaie est un échec car "le mot parlé n'est qu'un signe qui invite à l'aventure dans le champ de la vie incommunicable". Dialoguer avec Berg, c'est en fait, en se confrontant à cette question du "comment" écrire, ressourcer l'écriture à sa propre faillite : c'est pour Köves lui permettre de se "communiquer à lui-même", le sortir du monde des signes et de l'abstraction pour le rappeler à la vie. Le sauver consiste à lui faire dire sa confession inaudible, et tenter d'y réintroduire le tremblé du vécu. Ce qui passe par un autre refus, celui de ce que Berg appelle la "grâce" d'être déterminé en tant que victime ou bourreau. Pour Köves en effet, ne voir que ces deux alternatives revient à s'"enfermer dans un monde de constructions abstraites", et il faut y réintroduire ce qui fait l'imprévisibilité de la vie, ce qui peut malgré tout être considéré comme liberté contre cette "grâce" (ou cette damnation), et qui peut passer par l'écriture.


En écrivant "le refus", le vieux, à travers le personnage de Köves, accomplit le programme énoncé par Berg :"percer le secret onirique de notre vie", ce qui l'autorise à réconcilier à nouveau son Moi et "l'écrivain" qu'il est devenu à son insu. Si la rencontre avec Berg permet à Köves de se sauver lui-même d'un futur possible d'écrivain raté, de sauver un homme en train de se noyer comme il en aura la vision à la toute fin de la parabole, elle permet aussi de répondre aux deux questions que se posait l'écrivain dépourvu d'inspiration. On écrit pour soi-même, pour trouver une forme de liberté, et pour la vie "décuplée" que l'on revit à travers elle. L'oeuvre qui naît de cette tentative d'inscrire l'"outrancièrement individuel" dans le commun, c'est "une force qui s'affranchit des circonstances, un attentat qui sape le nécessaire". C'est ainsi que Köves, avant son "saut" dans l'objectif, entraperçoit ce que sera sa vie déterminée désormais par l'écriture : tenter de donner forme à son point de vue subjectif, "le seul d'où il puisse regarder le monde", puis "(...) vivre ainsi, le regard fixé sur cette existence, et la regarder longuement, attentivement, émerveillé et incrédule, simplement la regarder jusqu'à y déceler quelque chose qui n'appartiendrait déjà presque plus à cette vie (...)", et ce quelque chose est "comme un cristal de glace que les gens pourront regarder, observer". Ce bond dans l'objectif, toujours renouvelé à chaque nouveau texte, condamne à revivre à chaque fois les mêmes douloureuses contradictions: à la fin du Refus se pose à l'écrivain la même question qu'au départ. Il s'est à nouveau dépossédé de son vécu pour le distiller en signes. Il inexiste, à nouveau, jusqu'au prochain roman.

 

Vivre et écrire un seul et même roman, ou comment feu B. choisit la liquidation, et I.K trouve la troisième voie de la grâce


L'expérience du petit rescapé Kertész/Köves est devenue matériau de l'écriture, et ce qui en a résulté "n'est pas devenu une prière, mais un roman." Le "vieux" a fouillé dans ses vieux papiers, et a écrit une parabole plutôt qu'une confession autobiographique. Cette confession, c'est Berg qui a tenté de l'écrire, et de ne pas y parvenir l'a rendu fou. Le troisième volet de la "trilogie de l'absence de destin" est tout à la fois prière et confession. C'est le roman de la désespérance totale de B., l'écrivain rescapé d'Auschwitz dont la lettre-nom fait écho au nom de Berg. Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas est l'accomplissement de la douloureuse scission entre Moi et l'écrivain que le vieux du Refus a entraperçue en cauchemar, qu'il a tenté d'oublier le temps d'écrire une parabole dont l'épilogue ne faisait que la faire resurgir.

Car il ne peut vraiment y avoir d'individu-témoin, il a été englouti dans un monde qui l'a entièrement déterminé. Il ne reste qu'un Moi qui "inexiste" et se met à exister dans et par l'écriture, et c'est en somme dans et par l'écriture qu'il devient sujet. Mais en dehors de l'écriture, il n'y a pas de sentiment d'identité, le Moi s'est perdu dans la catastrophe. La seule identité est devenue l'écriture : la première disparaît dès que la seconde s'interrompt. Le narrateur du Kaddish, c'est un "je" comme champ de bataille, combat entre un Moi vidé de substance et un écrivain dont l'écriture ne peut le sauver puisqu'elle n'est que la continuation de sa propre liquidation. C'est d'ailleurs en termes de combat que Kertész – comme son personnage, B - parle de son écriture : un

(...) combat incessant, imperceptible, pareil aux métamorphoses de l'embryon, qui a autrefois commencé en moi afin que je remonte à la surface de la conscience depuis les profondeurs insondables de l'existence, puis que je fasse accepter cette existence (la mienne) par cette conscience toute nouvelle.

L'écriture est un rythme, un ressac, un mouvement qui se nourrit de ce combat même, et sans lui, ni l'écriture, ni l'existence dont elle procède ne seraient plus possibles. La scission douloureuse et créatrice entre Moi et l'écrivain traverse tout l'oeuvre d'Imre Kertész, au point d'apparaître comme schizophrénique, faisant dialoguer ces instances dans Un Autre. Chronique d'une métamorphose. La réinterprétation de l'expérience de la "dépersonnalisation" poétique à partir du vécu de la catastrophe est peut-être le noyau de l'oeuvre, et elle révèle le danger, grave et véritable, qui guette l'écrivain-rescapé, l'impasse existentielle dans laquelle il se trouve confiné.


La radicalisation du désespoir né de cet enfermement est visible dans les deux derniers romans-récits de l'écrivain, Kaddish et Liquidation. Pour leur personnage central, B., l'écriture est ce qui reste d'une expérience là où l'"imagination" s'est avérée "insuffisante". La prière de B. dans le Kaddish, c'est le risque de la subjectivité maximale du discours : plus de structure romanesque, plus de forme "objectivante" qui médiatise et maintienne l'expérience à distance, l'écriture est devenue ressassement torturant pris dans une composition fuguée. Cette plongée dans la subjectivation pure entraîne l'autoliquidation de B., entamée dans et par l'écriture elle-même comme antithèse de la vie, prolongée ensuite par le refus d'enfanter "après Auschwitz" (Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas), finalement achevée par un suicide (Liquidation). L'écriture est prière, mais reste si "outrancièrement individuelle" qu'elle ne peut plus trouver de "pont" vers les autres. Elle ne permet plus de se communiquer à soi-même, ni aux autres, ni même à Dieu ou à un enfant qui n'existent pas, alors même qu'elle s'y adresse encore. Elle est devenue prière pour les morts (Kaddish) et s'avère impuissante à léguer quelque chose aux vivants. Car l'écriture est juste le "seul moyen d'expression" de B, à défaut de la vie qui est "le véritable moyen d'expression de l'individu". C'est là le constat terrible, lucide, définitif, sur l'incapacité à "vivre" comme n'importe qui, et à accepter la seule grâce possible que Berg déjà refusait : l'amour.


Dans Kaddish, B. était encore un rescapé d'Auschwitz, comme son auteur. Dans Liquidation, B., ou "Bé" est devenu signe et figure. Il est l'être né d'Auschwitz, Auschwitz l'a pour ainsi dire engendré. Il naît déjà en tant que survivant, c'est-à-dire comme "mort-né". Son nom même, il le tient du camp d'extermination : c'est la première lettre du matricule qu'on lui a tatoué sur la cuisse à sa naissance. Avec son autoliquidation achevée, nous retombons ici sur la question des valeurs posée au départ : quelles valeurs a pu engendrer l'expérience d'Auschwitz et son récit? Aucune, répond B. sans hésiter. Le bien, ou l'amour humains à l'ère de la catastrophe ne se manifestent plus que sous forme d'actes "inexplicables" comme celui du petit instituteur donneur de pain dans Kaddish, et ne peuvent même pas être saisis par les mots. Après Auschwitz, il reste à l'homme des valeurs si négatives qu'il vaut mieux les faire disparaître, les liquider : ainsi B. se suicide aussi bien physiquement que spirituellement en demandant à sa femme de détruire le Kaddish, ce qui ne signifie rien d'autre qu'une folle tentative de "révoquer" Auschwitz. B. est celui qui a essayé d'"attraper Auschwitz en flagrant délit dans son quotidien", et sa plongée de plus en plus profonde dans le subjectif, accomplie avec Kaddish, c'était courir le risque d'approcher au plus près cet objet insaisissable qu'est le Moi, et de se rendre compte de son inaptitude irrémédiable à la vie. Après avoir objectivé son expérience, B. subjective Auschwitz au point de faire disparaître toute autre réalité.

Même l'écrivain, qui croyait pourtant en cet espoir désespéré de l'écriture comme "adresse" au monde, n'espère plus rien. Il s'est rendu compte que cette écriture ne pouvait rien sauver, et surtout pas lui-même, puisque c'est en s'indéterminant totalement par le langage et la pensée qu'il a fini par "apprendre qui il est", "un homme mauvais", comme B. l'écrit à Sara, qui pouvait devenir bourreau, pour peu que les circonstances s'y prêtent : "J'ai failli être tué, j'ai failli tuer", écrit-il. Liquider son roman, puis se liquider soi-même, c'est faire disparaître la révélation de cette damnation et devenir son propre bourreau. L'écriture était d'abord devenue la "pelle" de B. dans le Kaddish, "accomplissant" ainsi le poème de Celan (en "creusant une tombe dans les airs"), et montrant comment la métaphore avait perdu sa qualité de figure face à la réalité de l'extermination. L'écriture était donc ce qui remplaçait la vie et l'action, et ce qui figeait l'écrivain rescapé dans le temps et la durée de sa disparition programmée, tout en lui permettant de survivre à une survie absurde. Mais en liquidant ensemble le Moi et "l'écrivain" dans Liquidation, B. met fin à l'écriture même. Dès lors que le saut dans l'objectif n'est plus possible, il ne reste qu'à "sauter le pas" vers le néant et libérer pour finir le Moi du Moi pour pouvoir écrire, dans "une lettre personnelle de l'au-delà que personne n'a écrite et qui ne s'adresse à personne" : "Je n'ai plus rien à voir avec cet amas de choses pénibles et immondes qui sont moi...".


Cette "liquidation" donne pourtant lieu à un dernier roman, et le Kaddish n'a pas été détruit, on vient de le lire. Ainsi la liquidation, nom et signe de la désespérance totale, devient le titre d'un livre où est racontée et mimée une liquidation de fiction. Le "fin mot de l'histoire" du personnage fictif de B., derrière lequel se cache Kertész, n'est rien qu'une farce. B. écrit de l'au-delà, et si l'on considère la structure même de Liquidation, il faut prendre cette expression à la lettre : Keseru l'éditeur est en train de lire une pièce écrite par B. dans laquelle ce dernier a déjà "prévu" – et donc déterminé ("nommé") - ce qui se passerait après sa liquidation, ratifiant ainsi son propre suicide. B., de l'au-delà, reste le créateur de sa postérité, donc de la réalité même, sous forme de comédie grinçante. Devenant la transcendance, il garde tout pouvoir sur le réel. Et au-delà de la liquidation de B., c'est ensuite un auteur omniscient qui la recompose en puzzle : un écrivain devenu démiurge qui a le fin mot objectivant de l'histoire dans un texte transformé en patchwork formel (roman policier, comédie, drame lyrique, roman d'amour, récit épistolaire, avec multiplication des voix narratives, saut temporels et autocitations). Feu B., alias l'auteur I.K, réécrit et détermine le réel. Si en choisissant la subjectivité maximale, l'écriture ne pouvait, comme dans la prière-confession du Kaddish, aboutir qu'à la liquidation de tout espoir en perdant même sa capacité d'adresse, il nous semble à nous, lecteurs de ce quatrième volet de l'absence de destin qu'est Liquidation, que le bond du personnel à l'objectif s'est radicalisé, est devenu bond démiurgique. Kertész a liquidé le Moi, il écrit à sa place un autoportrait posthume à plusieurs voix, un portrait en creux où il peut inscrire la trace indélébile que laissent le rescapé et son témoignage dans l'humanité, dans sa culture. Et dans la littérature.


En liquidant le personnage de Bé, Kertész montre comment le survivant choisit de liquider son témoignage, et refuse d'en faire un bien culturel dans un monde où "l'état de survivant a disparu", et où son oeuvre va devenir un bien consommable, comestible, digestible. La haine de la dictature, l'oppression qu'elle supposait, lui permettaient encore de s'opposer à quelque chose, d'écrire contre quelque chose. Dans un régime dit "démocratique", plus rien ne s'opposera à sa parole. Il ne sera plus refusé ni rejeté : juste euphémisé, esthétisé, et digéré. C'est pour cela que le rescapé devenu témoin, mais récusant son propre témoignage, refuse à l'"homme de lettres" de le brader, et même à l'écrivain qu'il a tenté de devenir la transformation de son expérience en littérature. Comme l'écrivait Gao dans Le Livre d'un homme seul, la disparition de l'état de survivant, l'exil en France et le succès pour l'écrivain chinois, la chute du Mur de Berlin et la notoriété pour Kertész, risquent de faire apparaître la vanité de l'écriture. Gao écrit à propos de cette duperie littéraire :

La prétendue sincérité des poètes est comme la prétendue vérité des romanciers, l'auteur se dissimule derrière elle comme un photographe se cache derrière son objectif, en apparence il a l'air froid et impartial (...) mais ce qui est exposé sur le négatif, c'est son amour ou sa compassion envers lui-même ou bien de la masturbation ou du masochisme ; ce regard faussement neutre est mû par toutes sortes de désirs, et ce qu'il reflète est complètement teinté de saveur esthétique, même si l'on fait semblant de regarder le monde d'un regard froid et indifférent

La "liquidation" est la provocation ultime dans l'échec, la comédie en pied de nez adressée au monde par le témoin trahi à la fois par l'écrivain et le réel. La "catharsis" ici accomplie est celle de l'auteur-rescapé, qui, à partir de l'expérience de l'horreur, à la fois fort et désespéré de la clairvoyance sur sa condition, "objective" cet échec même et l'exorcise en lui donnant forme littéraire. Le savoir du survivant, ce savoir négatif sur l'humain, donne donc lieu a une oeuvre qui, contrairement à la synthèse dialectique imaginée par Nietzsche entre l'oeuvre philosophique faite pour détromper (dionysiaque) et l'oeuvre (apollonienne) faite pour plaire, reste douloureusement en suspens, oscillant entre l'éthique du témoignage et l'éthique du poème, impuissante à mener au repos, tant la "vérité" reste étrangère à la littérature et ses idéaux. Plus question de se livrer à des jeux littéraires gratuits quand la réa lité est devenue mortifère, et quand cette littérature "pure", comme se le dit le narrateur de Gao, se réalise "de manière autonome, sans avoir recours à ton expérience, à ta vie, à ses difficultés, au bourbier du réel et à ce 'tu' tout aussi répugnant". Mais pas question d'espérer non plus transmettre des valeurs et se faire nouveau prophète là où l'on veut brader la littérature faite témoignage.


La nouvelle catharsis dont parle Kertész est peut-être ce qui autorise désormais le survivant à survivre à sa survie, et l'écrivain à liquider le testimonial et la littérature. Mais elle permet avant tout de vivre une vie d'homme capable d'imaginer la liquidation de l'écrivain et du témoin, au profit de ce qui importe plus que tout et n'est pas littérature : la vie. C'est le sens même du geste de Judit survivant à B., qui peut formuler le souhait fou de ne pas parler d'Auschwitz à ses enfants, de ne pas leur transmettre les valeurs qu'Auschwitz implique.

Entre Judit qui choisit de dire qu'"Auschwitz n'existe pas" et Adam qui affirme qu'"Auschwitz n'est pas révocable" se rejoue peut-être une sorte d'aube de l'humanité nouvelle, née de la plume d'un écrivain démiurge. L'auteur a le mot de la fin et peut réécrire la Création : une femme juive (Judit), qui a été fiancée à Auschwitz (Bé), et le premier homme (Adam), non-juif mais tenant à raconter et transmettre la mémoire d'Auschwitz à ses enfants, voient dans le fait d'aimer, de vivre et peut-être de transmettre, leur "seule chance" (p.122). Ce que dit B. de lui-même permet de comprendre le sens profond de la quadrilogie de l'absence de destin : "J'ai donné naissance à une créature, à une vie fragile et délicate uniquement pour pouvoir la détruire. (...) Je suis comme Dieu, cette canaille...". Ecrire sur un soi-même ayant traversé l'expérience de la catastrophe devient une expérience de création puis d'autoliquidation consciente, et cette idée fait une dernière fois profondément écho à l'écriture de cet autre écrivain-témoin, Gao Xingjian, qui pourrait s'adresser en ces termes à Imre Kertész :

Tu n'es pas un dragon, tu n'es pas un insecte, tu n'es ni l'un ni l'autre, ce non-être, c'est toi, ce non-être n'est pas une négation, mieux vaut dire que c'est une réalisation, une empreinte, une dépense, un résultat, avant un épuisement total, c'est-à-dire la mort ; tu n'es rien d'autre qu'un message de la vie, une expression, une parole dire envers le non-être.
(...) tu es à la fois ton Seigneur et ton apôtre, tu ne te sacrifies pas pour les autres et tu ne demandes pas qu'on se sacrifie pour toi, voilà, c'est on ne peut plus équitable. Le bonheur, tout le monde le désire, pourquoi n'appartiendrait-il qu'à toi? Le bonheur est en fait assez rare sur cette terre.

 

 

(Texte sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)

 

 

 

Note : [1] Je suis comme Dieu, cette canaille", écrit B. , le personnage de l'écrivain rescapé imaginé par Kertész, dans une lettre posthume adressée à son ex-femme (Liquidation, (Felszámolás, Magvetó, Budapest, 2003), trad. N. Zaremba-Huzsvai