Si tu écris, ce n'est que pour dire que cette vie a existé,
plus infecte qu'un bourbier, plus réelle qu'un enfer imaginé,
plus effrayante que le Jugement dernier, et qu'elle risque
de revenir un jour ou l'autre une fois que son souvenir se
sera estompé. (...) Mais, puisqu'il vaut mieux ne plus s'épuiser
en efforts désespérants, pourquoi dénoncer ces souffrances?
Tu en as déjà assez, mais tu es trop avancé pour reculer, sans
l'écriture, il est impossible de t'épancher, c'est devenu une
manie, nul doute que de rechercher la raison d'être des choses
est un besoin pour toi.
Tu vomis les jongleries politiques, mais en même temps, tu
es en train de fabriquer une autre sorte de mensonge, littéraire
cette fois, car la littérature est réellement mensonge ; elle
dissimule la motivation secrète de l'auteur : la recherche
du profit ou de la célébrité. (...) En dénonçant la patrie,
le Parti, les dirigeants, l'idéal, l'homme nouveau, tout en
dénonçant aussi la révolution – superstition et tromperie modernes
- , tu tisses à l'aide de la littérature un rideau de gaze,
mais à travers ce rideau, les ordures apparaissent plus ou
moins. Tu te dissimules à l'avant de ce rideau, tu te mêles
secrètement aux spectateurs, tu y prends plaisir et même une
certaine satisfaction. (...) Le mieux est que tu reconnaisses
que ce que tu écris est tout au plus ressemblant, quoique toujours
séparé du réel par le langage. En structurant ton langage,
en emprisonnant dans le même filet les sentiments et la recherche
esthétique, en masquant la réalité toute nue derrière un rideau
de gaze, ce n'est qu'ainsi que tu auras plaisir à te souvenir
des détails et que tu auras le goût de continuer à écrire.
En 2002, Imre Kertész a connu la consécration "suprême" dans
le monde culturel et littéraire : le prix Nobel. Cet événement,
qui donne un tour presque ironique à la vie de cet écrivain
ravagée par l'expérience des camps puis du communisme hongrois,
doit nous donner à penser. Dans le discours qu'il prononça
alors, Kertész voulut voir dans l'attribution de ce prix "une
marque de courage" : "Que l'Académie Suédoise ait
jugé bon de distinguer précisément mon œuvre prouve (...) que
l'Europe éprouve à nouveau le besoin que les survivants d'Auschwitz
et de l'Holocauste lui rappellent l'expérience qu'ils ont été
obligés d'acquérir. A mes yeux, (...) c'est une marque de courage,
voire d'une certaine détermination ; car on a souhaité me voir
venir ici tout en se doutant de ce que j'allais dire".
Ce qu'il a dit, c'est la nécessité de nous poser les questions
les plus radicales qui soient : "Est-ce que l'Holocauste
peut engendrer des valeurs?" Et si oui, lesquelles?
Ces
inquiétantes questions parcourent toute l'oeuvre de l'écrivain.
Elles sont radicales parce qu'elles supposent une sorte de
torsion de la pensée. Difficile en effet de ne pas s'arrêter
à leur évidente ironie, au grincement de dent sarcastique qu'elles
supposent : il existerait donc des "valeurs" engendrées
par la catastrophe? Est-ce à dire que Kertész resterait malgré
tout un humaniste, qu'il garderait une sorte d'espoir fou en
l'humain ânonnant un candide "plus jamais ça?" La
radicalité de ces questions réside précisément à la fois dans
le dépassement possible de leur ironie et dans l'absence d'espoir
en l'humain qui les sous-tend. Tenter de penser par-delà l'ironie
grinçante et prendre au sérieux la question des "valeurs",
suppose de changer notre regard en nous plongeant dans la lecture
d'une oeuvre sarcastique, désespérée mais espérante à la fois.
On pourra alors se demander où se situe encore un reste d'espoir,
entre l'humanité autodétruite, une culture rendue vaine, et
une pratique de la littérature dont la nature reste à élucider.
La question des "valeurs" engendrées par Auschwitz
a été directement formulée dans un texte que Kertész a prononcé
à l'occasion d'un colloque consacré à Jean Améry en octobre
1992, où il revenait sur la peur fondamentale du rescapé :
sa crainte de l'oubli. Aujourd'hui, en 2005, alors que viennent
d'avoir lieu les cérémonies du souvenir à l'occasion des soixante
ans de la libération d'Auschwitz, les derniers témoins des
camps nazis et de la Shoah disparaissent. Dans la fièvre commémorative
qui s'est emparée du monde occidental, tout semble indiquer
que le risque ne réside précisément plus dans l'oubli, mais
derrière l'"inflation" et la "globalisation" d'une
mémoire ritualisée y compris au plan culturel se cache en fait
un autre oubli, un "oubli institutionnalisé" qui
implique le refus d'un véritable "souvenir cathartique".
Ce qui menacerait désormais la mémoire et le récit de la Shoah
serait donc plutôt que le monde refuse les nouvelles valeurs
qu'elle implique, des valeurs radicalement négatives dont l'humanité
aurait pour tâche de prendre acte pour tenter de les convertir
en actes éthiques et politiques. Car la catastrophe totale,
inédite dans l'histoire de l'humanité, dont Kertész essaie
de témoigner, ce serait celle-ci : que l'espèce humaine soit
transmuée en "une espèce particulière", celle de "survivants".
Que l'indétermination éthique soit son essence même. Et que
cette indétermination se soit radicalement déterminée à Auschwitz.
Lire Imre Kertész avec le courage qu'il espère de son lecteur,
c'est essayer de réfléchir à ce sauvetage spécifique effectué
par la littérature en tant que donnant voix au témoignage de
la catastrophe dans sa puissance d'adresse. L'oeuvre et la
vie de l'écrivain sont à placer toutes entières sous le signe
de cette singulière vérité, qu'il a tirée de son expérience
des camps et de la dictature, et qu'il a cherché à dire, à
écrire et faire entendre : la mauvaise nouvelle d'une faillite
éthique et spirituelle irrémédiable. Il faut essayer de poser,
avec lui, cette question : est-ce que l'Holocauste peut faire
naître des valeurs? Elle sera notre fil d'Ariane pour tenter
de recueillir la vérité intime d'une oeuvre qui, derrière la
radicalité de son désespoir, cache un désir, en fait un espoir
secret de porter un témoignage qui devienne une valeur éthique
et politique. Et que cette dernière se transforme en "une
force spirituelle créatrice de loi". Cette valeur née
de l'expérience d'une négativité totale est la seule réponse
qu'un écrivain puisse adresser au monde après Auschwitz, en
recueillant à rebours le potentiel critique de notre culture,
afin de comprendre ce qui a entraîné sa faillite profonde.
Elle n'est audible que si l'on consent à prendre
au sérieux ce que pense la littérature lorsqu'elle tente de
transmettre le témoignage. Ce qui suppose de saisir ce qui
se joue dans une pratique de l'écriture où les notions de littérature
et de témoignage se trouvent souvent opposées. Cette opposition
en recouvre partiellement une autre qui fait mutuellement s'exclure
écriture pour soi et écriture comme adresse.
Quoi écrire, pourquoi écrire, et pour qui, quand la destruction
semble rendre la culture insensée et vaine, sa transmission?
La littérature, d'abord mise "en suspens" puis refondée
dans et par le témoignage, requiert alors une poétique particulière
qui autorise l'écrivain à "objectiver" l'expérience
individuelle du survivant et à inscrire les nouvelles valeurs
qu'elle recèle dans la culture. Comme toute expérience de l'écriture
littéraire, elle suscite l'apparition d'un sujet poétique qui
n'est pas identifiable à l'individu, ni même à l'écrivain,
mais en réalise peut-être une synthèse et un dépassement à
travers l'expérience poétique. Seulement cette expérience d'une
dissociation entre le Moi, l'écrivain et le sujet poétique
se complique, dans le cas de l'écriture du témoignage, d'une
scission supplémentaire, née de l'opposition douloureusement
ressentie entre témoignage et littérature, entre le témoin
et l'écrivain.
Cette scission semble devoir naître d'une différentiation entre
deux types d'écriture : quand le témoin veut passionnément
transmettre une vérité de l'expérience vécue, la transposer
et la transmuer en valeur là où tout semblait pourtant détruit,
y compris la crédibilité même d'un réel devenu incroyable,
l'écrivain cherche au contraire à s'ébattre dans le langage,
à explorer l'indécidable du rythme et des mots, à s'évader
dans l'ouverture du sens, et s'éloigner du Moi surdéterminé.
Tout en étant douloureuse, voire schizophrénique, cette dissociation
autorise cependant à devenir "celui qui nomme, et non
celui qui est nommé". Elle implique la constante métamorphose
d'un sujet en transformation, dans une écriture toute en ruptures,
tissée de contradictions. Elle définit le mouvement même qui
permet l'écriture, qui balance, en une oscillation constante,
entre littérature et témoignage, vie libre dans le langage
et invivable survie dans la détermination, jeu gratuit et impérieuse
nécessité, insensé plaisir des mots et recherche désespérée
d'un sens au nom d'une vérité non négociable.
C'est ici la conception propre à Kertész de la création littéraire
comme nouvelle forme de "catharsis", celle de l'écrivain
puis celle du lecteur, qui réclame d'être mise en lumière pour
tenter de traverser (et non de dépasser) ces contradictions.
Car le dernier volet de la tétralogie de l'absence de destin,
Liquidation, n'indique pas une résolution des apories de l'écriture.
Mais peut-être une échappée, une ligne de fuite paradoxale
qui passerait par la mort imaginée, puis mimée du rescapé devenu
témoin, et la liquidation du témoignage en tant que littérature.
Ce dernier roman montre comment Kertész a maintenu l'espoir
dans une pratique de l'écriture intimement liée à sa survie
en tant que témoin, pour mettre ensuite la notion de catharsis
à l'épreuve de l'autodestruction même du témoin-écrivain. Ce
qui permet au rescapé de survivre à sa survie en imaginant
sa propre disparition, et au témoin d'achever sa métamorphose
en un écrivain-démiurge orchestrant le jeu (combien sérieux,
mais qui reste malgré tout un jeu littéraire) d'un suicide
de papier. Le Moi surdéterminé devient alors un je souverain
de l'expérience de l'écriture, un je qui est un Autre regardant
par-dessus son épaule son ancien Moi en voie de liquidation...
L'auteur est celui qui nomme et recrée le monde après Auschwitz,
et qui témoigne de la liquidation du rescapé, de son témoignage,
et de la trace, devenue valeur, qu'ils laissent après leur
disparition.
Comment Dieu se révèle à l'homme sous la forme d'Auschwitz
Dans son intervention sur l'oeuvre de Jean Améry, cet autre
écrivain rescapé pénétré de culture allemande, pour lequel
l'expérience des camps avait rendu la création littéraire
et l'expérience esthétique, en particulier poétique, éminemment
problématiques, Kertész qualifie ironiquement la culture
de "conscience privilégiée" définie par un "droit
à l'objectivation". L'expérience de l'inhumanité concentrationnaire
et du génocide met cette conscience à l'épreuve en lui soumettant
le témoignage de sa propre destruction. Détenteur d'un savoir
radicalement négatif sur l'humain, le rescapé ne peut en
témoigner qu'à partir de l'expérience singulière de cet anéantissement,
mais tente ensuite, en transmettant ce savoir subjectif de
l'inhumain, de révéler son contenu de vérité et de l'inscrire
dans le commun de l'humanité intacte. Si la culture est disposée
à l'intégrer, il lui faut reconnaître de manière paradoxale
un type de savoir qui soit subjectif, et qui dans le même
temps revendique un droit à l'objectivation qui ruine pourtant
toute objectivation possible de cette subjectivité. C'est-à-dire
que le rescapé est celui qui témoigne de la vanité de la
pensée "objectivante", lorsqu'il témoigne de sa
propre disparition en tant que sujet face à l'écrasante réalité
de l'extermination-déshumanisation du processus génocidaire.
Et il vient annoncer la mauvaise nouvelle selon laquelle
ce n'est pas seulement lui mais l'humanité entière qui sont
concernés, voire atteints par cette destruction.
Comment continuer de penser là où l'"esprit" s'est
heurté à des limites? Pour Kertész, le génocide constitue "le
plus grand traumatisme", "l'événement éthique le
plus important" depuis la Crucifixion qui fait achopper
toute explication scientifique et historique. Le rôle même
de l'idéologie nazie, dérivée d'une conception biologisée de
la race, ne suffit à "expliquer" la réalité, le quotidien
du camp et de l'extermination, car "l'assassin et la victime
avaient pertinemment conscience du fait que (l)es ordres idéologiques
étaient vides et dépourvus de sens". Que reste-t-il alors
au rescapé qui doit tenter de comprendre pour survivre? Il
ne peut que rejeter les discours philosophiques et scientifiques
qui tentent d'expliquer autant que ceux qui prétendent qu'"Auschwitz
ne s'explique pas". Si "la pureté des concepts recèle
toujours une consolation", la raison doit néanmoins faire
du doute systématique son principe même. A l'ère de la catastrophe,
on ne peut plus "objectiver" la réalité comme auparavant
sans se condamner à devenir un "adorable imbécile" comme
Oblath, le philosophe "professionnel" capable de
digérer Auschwitz sous forme de concepts...
Kertész, qui veut "comprendre" malgré tout, se condamne
ainsi non à une bienheureuse imbécillité, mais à l'intranquillité
même. Il tente de se maintenir sur la ligne de crête entre
objectivation et subjectivation, entre explication et compréhension,
risquant à tout moment de sombrer dans le vide, de part et
d'autre de cette voie étroite. La vision de l'humanité à l'ombre
des camps apparaît si sombre que le génocide y est l'aboutissement
logique d'une histoire civilisationnelle. Le Mal y est l'élément
naturel de l'homme dès que l'on place l'individu au sein d'un
système bien organisé obéissant à une idéologie. La violence
politique extrême qui va jusqu'à l'extermination est par conséquent
explicable, et de mille façons (historiques, sociologiques,
politiques). Ainsi "le dépérissement du monde a une origine
plus profonde, beaucoup plus profonde que ce que l'histoire
pourrait atteindre par la raison ou par la science": ce
dépérissement est la faillite éthique de l'homme lui-même,
collectivement mais aussi comme individu. Il devient vain,
dès lors, de tenter de comprendre autre chose que cette nouvelle
forme du démoniaque, cette éthique du meurtre particulière
qui ne peut être saisie que dans la banalité inexplicable de
la "vie particulière" prise dans un système organisé
: "Camus fait dériver le droit au meurtre de Sade, du
romantisme, d'Ivan Karamasov, etc. Tandis que le policier à
moitié fou qui t'applique la gégène sur la langue, le petit
chef, le dictateur, le Secrétaire général ou le grand Mufti
qui exerce un pouvoir illimité, n'ont de leur vie jamais entendu
parler des Karamasov, de Dieu, de Kant, encore moins de la
crise de la morale. Ils accomplissent uniquement leur tâche".
Penser malgré tout, pour Kertész, c'est alors tenter de comprendre
le passage à l'acte de l'individu bien davantage que de saisir
le sens de l'idéologie génocidaire et de son résultat collectif.
C'est tenter de se penser à la place du bourreau, quitter la
ligne de crête, et chercher Auschwitz en soi-même. Ce qui revient
non à objectiver Auschwitz mais à le subjectiver par une périlleuse
compréhension. Et partant de ce "point zéro" éthique,
de cette subjectivité mauvaise, la réobjectiver et l'abstraire
pour la montrer au monde sous la forme d'un mouvement de balancier
terrible, celui né de la détermination réciproque entre le
système et la sphère des "vies particulières". L'individu
n'est donc plus ni produit de l'Histoire, ni sujet: il n'est "ni
libre, ni déterminé". Le personnage de B. résout paisiblement
cette antinomie dans Kaddish :
A mon avis, Auschwitz est l'image et l'acte de vies particulières,
du point de vue d'une certaine organisation. Que l'ensemble
de l'humanité se mette à rêver, et naîtra nécessairement un
Moosbrugger, l'assassin sadique et séduisant (...). Oui, l'ensemble
des vies particulières, et puis encore la technique de mise
en ordre de cet ensemble : c'est toute l'explication, ni plus,
ni moins (...).
La question est dès lors de savoir "qui nous sommes" : "dans
toutes les circonstances imaginables et inimaginables, des
créatures capables - capables de tout : c'est justement là
que réside le problème". Réinterprétant la scène du "Grand
Inquisiteur" des Frères Karamasov, Kertész montre à travers
le personnage singulier de Köves, rescapé d'Auschwitz devenu
gardien de prison, qu'au sein d'un système totalitaire, affirmer
que "si Dieu n'existe pas, tout est permis" n'a plus
de sens : "à de telles constatations pathétiques, dans
un monde où rien n'est permis mais tout est possible, l'homme
ne répond que par un haussement d'épaules". Cette nouvelle
transvaluation des valeurs aux accents nietzschéens conduit
Kertész à une restauration ironique de la transcendance, que
dieu prenne la forme de la loi du père, du Parti, ou celle
d'Auschwitz, comme B. finira par l'écrire à la fin du Kaddish
pour l'enfant qui ne naîtra pas, peu importe puisque l'homme
a "besoin plus que tout d'un dieu, un dieu qui transforme
en commandement tout ce qu'il lui permet".
De l'échelle individuelle à la violence collectivement instituée,
la dangereuse indétermination humaine s'enracine dans une continuité
à l'évidence tranquille. Dans Liquidation, le personnage de
B(é) rythme cette pensée effroyable en poème :
Mourir est facile
la vie est un vaste camp de concentration
institué par Dieu sur la terre pour les hommes
et que l'homme a développé en camp
d'extermination de l'homme
A l'individu confronté à son propre amorphisme moral et son
extrême malléabilité, il ne reste que l'intériorisation – monstrueuse
dans sa radicalité – de l'effondrement éthique. A lui de penser
l'impossible conjonction entre sa "vie particulière" et
le système global, ce qui peut le conduire au pire : au fait
que la catastrophe "l'attire avec la force d'un tourbillon
vertigineux jusqu'à ce qu'il cesse de résister et que le chaos
jaillisse en lui comme un geyser brûlant – et que le chaos
devienne son élément naturel." Pour l'être contraint
de faire face à son indétermination morale, "il n'y a
plus de retour possible vers un centre du Moi, vers une certitude
inébranlable et indéniable du Moi : il est, au sens le plus
propre du terme, perdu".
C'est là finalement la seule
forme (ironique) que peut prendre la grâce divine, comme l'affirme
le personnage de Berg dans Le Refus : les voies de l'élection
sont devenues destin de masse, ou absence de destin. Différemment
explorée à travers la figure du musulman dans Etre sans destin
puis à travers celle du bourreau dans Le Refus, la question
de l'amorphisme rend la différenciation éthique incertaine.
Victime ou bourreau, le Moi est de toute façon damné : "L'être
sans Moi, c'est la catastrophe, le Mal véritable et (...) sans
être mauvais lui-même il est capable de tous les méfaits".
Primo Levi avait réaffirmé l'existence d'une ligne de partage
entre victimes et bourreaux, pourtant parfois bien floue au
sein de cette terra incognita éthique qu'il avait nommée la "zone
grise".
Kertész, quant à lui, expérimente l'intériorisation
de cette ligne au sein même d'un espace subjectif où victime
et bourreau sont devenus des rôles aussi indifférents que symétriques.
C'est pourquoi l'absence de destin doit selon lui être acceptée,
tout comme les héros des tragédies assumaient et choisissaient
la terrible faute objective qui leur était reprochée, au sein
d'une subjectivité à laquelle toute innocence est désormais
interdite. Comme l'explique Berg dans Le Refus, l'homme doit
lui-même choisir la "grâce" d'être victime ou bourreau,
il doit être son propre destin sans plus se leurrer sur une
innocence à jamais perdue.
La littérature à l'épreuve du testimonial, ou comment le témoignage
littéraire (re)prend son droit à l'objectivation
De l'individu appartenant à l'"espèce particulière" des
survivants de la catastrophe, rien n'est resté intact hormis
le fragile humain en reste qui, prenant conscience de son absence
de destin, tente d'"en faire quelque chose", de "l'adapter
à quelque chose". La voie de cette adaptation, c'est peut-être
une troisième voie possible de la grâce, inédite et rare. C'est
de n'être ni victime, ni bourreau, ou les deux à la fois, "en
imagination" et "avec des moyens littéraires".
Commencée en 1960, l'écriture d'Etre sans destin s'étend sur
une période de treize ans. Pour le rescapé des camps, il s'agit
de l'accomplissement du "travail existentiel que le fait
de survivre à Auschwitz (lui) a d'une certaine façon imposé
comme devoir" : témoigner de l'expérience de la catastrophe
sur les plans littéraire et philosophique. Son journal de création,
commencé en 1961, dévoile un lecteur insatiable et assidu :
y sont consignées, tantôt sous forme de brèves remarques à
propos de ses lectures ou de son écriture, tantôt sous forme
d'aphorismes, des réflexions où se construit une véritable
approche philosophique des questions relatives à la survie,
l'art, la littérature et l'éthique "après Auschwitz".
L'approche, souvent désespérée, toujours lucide et sans concession,
rappelle par certains aspects des textes réflexifs sur la littérature "de
témoignage" écrits par d'autres écrivains-témoins tels
que le Varlam Chalamov du "Manifeste pour la nouvelle
prose", le Jean Cayrol du manifeste "Pour un romanesque
lazaréen".
Au monde qui persiste à se faire une idée immuable de la morale,
se contentant "de quelques lieux communs éprouvés" et
de grands principes abstraits au sujet du mal, la seule possibilité
qui reste au témoin dont on veut "invalider" l'expérience,
est de transformer cette dernière "en une conviction esthétique
inébranlable" afin d'en sauver puis d'en transmettre quelque
chose. Kertész voit dans la possibilité d'écrire et de représenter
le monde une capacité de l'objectiver à partir du subjectif.
Si la culture en tant que "conscience privilégiée" n'est
rien d'autre qu'un "droit à l'objectivation", l'individu
doit se saisir de ce droit, doit le "reconquérir" là
où l'histoire et la catastrophe l'ont privé non seulement de
son individualité mais de sa subjectivité. Ce qui revient à
se reconquérir un destin. Le monde qui le tient en son pouvoir,
la réalité qui le détermine entièrement, il ne peut que s'en
venger en en faisant ses objets à son tour :
(...) je ne trouve qu'une seule explication à ma passion entêtée
: j'ai peut-être commencé à écrire parce que je voulais prendre
ma revanche sur le monde. Pour prendre ma revanche et obtenir
de lui ce dont il m'a exclu (...) C'est peut-être ce que je
voulais, oui : rien qu'en imagination, certes, et avec des
moyens littéraires, prendre en mon pouvoir la réalité qui,
d'une manière très réelle, me tient en son pouvoir ; changer
en sujet mon éternelle objectivité, être celui qui nomme et
non celui qui est nommé. Mon roman n'est rien d'autre qu'une
réponse au monde, le seul type de réponse que, visiblement,
je sois capable d'apporter. A qui aurais-je pu adresser ma
réponse puisque, comme on le sait, Dieu est mort? Au néant,
à mes frères humains inconnus, au monde. Ce n'est pas devenu
une prière, mais un roman."
C'est dans les oscillations entre l'existence surdéterminée
du Moi et le fonctionnement surdéterminant de la réalité objective
qu'apparaît l'espace de liberté subjectif qu'est l'écriture.
Elle ne prétend pas donner des explications "objectives",
car elle ne se veut pas "prise en son pouvoir de ce que
l'on comprend". Mais elle désire en même temps transmettre
une vérité subjective et l'inscrire dans le général, le commun.
Or l'expérience du survivant, son absence de destin, est presque "irracontable",
et donc intransmissible. Si le témoignage revient à tenter
malgré tout de réobjectiver une expérience subjective, et d'inscrire
ensuite son savoir de l'inhumain dans une pensée de l'humain,
le témoin doit se ressaisir de ce qui a été anéanti : son usage
personnel de la pensée et du langage pour recréer du sens.
Et se ressaisir de ce dont la valeur a été détruite, que l'expérience
du génocide n'a pu que mettre en suspens, mais qui appelle
à être "refondé" : la littérature.
Pour l'auteur qui veut raconter l'expérience du survivant se
pose dès lors un "problème stylistique" qui suppose
de résoudre la question de "la communicabilité esthétique
de la violence". Cela n'est possible qu'en imaginant une
nouvelle poétique à la mesure de la mauvaise nouvelle éthique
qu'elle apporte, reposant sur une technique romanesque "fondée
uniquement sur la constatation que ce n'est pas l'écrivain
qui saisit le monde (comme objet de connaissance), mais le
monde qui saisit l'écrivain (comme objet de son arbitraire
illimité)". C'est désormais la seule littérature pensable "après
Auschwitz". Si la littérature telle qu'elle existait avant
la catastrophe est devenue "suspecte", Kertész, en
grand lecteur et traducteur de Nietzsche, continue néanmoins
de penser que l'art reste l'activité proprement métaphysique
de l'homme, capable de révéler, par son potentiel critique
non systématique, la face destructrice des idéologies. Mais
seule une nouvelle poétique du témoignage, née du désir de
compréhension du rescapé, pourrait prendre le relais des récits
fondateurs de la civilisation occidentale que sont la tragédie
antique et le récit biblique, tout en y puisant son inspiration.
Cette puissance créatrice de mythe propre à l'écrivain est
une puissance sans pouvoir : celle d'inscrire ce qui, parmi
les événements historiques, intégrera le mythe, et sous forme
de récit subjectif. Le poète n'a aucun autre pouvoir que celui-là,
celui d'inscrire dans la culture d'une civilisation, en suivant "l'esprit
du récit", une oeuvre qui interroge l'éthique de l'homme
et ses valeurs.
Un certain nombre d'écrivains-témoins ayant traversé (ou été
traversés) par les catastrophes de ce siècle ont tenté de témoigner
de la violence étatique, de l'inhumanité concentrationnaire,
des processus génocidaires engendrés par les idéologies destructrices
d'inspiration nihiliste ou utopiste. A partir de leur propre
expérience de ces événements, ils se sont essayé à une forme
de témoignage qui s'inscrirait en littérature, et partant de
là, sur un mode ambivalent et parfois réfractaire, dans la
culture. Malgré des divergences souvent profondes, ces écrivains-témoins
dessinent les contours d'une communauté de pensée en ce qui
concerne une approche de la littérature dans ses relations
avec le témoignage. On pourrait dire qu'il s'agit d'écrivains
ayant tenté de penser en littérature les implications de la
catastrophe. Or l'oeuvre de Kertész nous semble non seulement
s'inscrire dans cette préoccupation, mais la situer au coeur
même de l'écriture comme LA question se posant à qui désire
écrire. A Stockholm, il a affirmé que cette question devait
aujourd'hui se poser non plus seulement aux témoins "directs",
aux rescapés de ces différents événements, mais à tout écrivain
à l'aube du XXIe siècle qui désire parler du monde, de la place
que peut y trouver l'individu, et de l'écho que peut y rencontrer
sa voix. Pour tenter de comprendre la relation éminemment problématique
entre "témoignage" et "littérature", et
plutôt que d'évoquer les écrivains-témoins convoqués lorsqu'il
est question de la littérature dite "de témoignage",
j'aimerais brièvement évoquer un auteur qui appartient sans
aucun doute à cette même communauté de pensée sans être occidental,
Xingjian Gao.
Gao et Kertész ont, chacun à partir de la traversée individuelle
de leur "catastrophe", tenté d'articuler le témoignage
et la littérature. Leurs approches me semblent apparentées,
et comme nous allons le voir, paraissent s'éclairer l'une l'autre
et se répondre. Rappelons au préalable que lorsqu'il est question
de l'expérience de la violence politique sous ses différentes
formes, aucun paradigme n'est possible. Toute hiérarchisation
semble indécente et vaine, et dans le même temps certaines
distinctions ne s'en imposent pas moins à nous. Ces distinctions
informent aussi une poétique, cela va de soi, les différences
fondamentales qui séparent l'écriture d'un "politique" comme
Robert Antelme de celle d'un Primo Levi ont été souvent commentées.
Comme le rappelle Catherine Coquio, une telle "donnée
factuelle n'est pas déterministe, mais déterminante, en termes
d'écriture aussi bien, celle-ci témoignant d'une expérience
de mort intérieure et de survie inégalement pensable sur un
mode politique, et sans doute même inégalement symbolisable".
Ceci étant posé, comme Catherine Coquio y invite tout en s'y
essayant elle-même, on peut lire ensemble, sur un mode parallèle
voire structural, les littératures issues de différentes catastrophes
: "Lire ainsi révèlerait combien, malgré des abîmes culturels,
les questions de narratologie (...) se posent dans des termes
profondément apparentés". Et si "l'effort littéraire
se différencie, selon chaque événement et chaque aire culturelle,
au sein d'une problématicité fortement homogène, c'est que
la mise à l'épreuve de la littérature prend son sens à chaque
fois comme mise à l'épreuve de l'humain". C'est une telle
mise à l'épreuve qui est en jeu sous les plumes de Gao et de
Kertész. L'écrivain chinois a vécu la Révolution culturelle
sous Mao.
Avant de parvenir à s'exiler en France, il
a travaillé dans les rizières durant de longues années et y
a écrit en secret en enfouissant ses textes dans des pots en
terre cuite, risquant l'emprisonnement pour cette pratique
punie de mort. Dans le roman d'inspiration autobiographique
Le Livre d'un homme seul, le narrateur se remémore son enfance
et les années sous la dictature de Mao Zedong, et dialogue
avec Marguerite, une jeune femme juive allemande qui l'invite
à parler de son passé. Le parallèle entre ces deux mémoires,
celle du nazisme et celle de la dictature communiste, construit
en partie la trame romanesque et fonctionne comme une chambre
d'écho où une catastrophe rappelle et amplifie l'autre. Kertész
a de son côté parfois affirmé avec sarcasme que la dictature
communiste hongroise et le stalinisme avaient été comme la "madeleine
de Proust" ayant réveillé sa mémoire du génocide et de
la déportation...
La "littérature froide" définie par Gao est "une
littérature de fuite pour préserver sa vie, c'est une littérature
de sauvegarde spirituelle de soi-même afin d'éviter l'étouffement
par la société". Au départ, le témoignage se définit selon
lui par la tentative de rester fidèle au réel, donc à une "vérité" de
l'événement et du vécu. Pour celui qui a vécu la catastrophe,
le rôle de l'écrivain a changé : "Mieux vaut que l'écrivain
revienne à la place du témoin et exprime, autant qu'il le peut,
le réel". C'est par conséquent une littérature renouvelée,
remodelée, bouleversée par le témoignage que définissent Gao
et Kertész, une littérature survivante d'Auschwitz et de la
Révolution culturelle, profondément modifiée par l'événement
catastrophique et les situations d'oppression vécues par les
écrivains-témoins. Pour autant, cette littérature froide n'est
pas "témoignage", car là où les témoignages "masquent
les causes et les mobiles qui ont engendré les événements", "la
littérature, elle, quand elle entre en contact avec le réel,
peut tout révéler sans exception, depuis le for intérieur des
hommes jusqu'au processus des événements".
Mais cette nouvelle littérature, peut-on encore l'appeler "littérature"?
Car le rescapé, le survivant qui tente de faire un objet de
représentation de son expérience, souhaite avant tout comprendre
ce à quoi il a survécu, et transmettre une vérité qui met l'intime
et le subjectif à l'épreuve d'une violence objective subie.
Il veut tenter de l'objectiver en en tirant "des conséquences
d'ordre général". La nature même de cette vérité, et le
fait que la question de sa transmission devienne centrale,
ne ruinent-ils pas la notion même de "littérature"?
Car la négativité dont témoigne le survivant est si radicale,
que l'on peut se demander si elle est encore une valeur, mais
c'est cette absence-là pourtant que le témoin désire passionnément
transmettre comme vérité dont son vécu est le garant. Et cette
transmission ne peut s'effectuer qu'au prix d'un "geste" inaugural,
une posture d'ordre éthique, qui consiste à dire : "je
suis le témoin, j'ai vécu ce que je dis et raconte et peux
en attester, ma personne, ma présence et ma voix sont la garantie
de cette vérité". Le témoignage n'est pas forcément compris
comme une restitution de la réalité factuelle, il peut être
fictionnel au sens où cette réalité s'y trouve transposée,
poétiquement transformée et réfléchie. Sa singularité repose
plutôt sur le fait que son authenticité est attestée par la
présence du narrateur à l'événement raconté, cette narration
fût-t-elle une transposition fictionnelle : "le statut
du texte se différencie ici sur un mode générique, non par
ses procédures de représentation du réel, mais par la traduction
de l'expérience vécue par l'auteur". C'est donc la position
de son auteur qui différencie son discours, et la proximité
vécue avec la mort qui fait de la réalité dont le rescapé témoigne
une expérience qui le sépare du reste des hommes. Et donc de
ce qu'ils nomment littérature. C'est de cette séparation que
parle Kertész en revenant sur les préoccupations qui présidaient
à son écriture lorsqu'il commença à écrire : "Une seule
question me travaillait : qu'avais-je encore en commun avec
la littérature ? Car il était clair qu'une ligne infranchissable
me séparait de la littérature et de ses idéaux, de son esprit,
et cette ligne - comme tant d'autres choses - s'appelle Auschwitz".
Et ce constat ne concerne pas seulement le rescapé désirant
témoigner de la catastrophe qu'il a traversée. Il concerne
justement tout écrivain, car pour Kertész, c'est l'espèce humaine
entière qui s'est transmuée en l'"espèce particulière" des "survivants",
toute écriture étant désormais d'"après Auschwitz".
Si bien que la notion de témoignage dépasse en fait largement
la seule expérience des camps et du génocide, et même du totalitarisme,
pour désigner ce que devrait être l'éthique de la littérature.
L'oeuvre de Xingjian Gao, longtemps clandestine, puis lentement
reconnue au cours des années 90, lui a valu le prix Nobel deux
ans avant Imre Kertész. Lorsqu'il prononça alors, comme le
veut l'usage, un long discours devant l'Académie, il s'interrogea
sur La raison d'être de la littérature, texte dans lequel il
affirme en des termes comparables à ceux de Kertész : "Le
réel, en littérature, pour l'écrivain, équivaut presque à l'éthique,
et c'est même l'éthique suprême". Une exigence éthique
dont seuls les rescapés d'une catastrophe engendrée par la
violence politique ont pour le moment conscience, et qu'ils
tirent de leur proximité vécue avec la mort. Gao Xingjian et
Kertész ont tous deux vécu une situation de censure et de muselage
idéologique où la liberté de penser et d'écrire pouvait coûter
la vie, en particulier en Chine "où même écrire dans l'intimité
faisait courir un danger mortel". Pour "conserver
une pensée indépendante", l'individu "n'avait que
lui-même à qui s'adresser et ne pouvait le faire que dans le
plus profond secret". Gao explique que c'est justement
dans cette situation qu'il a compris la nécessité de la littérature
: "Je dois dire que ce fut précisément à ce moment, alors
qu'on ne pouvait pas faire de littérature, que j'ai pris conscience
de sa nécessité : c'est la littérature qui permet à l'être
humain de conserver sa conscience d'homme". On peut même
aller jusqu'à dire que pour l'écrivain, "se parler à soi-même
constitue le point de départ de la littérature, communiquer
au moyen du langage vient en second". Si bien que parler
à soi-même en "injectant ses sentiments et ses réflexions
dans le langage" "sans visée utilitaire, et sans
même penser être jamais diffusé", pour le seul plaisir,
semble représenter une démarche qui s'oppose radicalement au
geste testimonial qui, en revanche, a une visée de transmission.
Cette contradiction entre geste éthique de fidélité à une vérité
du "réel" et plaisir de "se parler à soi-même" traduit
paradoxalement une mise en péril de la littérature qui peut
faire douter de sa possibilité puis de sa légitimité à l'ère
du totalitarisme et des génocides. Elle appartiendrait à un
monde révolu, disparu, balayé par la catastrophe. C'est ce
dont le narrateur du Drapeau anglais a la révélation à travers
l'histoire de l'écrivain hongrois Erno Szep, un survivant de
l'ère stalinienne et des événements de Budapest en 1956, qui,
témoignant en une seule formule de la disparition du monde
d'avant le totalitarisme, se présente en disant : "J'étais
Erno Szep". Disant cela, l'écrivain exprime sa conscience
du fait que son état d'écrivain d'avant la catastrophe était
un état d'illusoire liberté qui ignorait son déterminisme,
sa conditionnalité. "Par cette formule, écrit Kertész,
Erno Szep est resté, ou plutôt est devenu Erno Szep, justement
au moment où il n'était plus que celui qui avait été Erno Szep,
alors que tout ce qui avait permis autrefois à Erno Szep d'être
Erno Szep avait été liquidé, nationalisé, étatisé. C'était
tout simplement la constatation d'un état de fait (la catastrophe)
formulée en quatre mots (...)". Cette formulation radicale
répond à l'exigence d'une littérature après Auschwitz, qui
doit "tendre vers des formulations qui englobent totalement
le vécu (c'est-à-dire la catastrophe) ; des formulations qui
nous aident à mourir et lèguent cependant quelque chose aux
vivants".
La poétisation que suppose l'écriture littéraire de l'expérience
de la catastrophe risque par conséquent de n'être qu'une trahison,
la tension entre esthétisation et l'exigence de cognition et
de transmission propres au témoignage s'avérant trop forte
: "la littérature est devenue suspecte. Il faut craindre
que les formules trempées dans le solvant de la littérature
ne retrouveront plus jamais leur densité ni leur réalisme".
La littérature en tant que discours subjectif a ici perdu sa
légitimité, son pouvoir d'inscrire ce discours sous forme de
mythe dans la culture parce qu'elle ne peut être à la hauteur
du réel. Elle s'avère incapable de rendre compte de la surdétermination
historique, objective du sujet dans la catastrophe. En maintenant
l'idéal d'une subjectivité souveraine et créatrice de sens,
en pérennisant l'illusion d'une liberté du sujet acquise par
l'écriture et d'une expérience esthétique qui serait bonheur
privé, elle est désormais mensongère.
Cette exigence d'une prise de conscience relative au rôle de
l'art à l'ère de la catastrophe amène le narrateur du Drapeau
anglais à formuler son doute sur la légitimité de la littérature
en tant qu'opposée au témoignage dans son désir de vérité : "Si
la littérature est en mesure de produire de telles formules,
je veux bien, mais je considère de plus en plus que seul le
témoignage en est capable, ou éventuellement une vie muette
et informulée comme formulation. 'Je suis venu pour témoigner
de la vérité' – est-ce là de la littérature ? 'J'étais Erno
Szep' – est-ce là de la littérature?", s'interroge-t-il.
Ces deux formulations contiennent et révèlent les deux fonctions
du témoignage : l'attestation des faits (je témoigne de la
vérité) et l'incarnation de cette vérité dans la personne du
rescapé-témoin qui par-là même n'est plus écrivain (j'étais
Erno Szep). Devenu auteur d'une formule-témoignage incarnant
la vérité de la catastrophe, Erno Szep n'est plus l'écrivain
Erno Szep. Une fois entré en témoignage, il tourne le dos à
la littérature. En chemin, la littérature a été liquidée par
la catastrophe. Pour que la littérature redevienne une "force
spirituelle créatrice de loi", afin qu'elle puisse transmettre
une valeur, elle doit donc à la fois penser le testimonial
et lui céder sa place dans la culture, en lui prêtant sa voix
dans sa relation avec la catastrophe (génocidaire, totalitaire).
Le témoignage direct de la catastrophe doit être assumé ensuite
comme héritage par les non-témoins.
Tu dois laisser sortir de ta mémoire ce 'il'
La seconde formule, "j'étais Erno Szep", creuse pourtant
autrement l'écart entre littérature et témoignage. Non plus
dans le contenu de vérité que la littérature – y compris lorsqu'elle
ne fait qu'hériter de la catastrophe - doit être à même de
transmettre, mais dans l'expérience que suppose l'écriture
pour le rescapé. Car cette formule révèle ici comment l'expérience
directe, vécue, traversée de la catastrophe peut radicaliser
et même déplacer l'habituelle "désubjectivation-resubjectivation" qui
définit la "trans-subjectivité" propre à l'expérience
poétique. L'individu écrivant ne peut plus librement s'indéterminer
ou se subjectiver dans et par le langage de la même façon qu'auparavant
: le survivant qu'il est désormais est devenu un être sans
Moi qui a eu la révélation de sa totale détermination en tant
qu'individu et de son indétermination, par conséquent, en tant
que sujet éthique. La "dépersonnalisation" qu'engendre
l'écriture ne risque-t-elle pas, dans le cas de l'écriture
de la catastrophe, de devenir une expérience destructrice?
Gao Xingjian a tenté de son côté de "résoudre" ces
dédoublements internes par l'usage, pour un même personnage,
de plusieurs pronoms personnels. Le narrateur passe du "je" au "il" en
passant par le "tu", et l'écrivain obtient ainsi
un élargissement de l'espace subjectif dans lequel il peut
indiquer des nuances, créant un espace intérieur plus vaste
qui permette d'inscrire dans le langage même la différence
entre le narrateur, le Moi passé et l'écrivain. Dans Le Livre
d'un homme seul, certains chapitres réflexifs sont entièrement
consacrés à une sorte de dialogue entre un "je" écrivain
s'adressant à un "tu" narrateur, et lui parlant d'un "il" désignant
le "moi" qu'il cherche à saisir :
Tu dois laisser sortir de ta mémoire ce 'il', cet enfant,
cet adolescent, cet homme qui n'est pas devenu adulte, ce rescapé
qui rêvait en plein jour, ce disciple de l'extravagance, ce
type qui devenait chaque jour plus rusé, ce 'tu' qui n'avait
pas encore perdu sa connaissance intuitive mais gardait encore
quelques sentiments, tu ne dois pas te repentir et te justifier
à sa place. Cependant, quand tu l'observes et quand tu l'écoutes,
tu éprouves naturellement une irrésistible tristesse, et il
ne faut pas que tu laisses ce sentiment te troubler. Lorsque
tu découvriras ce 'il' dissimulé sous son masque, pour pouvoir
l'observer, tu devras le transformer en fiction, en un personnage
sans aucun rapport avec toi, qui attendait d'être découvert,
ce n'est que cette narration qui pourra t'apporter le goût
d'écrire et ce n'est qu'ainsi que la curiosité et l'envie de
rechercher apparaîtront spontanément.
Kertész, qui décrit par endroits le processus d'écriture en
des termes étonnamment proches, use parfois d'un procédé comparable
dans son journal, mais pour lui cette question de la dissociation
entre différentes instances de la subjectivité semble encore
plus problématique. Qu'il existe quelque chose dans l'écriture
comme l'expérience d'une dépersonnalisation qui lui serait
constitutive, c'est une phénoménologie souvent décrite : le
Moi devient le "je" sujet de la langue, qui renvoie
le Moi à une inexistence. Ce qui en retour fait réagir ce Moi
en reste, et se former une troisième instance, celle d'un Moi
modifié qui réagit à sa désubjectivation première (qu'il faudrait
alors nommer plutôt une "démoïsation"...). Ce qui
peut naître de ce processus de transformation constante, de
ce pluriel interne, c'est le sujet poétique capable de s'inscrire
dans le langage et de transformer les données objectives, historiques,
sociales de sa détermination en discours subjectif porteur
de sens et de valeurs. Mais comment le survivant peut-il dès
lors témoigner de sa propre débâcle en tant que sujet, et se
subjectiver dans le langage, s'il n'a même plus le sentiment
de sa propre existence? Là où Henri Meschonnic définit le texte
littéraire comme un texte où "le discours tout entier
est porté à l'état de subjectivité", le survivant ne peut
que répondre par une formule "qui englobe totalement la
catastrophe" : "J'étais Erno Szep". Ou/et encore "Je
ne le suis plus, je ne peux plus l'être, et en disant cela
j'ai déjà tout dit, la seule vérité qui compte, et la seule
valeur (négative) qui reste". Par cette formule lapidaire,
ce n'est plus seulement la littérature en tant que productrice
de valeur et de sens qui est liquidée, c'est le sujet poétique
lui-même qui est en péril. Car entre l'écriture d'un Pessoa
tissée de multiples déplacements hétéronymiques, et le témoignage
du rescapé qui est chez Kertész témoignage d'une désubjectivation
(c'est-à-dire le témoignage d'un sujet qui rend compte de sa
propre débâcle et de la perte radicale du Moi à la fois historiquement
surdéterminé et éthiquement indéterminé), il y a une différence
radicale. Comment concilier à la fois l'inscription du sujet
poétique dans le langage devenu discours porté tout entier
à l'état de subjectivité, et la désubjectivation subie dont
il faut témoigner? Et l'art est-il encore possible quand la
réponse rapportée par le témoin est la révélation de son impuissance,
de la vanité de toute consolation? Et quand du même coup le
survivant veut précisément dire sa vérité sous forme de témoignage,
et non sous forme de littérature ?
En apparence, deux mondes ici s'excluent : celui de la catastrophe,
irrévocablement réel, dont il faut témoigner en disant "Je
suis venu pour témoigner de la vérité, l'illusion consolatrice
du monde de l'art n'est plus", et celui de l'art, dont
le sens est toujours non fixé, subjectif autant que multiple,
et qui "empêche la moralisation vérité" en maintenant
une indécidabilité du sens, en se distançant de tout discours
affirmatif de "vérité", et en postulant l'utopie
d'une souveraineté du sujet poétique. Nous en arrivons ainsi
à deux questions apparemment insolubles : Quel est le sujet
de l'écriture et quel est le sujet du témoignage pour Imre
Kertész? Et comment l'écrivain Imre Kertész peut-il faire oeuvre
littéraire à partir du témoignage de la "vérité" du
survivant Imre Kertész?
Pour tenter de résoudre ces apories, on peut tenter, avec Catherine
Coquio, de voir dans le témoignage littéraire "un genre
littéraire nouveau où l'infinité du sens se joue dans les limites
du contrat testimonial" et où le langage de la vérité "serait
envisagé comme la seule forme de subjectivation propre à transformer
la donnée sociale extrême qui la constitue" . Pour autant,
le témoignage n'est pas ici la conformité à l'expérience au
sens biographique, il est une éthique de la forme capable de
faire du particulier un concret généralisable : "la survie
dont témoigne l'écrivain fait arracher à la réalité toute-puissante
de l'éradication un réel porteur d'un sens autre – qui, éthiquement
transmué par le texte, c'est-à-dire approprié en discours singulier,
deviendra la 'vérité' suspendue du témoin". En écrivant
Etre sans destin, Kertész a porté "témoignage", et
pour ce faire, il a accompli un "bond du personnel à l'objectif".
Pour représenter l'expérience du camp, l'écrivain a choisi
de prendre pour héros un enfant. Il se trouve que cet enfant
a quatorze ans au moment des faits relatés, comme Kertész.
Que sa situation et son expérience (dans le roman) sont d'ailleurs
en presque tout point identiques à l'expérience réelle de l'auteur.
Mais György Köves n'est pas Kertész, au sens où le roman n'est
pas une autobiographie. Tout y est stylisé, l'expérience personnelle
a été "atrophiée" et si Gyurka est un enfant, c'est
en fait pour en faire un réceptacle perceptif, un support de
l'expérience phénoménologique du camp. Le sujet de la narration,
continuellement rattrapé par la réalité du camp qu'il réinterprète
au fur et à mesure de sa survie, nomme et décrit le camp, et
en retour, se trouve totalement déterminé, dans son langage
même, par sa réalité. Köves a tout du "héros lazaréen" si
lumineusement et prophétiquement décrit par Jean Cayrol : il
n’est constitué que de "déterminations, de réflexions
et de tropismes : toujours et partout, c’est exclusivement
la torture infligée par le monde qui le fait accéder au langage,
autrement il ne saurait même pas parler ; ce n’est jamais lui
qui laisse le monde devenir langage." C'est pour ainsi
dire le camp même qui parle à travers sa voix. Comme le disait
autrement Cayrol : sa "bouche sera toujours ouverte, non
pour la parole, mais pour le cri. 'Ne pas se livrer' : tout
est là" pour ce héros lazaréen d'une "tenace insensibilité".
Nommer le camp et témoigner de l'expérience, c'est donc inventer
une forme qui permet de montrer comment le héros est petit
à petit entièrement déterminé par leur écrasante réalité, la
façon dont il devient celui qui croit nommer en racontant son
expérience alors que c'est lui qui est nommé dans son discours
déterminé de victime. Kertész donne ici forme poétique à la
désubjectivation subie, à travers la resubjectivation poétique
de l'expérience.
Le saut vers l'objectif consiste donc à abstraire l'expérience
individuelle, à la styliser en une forme, qui est paradoxalement
le fruit de sa subjectivation poétique. Ce qui naît, et ce
qui en même temps engendre cette subjectivation-objectivation,
c'est le sujet poétique. Et ce sujet poétique témoigne de la
désubjectivation subie par le Moi traversant l'expérience du
génocide et du camp.
(Auto)portrait de l'écrivain en bourreau,
ou comment refuser la grâce
Ainsi nous tenons un début de réponse à nos questions aporétiques
: entre le Moi, l'écrivain, le témoin, il y a ce qui seul est
capable de les assembler en une forme, le sujet poétique, même
lorsqu'il est mis en péril. Par le biais de cette instance
nouvelle, l'auteur Kertész se saisit de la réalité du monde
qui a déterminé son Moi et l'a anéanti en tant que sujet, pour
en faire son objet (de représentation). Mais le risque de cette
métamorphose – donc de cette perte - du Moi déterminé en sujet
poétique librement indéterminé-déterminé n'a pas disparu pour
autant. Certes, le rescapé Imre Kertész, devenu écrivain, a
pu transformer son expérience en donnant forme poétique au
témoignage. La vérité du rescapé a été transposée en un roman
par lequel il a tenté d'inscrire le témoignage de la catastrophe
en littérature.
Mais dans la Hongrie communiste des années
70, l'expérience des camps et de la Shoah est soumise à des
lois représentationnelles strictes, qui relèvent d'un consensus
entre l'idéologie marxiste et un humanisme périmé : le manuscrit
est refusé, ce qui signe le rejet de la vérité du témoin et
des valeurs qu'il tente de transmettre. Dans un autre registre,
ce refus sanctionne aussi l'impossible inscription de la forme
testimoniale en littérature lorsque celle-ci est culture institutionnalisée.
Le roman est à la fois refusé en tant que discours à dimension
véridictionnelle (donc en tant que témoignage) et en tant que
tentative de transposition esthétique (donc en tant que texte
littéraire). Ce refus laisse à la fois le témoin et l'écrivain
qu'il est devenu les mains vides. Il renvoie le témoin à la
littérature en niant la "vérité" dont le rescapé
désire témoigner. Et à l'inverse, il rive l'écrivain au témoignage
et à sa réalité destructrice en niant sa tentative de poétisation
de l'expérience.
Cette véritable impasse existentielle de l'écriture devient
le sujet même du second roman intitulé Le Refus, dans lequel
Kertész explore deux questions : pour qui écrire ? Le témoin
devenu écrivain comprend qu'il ne peut écrire que pour lui-même,
pour "écrire l'écriture", pour faire exister librement
un Moi entièrement déterminé au départ et métamorphosé en sujet
poétique. Mais à quoi bon écrire si l'on refuse de l'entendre
ensuite? L'écrivain rappelé à la réalité du rescapé qu'il était
est alors renvoyé à une forme de trahison de l'expérience de
la catastrophe, en vivant l'écriture comme fuite du Moi, voire
comme plaisir et légèreté coupables, alors qu'il s'agissait
de transmettre la vérité du témoin. Le Refus présente une forme
fascinante, kaléidoscopique, de mises en abyme successives
reflétant cette série de contradictions : un métaroman dont
le narrateur expose l'arbitraire du récit et sa laborieuse
conception par un écrivain rescapé en panne d'inspiration.
Le texte, comme l'écrit Kertész, exhibe son propre "fiasco".
Son sujet est justement la difficulté d'écrire un second roman
et d'assumer le "devenir écrivain", après avoir expérimenté,
à travers Etre sans destin, l'étrangéisation de son propre
vécu dans et par la littérature : l'écriture, écrit "le
vieux", personnage de l'écrivain-rescapé mis en scène
dans le roman, a "transformé ma personne en objet, délayé
mon secret impénétrable en généralité, distillé ma réalité
indicible en signes – le tout transplanté dans un roman que
je ne peux pas lire". Elle laisse un Moi exsangue, renvoyé
à son "inexistence" et incapable de se communiquer
à lui-même : "un produit de déterminations, un naufragé
de hasards, une victime de la biologie électronique, un homme
maussade surpris par son propre caractère". Ainsi l'écriture
a étrangéisé le vécu et le Moi, et l'inconnu qui est né de
cette expérience de l'indétermination est devenu un autre qui
a rendu étranger au Moi le matériau dont il procède, à savoir
la vie, l'expérience elle-même. Cet autre, c'est l'écrivain
devenu écrivain à son insu, le projet de s'adresser aux autres
n'étant devenu un but qu'"en cours d'écriture" et "sans
(s)on consentement".
Car l'écriture d'abord juste vécue
comme une libération non réfléchie, comme une façon de "se
parler à soi-même" selon l'expression de Gao, s'est insensiblement
transformée en "aspiration à communiquer" : "Moi
aussi je voulais faire passer un message, sinon je n'aurais
pas écrit de roman" (...) car je le vois clairement aujourd'hui,
écrire un roman signifiait écrire pour les autres, y compris
ceux qui le refuseraient". Le vieux prend ainsi conscience
du fait qu'il "commençai(t) à considérer (s)on destin
comme un destin d'écrivain" c'est-à-dire à "considérer
(s)a vie comme une source intarissable de pensées à exposer
en place publique". L'écrivain a donc trahi le Moi survivant
en distillant sa réalité intime en signes. Il a aussi trahi
le témoin, puisque sa forme s'avère impuissante à transmettre
cette réalité aux autres sous forme de vérité et de valeurs.
Il ne lui reste rien : ni sa réalité passée, qui lui est désormais
étrangère, ni le refuge dans l'écriture, qu'elle ne s'adresse
à personne d'autre qu'à lui-même ou qu'elle soit la consolation
d'une écriture-transmission. Il est impossible à l'être hybride
qu'il est désormais, ce "survivant-témoin-écrivain",
de rassembler les différentes instances qui le constituent.
Ne subsiste qu'une angoissante pluralité interne, dissociation-fragmentation
de la conscience, éparpillement vécu avec effroi, entre le
Moi, l'écrivain, le témoin et le sujet poétique.
Pour sortir de ce piège existentiel, il faut explorer l'origine
même du devenir écrivain, début de ces scissions douloureuses,
et en même temps si créatrices. "Quand je pense à cet
instant, dont je suis par ailleurs incapable de me souvenir,
écrit le "vieux", il me semble que si j'avais su
en garder la clarté, la teneur en quelque sorte distillée,
alors je tiendrais entre mes mains ce qui m'a toujours le plus
intéressé : le secret de mon existence". L'exploration
prend la forme d'une parabole, insérée dans le récit, et qui
porte le même titre que le roman lui-même. Ecrit à la troisième
personne, mais reprenant le personnage de György Köves, "Le
refus", fortement influencé par l'écriture de Kafka, est
une narration où la réalité est stylisée tout en restant terriblement
précise et "réaliste". La réalité y est filtrée par
une narration qui la maintient à distance de l'interprétation,
et l'on pourrait dire que "dans cette distance est la
parabole". "Le refus" naît des associations,
transpositions, déplacements qui ont lieu dans la mémoire semi-consciente
du personnage de Köves, que le récit remonte à rebours, comme
à contre-courant. Köves, lui-même en évolution, parcourt sa
mémoire comme il réinterprèterait une partition, mais d'avant
en arrière, du présent vers le passé, sautant de bribe en bribe
de souvenirs qui émaillent ça et là le récit. Ce "roman" enchâssé
est en fait un grand chantier psychique, paysage mémoriel dans
lequel on reconnaît une transposition de la réalité hongroise
des années 50-60, et où l'on distingue nombre d'éléments autobiographiques
: le roman tisse un immense réseau de correspondances internes,
de jeux de renvois chiffrés, où le personnage, ballotté par
l'affleurement des souvenirs, tiré par sa mémoire, traverse
une série de situations où s'est "décidé" son destin.
Au cours de ce voyage mnésique, Köves rencontre plusieurs de
ses vies possibles à travers des doubles. Berg, l'un d'entre
eux, est celui vers lequel tout converge. Dans la rencontre
entre Köves et Berg se résout en effet une question intimement
liée à celles du "pourquoi" et du "pour qui" écrire
: c'est celle du quoi et du comment. Rescapé d'une catastrophe
que l'on ignore, Berg s'interroge sur la communicabilité esthétique
de la violence en écrivant une "confession"-témoignage
où il tente de relier la "vie particulière", qui
est "l'extrêmement individuel" et "le commun
et le général". L'"objectivation", ou "bond
dans l'objectif" s'accomplit ici au sein d'une écriture
confessionnelle, donc éminemment subjective. Berg espère en
cette écriture comme "message", comme transmission
de valeurs refondées à l'aune des camps. C'est pourquoi sa
confession, intitulée "Moi, le bourreau", prend la
forme d'une adresse à l'humanité : "(...) je veux, par
ma présence non pas brutalement réelle mais magique, c'est-à-dire
à travers les mots et la langue, transplanter en vous" l'effroi
ambigu que provoque le bourreau "en tant qu'enseignement
moral", proclame son narrateur. Berg échoue dans sa tentative
parce qu'il a figé son rythme dans des constructions abstraites
au point de n'avoir pu transmettre la vérité ainsi formulée.
Il est l'écrivain-témoin qui n'aurait pas trouvé sa forme,
et dont la confession resterait par conséquent inaudible :
il lui manque la vie, son épaisseur, sa complexité. Pour reprendre
l'expression de Gao, la confession de Berg reste "séparée
du réel par le langage" la sincérité verbale à laquelle
elle s'essaie est un échec car "le mot parlé n'est qu'un
signe qui invite à l'aventure dans le champ de la vie incommunicable".
Dialoguer avec Berg, c'est en fait, en se confrontant à cette
question du "comment" écrire, ressourcer l'écriture
à sa propre faillite : c'est pour Köves lui permettre de se "communiquer
à lui-même", le sortir du monde des signes et de l'abstraction
pour le rappeler à la vie. Le sauver consiste à lui faire dire
sa confession inaudible, et tenter d'y réintroduire le tremblé
du vécu. Ce qui passe par un autre refus, celui de ce que Berg
appelle la "grâce" d'être déterminé en tant que victime
ou bourreau. Pour Köves en effet, ne voir que ces deux alternatives
revient à s'"enfermer dans un monde de constructions abstraites",
et il faut y réintroduire ce qui fait l'imprévisibilité de
la vie, ce qui peut malgré tout être considéré comme liberté
contre cette "grâce" (ou cette damnation), et qui
peut passer par l'écriture.
En écrivant "le refus", le vieux, à travers le personnage
de Köves, accomplit le programme énoncé par Berg :"percer
le secret onirique de notre vie", ce qui l'autorise à
réconcilier à nouveau son Moi et "l'écrivain" qu'il
est devenu à son insu. Si la rencontre avec Berg permet à Köves
de se sauver lui-même d'un futur possible d'écrivain raté,
de sauver un homme en train de se noyer comme il en aura la
vision à la toute fin de la parabole, elle permet aussi de
répondre aux deux questions que se posait l'écrivain dépourvu
d'inspiration. On écrit pour soi-même, pour trouver une forme
de liberté, et pour la vie "décuplée" que l'on revit
à travers elle. L'oeuvre qui naît de cette tentative d'inscrire
l'"outrancièrement individuel" dans le commun, c'est "une
force qui s'affranchit des circonstances, un attentat qui sape
le nécessaire". C'est ainsi que Köves, avant son "saut" dans
l'objectif, entraperçoit ce que sera sa vie déterminée désormais
par l'écriture : tenter de donner forme à son point de vue
subjectif, "le seul d'où il puisse regarder le monde",
puis "(...) vivre ainsi, le regard fixé sur cette existence,
et la regarder longuement, attentivement, émerveillé et incrédule,
simplement la regarder jusqu'à y déceler quelque chose qui
n'appartiendrait déjà presque plus à cette vie (...)",
et ce quelque chose est "comme un cristal de glace que
les gens pourront regarder, observer". Ce bond dans l'objectif,
toujours renouvelé à chaque nouveau texte, condamne à revivre
à chaque fois les mêmes douloureuses contradictions: à la fin
du Refus se pose à l'écrivain la même question qu'au départ.
Il s'est à nouveau dépossédé de son vécu pour le distiller
en signes. Il inexiste, à nouveau, jusqu'au prochain roman.
Vivre et écrire un seul et même roman, ou comment feu B. choisit
la liquidation, et I.K trouve la troisième voie de la grâce
L'expérience du petit rescapé Kertész/Köves est devenue matériau
de l'écriture, et ce qui en a résulté "n'est pas devenu
une prière, mais un roman." Le "vieux" a fouillé
dans ses vieux papiers, et a écrit une parabole plutôt qu'une
confession autobiographique. Cette confession, c'est Berg qui
a tenté de l'écrire, et de ne pas y parvenir l'a rendu fou.
Le troisième volet de la "trilogie de l'absence de destin" est
tout à la fois prière et confession. C'est le roman de la désespérance
totale de B., l'écrivain rescapé d'Auschwitz dont la lettre-nom
fait écho au nom de Berg. Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra
pas est l'accomplissement de la douloureuse scission entre
Moi et l'écrivain que le vieux du Refus a entraperçue en cauchemar,
qu'il a tenté d'oublier le temps d'écrire une parabole dont
l'épilogue ne faisait que la faire resurgir.
Car il ne peut
vraiment y avoir d'individu-témoin, il a été englouti dans
un monde qui l'a entièrement déterminé. Il ne reste qu'un Moi
qui "inexiste" et se met à exister dans et par l'écriture,
et c'est en somme dans et par l'écriture qu'il devient sujet.
Mais en dehors de l'écriture, il n'y a pas de sentiment d'identité,
le Moi s'est perdu dans la catastrophe. La seule identité est
devenue l'écriture : la première disparaît dès que la seconde
s'interrompt. Le narrateur du Kaddish, c'est un "je" comme
champ de bataille, combat entre un Moi vidé de substance et
un écrivain dont l'écriture ne peut le sauver puisqu'elle n'est
que la continuation de sa propre liquidation. C'est d'ailleurs
en termes de combat que Kertész – comme son personnage, B -
parle de son écriture : un
(...) combat incessant, imperceptible, pareil aux métamorphoses
de l'embryon, qui a autrefois commencé en moi afin que je remonte
à la surface de la conscience depuis les profondeurs insondables
de l'existence, puis que je fasse accepter cette existence
(la mienne) par cette conscience toute nouvelle.
L'écriture est un rythme, un ressac, un mouvement qui se nourrit
de ce combat même, et sans lui, ni l'écriture, ni l'existence
dont elle procède ne seraient plus possibles. La scission douloureuse
et créatrice entre Moi et l'écrivain traverse tout l'oeuvre
d'Imre Kertész, au point d'apparaître comme schizophrénique,
faisant dialoguer ces instances dans Un Autre. Chronique d'une
métamorphose. La réinterprétation de l'expérience de la "dépersonnalisation" poétique
à partir du vécu de la catastrophe est peut-être le noyau de
l'oeuvre, et elle révèle le danger, grave et véritable, qui
guette l'écrivain-rescapé, l'impasse existentielle dans laquelle
il se trouve confiné.
La radicalisation du désespoir né de cet enfermement est visible
dans les deux derniers romans-récits de l'écrivain, Kaddish
et Liquidation. Pour leur personnage central, B., l'écriture
est ce qui reste d'une expérience là où l'"imagination" s'est
avérée "insuffisante". La prière de B. dans le Kaddish,
c'est le risque de la subjectivité maximale du discours : plus
de structure romanesque, plus de forme "objectivante" qui
médiatise et maintienne l'expérience à distance, l'écriture
est devenue ressassement torturant pris dans une composition
fuguée. Cette plongée dans la subjectivation pure entraîne
l'autoliquidation de B., entamée dans et par l'écriture elle-même
comme antithèse de la vie, prolongée ensuite par le refus d'enfanter "après
Auschwitz" (Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas),
finalement achevée par un suicide (Liquidation). L'écriture
est prière, mais reste si "outrancièrement individuelle" qu'elle
ne peut plus trouver de "pont" vers les autres. Elle
ne permet plus de se communiquer à soi-même, ni aux autres,
ni même à Dieu ou à un enfant qui n'existent pas, alors même
qu'elle s'y adresse encore. Elle est devenue prière pour les
morts (Kaddish) et s'avère impuissante à léguer quelque chose
aux vivants. Car l'écriture est juste le "seul moyen d'expression" de
B, à défaut de la vie qui est "le véritable moyen d'expression
de l'individu". C'est là le constat terrible, lucide,
définitif, sur l'incapacité à "vivre" comme n'importe
qui, et à accepter la seule grâce possible que Berg déjà refusait
: l'amour.
Dans Kaddish, B. était encore un rescapé d'Auschwitz, comme
son auteur. Dans Liquidation, B., ou "Bé" est devenu
signe et figure. Il est l'être né d'Auschwitz, Auschwitz l'a
pour ainsi dire engendré. Il naît déjà en tant que survivant,
c'est-à-dire comme "mort-né". Son nom même, il le
tient du camp d'extermination : c'est la première lettre du
matricule qu'on lui a tatoué sur la cuisse à sa naissance.
Avec son autoliquidation achevée, nous retombons ici sur la
question des valeurs posée au départ : quelles valeurs a pu
engendrer l'expérience d'Auschwitz et son récit? Aucune, répond
B. sans hésiter. Le bien, ou l'amour humains à l'ère de la
catastrophe ne se manifestent plus que sous forme d'actes "inexplicables" comme
celui du petit instituteur donneur de pain dans Kaddish, et
ne peuvent même pas être saisis par les mots. Après Auschwitz,
il reste à l'homme des valeurs si négatives qu'il vaut mieux
les faire disparaître, les liquider : ainsi B. se suicide aussi
bien physiquement que spirituellement en demandant à sa femme
de détruire le Kaddish, ce qui ne signifie rien d'autre qu'une
folle tentative de "révoquer" Auschwitz. B. est celui
qui a essayé d'"attraper Auschwitz en flagrant délit dans
son quotidien", et sa plongée de plus en plus profonde
dans le subjectif, accomplie avec Kaddish, c'était courir le
risque d'approcher au plus près cet objet insaisissable qu'est
le Moi, et de se rendre compte de son inaptitude irrémédiable
à la vie. Après avoir objectivé son expérience, B. subjective
Auschwitz au point de faire disparaître toute autre réalité.
Même l'écrivain, qui croyait pourtant en cet
espoir désespéré de l'écriture comme "adresse" au monde, n'espère
plus rien. Il s'est rendu compte que cette écriture ne pouvait
rien sauver, et surtout pas lui-même, puisque c'est en s'indéterminant
totalement par le langage et la pensée qu'il a fini par "apprendre
qui il est", "un homme mauvais", comme B. l'écrit
à Sara, qui pouvait devenir bourreau, pour peu que les circonstances
s'y prêtent : "J'ai failli être tué, j'ai failli tuer",
écrit-il. Liquider son roman, puis se liquider soi-même, c'est
faire disparaître la révélation de cette damnation et devenir
son propre bourreau. L'écriture était d'abord devenue la "pelle" de
B. dans le Kaddish, "accomplissant" ainsi le poème
de Celan (en "creusant une tombe dans les airs"),
et montrant comment la métaphore avait perdu sa qualité de
figure face à la réalité de l'extermination. L'écriture était
donc ce qui remplaçait la vie et l'action, et ce qui figeait
l'écrivain rescapé dans le temps et la durée de sa disparition
programmée, tout en lui permettant de survivre à une survie
absurde. Mais en liquidant ensemble le Moi et "l'écrivain" dans
Liquidation, B. met fin à l'écriture même. Dès lors que le
saut dans l'objectif n'est plus possible, il ne reste qu'à "sauter
le pas" vers le néant et libérer pour finir le Moi du
Moi pour pouvoir écrire, dans "une lettre personnelle
de l'au-delà que personne n'a écrite et qui ne s'adresse à
personne" : "Je n'ai plus rien à voir avec cet amas
de choses pénibles et immondes qui sont moi...".
Cette "liquidation" donne pourtant lieu à un dernier
roman, et le Kaddish n'a pas été détruit, on vient de le lire.
Ainsi la liquidation, nom et signe de la désespérance totale,
devient le titre d'un livre où est racontée et mimée une liquidation
de fiction. Le "fin mot de l'histoire" du personnage
fictif de B., derrière lequel se cache Kertész, n'est rien
qu'une farce. B. écrit de l'au-delà, et si l'on considère la
structure même de Liquidation, il faut prendre cette expression
à la lettre : Keseru l'éditeur est en train de lire une pièce
écrite par B. dans laquelle ce dernier a déjà "prévu" –
et donc déterminé ("nommé") - ce qui se passerait
après sa liquidation, ratifiant ainsi son propre suicide. B.,
de l'au-delà, reste le créateur de sa postérité, donc de la
réalité même, sous forme de comédie grinçante. Devenant la
transcendance, il garde tout pouvoir sur le réel. Et au-delà
de la liquidation de B., c'est ensuite un auteur omniscient
qui la recompose en puzzle : un écrivain devenu démiurge qui
a le fin mot objectivant de l'histoire dans un texte transformé
en patchwork formel (roman policier, comédie, drame lyrique,
roman d'amour, récit épistolaire, avec multiplication des voix
narratives, saut temporels et autocitations). Feu B., alias
l'auteur I.K, réécrit et détermine le réel. Si en choisissant
la subjectivité maximale, l'écriture ne pouvait, comme dans
la prière-confession du Kaddish, aboutir qu'à la liquidation
de tout espoir en perdant même sa capacité d'adresse, il nous
semble à nous, lecteurs de ce quatrième volet de l'absence
de destin qu'est Liquidation, que le bond du personnel à l'objectif
s'est radicalisé, est devenu bond démiurgique. Kertész a liquidé
le Moi, il écrit à sa place un autoportrait posthume à plusieurs
voix, un portrait en creux où il peut inscrire la trace indélébile
que laissent le rescapé et son témoignage dans l'humanité,
dans sa culture. Et dans la littérature.
En liquidant le personnage de Bé, Kertész montre comment le
survivant choisit de liquider son témoignage, et refuse d'en
faire un bien culturel dans un monde où "l'état de survivant
a disparu", et où son oeuvre va devenir un bien consommable,
comestible, digestible. La haine de la dictature, l'oppression
qu'elle supposait, lui permettaient encore de s'opposer à quelque
chose, d'écrire contre quelque chose. Dans un régime dit "démocratique",
plus rien ne s'opposera à sa parole. Il ne sera plus refusé
ni rejeté : juste euphémisé, esthétisé, et digéré. C'est pour
cela que le rescapé devenu témoin, mais récusant son propre
témoignage, refuse à l'"homme de lettres" de le brader,
et même à l'écrivain qu'il a tenté de devenir la transformation
de son expérience en littérature. Comme l'écrivait Gao dans
Le Livre d'un homme seul, la disparition de l'état de survivant,
l'exil en France et le succès pour l'écrivain chinois, la chute
du Mur de Berlin et la notoriété pour Kertész, risquent de
faire apparaître la vanité de l'écriture. Gao écrit à propos
de cette duperie littéraire :
La prétendue sincérité des poètes est comme la prétendue vérité
des romanciers, l'auteur se dissimule derrière elle comme un
photographe se cache derrière son objectif, en apparence il
a l'air froid et impartial (...) mais ce qui est exposé sur
le négatif, c'est son amour ou sa compassion envers lui-même
ou bien de la masturbation ou du masochisme ; ce regard faussement
neutre est mû par toutes sortes de désirs, et ce qu'il reflète
est complètement teinté de saveur esthétique, même si l'on
fait semblant de regarder le monde d'un regard froid et indifférent
La "liquidation" est la provocation ultime dans
l'échec, la comédie en pied de nez adressée au monde par le
témoin trahi à la fois par l'écrivain et le réel. La "catharsis" ici
accomplie est celle de l'auteur-rescapé, qui, à partir de l'expérience
de l'horreur, à la fois fort et désespéré de la clairvoyance
sur sa condition, "objective" cet échec même et l'exorcise
en lui donnant forme littéraire. Le savoir du survivant, ce
savoir négatif sur l'humain, donne donc lieu a une oeuvre qui,
contrairement à la synthèse dialectique imaginée par Nietzsche
entre l'oeuvre philosophique faite pour détromper (dionysiaque)
et l'oeuvre (apollonienne) faite pour plaire, reste douloureusement
en suspens, oscillant entre l'éthique du témoignage et l'éthique
du poème, impuissante à mener au repos, tant la "vérité" reste
étrangère à la littérature et ses idéaux. Plus question de
se livrer à des jeux littéraires gratuits quand la réa lité
est devenue mortifère, et quand cette littérature "pure",
comme se le dit le narrateur de Gao, se réalise "de manière
autonome, sans avoir recours à ton expérience, à ta vie, à
ses difficultés, au bourbier du réel et à ce 'tu' tout aussi
répugnant". Mais pas question d'espérer non plus transmettre
des valeurs et se faire nouveau prophète là où l'on veut brader
la littérature faite témoignage.
La nouvelle catharsis dont parle Kertész est peut-être ce qui
autorise désormais le survivant à survivre à sa survie, et
l'écrivain à liquider le testimonial et la littérature. Mais
elle permet avant tout de vivre une vie d'homme capable d'imaginer
la liquidation de l'écrivain et du témoin, au profit de ce
qui importe plus que tout et n'est pas littérature : la vie.
C'est le sens même du geste de Judit survivant à B., qui peut
formuler le souhait fou de ne pas parler d'Auschwitz à ses
enfants, de ne pas leur transmettre les valeurs qu'Auschwitz
implique.
Entre Judit qui choisit de dire qu'"Auschwitz
n'existe pas" et Adam qui affirme qu'"Auschwitz n'est
pas révocable" se rejoue peut-être une sorte d'aube de
l'humanité nouvelle, née de la plume d'un écrivain démiurge.
L'auteur a le mot de la fin et peut réécrire la Création :
une femme juive (Judit), qui a été fiancée à Auschwitz (Bé),
et le premier homme (Adam), non-juif mais tenant à raconter
et transmettre la mémoire d'Auschwitz à ses enfants, voient
dans le fait d'aimer, de vivre et peut-être de transmettre,
leur "seule chance" (p.122). Ce que dit B. de lui-même
permet de comprendre le sens profond de la quadrilogie de l'absence
de destin : "J'ai donné naissance à une créature, à une
vie fragile et délicate uniquement pour pouvoir la détruire.
(...) Je suis comme Dieu, cette canaille...". Ecrire sur
un soi-même ayant traversé l'expérience de la catastrophe devient
une expérience de création puis d'autoliquidation consciente,
et cette idée fait une dernière fois profondément écho à l'écriture
de cet autre écrivain-témoin, Gao Xingjian, qui pourrait s'adresser
en ces termes à Imre Kertész :
Tu n'es pas un dragon, tu n'es pas un insecte, tu n'es ni
l'un ni l'autre, ce non-être, c'est toi, ce non-être n'est
pas une négation, mieux vaut dire que c'est une réalisation,
une empreinte, une dépense, un résultat, avant un épuisement
total, c'est-à-dire la mort ; tu n'es rien d'autre qu'un message
de la vie, une expression, une parole dire envers le non-être.
(...) tu es à la fois ton Seigneur et ton apôtre, tu ne te
sacrifies pas pour les autres et tu ne demandes pas qu'on se
sacrifie pour toi, voilà, c'est on ne peut plus équitable.
Le bonheur, tout le monde le désire, pourquoi n'appartiendrait-il
qu'à toi? Le bonheur est en fait assez rare sur cette terre.
(Texte
sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet,
nous vous renvoyons à sa version imprimée)
Note : [1] Je suis comme Dieu, cette canaille",
écrit B. , le personnage de l'écrivain rescapé imaginé par Kertész,
dans une lettre posthume adressée à son ex-femme (Liquidation, (Felszámolás, Magvetó,
Budapest, 2003), trad. N. Zaremba-Huzsvai