En préparant cette intervention,
je me suis replongée dans un texte que l'écrivain hongrois
Imre Kertész a prononcé en 1992 lors d'un colloque consacré
à Jean Améry. Ce texte a très vite occupé une place importante
dans ma réflexion, au point de devenir une sorte de référence,
tant sont grandes sa justesse et sa profondeur. Il n'est
pas un commentaire, ou pas seulement, c'est davantage un
dialogue. Le relisant, et songeant à certains aspects de
chacune des deux oeuvres, il m'est apparu combien cela aurait
du sens de tenter de prolonger cet échange entre les deux
écrivains. Confronter leurs pensées fait naître des questions,
des contradictions, voire des oppositions, qui ne peuvent
pas se résoudre, qui sont aporétiques. Mais ce sont ces apories
mêmes, qui en donnant à réfléchir et à méditer, permettent
de penser plus loin. J'ai voulu essayer d'imaginer un dialogue
entre Kertész et Améry, les "mettre
aux prises", débattant de deux questions à la fois distinctes
et intimement liées : celle de la violence politique, de son "essence",
si tant est qu'une telle chose existe ; celle de sa "communicabilité
esthétique" ensuite, c'est-à-dire celle de la nature
même d'une littérature essayant d'intégrer le témoignage de
la catastrophe (totalitaire, concentrationnaire, génocidaire)
. Le lien entre ces deux questions figurerait peut-être ce
point aveugle que serait l'éthique de la littérature pour deux
écrivains-témoins revenus des camps d'extermination.
Tous les deux rescapés de la Shoah, Imre Kertész et Jean Améry
sont devenus écrivains 4 et n'ont cessé de revenir sur leur
expérience et d'en porter témoignage. Or il existe indéniablement
une profonde divergence entre leurs tentatives de penser la
violence génocidaire au sein de la violence politique. Si Kertész,
qui a vécu la majeure partie de sa vie sous le régime communiste,
emploie volontiers la catégorie de totalitarisme, Jean Améry
a voulu voir dans l'idéologie national-socialiste une "essence" différente.
Il me semble qu'un des noyaux de cette opposition réside dans
leurs conceptions différentes du "mal" radical réalisé
à Auschwitz, et cette différence d'interprétation révèle une
opposition dans la tentative de penser la violence au plan
éthique. Quand Améry répond tant aux acrobaties dialectiques
des penseurs de l'Ecole de Francfort qu'à la pensée arendtienne
du totalitarisme par son impossible, son intenable éthique
du ressentiment, Kertész tente de son côté, par une périlleuse
intériorisation de l'amorphisme moral humain, de saisir Auschwitz "en
flagrant délit dans son quotidien"5 . Leur dialogue se
solde donc ici par une opposition, mais l'opposition jamais
tranchée, toujours mouvante et contradictoire, de deux désespérances
6 totales. En faisant dialoguer leurs oeuvres aujourd'hui,
il s'agit pour nous de tenter de recueillir leur vérité intime,
de voir comment derrière la radicalité de ces attitudes désespérées
se cache en fait l'espoir d'une adresse, d'une transmission,
d'un passage du témoignage 7 qui devienne une valeur, et la
valeur elle-même "une force spirituelle créatrice de loi" 8
au sens moral, éthique et politique. Se pose alors la question
de la valeur et du rôle qu'ils accordent, l'un et l'autre,
à la littérature lorsqu'elle tente de donner voix au témoignage,
ou au contraire lorsqu'elle ne signifie que plaisir de l'écriture.
Essayer d'imaginer un dialogue entre Jean Améry et Imre Kertész,
c'est confronter deux pensées tout aussi puissantes et légitimes.
C'est osciller, en tant que lecteur, entre deux pôles, celui
d'une invivable éthique du ressentiment d'une part, et celui
d'une vertigineuse intériorisation de la possibilité de devenir
bourreau de l'autre. Sur un autre versant, c'est se confronter
d'un côté à une forme littéraire réflexive à l'infini, s'autoconsumant
(ou plutôt s'autodémolissant avec lucidité, pour reprendre
le titre du "roman-essai" d'Améry, Lefeu ou la Démolition)
dans l'impossibilité de véritablement intégrer le témoignage
en tant qu'"innocence" du récit en elle. De l'autre,
c'est se faire complice, avec un sourire cynique cette fois,
d'un écrivain devenu démiurge finissant par liquider ensemble
la littérature et le témoignage. Démolition et/ou liquidation
: telles sont les réponses, ou plutôt les "solutions",
désespérées mais souveraines, que s'échangent Imre Kertész
et Jean Améry.
De la banalité du bourreau et de l'unicité morale de la victime
La vie de l'esprit dans une civilisation, sa culture en tant
que "conscience privilégiée", est définie par Kertész
dans son texte sur Améry comme "droit à l'objectivation" 9.
La question est de savoir si la culture est disposée à reconnaître
un type de savoir qui serait subjectif, la pensée occidentale,
en particulier philosophique, n'ayant jusqu'ici accordé aucune
considération à l'expérience. Elle semble avoir refusé le
savoir singulier que l'expérience suppose, en se réfugiant
dans l'abstraction extrême, dans une "rage presque maladive
de la pensée" 10. C'est dans cette négation de l'expérience
de l'individu et cette toute puissance de l'objectivation,
que réside pour Imre Kertész une des origines de la destructivité
extrême des idéologies en acte. Paroxysme du fourvoiement
de la raison, la théologie hégélienne de l'histoire fait
rétrospectivement ricaner celui qui sait où aboutit le grand
mythe de la raison né au XVIIIe siècle. L'idéalisme n'est
pas réfuté, mais réinterprété avec ironie. La raison humaine,
lorsqu'elle se manifeste comme "esprit objectif",
finit par produire ce qui, à la lumière de la Catastrophe,
en est la quintessence : "la domination totale sous
la forme d'Auschwitz"11 :
L'histoire du monde, écrit Kertész, est l'image et le fait
de l'esprit (...), par conséquent n'oublions pas que : Celui
qui regarde le monde rationnellement est regardé rationnellement
par le monde : les deux se définissent mutuellement –disait
encore H., pas H. le dictateur et chancelier, mais H. le grandiose
visionnaire, le philosophe et fou qui sert des mets raffinés
à tous les dictateurs, (...) et qui, je le crains, a parfaitement
raison, seulement nous devons étudier en profondeur le point
de détail de savoir de quelle sorte est la raison dont l'histoire
du monde est l'image et l'acte, et par suite, sur la rationalité
de qui le monde porte-t-il son regard rationnel (...)12.
Cette approche ironique et cyniquement
désespérée de l'idéalisme entre inévitablement en résonance
avec le magistral essai de Jean Améry sur les "frontières de l'esprit". Améry
y raconte comment à Auschwitz l'intellectuel comprenait rapidement
qu'il n'avait rien à opposer au pouvoir SS, puisque rien de
ce qui l'avait nourri et façonné en termes de productions de
l'esprit ne résistait à la réalité toute-puissante du camp.
Il montre alors comment, par une inversion monstrueuse, l'esprit
en vient à se retourner contre lui-même, et l'intellectuel
à considérer cette réalité "qui ne pouvait être contournée" comme "raisonnable" :
En ce sens tout le monde (à Auschwitz) devenait hégélien,
quelle qu'ait été sa position intellectuelle avant d'entrer
au camp : l'Etat SS apparaissait dans l'éclat métallique de
sa totalité comme un Etat dans lequel l'Idée se réalisait.13
Ainsi il n'est pas étonnant que
tant Améry qu'Imre Kertész nourrissent quelque défiance à
l'égard de la philosophie, tout systématisme philosophique
supposant une vue surplombante sur l'expérience subjective
et impliquant une possible remise en question par le concept
de la sphère subjective. La critique de l'abstraction philosophique
est nécessairement induite par l'événement génocidaire :
ouvrant une ère de radicale négativité, ce dernier force
celui qui prétend le penser à conférer une autorité inédite
au témoignage en tant que retombée, dans le champ du langage,
et donc du partage possible, de l'expérience subjective.
Ainsi pour celui qui a vécu et traversé l'expérience des
camps et du génocide, la conviction d'une impuissance du
concept à rendre compte d'une réalité toute puissante accule
sa pensée à hanter les marges, les lisières, les zones limitrophes.
Comme l'affirme Améry
dans la postface à Lefeu ou la Démolition : "comme j'ai souvent pu l'observer dans l'histoire des
idées, on peut ériger des structures et y faire entrer la réalité,
mais il n'en sort jamais que des systèmes conceptuels aussi
colossaux que tyranniques (...)". "A peine ai-je
conçu une idée, que sa contradiction s'interpose, et loin d'étouffer
celle-ci, j'ai plutôt tendance à la chérir jusqu'à la mise
à mort de l'idée première"14. En des termes comparables,
Kertész dit fuir toute pensée systématique, et préférer celle
de l'accidentel, du doute, de la contradiction.
Ayant expérimenté les "frontières" de l'esprit sous
les coups du bourreau puis au camp d'extermination, Améry ne
peut que nourrir une défiance extrême à l'égard du concept,
qui doit pour lui être préalablement passé au crible de la "spéculation
phénoménologique" définie dans Par-delà le crime et le
châtiment et dans Lefeu. Car celui qui prétend tirer les conséquences
existentielles et philosophiques de l'expérience doit prendre
toute la culture occidentale à rebours, en recueillant son
potentiel critique, et en le retournant contre elle à partir
de l'expérience. Chez Jean Améry, la tentative de penser cette
dernière en la passant au crible d'une vertigineuse réflexivité
critique a engendré une attitude inédite qui consiste à assumer
la contradiction. Mais sans pour autant que la pensée ne devienne
dialectique : il s'agit au contraire d'explorer l'impasse,
de penser jusqu'au bout l'aporie. Or une des impasses les plus
flagrantes dans sa pensée, assumée, revendiquée et maintenue
en tant que telle, c'est celle qui ressort de la tentative
de cerner la nature de la violence génocidaire tant au niveau
idéologique (et donc à la fois conceptuel et collectif) qu'au
niveau individuel du passage à l'acte (où il s'agirait de comprendre
comment et pourquoi un être humain tue et torture son prochain).
Imre Kertész s'est penché sur ces mêmes questions pour aboutir
à des conclusions radicalement différentes, parfois même opposées,
et l'on peut dire, du moins à première vue, que c'est là un
point sur lequel leurs pensées divergent profondément. Voyons
s'il n'est pas possible de dépasser cette aporie en essayant
de comprendre plus précisément ce qui sépare leurs pensées
de l'événement génocidaire, leur conception du nazisme et du
totalitarisme, et leur façon de poser la distinction entre
victime et bourreau.
La critique de la pensée dialectique que l'on trouve chez Améry
porte principalement sur le nivellement, opéré dans et par
la pensée dialectique, entre victime et bourreau. Gerhard Scheit
voit très justement dans l'opposition qu'établit Améry entre
l'Aufklärung et la dialectique adornienne (opposition qui confine
parfois au manichéisme), l'impossibilité, revendiquée par le
torturé, de voir dans le bourreau une réalisation d'un de ses
propres possibles humains15. Et en effet, "L'être torturé,
écrit Kertész à propos d'Améry, qui a admis et porte le poids
de son destin et de ses conséquences sur sa propre personne,
n'est pas disposé à pactiser avec un principe général"16
: la victime veut qu'on lui reconnaisse au moins son statut
de victime. Imre Kertész, lui, tente précisément de voir le
possible bourreau qu'il abrite en son sein, dans ce qui apparaît
comme une sorte de pluralité interne de "destins" possibles.
S'il affirme que les considérations d'Améry sont "inévitables" de
la part d'un torturé, et qu'il serait oiseux de les remettre
en question, il souligne la nécessité de penser jusqu'au bout
la situation et le parcours qui les ont engendrées. Sa propre
situation, il l'a maintes fois souligné, diffère de celle d'Améry
de façon significative. Non seulement il ne fut pas dans la
situation de l'intellectuel de culture allemande à Auschwitz,
mais pour lui, l'expérience du camp s'est en quelque sorte
trouvée "prolongée" par celle de la dictature communiste.
Cette expérience de la dictature, qu'il n'a jamais prétendu
mettre sur le même plan que la destruction génocidaire, l'a
cependant amené à penser une continuité, à travers une réflexion
sur la violence d'Etat, entre nazisme et communisme. Or cette
continuité est pour lui précisément pensable à travers la catégorie
de "totalitarisme". Le génocide est "l'événement
éthique le plus important" depuis la Crucifixion, selon
sa propre expression 17, mais il est à penser dans un contexte
global où la raison elle-même a engendré un effondrement total
de l'éthique : elle a montré comment l'on pouvait "retourner
la nature humaine contre la vie humaine" 18 . Toute éthique
fondée sur une quelconque conception humaniste (religieuse
ou morale) du monde est désormais marquée par la péremption
d'un monde englouti, et Kertész mesure ces mutations d’ordre
philosophique à l’aune de la Vernunft kantienne : "L’horizon
de l’homme fonctionnel n’est pas 'le ciel étoilé au-dessus
de lui', non plus 'la loi morale en lui', mais les limites
de son propre univers organisé : une pseudo-réalité" 19.
On voit bien ici comment cette pensée du totalitarisme à la
fois en tant que résultat d'un retournement et produit d'un
système se trouve intimement liée à la dialectique de la raison
telle qu'elle a été pensée, déjà pendant la guerre, par Adorno
et Horkheimer.
Au-delà, ou plutôt en-deça de la frontière entre victimes et
bourreaux, c'est dès lors la question de la survie dans des
conditions totalitaires qui devient centrale pour Kertész,
puisque c’est la volonté de conserver la vie qui fait de l’homme
un être aliéné contribuant lui-même à la perpétuation du système.
L'homme "fonctionnel" "ne vit pas sa propre
réalité, seulement sa fonction propre, sans vivre l’expérience
existentielle de sa vie, c’est-à-dire sans vivre un destin
qui serait singulier et qui pourrait signifier pour lui un
objet de travail sur lui-même." 20 On peut voir ici comment
se dégage un "mouvement dialectique", mais radicalement
négatif puisqu'il n'est suivi d'aucune Aufhebung à l'échelle
de l'humanité. Il naît d'une détermination réciproque entre
la globalité, le système, son aliénation de l'individu d'un
côté ; et la sphère des "vies particulières" de l'autre,
à la fois déterminant le système lui-même et surdéterminée
par lui. Ainsi, privé de la dimension tragique de son destin
qui caractérisait sa situation spirituelle et morale avant
l'apparition des régimes totalitaires, le fragile individu,
après avoir été pressé en "une masse, enfermé ensuite
entre les murs d'un ordre étatique fermé", a été dégradé "en
un rouage inanimé de (l)a machinerie" totalitaire 21.
Or c'est seulement dans la vie particulière, l'expérience subjective,
que l'homme peut, selon Kertész, se ressaisir de son destin.
C'est par conséquent dans une éthique devenue affaire privée,
dans la "vie particulière" et "outrancièrement
individuelle" 22, selon ses expressions, qu'une survie
morale est pensable. Mais en dehors de cette sphère, l'on n'échappe
pas à la détermination réciproque. Si bien que chez l'écrivain
hongrois, la ligne de démarcation entre la victime et le bourreau
en vient à se brouiller de façon troublante : ils ne sont que
des "positions", des "fonctions", des "déterminations" possibles.
Il y a comme une sorte d'intériorisation par Kertész de l'effondrement
éthique : se penser soi-même comme possible bourreau devient
dès lors la seule "morale" possible pour l'homme
aliéné voulant ressaisir son destin.
Partiellement explicable par sa situation d'intellectuel juif
de culture allemande, la pensée de Jean Améry maintient, à
l'opposé de celle de Kertész, une démarcation très nette entre
victimes juives et bourreaux allemands. En essayant de penser
la violence génocidaire à travers sa propre expérience de la
torture et du camp, il est sans cesse renvoyé à son bourreau
allemand particulier. Ce qui l'amène à radicaliser de plus
en plus sa pensée d'une "singularité allemande" à
travers ses réflexions sur l'antisémitisme nazi. Même si les
autres atrocités relevant de la criminalité d'Etat ayant été
commis depuis la Shoah sont qualifiées d'autant de "victoires
posthumes d'Hitler", qu'il s'agisse de la guerre au Vietnam
ou du système concentrationnaire soviétique, le génocide des
Juifs reste pour lui un crime absolument singulier.
Cette singularité enlève sa compétence au concept d'histoire
et à toute tentative d'historicisation : ni les explications
causales, ni les spéculations "raffinées" sur la
dialectique des Lumières n'ont plus aucune validité. Améry
invalide ainsi à la fois le travail de l'Ecole de Francfort
et l'historiographie. C'est ce qui nous permet de comprendre
la singularité de sa pensée du "ressentiment" qui
entreprend de "justifier" un "état d'âme condamné
par les moralistes et les psychologues" 23. Le témoin
de l'inhumain, dit Améry, "réclame en effet ce qui est
doublement impossible, le retour en arrière dans un temps écoulé
et l'annulation de ce qui a eu lieu" 24, soit, pour le
dire autrement, une "moralisation de l'histoire" 25.
Le sujet, à la fois seul détenteur et "prisonnier" de
la vérité morale du conflit entre victime et bourreau, exerce
la "puissance morale de résistance" en rappelant
le bourreau à son crime. La victime exige ainsi de ce dernier
son autonégation : "j'exige qu'ils (les Allemands) se
nient eux-mêmes, écrit-il, et qu'ils me rejoignent dans cette
négation" 26.
Améry récuse donc toute approche "objective" du crime
- "le méfait en tant que méfait, écrit-il, n'a aucun caractère
objectif" 27, et "parle en tant que victime"28
analysant ses ressentiments. On peut donc dire qu'il tente
de fonder et de justifier l'autorité de son discours subjectif
de victime face à toutes les tentatives d'objectivation, qu'elles
soient juridique, historiographique, sociologique, psychologique
ou philosophique. Mais il s'oppose avec tout autant de véhémence
à l'intériorisation de ce crime dans la sphère subjective telle
que nous pouvons la voir à l'oeuvre chez Kertész. Car il s'agit
d'élargir le propos pour atteindre une "description de
l'état mental de la victime", une "analyse des ressentiments
fondée sur l'introspection" 29 qui doit ensuite être présentée
et adressée aux anciens bourreaux. Refuser de régler le conflit
moral en soi, c'est paradoxalement refuser - contrairement
à ce que fait Kertész - de le ramener à la sphère de l'individuel
et en faire au contraire une affaire politique et collective,
portée sur la place publique. A maints égards, cette position
semble mener à une impasse. Parler subjectivement en tant que
victime en s'adressant aux anciens bourreaux ne suffit pas
à "apaiser le ressentiment subjectif et le rendre objectivement
superflu" : pour cela, il faudrait que l'impossible se
réalise, soit la "négation de la négation" 30, et
à l'échelle d'un peuple entier. Cette exigence de nature éthique
et politique, semble aller bien au-delà de la judiciarisation
du passé, et ne peut que laisser le rescapé "prisonnier
de (s)on propre ressentiment".
Ce refus de régler le conflit en soi, en l'exposant au contraire
au collectif, tire son origine dans la conviction de Jean Améry
selon laquelle il existe à la fois une "faute collective" et
une singularité allemandes. C'est d'ailleurs ici que s'enracine
le plus profondément le refus des thèses de l'Ecole de Francfort
et de la conception arendtienne de la banalité du mal. Toute
la contradiction assumée de la pensée d'Améry se concentre
déjà dans le texte où il relate l'expérience "inaugurale" de
la torture, essai où devient lisible l'incapacité dans laquelle
se trouve le torturé de voir dans son bourreau le "mal
banal" ou le "bourreau-victime" tel que le définit
Wolfgang von Einsiedel 31. L'expérience subjective de la torture
et des persécutions interdit de subsumer le nazisme sous la
catégorie du totalitaire, il existe non seulement une faute
collective allemande, "(...) hypothèse que l'on peut utiliser
si l'on entend par là uniquement la somme devenue objectivement
manifeste des comportements individuels" 32, mais aussi
une "essence" du nazisme qu'il faut penser à travers
les notions de torture et de sadisme. Il s'agit en effet d'"approcher
le mal dans une optique autre que banale", et ce à travers
la catégorie de sadisme, non prise au sens étroit de pathologie
sexuelle, mais au sens où l'entendait Bataille commentateur
de Sade. Ainsi, "(...) le national-socialisme tout entier
n'était pas tant marqué du sceau d'un 'totalitarisme' difficile
à définir que de celui du sadisme" entendu comme "psychologie
existentielle" et défini par une "négation radicale
de l'autre, comme refus d'en reconnaître à la fois le principe
social et le principe de réalité" 33.
Cette singularité fonde la différence de nature entre idéologie
totalitaire et idéologie génocidaire, et en cela il faut rappeler
combien, essayant de penser cette différence, Améry fut un
précurseur en son temps. Devançant les réflexions qui naîtront
bien plus tard de la querelle des historiens en 1986, il voit
déjà dans le parallèle établi entre stalinisme et nazisme le
danger d'une mise en équivalence à partir de la notion de totalitarisme.
N'avait-il pas raison de voir dans cette équivalence une dangereuse
relativisation 34? Il tente donc de cerner la singularité du
national-socialisme, qui, contrairement au communisme, n'était "fort
d'aucune idée", "mais qui disposait de tout un arsenal
d'idées confuses et mauvaises" et fut "jusqu'ici
l'unique système politique du siècle à avoir non seulement
pratiqué la domination de l'anti-homme, (...), mais aussi à
l'avoir expressément érigée en principe" 35. Bien davantage
que la centralité des notions de torture et de sadisme, que
Kertész conteste à juste titre, cette idée de l'"anti-humain" pourrait
bien être une voie essentielle dans l'analyse de l'idéologie
génocidaire. Nous y reviendrons.
Pour l'heure, revenons à l'interlocuteur imaginé d'Améry :
selon Kertész la torture caractérise tout autant la dictature
communiste que le régime nazi, et au-delà de ces deux exemples,
elle est le propre de tout Etat qui tend à la domination totale.
Du même coup, la pensée de l'éthique et du politique de l'écrivain
hongrois diffère profondément sur ce point précis. Quand Améry
dénonce l'"équilibrisme dialectique" énonçant cette
inacceptable banalité selon laquelle "les diables sont
aussi de pauvres diables" 36, on songe immédiatement à
lui opposer cette phrase d'Imre Kertész, qui écrit dans Le
Refus que le crime perpétré dans un camp, le mal qui s'y réalise,
n'est plus "un défi permanent et déterminé à toute morale",
comme pouvaient encore le penser Nietzsche et Dostoïevski.
Il représente l'ordre moral, il est devenu institution, s'incarnant
dans les plus hautes valeurs de la vertu, comme le travail.
Et "(...) c'est peut-être là, poursuit Kertész, que se
cache le diable : non dans le fait que l'homme tue, mais dans
celui que les vertus indispensables au crime deviennent pour
lui l'ordre du monde" 37. Il devient vain, dès lors, d'essayer
de comprendre cette éthique du meurtre particulière qui ne
peut être saisie que dans la banalité inexplicable de la "vie
particulière" prise dans un système organisé : "Camus
fait dériver le droit au meurtre de Sade, du romantisme, d'Ivan
Karamasov, etc. Tandis que le policier à moitié fou qui t'applique
la gégène sur la langue, le petit chef, le dictateur, le Secrétaire
général ou le grand Mufti qui exerce un pouvoir illimité, n'ont
de leur vie jamais entendu parler des Karamasov, de Dieu, de
Kant, encore moins de la crise de la morale. Ils accomplissent
uniquement leur tâche" 38. Améry retournait Nietzsche
pour défendre la "vérité morale" 39 de son ressentiment
en exigeant du réel même qu'il soit moral 40. Il désirait donc
une "inversion morale du temps", tout en connaissant
son impossibilité, qui ne pouvait que le condamner à la désespérance.
Kertész de son côté retourne la morale et la raison elles-mêmes.
Mais ce n'est pas pour retomber dans le nihilisme, bien au
contraire... Le nihilisme reste pure rêverie conceptuelle :
Oui, oui : nos pensées sont toujours
prisonnières des douces rêveries innocentes des intellectuels,
des visions simplistes qui, à une époque plus équilibrée, ont
attribué une grandeur audacieuse à la perversité, mais ne se
soucient jamais assez des détails. Il y a là une disproportion
insurmontable : d'une part, les adresses enivrées à l'aurore,
la transvaluation de toutes les valeurs et la sublime immoralité,
d'autre part, un convoi avec son chargement humain qu'il faut
faire disparaître au plus tôt (...) Que vient faire là l'effort
désespéré et abstrait de l'esprit? Il est trop solitaire, trop
délicat, il souffre trop, il est trop peu commun, il n'est
pas grégaire, corporatif – il est trop immoral : pourtant il
faut ici de la morale, une morale du travail simple, compréhensible,
bien utilisable. 41
Kertész semble donc maintenir,
au moins dans une certaine mesure, l'approche dialectique
de la raison devenue instrumentale, qui voit dans le système,
l'organisation, et in fine dans la valeur même du travail
autant de notions essentielles pour comprendre le phénomène
du totalitarisme. Dans cette perspective, il conçoit le génocide
comme paroxysme de la domination totalitaire, qui finit par "retourner la nature humaine" contre
elle-même.
On est alors en droit de se demander où se situe pour lui la
nature de la violence génocidaire : n'a-t-elle donc aucune "singularité" au
sein du système ? Comment penser le fait que la morale du travail
qui caractérise la perpétration du crime au camp, s'applique
à ce "travail" particulier qu'est l'extermination
de l'homme par l'homme? Et l'extermination est-elle encore
pensable en termes de "domination" ? Pour Kertész,
il existe finalement une continuité terrifiante mais indéniable
entre l'exécutant du crime et son idéologue. La chaîne interminable
des méfaits, qui mène du voisin devenu bourreau de son prochain
au politicien visionnaire, en passant par le bureaucrate ou
le gardien de camp sadique, est un long chemin monotone et
gris, où le plus important reste le moment même du passage
à l'acte de l'individu. L'idéologie nazie, dérivée d'une conception
biologisée de la race, ne suffit à "expliquer" la
réalité, le quotidien du camp et de l'extermination, car "l'assassin
et la victime avaient pertinemment conscience du fait que (l)es
ordres idéologiques étaient vides et dépourvus de sens" 42.
La seule certitude qui reste, c'est la détermination réciproque,
vertigineuse, entre des individus capables de tout, et un système
organisant leur potentialité criminelle :
A mon avis, Auschwitz est l'image et l'acte de vies particulières,
du point de vue d'une certaine organisation. Que l'ensemble
de l'humanité se mette à rêver, et naîtra nécessairement un
Moosbrugger, l'assassin sadique et séduisant (...). Oui, l'ensemble
des vies particulières, et puis encore la technique de mise
en ordre de cet ensemble : c'est toute l'explication, ni plus,
ni moins (...).43
On peut tenter d'imaginer ce que
lui aurait répondu Jean Améry... Il lui aurait peut-être
ri au nez en lui lançant non sans provocation que "Celui qui permet à son individualité d'être assimilée
par la société et se conçoit uniquement comme une fonction
du social, celui que l'on peut donc taxer d'indifférence et
d'hébétude affective" est condamné à pardonner à ses tortionnaires.
Tortionnaires dans lesquels la victime finirait par reconnaître
sa propre image, celle d'un "rouage désindividualisé et
interchangeable du mécanisme social" 44. Celui qui accorde
trop d'importance au social, et au système qui le détermine,
n'est-ce pas ce dialecticien moqué par Améry qui voit dans
ses propres tortionnaires de "pauvres diables", des
bourreaux de fortune, victimes, eux aussi, de la toute puissance
du système? Améry aurait-il vu en Kertész un conciliateur,
un pardonneur, comme il en avait fait le reproche à Primo Levi?
Nous pouvons affirmer presque avec certitude que non. Il aurait
très certainement été troublé par les objections de Kertész,
et n'aurait pu lui répliquer qu'en réaffirmant sa volonté tenace
et têtue de se percevoir "comme un être unique sur le
plan moral" 45. Kertész accepte l'épouvantable banalité
de la chaîne du crime, et semble avoir fait une expérience
plus "universelle" du mal. Améry sent peser sur lui "de
tout son poids" "toute une pyramide inversée de soldats
SS, de collaborateurs SS, de fonctionnaires, de Kapos, de généraux
décorés" qui l'"enfonce encore avec sa pointe dans
le sol" 46, et de chacun de ces maillons de la chaîne
il réclame avec l'acharnement du désespoir sa propre autonégation,
au nom de l'unicité et de la responsabilité morale de chaque
individu.
Le national-socialisme est un anti-humanisme
Mais revenons plutôt sur cette question de l'idéologie et de
la nature de la violence génocidaire. Ne devrait-il pas s'agir
d'un terrain où le dialogue entre Kertész et Améry pourrait
devenir terrain d'entente, et nous amener à relativiser le
caractère apparemment inconciliable de leurs positions? Si
le concept de "totalitarisme" permet à Kertész
de penser la structure étatique et sociétale, seul ce que
l'on a désormais désigné sous le nom "Auschwitz" accède
d'après lui au statut de symbole, de "mythe" de
l'Occident. Seul "Auschwitz" peut aujourd'hui rendre
compte de ce que signifie l'antisémitisme moderne dans sa
volonté d'extermination. Auschwitz, devenu symbole de l'extermination
de l'homme par l'homme, a fait entrer l'humanité dans une
ère nouvelle. Or sur ce point, Améry ne peut que tomber d'accord.
Pourtant, Kertész ne s'arrête pas vraiment sur la spécificité
de l'idéologie génocidaire, et il semble fort difficile de
distinguer dans sa pensée une différence de nature entre domination
totalitaire et destruction génocidaire. A l'opposé, dans l'oeuvre
de Jean Améry se dégage avec clarté la pensée d'une spécificité,
d'une irréductible singularité de l'idéologie nazie, dans laquelle
l'antisémitisme apparaît comme centrale. En commentant l'oeuvre
d'Améry, Kertész lui reproche pourtant de ne pas avoir saisi
la nouveauté de l'antisémitisme "exterminationniste",
et il a sûrement raison de contester la thèse amérienne selon
laquelle l'essence du national-socialisme résiderait dans la
torture et la philosophie sadienne 47. Mais il nous semble
que se soit Améry, au contraire, qui ait approché de manière
beaucoup plus profonde et pertinente la nature, et donc la
singularité, de la violence génocidaire48.
Il y a ce texte, en particulier, où Améry réfute les thèses
de Hannah Arendt sur la notion de "collaboration" appliquée
aux Judenräte des ghettos. Il y précise de façon lumineuse
à la fois sa critique de la catégorie politique de "totalitarisme" et
celle de la thèse de la banalité du mal. Cet essai – car il
s'agit vraiment d'un essai en soi - constitue la préface d'un
livre sur la vie au ghetto publié en 1969, et est intitulé "Im
Warteraum des Todes" 49, "Dans l'antichambre de la
mort". L'écrivain y distingue l'espace du ghetto comme
lieu même de réalisation du processus génocidaire dans le temps.
Il réfléchit à cet espace et ce temps particuliers, dans lesquels
il faut selon lui lire un espace-temps de la survie, donc un
espace-temps social, mais une sociabilité construite en attente
de la mort. Or on ne peut en aucun cas assimiler à un simple "pouvoir
totalitaire" le pouvoir qui impose ce temps de l'attente
et qui crée un espace social comme "monde de la mort",
ainsi que l'appelle Améry. La réalité du ghetto, société "pour
la mort", sort du concept de totalitarisme, car ce qu'y
subissent les habitants du ghetto va en fait bien au-delà de
la domination. Le temps et l'espace du ghetto condamnent les
humains à la déshumanisation totale (donc à une mort morale
et spirituelle) dans l'attente de leur propre mort biologique,
et ce alors que leur est enlevée toute possibilité de résistance.
Ce qui entraîne le fait, nous dit Améry, que la réalité du
ghetto invalide toute catégorie éthique et politique. Au premier
chef, ajouterions-nous, elle invalide la catégorie de domination.
Ici, Améry anticipe non seulement sur des réflexions contemporaines
au sujet du "biopolitique" telles qu'on peut les
lire sous la plume de Giorgio Agamben 50, mais il permet aussi
de penser - ou d'approcher du moins - quelque chose d'essentiel.
Approcher la nature profonde de ce type singulier de violence
est d'ailleurs son propos explicite : il veut non seulement
rendre compte de "comment" était la vie du ghetto
("wie es war"), mais aussi de ce qu'était la vie
du ghetto ("was es war") 51. La violence génocidaire
marque une disjonction radicale d'avec la domination totale,
une différence d'essence. Car elle suppose le passage d'une
logique de domination à une logique de l'extermination, ce
qui suppose aussi une disparition du sens politique de la violence
étatique. Le génocide est la volonté de détruire l'Autre dans
un groupe singulier, arbitrairement défini, et signe en réalité
la disparition de toute domination et de toute politique par
l'extermination de l'autre en tant qu'humanité. C'est ce que
Philippe Bouchereau a tenté de mettre en évidence en élaborant
le concept de désappartenance 52 : les juifs du ghetto, réduit
à devenir les "Untermenschen" qu'on voulait faire
d'eux, font l'expérience de leur propre désappartenance à l'humanité.
Cette notion de désappartenance nous autorise peut-être à relire
autrement l'idée d'Améry selon laquelle l'essence du national-socialisme
résiderait dans la systématicité de la torture et du sadisme
comme principe : l'expérience de la torture et des persécutions
antisémites signifie l'impossibilité d'avoir désormais "confiance
dans le monde" 53, elle engendre par conséquent un état
de solitude absolue, un "état d'abandon" 54 total,
qui interdit à celui qui les subit d'être le prochain des autres
hommes, du reste de l'humanité. D'où cette idée, essentielle,
qui se cache en fait derrière l'idée de la torture comme principe
du nazisme : celle de "l'anti-humain". Le national-socialisme
est pour Améry "l'unique système politique du siècle à
avoir non seulement pratiqué la domination de l'anti-homme,
(...), mais aussi à l'avoir expressément érigée en principe" 55.
Et c'est précisément ce qui est spécifique au génocide : sa
violence en arrive à fragmenter le groupe social et familial
au point d'en délier les liens les plus intimes, les plus humains,
comme celui qui unit un parent à son propre enfant. Par conséquent,
le monde du ghetto, dit Améry, n'est pas par-delà le bien et
le mal mais en-deça. Il s'agit donc de clairement définir et
maintenir une ligne de démarcation, une séparation radicale
entre victimes et bourreaux, et de suspendre tout jugement
moral en ce qui concerne le comportement des victimes. Car
pour reprendre les termes de Philippe Bouchereau, si la victime
devient inhumaine, elle reste néanmoins humaine dans son inhumanité
même. La logique génocidaire, qui est le principe de la volonté
de déshumaniser les victimes et guide les actes des bourreaux,
est en revanche définie comme anti-humaine et non plus humaine
56. C'est ce qui fait d'ailleurs du ghetto non seulement un
monde de la mort ("Welt des Todes"), mais aussi un "anti-monde" ("Gegen-Welt")
57. C'est-à-dire qu'il y a là, dans l'idéologie anti-humaine,
une sortie de l'éthique qui nous amène non plus "en-deça" (qui
figurerait la sphère "inhumaine" des victimes déshumanisées)
mais bien "par-delà" le crime et le châtiment. Si
Jean Améry, comme le souligne Kertész, a présenté l'antisémitisme
nazi à travers des catégories qui relevaient encore de la pensée
de l'antisémitisme du XIXe siècle, c'est pourtant lui qui nous
semble plus pertinent quand il insiste sur la centralité de
l'idéologie génocidaire définie comme "anti-humaine".
Mais l'exemple d'Eichmann invoqué par Kertész dans son texte
sur Jean Améry permet peut-être de trouver un lieu de croisement
entre des visions apparemment opposés : Eichmann a déclaré
à son procès ne pas être antisémite, et pour Kertész, il faut
prendre cette déclaration au sérieux 58 : Eichmann n'est pas
un antisémite. Il est juste dans une logique anti-humaine,
qui l'amène à organiser un système au sein duquel les êtres
humains sont si totalement privés de leurs droits, que le fait
de commettre à leur égard n'importe quel crime (les torturer,
les tuer) devient la norme, et même le devoir. Améry aurait
insisté sur l'importance de l'idéologie anti-humaine présidant
aux actions du zélé fonctionnaire. Kertész aurait davantage
mis l'accent sur la force du système qui, implacablement modelé
par cette idée folle et absurde de l'antisémitise exterminationniste,
amène l'insignifiant personnage qu'était Eichmann, "homme
fonctionnel" par excellence, à accomplir son travail.
En confrontant les pensées de Kertész et Améry, on tombe somme
toute dans une impasse devenue classique, mais posée dans des
termes plus complexes que dans l'habituel débat opposant "fonctionnalistes" et "intentionnalistes".
Il semble plutôt que le dialogue né de la confrontation de
leurs idées soulève l'aporie que suscite la tentative de penser
l'idéologie génocidaire, et suggère des pistes de réflexion
inédites. Ces pistes résident principalement dans les distinctions
entre pensée "objectivante" et approche "subjective",
entre "objectivité réifiante" (comme l'appelle Améry)
et une subjectivité qui assume impasses et contradictions.
Philippe Bouchereau a tenté de suivre ces pistes (se proposant
en cela de prolonger la pensée de Primo Levi sur le même sujet)
en distinguant, à l'intérieur même de l'activité de penser,
la possibilité d'expliquer, de connaître les mécanismes qui
mènent au génocide (au plan historiographique, sociologique),
et notre incapacité, qui doit peut-être être assumée comme
refus, de comprendre l'idéologie dont ils procèdent. Nous ne
pouvons, et nous devons même refuser de comprendre l'idéologie
anti-humaine de l'antisémitisme racial biologisé. Bouchereau,
en relisant Primo Levi 59, a repris la phrase devenue fameuse
du kapo d'Auschwitz de Si c'est un homme, "ici, il n'y
a pas de pourquoi", et le profond commentaire de Levi
sur l'étymologie du mot "comprendre", qui signifie
non seulement "saisir ensemble" et "lier" (du
latin comprehendere), mais aussi "prendre avec soi, en
soi", c'est-à-dire que "comprendre" signifie
aussi bien "saisir par l'intelligence" qu'"embrasser
par la pensée". Il a tenté de faire de la "nihilisation
du pourquoi" brutalement suggérée par le kapo, la condition
même de sa pensée : c'est "parce que nous refusons de
comprendre le génocide que le penser est possible", écrit-il.
Ceci nous permet de mieux "comprendre", justement,
ce désir insensé de Jean Améry que le bourreau, confronté à
la vérité morale de son méfait, le rejoigne, soit avec lui
et redevienne son prochain humain 60. Améry souhaite que le
bourreau le sorte, par un début de compréhension, de sa terrible
désappartenance à l'humanité. Kertész, en revanche, semble
avoir renoncé dès le départ à ce souhait insensé. Si Améry
est conscient que son éthique du ressentiment lui "bloque
l'accès à la dimension humaine par excellence : l'avenir" 61,
Kertész est pourtant loin d'être un conciliateur capable d'"aller
de l'avant", il est au contraire celui qui ne peut plus
exister, restant à jamais assigné à son rôle de victime, mais
une victime du hasard, qui, placé dans d'autres circonstances,
aurait tout aussi bien pu devenir un bourreau. Son existence
de témoin devenu écrivain, transformée à ce prix en inexistence,
s'accomplit au péril d'une négativité radicale, celle de la
vie et de l’écriture envisagées comme lents processus d’autoliquidation
:
mon travail ne consiste qu’à creuser, à continuer de creuser
la tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans
l’air
répète le narrateur de Kaddish
pour l'enfant qui ne naîtra pas, en intégrant le motif de
la métaphore célanienne de la "Fugue
de mort". Kertész reste, tout comme Améry, abandonné à
son sentiment irrémédiable de désappartenance, et avec le manche
de la pelle dans la main. C'est donc à cette impossibilité,
en fin de compte, de répondre aussi bien au "pourquoi" qu'à
la question de la "détermination" éthique de l'homme,
que semblent aboutir les deux écrivains. L'un devient l'otage
éthique de son propre "ressentiment" impuissant.
L'autre choisit de voir en lui-même un possible bourreau. Et
l'un comme l'autre en arrivent à la conclusion d'une impossibilité
d'objectiver l'événement. Même si "la pureté des concepts
recèle toujours une consolation" 62, pour Kertész "le
dépérissement du monde a une origine plus profonde, beaucoup
plus profonde que ce que l'histoire pourrait atteindre par
la raison ou par la science" 63, et ce dépérissement est
la faillite éthique de l'homme lui-même, collectivement autant
qu'individuellement.
Mais Jean Améry, s'il en arrive finalement à une conclusion
comparable, tente de sauver un "valeur" née de l'événement,
celle de la volonté de résistance. Il nous reste donc à préciser
la vision de chacun concernant la position de victime dans
ce contexte de déshumanisation. Or la spécificité du crime
de génocide est celle d'une participation de la victime à son
propre processus d'élimination. Cette logique spécifique engendre
l'apparition d'une terra incognita éthique, que Levi appela "zone
grise", que Bruno Bettelheim décrivit en des termes extrêmement
durs en parlant de "mentalité du ghetto" et en soulignant
l'importance, dans cette "participation" des Juifs
à leur propre destruction, d'une histoire diasporique séculaire
de passivité et de résignation 64. A l'inverse, pour Jean Améry,
il faut maintenir le refus, devenu impératif moral, de parler
de "collaboration" comme le fait Arendt en parlant
des Conseils juifs dans Eichmann à Jérusalem. Pour lui, dénoncer
l'"absence de dignité" du peuple juif qui se laisse
mener à l'abattoir constitue un scandale moral. La subjectivité
du rescapé ne peut que se rebeller contre ce qu'Améry dénonce
comme "objectivité réifiante" de la pensée. Comme
il l'écrit dans la postface de Lefeu, "le Mal n'est mal
que pour celui qui l'endure (pas pour celui qui l'exerce, ni
pour l'observateur non concerné, pour ces deux-là, le Mal peut
en effet être banal)" 65.
La volonté d'Améry d'établir une ligne très nette et tranchante
entre victime et bourreau apparaît dès lors dans sa tentative
de penser la possibilité de survie éthique de l'humain. Dans
son texte sur la vie au ghetto, Améry dégage ce qui reste pour
lui une valeur éthique positive, celle de "la puissance
morale de la résistance", qui lui apparaît comme un but
historique et moral "d'une valeur existentielle inestimable" 66.
Le ressentiment est la "puissance morale" qui reste
au survivant, au rescapé de la catastrophe. Elle est valeur
positive, mais ramenée à la négativité par son impasse même,
celle de ne pouvoir remonter à rebours de temps du processus
génocidaire. Elle est paradoxalement puissance impuissante.
A contrario, la résistance telle qu'elle a existé dans le ghetto,
est puissance et valeur positive. Elle est comme le symétrique
de ce qui dans le génocide peut faire se retourner la nature
humaine contre la vie humaine, car en elle, la nature humaine
résistante se retourne non contre elle-même, mais contre l'instinct
biologique de survie. Pour Améry, le résistant est donc véritablement
le héros qui affirme, comme le personnage du roman Treblinka
: "je ne veux pas vivre, je veux me venger". Il est
celui qui oppose à la négation anti-humaine de la vie sa propre
mort assumée et choisie comme destin. Il est en quelque sorte
la négation de la négation souhaitée ensuite par le rescapé
: alors qu'on l'assigne à l'inhumanité, il oppose sa "vengeance
humaine" ("humane Rache") au pouvoir SS anti-humain
("Wider-Mensch"), et ce pour restaurer non pas sa
dignité ("Würde"), mais pour restaurer l'humanité
elle-même ("Menschentum") 67. C'est donc bien dans
le résistant que le survivant Améry veut se reconnaître, et
non dans le bourreau qu'il aurait pu être amené à devenir.
En cela, il rejoint Bruno Bettelheim, qui avait lui aussi souligné
l'importance du livre de Steiner dans "Pour en finir avec
la mentalité du ghetto".
Ce même roman de Jean-François
Steiner est d'ailleurs également cité par Améry pour récuser
l'"exercice dialectique" ("dialektisches Exerzitium" 68)
auquel se livrait Adorno dans la Dialectique négative (1966)
: le philosophe y condamnait, au nom du vécu des victimes,
toute lecture de l'événement qui tenterait de voir encore un
sens à l'histoire après Auschwitz. Améry, évoquant Treblinka
de Steiner, veut justement voir ce sens possible dans l'esprit
de résistance. Il explicite cette idée dans son article sur
le ghetto, interprétant les actes de résistance au ghetto comme
les bases d'une "nouvelle philosophie de l'histoire" qui
se fonderait sur "l'histoire d'une humanité plus humaine" née "au
beau milieu de l'inhumanité du ghetto" 69.
Kertész, de son côté, pense qu'une différenciation éthique
reste malgré tout possible, dans l'univers du camp et du ghetto.
Mais elle y est décrite comme totalement irrationnelle, car
contraire à la logique de la survie. Elle est perçue comme
imprévisible, comme trop rare pour véritablement devenir une
valeur possible. Imre Kertész ne transforme pas la "résistance" en "ressentiment" en
prolongeant le "négation de la négation" follement
désirée par Améry. Au contraire, le rescapé en lui intègre
son propre effondrement éthique, et fait vaciller en lui les
limites entre inhumain et antihumain. Le basculement éthique
de l'humain est la banalité même. La résistance active et le
bien comme puissance morale maintenue ne sont qu'épiphénomènes
inexplicables et imprévisibles.
On peut donc affirmer que l'opposition des points de vue entre
Kertész et Améry au sujet des notions de totalitarisme et de
banalité du mal touche en fait beaucoup plus profondément leur
vision éthique de l'homme, et leur conception d'une survie
éthique possible "après Auschwitz". Le pessimisme
en matière éthique de Kertész semble plus radical que celui
d'Améry. Mais c'est paradoxalement lui qui arrive à puiser
dans l'écriture littéraire une possible "puissance" vécue
comme une capacité de dégagement de son expérience subjective.
Cette possibilité d'écrire son expérience, et d'en faire de
la littérature en tentant de conférer un sens au vécu de la
destruction, existait déjà au ghetto, et même au camp. Je me
suis demandée pourquoi Améry ne parlait pas précisément de
cela dans son texte, alors qu'il s'agissait indéniablement
d'une autre forme de résistance active, et de la survie d'une
valeur - jusque là inédite sous cette forme - d'"humanité
humaine". La faillite de l'esprit pour Améry a été vécue
de façon si radicale, qu'il ne semble pas pouvoir reconnaître
ces autres formes de résistance actives que furent l'écriture
et le maintien d'une vie culturelle, artistique, au sein même
de l'inhumanité du ghetto. Peut-être touchons-nous déjà ici
à la seconde grande différence entre Imre Kertész et Jean Améry,
et qui concerne la pratique même de l'écriture et du statut
qu'elle se voit accorder dans la survie.
L'écriture, entre démolition et liquidation
Dans son texte sur Jean Améry, Kertész bute contre son refus
de voir le mal banal, rendu possible par l'organisation du
système totalitaire, en la personne de son bourreau Praust.
Il est conscient de soulever une problématique aporétique
: on ne peut attendre de la victime qu'elle intériorise la
possibilité de son propre effondrement éthique. En butant
contre cette aporie, Kertész revient à sa propre situation
qui le distingue de l'intellectuel juif allemand en exil.
Il affirme d'abord que nul ne peut mieux comprendre le sentiment
de marginalité du rescapé que le survivant de la Shoah dans
les pays du socialisme réel. En pays communiste, le témoin
était en effet réduit au silence ou aux euphémismes conformistes
sur la violence et la destructivité capitalistes. Mais c'est
tout le paradoxe : en passant des camps nazis à la dictature,
Kertész affirme n'avoir au moins pas eu la tentation de trop
espérer. Et c'est peut-être cela même qui, en le contraignant
à intérioriser sa pensée de la violence subie, lui permet
de trouver une plus grande liberté dans sa pratique littéraire.
La lente évolution d'Améry, relatée dans "Ressentiments",
prolongée ensuite dans les années 70 renvoie à un désespoir
d'autant plus grand qu'il fut précédé de l'espoir de se faire
entendre. Le critique allemand Stephan Braese a récemment publié
un remarquable bilan sur l'évolution de la mémoire de la Shoah
et du statut des intellectuels et écrivains rescapés au sein
du champ littéraire ouest-allemand. Cette évolution équivaut
à un refus, un rejet de leur "autre mémoire" 70.
Mais ils restaient en même temps attachés à leur langue, à
cette culture qui refusait de les intégrer. C'est de ce désespoir
radical de l'intellectuel rescapé de culture allemande que
Kertész parle lorsqu'il décrit la situation de Jean Améry en
ces termes :
Il ne trouva pas de sortie de la culture, il passa de la culture
à Auschwitz puis d'Auschwitz de nouveau dans la culture comme
il passa d'un camp à un autre, et le monde spirituel et langagier
de la culture donnée l'enferma comme les barbelés d'Auschwitz
71.
La pensée des deux auteurs est
profondément conditionnée par la surdité à laquelle ils durent
faire face, des décennies durant, et le refus permanent de
reconnaître à la victime son autorité spécifique, autorité
intimement liée à sa subjectivité. La culture comme "conscience privilégiée", définie
par un "droit à l'objectivation" 72, n'était pas
prête, du vivant d'Améry, à intégrer le savoir subjectif du
rescapé. L'expérience de l'inhumanité concentrationnaire et
du génocide mettait, et met toujours cette conscience à l'épreuve,
en lui soumettant le témoignage de sa propre destruction. Détenteur
d'un savoir radicalement négatif sur l'humain, le rescapé ne
peut en témoigner qu'à partir de l'expérience singulière et
individuelle de cet anéantissement. Mais il tente ensuite,
en transmettant ce savoir subjectif de l'inhumain, de confronter
ses anciens bourreaux à sa vérité subjective, et de l'inscrire
dans le commun de l'humanité intacte. Si la culture se révèle
disposée à l'intégrer, il lui faudrait reconnaître un type
de savoir subjectif qui, dans le même temps, revendique un
droit à l'objectivation ruinant toute objectivation possible
de sa subjectivité.
Améry, dans cette perspective, ne cessera de dénoncer la vanité
de la pensée "objectivante", lorsqu'il témoigne de
sa propre disparition en tant que sujet face à l'écrasante
réalité du processus génocidaire. Sa dénonciation se fait d'autant
plus acerbe et virulente, que le discours intellectuel autorisé
et "légitime" ne semble pas l'entendre. A cet égard,
l'échange chiffré avec Adorno semble rétrospectivement d'une
violence intolérable à l'égard du rescapé, et l'on pourrait
multiplier les exemples de passages où Améry, tentant désespérément
de se faire entendre, s'excuse avec cynisme de sa subjectivité "mutilée" (pour
reprendre – ironiquement à notre tour - un titre d'Adorno...). "Il
n'est peut-être pas très fair-play" écrit-il dans sa critique
du "jargon de la dialectique", de jeter ici dans
la balance le fait que moi-même je fasse partie de ceux que
l'on appelle – de façon non dialectique – les victimes, et
qu' à ce titre je me sente donc compétent précisément dans
ce débat spécifique opposant visions dialectique et non-dialectique" 73.
Si le monde culturel et intellectuel "spécifique" ne
l'entend pas, du moins est-il invité à exprimer publiquement
ses ressentiments à la radio. Mais là encore, Améry reste lucide
: la transmission du témoignage navigue en eaux troubles, entre
surdité généralisée ou une surmédiatisation suspecte,aussi
éphémère que superficielle, et restant soumise aux aléas de
la mode et du marché :
Je
traverse ce pays florissant et je me sens de moins en moins
bien. Pourtant je ne peux pas dire qu'on ne m'accueille pas
partout avec affabilité et compréhension. Qu'est-ce que des
gens comme nous peuvent espérer de plus que de voir les journaux
et les stations radio leur offrir la possibilité de dire
insolemment et grossièrement leur quatre vérités aux Allemands,
et de surcroît d'en retirer les honneurs? Je sais, même les
mieux intentionnés doivent finir par en avoir marre, comme
ce jeune lecteur "devenu
las". Et moi je hante Stuttgart, Cologne ou Munich avec
mes ressentiments. Et cette rancoeur que je traîne, pour moi,
dans un but curatif personnel, certes, mais aussi pour le profit
du peuple allemand : personne ne veut me la prendre excepté
les organes qui font l'opinion publique et qui acceptent de
me l'acheter. Ce qui m'a déshumanisé est devenu une marchandise,
que je mets en vente. 74
Les situations des deux écrivains,
qu'il s'agisse de la dictature communiste ou de la déceptive
social-démocratie, semblent rendre la vie après Auschwitz
aussi invivable que désespérée : comment survivre, dès lors,
à sa survie ? Kertész et Améry ont tous deux une pratique
de l'écriture intimement liée à cette question. Mais se joue
là aussi une importante contradiction entre eux dans le rôle
qu'ils accordent respectivement à l'écriture. Car l'écriture
de l'expérience du camp engendre chez l'un comme l'autre
une dualité qui peut prendre la forme d'une opposition interne,
souvent torturée, entre la "littérature" et
le témoignage, qui n'est que le symptôme d'une dualité intime
et profonde entre le "témoin" et l'écrivain. Cette
dualité se trouve elle-même redoublée d'une opposition complexe
entre subjectivité et objectivité, et fait vaciller l'identité
même du Moi. L'écriture peut-elle dès lors susciter une forme
de bonheur et/ou de libération?
Le rescapé du génocide a vécu sa propre détermination à l'extermination,
et a compris dès lors son absence de destin (pour reprendre
la notion de Kertész). Il a fait l'expérience de la faillite
de l'esprit et de son Moi souverain (pour reprendre les termes
d'Améry). Il ne peut que se ressaisir de cet esprit, et en
retour, tenter – selon l'expression de Kertész – de prendre
sa revanche sur la réalité en l'objectivant. Cette objectivation
elle-même prend des formes différentes, et peut-être opposées
: là où Kertész tente de réengendrer la réalité, de la recréer
en interrogeant la "communicabilité esthétique de la violence" sur
le plan littéraire, Améry vient en quelque sorte de l'autre
extrémité, non de la représentation ou de la narration, mais
de la réflexion. Pour tous deux, il est cependant central de
partir de la subjectivité de l'expérience. Comme l'affirme
Améry, seul le rescapé ayant vécu les événements dans sa chair
peut ensuite réobjectiver l'expérience et tenter de chercher
un sens "par le biais de la réflexion" 75.
Cette réobjectivation à partir de l'expérience subjective est
au centre de leurs démarches philosophiques et littéraires.
Retournant ironiquement la pensée de Hegel, Kertész voit dans
la possibilité d'écrire sa souffrance et de représenter le
monde une capacité de l'objectiver à partir du subjectif. Si
la culture est "droit à l'objectivation", l'individu
doit se saisir de ce droit, doit le "reconquérir" là
où l'histoire et la catastrophe l'ont privé de son individualité.
Le monde qui le tient en son pouvoir et la réalité sociale
qui le détermine, il ne peut que s'en venger en en faisant
ses objets à son tour. Et c'est significativement en parlant
d'Améry que Kertész cite un passage tiré d'un de ses propres
romans, afin de de préciser cette idée tout en soulignant ce
qu'il ressent comme une profonde parenté de pensée avec l'écrivain
autrichien :
... je ne trouve qu'une seule explication à ma passion entêtée
: j'ai peut-être commencé à écrire parce que je voulais prendre
ma revanche sur le monde. Pour prendre ma revanche et obtenir
de lui ce dont il m'a exclu (...) C'est peut-être ce que je
voulais, oui : rien qu'en imagination, certes, et avec des
moyens littéraires, prendre en mon pouvoir la réalité qui,
d'une manière très réelle, me tient en son pouvoir ; changer
en sujet mon éternelle objectivité, être celui qui nomme et
non celui qui est nommé 76
Pourtant, Améry n'a pas le même
rapport à sa propre subjectivité, il refuse de s'y plonger
de la même manière que Kertész. Pour lui, le "souhait de clarté" et
la pensée spéculative - comme il l'écrit dans la postface
de Lefeu ou la démolition - restent centraux. En 1974, il
publie le “roman-essai” Lefeu, qui montre justement à l'oeuvre
une série de scissions problématiques engendrées par la tension
ainsi créée entre objectif et subjectif.
La première scission, c'est celle entre le rescapé et le témoin.
Tandis que le rescapé est sans cesse ramené au présent de son
expérience insurmontable, le témoin tente de transposer cette
expérience dans une forme esthétique qui soit "à hauteur" de
la réalité vécue pour construire un sens à partir d'elle, pour
l'objectiver. Cette première scission engendre un problème
d'ordre esthétique, car comme l'écrit Améry dans sa postface, "le
point de vue objectif, ou pour être plus précis : réifiant,
et l'évidence subjective ne parlent pas la même langue" 77.
Dans "Le pourquoi et le comment", la postface à Lefeu,
Améry dit avoir cédé à une envie très ancienne de raconter,
et avoir voulu se "libérer de la dimension autobiographique".
Or il s'agissait de concilier cette ancienne envie de "raconter" avec
un souci de clarté, qui est pour Améry une recherche du sens.
Dès lors, "La question était de savoir comment le réaliser
sur le plan littéraire" 78. Or dans le "roman-essai",
la spéculation est tissée dans la narration, ce qui crée une
forme dont Améry dit qu'elle entraîne une autonomisation croissante
du texte au fur et à mesure de sa conception.
C'est en cet endroit que le témoin devient alors, mais comme
à son insu, un écrivain, ce qui introduit une scission supplémentaire
dans une identité devenue problématique. L'écrivain, et le
sujet poétique qu'il suppose, se trouvent en effet saisis par
le plaisir de l'écriture, qui leur fait oublier le "moi" et
s'indéterminer dans et par la langue. Cette expérience du bonheur
de l'écriture est vécue de manière contradictoire, elle est
à la fois une "euphorique délivrance", dit Améry
79, et dans le même temps une aliénation. Car l'auteur qui
dit vouloir régner en "souverain absolu sur l'outil linguistique" 80,
justement pour rester fidèle au sens de ses phrases, est tout
à coup comme "possédé" par la langue qui le mène,
dit Améry, "au doigt et à l'oeil". Voici ce qu'il
écrit à ce propos :
La langue à laquelle, pour une fois, je m'abandonnai, me glissait
entre les doigts et devenait beaucoup plus qu'un moyen d'exprimer
des idées préconçues (...) je me rendis compte que je me laissais
porter et propulser par la langue
Cet oubli à la fois du "moi" de
l'expérience, et de l'auteur-témoin qui veut toujours maîtriser
le sens de ses phrases, revient pour Améry à un oubli de
la pensée objectivante qui risque de mener à la perte du
sens. Si bien que le sujet poétique est rappelé à l'ordre
à la fois de l'expérience, de la pensée, et de la réflexivité.
Il suffit de lire la suite de la postface de Lefeu pour s'en
convaincre :
(...) j'en revenais quand même toujours au sens attaché à
la phrase. Je me laissais porter, mouvoir, baigner par la langue,
mais je ne la mettais pas en pièces : ni de manière méthodique,
ni en m'introduisant dans l'intimité de ses rouages pour me
laisser broyer avec elle et par elle. Le langage quotidien
comme moyen de communication – dont font partie aussi la langue
philosophique et celle de l'essai – a toujours été le dernier
mouillage où j'ai voulu m'ancrer 81
Cette manière, comme dit Lefeu,
de "réprimer les mots
pour l'amour du sacro-saint respect de la réalité", résout
donc la première scission problématique par une sorte de "dire-non" à
l'usage poétique du langage.
Mais seulement en apparence, car cette scission en recouvre
en fait une autre, tout aussi problématique, entre le rescapé
qui ne peut admettre l'insurmontable, resté éternel présent,
et le témoin qui tente de donner un sens à l'expérience subjective
en l'inscrivant dans l'histoire collective avec un "roman-essai".
Or au fur et à mesure de l'écriture, l'actualité politique,
notamment celle de l'hiver 72-73, frappe Améry comme une terrible
révélation : "Une certitude s'installa en moi au point
de devenir une obsession : avec son Reich de la honte, Hitler
avant ouvert la trappe par laquelle l'humanité était précipitée
dans le vide de sa négation " (p.216). L'inscription du
subjectif dans l'histoire collective devient alors d'autant
plus problématique que c'est le présent, et non plus l'expérience
traumatique d'un passé "à surmonter", qui enlève
toute possibilité d'espoir au survivant. Du même coup, l'essai-roman, "qui
avait commencé sous forme d'image ancrée dans un espace subjectif
empli d'une nostalgie de caractère privé, pren(d) désormais
les traits d'une critique objective de la société" (p.
212).
Ce qui ne rend que plus scandaleuse l'idée de transformer l'oeuvre
littéraire en bien culturel, participant ainsi à la "décadence
clinquante" en marchandant son propre désespoir esthétisé.
Et ces scissions insolubles, contradictoires, de nature existentielle,
ne peuvent que ramener le rescapé à sa survie inassumable.
Ecrivant Lefeu, se reconfrontant à son passé, Améry semble
en fait s'interdire de pouvoir le surmonter en l'objectivant,
car la société n'a que trop aisément surmonté l'insurmontable
:
(...) on n'avait pas le droit de
surmonter le fait qu'on ait surmonté. J'étais confronté,
en moi-même, au paradoxe de mon existence. Pourquoi jouais-je
encore un jeu depuis longtemps perdu?" (...) Pourquoi
jouais-je à l'écrivain, moi qui aurais dû depuis belle lurette
trouver ma place dans une de ces fosses communes aujourd'hui
oubliées sous les sillons des charrues? 82
C'est donc la contradiction insoluble entre la sphère subjective
(celle de l'écriture, celle même du plaisir qu'elle engendre,
mais aussi celle de la désespérance du rescapé qui nourrit
ses ressentiments) qui semble inconciliable avec son objectivation
dans une forme littéraire :
l'évidence subjective proclame : l'Histoire a pris fin avec
les sépultures creusées dans les airs. Ceux qu'un vent favorable
en apparence seulement a emportés avant qu'ils ne s'envolent
en fumée, n'ont aucun droit de se frayer un chemin, de devenir
des hommes d'affaires.... ou des écrivains. 83
Dès lors le "moi" est tout à fait abandonné, lorsqu'il
tente de se saisir et de se sonder. Il se trahit en tant que
rescapé en prenant plaisir à écrire. Ecrivant, se laissant
emporter par les images et les mots, il trahit à son tour l'"objectivité
réifiante" de sa raison, et se reprend pour ne pas sombrer
dans la folie, par peur "perdre son honneur intellectuel
et de tomber dans le vide, en quittant le filet du consensus
rationnel majoritaire" (p.218).
"S'égarant dans l'écriture", Améry est pourtant véritablement
devenu écrivain en se laissant "porter par les mots et
les images", en acceptant d'être en contradiction avec
ses habituelles exigences d'objectivation et de maîtrise (notamment
celle "de tracer une frontière très nette entre les parties-essais
et les parties narratives", p.219). Devant un résultat
qui le déconcerte lui-même, Améry se voit finalement contraint
de relativiser sa "confiance dans la langue et dans ce
sacro-saint sens de la phrase auquel on ne peut jamais renoncer" (p.
220).
Dans ce réseau de contradictions sans fin, que devient dès
lors le témoin devenu écrivain, c'est-à-dire l'écrivain capable
de rester "fidèle" à l'expérience du témoin et d'adresser
son témoignage au monde ? Pour le "moi" qui sonde
la véritable nature existentielle de son écriture, il ne semble
être qu'un épiphénomène. Ainsi, écrit Améry :
Je me suis parlé à moi-même et en même temps je me tournais
vers les autres. Mais au départ c'est le soliloque qui m'importait.
Maintenant il s'est perdu au loin et seul son écho m'atteindra
encore. (...) Mais au fond, cela ne me concerne pas. Le gouffre
qui s'ouvre entre le sens subjectif d'un ouvrage (...) et la
réalité objective qui est un phénomène social, ne sera jamais
comblé (...). Tout ce qui me reste, ce sont les idées, les
images que j'ai tenté de transposer en paroles, avec bonheur
ou malheur, je ne sais pas trop, on verra bien. (...) Je peux
continuer à me raconter l'histoire : elle aura un ton bien
différent du texte étranger qui est là dehors... dans le monde.
84
Ce Moi abandonné à sa solitude,
à la fois par son oeuvre, trahi par son écriture objectivante
ou au contraire trop égaré par les mots et les images, étrangéisé
à lui-même, dit être non concerné par le jugement que ce
monde, dehors, lui renverra. Pourtant ce monde en lui renvoyant
une fin de non-recevoir, ne peut que rendre plus insurmontable
encore la survie. Pour Améry, ce refus de la société, qui
cache en fait un refus de la culture d'intégrer son témoignage,
se solde donc par une "démolition".
Sa réponse devient un "dire-non" au monde après Auschwitz,
et semble en fait cacher aussi un "dire-non" à la
littérature elle-même, à la possibilité de bonheur qu'elle
représente. C'est un "dire-non" à la valeur propre
de la littérature et de la poésie, et de la voie de sortie
possible qu'elles ouvrent pour le sujet poétique qui peut,
en s'y indéterminant, oubliant le poids de l'existence surdéterminée
du Moi.
Kertész semble au contraire être parvenu à cette indétermination,
la liberté que représente pour lui la littérature. A de nombreux
égards, son dernier roman, Liquidation, semble être la continuation,
peut-être l'achèvement de son dialogue intime avec le survivant
en lui, et achève le cycle de "l'absence de destin" par
une autoliquidation libératrice.
Le troisième roman (ou récit) de Kertész, Kaddish pour l'enfant
qui ne naîtra pas, montre la manière propre à l'écrivain hongrois
d'approcher au plus près de la vérité intime et existentielle
de son écriture. C'est le roman de la désespérance totale de
B., l'écrivain rescapé d'Auschwitz qui ne peut plus voir dans
son écriture qu'une manière de l'éloigner de son moi, accomplissement
de cette douloureuse scission entre Moi et l'écrivain. Le narrateur
du Kaddish, c'est un "je" comme champ de bataille,
lieu d'un combat sans merci entre un Moi vidé de substance,
qui inexiste, et un écrivain dont l'écriture ne peut le sauver
puisqu'elle n'est que la continuation de sa propre liquidation.
L'écriture devient Kaddish (prière pour les morts), et ne permet
plus de se communiquer à soi-même, ni aux autres, et ne s'adresse
donc à personne en l'absence de toute descendance et de toute
transcendance. La plongée de plus en plus profonde dans le
subjectif, accomplie avec Kaddish, implique de courir le risque
d'approcher au plus près cet objet insaisissable qu'est le
Moi, et de se rendre compte de son inaptitude irrémédiable
à la vie. Après avoir objectivé son expérience dans Etre sans
destin, Kertész a ainsi subjectivé Auschwitz dans un texte
qui rappelle à bien des égards le soliloque torturé de Lefeu.
Le "dire-non" de Lefeu y trouve d'ailleurs un écho
direct, le texte entier du Kaddish étant ponctué de "Non!" à
la vie, à la survie, à la culture, au monde et à l'enfantement "après
Auschwitz".
Dans Liquidation, roman qui clôt la quadrilogie de l'absence
de destin, nous retrouvons le même narrateur, B., qui se suicide
physiquement, mais aussi spirituellement, en laissant à sa
femme une lettre lui demandant de détruire le Kaddish. Et ceci
alors qu'approchait pourtant sa délivrance de la dictature
communiste, et la possibilité de vivre en "démocratie".
En demandant à sa femme de "liquider" son roman,
B. liquide ensemble le Moi, le survivant et "l'écrivain",
et refuse de transmettre le sens radicalement négatif de son
expérience. Cette autoliquidation est en fait une folle tentative
de "révoquer" Auschwitz, qui rappelle fortement la "négation
de la négation" du ressentiment amérien, et encore une
fois le "dire-non" de Lefeu.
En racontant en fiction le suicide du survivant, et écrivant
parallèlement la Chronique autobiographique de sa "métamorphose" en
écrivain 85, Kertész me semble être celui qui, en "mimant" de
manière finalement ludique 86 un suicide sur le papier, un
suicide littéraire, est parvenu à "dire oui" à la
littérature, et laisser le survivant devenu écrivain mettre
en suspens sa quête éthique du sens pour dire oui au jeu littéraire.
Si Kertész reste, tout comme Améry, non espérant en l’humanité,
la situation de l’homme étant “désespérée”, il garde une foi
en l’écriture même, qui aboutit chez lui à un repli dans le
bonheur de l'écriture. Ainsi, Kertész semble directement répondre
à la méfiance de Jean Améry à l'égard du plaisir des mots et
de l'écriture lorsqu'il affirme, dans Chronique d'une métamorphose
:
Je ne veux plus convaincre personne de rien. Je veux seulement
écrire tant que je pourrai le faire, parce que j'aime cela,
j'aime la langue, j'aime quand une comparaison surgit dans
mon esprit, etc. Tout le monde me pose des questions sur Auschwitz
: alors que je devrais leur parler des plaisirs infâmes de
l'écriture - comparé à cela, Auschwitz est une transcendance
étrangère et inabordable.
(texte sans son appareil de notes. Pour consulter
l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)