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Avis de démolition / Inventaire avant liquidation
Jean Améry en dialogue avec Imre Kertész

Par Aurélia Kalisky, publié dans Jürgen Doll (dir.), Jean Améry (1912-1978). De l'expérience des camps à l'écriture engagée, coll. « Les Mondes germaniques », L'Harmattan, 2006.

En préparant cette intervention, je me suis replongée dans un texte que l'écrivain hongrois Imre Kertész a prononcé en 1992 lors d'un colloque consacré à Jean Améry. Ce texte a très vite occupé une place importante dans ma réflexion, au point de devenir une sorte de référence, tant sont grandes sa justesse et sa profondeur. Il n'est pas un commentaire, ou pas seulement, c'est davantage un dialogue. Le relisant, et songeant à certains aspects de chacune des deux oeuvres, il m'est apparu combien cela aurait du sens de tenter de prolonger cet échange entre les deux écrivains. Confronter leurs pensées fait naître des questions, des contradictions, voire des oppositions, qui ne peuvent pas se résoudre, qui sont aporétiques. Mais ce sont ces apories mêmes, qui en donnant à réfléchir et à méditer, permettent de penser plus loin. J'ai voulu essayer d'imaginer un dialogue entre Kertész et Améry, les "mettre aux prises", débattant de deux questions à la fois distinctes et intimement liées : celle de la violence politique, de son "essence", si tant est qu'une telle chose existe ; celle de sa "communicabilité esthétique" ensuite, c'est-à-dire celle de la nature même d'une littérature essayant d'intégrer le témoignage de la catastrophe (totalitaire, concentrationnaire, génocidaire) . Le lien entre ces deux questions figurerait peut-être ce point aveugle que serait l'éthique de la littérature pour deux écrivains-témoins revenus des camps d'extermination.


Tous les deux rescapés de la Shoah, Imre Kertész et Jean Améry sont devenus écrivains 4 et n'ont cessé de revenir sur leur expérience et d'en porter témoignage. Or il existe indéniablement une profonde divergence entre leurs tentatives de penser la violence génocidaire au sein de la violence politique. Si Kertész, qui a vécu la majeure partie de sa vie sous le régime communiste, emploie volontiers la catégorie de totalitarisme, Jean Améry a voulu voir dans l'idéologie national-socialiste une "essence" différente. Il me semble qu'un des noyaux de cette opposition réside dans leurs conceptions différentes du "mal" radical réalisé à Auschwitz, et cette différence d'interprétation révèle une opposition dans la tentative de penser la violence au plan éthique. Quand Améry répond tant aux acrobaties dialectiques des penseurs de l'Ecole de Francfort qu'à la pensée arendtienne du totalitarisme par son impossible, son intenable éthique du ressentiment, Kertész tente de son côté, par une périlleuse intériorisation de l'amorphisme moral humain, de saisir Auschwitz "en flagrant délit dans son quotidien"5 . Leur dialogue se solde donc ici par une opposition, mais l'opposition jamais tranchée, toujours mouvante et contradictoire, de deux désespérances 6 totales. En faisant dialoguer leurs oeuvres aujourd'hui, il s'agit pour nous de tenter de recueillir leur vérité intime, de voir comment derrière la radicalité de ces attitudes désespérées se cache en fait l'espoir d'une adresse, d'une transmission, d'un passage du témoignage 7 qui devienne une valeur, et la valeur elle-même "une force spirituelle créatrice de loi" 8 au sens moral, éthique et politique. Se pose alors la question de la valeur et du rôle qu'ils accordent, l'un et l'autre, à la littérature lorsqu'elle tente de donner voix au témoignage, ou au contraire lorsqu'elle ne signifie que plaisir de l'écriture.


Essayer d'imaginer un dialogue entre Jean Améry et Imre Kertész, c'est confronter deux pensées tout aussi puissantes et légitimes. C'est osciller, en tant que lecteur, entre deux pôles, celui d'une invivable éthique du ressentiment d'une part, et celui d'une vertigineuse intériorisation de la possibilité de devenir bourreau de l'autre. Sur un autre versant, c'est se confronter d'un côté à une forme littéraire réflexive à l'infini, s'autoconsumant (ou plutôt s'autodémolissant avec lucidité, pour reprendre le titre du "roman-essai" d'Améry, Lefeu ou la Démolition) dans l'impossibilité de véritablement intégrer le témoignage en tant qu'"innocence" du récit en elle. De l'autre, c'est se faire complice, avec un sourire cynique cette fois, d'un écrivain devenu démiurge finissant par liquider ensemble la littérature et le témoignage. Démolition et/ou liquidation : telles sont les réponses, ou plutôt les "solutions", désespérées mais souveraines, que s'échangent Imre Kertész et Jean Améry.

 

 

De la banalité du bourreau et de l'unicité morale de la victime


La vie de l'esprit dans une civilisation, sa culture en tant que "conscience privilégiée", est définie par Kertész dans son texte sur Améry comme "droit à l'objectivation" 9. La question est de savoir si la culture est disposée à reconnaître un type de savoir qui serait subjectif, la pensée occidentale, en particulier philosophique, n'ayant jusqu'ici accordé aucune considération à l'expérience. Elle semble avoir refusé le savoir singulier que l'expérience suppose, en se réfugiant dans l'abstraction extrême, dans une "rage presque maladive de la pensée" 10. C'est dans cette négation de l'expérience de l'individu et cette toute puissance de l'objectivation, que réside pour Imre Kertész une des origines de la destructivité extrême des idéologies en acte. Paroxysme du fourvoiement de la raison, la théologie hégélienne de l'histoire fait rétrospectivement ricaner celui qui sait où aboutit le grand mythe de la raison né au XVIIIe siècle. L'idéalisme n'est pas réfuté, mais réinterprété avec ironie. La raison humaine, lorsqu'elle se manifeste comme "esprit objectif", finit par produire ce qui, à la lumière de la Catastrophe, en est la quintessence : "la domination totale sous la forme d'Auschwitz"11 :

L'histoire du monde, écrit Kertész, est l'image et le fait de l'esprit (...), par conséquent n'oublions pas que : Celui qui regarde le monde rationnellement est regardé rationnellement par le monde : les deux se définissent mutuellement –disait encore H., pas H. le dictateur et chancelier, mais H. le grandiose visionnaire, le philosophe et fou qui sert des mets raffinés à tous les dictateurs, (...) et qui, je le crains, a parfaitement raison, seulement nous devons étudier en profondeur le point de détail de savoir de quelle sorte est la raison dont l'histoire du monde est l'image et l'acte, et par suite, sur la rationalité de qui le monde porte-t-il son regard rationnel (...)12.

 

Cette approche ironique et cyniquement désespérée de l'idéalisme entre inévitablement en résonance avec le magistral essai de Jean Améry sur les "frontières de l'esprit". Améry y raconte comment à Auschwitz l'intellectuel comprenait rapidement qu'il n'avait rien à opposer au pouvoir SS, puisque rien de ce qui l'avait nourri et façonné en termes de productions de l'esprit ne résistait à la réalité toute-puissante du camp. Il montre alors comment, par une inversion monstrueuse, l'esprit en vient à se retourner contre lui-même, et l'intellectuel à considérer cette réalité "qui ne pouvait être contournée" comme "raisonnable" :

En ce sens tout le monde (à Auschwitz) devenait hégélien, quelle qu'ait été sa position intellectuelle avant d'entrer au camp : l'Etat SS apparaissait dans l'éclat métallique de sa totalité comme un Etat dans lequel l'Idée se réalisait.13

 

Ainsi il n'est pas étonnant que tant Améry qu'Imre Kertész nourrissent quelque défiance à l'égard de la philosophie, tout systématisme philosophique supposant une vue surplombante sur l'expérience subjective et impliquant une possible remise en question par le concept de la sphère subjective. La critique de l'abstraction philosophique est nécessairement induite par l'événement génocidaire : ouvrant une ère de radicale négativité, ce dernier force celui qui prétend le penser à conférer une autorité inédite au témoignage en tant que retombée, dans le champ du langage, et donc du partage possible, de l'expérience subjective. Ainsi pour celui qui a vécu et traversé l'expérience des camps et du génocide, la conviction d'une impuissance du concept à rendre compte d'une réalité toute puissante accule sa pensée à hanter les marges, les lisières, les zones limitrophes.

Comme l'affirme Améry dans la postface à Lefeu ou la Démolition : "comme j'ai souvent pu l'observer dans l'histoire des idées, on peut ériger des structures et y faire entrer la réalité, mais il n'en sort jamais que des systèmes conceptuels aussi colossaux que tyranniques (...)". "A peine ai-je conçu une idée, que sa contradiction s'interpose, et loin d'étouffer celle-ci, j'ai plutôt tendance à la chérir jusqu'à la mise à mort de l'idée première"14. En des termes comparables, Kertész dit fuir toute pensée systématique, et préférer celle de l'accidentel, du doute, de la contradiction.


Ayant expérimenté les "frontières" de l'esprit sous les coups du bourreau puis au camp d'extermination, Améry ne peut que nourrir une défiance extrême à l'égard du concept, qui doit pour lui être préalablement passé au crible de la "spéculation phénoménologique" définie dans Par-delà le crime et le châtiment et dans Lefeu. Car celui qui prétend tirer les conséquences existentielles et philosophiques de l'expérience doit prendre toute la culture occidentale à rebours, en recueillant son potentiel critique, et en le retournant contre elle à partir de l'expérience. Chez Jean Améry, la tentative de penser cette dernière en la passant au crible d'une vertigineuse réflexivité critique a engendré une attitude inédite qui consiste à assumer la contradiction. Mais sans pour autant que la pensée ne devienne dialectique : il s'agit au contraire d'explorer l'impasse, de penser jusqu'au bout l'aporie. Or une des impasses les plus flagrantes dans sa pensée, assumée, revendiquée et maintenue en tant que telle, c'est celle qui ressort de la tentative de cerner la nature de la violence génocidaire tant au niveau idéologique (et donc à la fois conceptuel et collectif) qu'au niveau individuel du passage à l'acte (où il s'agirait de comprendre comment et pourquoi un être humain tue et torture son prochain). Imre Kertész s'est penché sur ces mêmes questions pour aboutir à des conclusions radicalement différentes, parfois même opposées, et l'on peut dire, du moins à première vue, que c'est là un point sur lequel leurs pensées divergent profondément. Voyons s'il n'est pas possible de dépasser cette aporie en essayant de comprendre plus précisément ce qui sépare leurs pensées de l'événement génocidaire, leur conception du nazisme et du totalitarisme, et leur façon de poser la distinction entre victime et bourreau.


La critique de la pensée dialectique que l'on trouve chez Améry porte principalement sur le nivellement, opéré dans et par la pensée dialectique, entre victime et bourreau. Gerhard Scheit voit très justement dans l'opposition qu'établit Améry entre l'Aufklärung et la dialectique adornienne (opposition qui confine parfois au manichéisme), l'impossibilité, revendiquée par le torturé, de voir dans le bourreau une réalisation d'un de ses propres possibles humains15. Et en effet, "L'être torturé, écrit Kertész à propos d'Améry, qui a admis et porte le poids de son destin et de ses conséquences sur sa propre personne, n'est pas disposé à pactiser avec un principe général"16 : la victime veut qu'on lui reconnaisse au moins son statut de victime. Imre Kertész, lui, tente précisément de voir le possible bourreau qu'il abrite en son sein, dans ce qui apparaît comme une sorte de pluralité interne de "destins" possibles. S'il affirme que les considérations d'Améry sont "inévitables" de la part d'un torturé, et qu'il serait oiseux de les remettre en question, il souligne la nécessité de penser jusqu'au bout la situation et le parcours qui les ont engendrées. Sa propre situation, il l'a maintes fois souligné, diffère de celle d'Améry de façon significative. Non seulement il ne fut pas dans la situation de l'intellectuel de culture allemande à Auschwitz, mais pour lui, l'expérience du camp s'est en quelque sorte trouvée "prolongée" par celle de la dictature communiste.


Cette expérience de la dictature, qu'il n'a jamais prétendu mettre sur le même plan que la destruction génocidaire, l'a cependant amené à penser une continuité, à travers une réflexion sur la violence d'Etat, entre nazisme et communisme. Or cette continuité est pour lui précisément pensable à travers la catégorie de "totalitarisme". Le génocide est "l'événement éthique le plus important" depuis la Crucifixion, selon sa propre expression 17, mais il est à penser dans un contexte global où la raison elle-même a engendré un effondrement total de l'éthique : elle a montré comment l'on pouvait "retourner la nature humaine contre la vie humaine" 18 . Toute éthique fondée sur une quelconque conception humaniste (religieuse ou morale) du monde est désormais marquée par la péremption d'un monde englouti, et Kertész mesure ces mutations d’ordre philosophique à l’aune de la Vernunft kantienne : "L’horizon de l’homme fonctionnel n’est pas 'le ciel étoilé au-dessus de lui', non plus 'la loi morale en lui', mais les limites de son propre univers organisé : une pseudo-réalité" 19. On voit bien ici comment cette pensée du totalitarisme à la fois en tant que résultat d'un retournement et produit d'un système se trouve intimement liée à la dialectique de la raison telle qu'elle a été pensée, déjà pendant la guerre, par Adorno et Horkheimer.


Au-delà, ou plutôt en-deça de la frontière entre victimes et bourreaux, c'est dès lors la question de la survie dans des conditions totalitaires qui devient centrale pour Kertész, puisque c’est la volonté de conserver la vie qui fait de l’homme un être aliéné contribuant lui-même à la perpétuation du système. L'homme "fonctionnel" "ne vit pas sa propre réalité, seulement sa fonction propre, sans vivre l’expérience existentielle de sa vie, c’est-à-dire sans vivre un destin qui serait singulier et qui pourrait signifier pour lui un objet de travail sur lui-même." 20 On peut voir ici comment se dégage un "mouvement dialectique", mais radicalement négatif puisqu'il n'est suivi d'aucune Aufhebung à l'échelle de l'humanité. Il naît d'une détermination réciproque entre la globalité, le système, son aliénation de l'individu d'un côté ; et la sphère des "vies particulières" de l'autre, à la fois déterminant le système lui-même et surdéterminée par lui. Ainsi, privé de la dimension tragique de son destin qui caractérisait sa situation spirituelle et morale avant l'apparition des régimes totalitaires, le fragile individu, après avoir été pressé en "une masse, enfermé ensuite entre les murs d'un ordre étatique fermé", a été dégradé "en un rouage inanimé de (l)a machinerie" totalitaire 21.


Or c'est seulement dans la vie particulière, l'expérience subjective, que l'homme peut, selon Kertész, se ressaisir de son destin. C'est par conséquent dans une éthique devenue affaire privée, dans la "vie particulière" et "outrancièrement individuelle" 22, selon ses expressions, qu'une survie morale est pensable. Mais en dehors de cette sphère, l'on n'échappe pas à la détermination réciproque. Si bien que chez l'écrivain hongrois, la ligne de démarcation entre la victime et le bourreau en vient à se brouiller de façon troublante : ils ne sont que des "positions", des "fonctions", des "déterminations" possibles. Il y a comme une sorte d'intériorisation par Kertész de l'effondrement éthique : se penser soi-même comme possible bourreau devient dès lors la seule "morale" possible pour l'homme aliéné voulant ressaisir son destin.


Partiellement explicable par sa situation d'intellectuel juif de culture allemande, la pensée de Jean Améry maintient, à l'opposé de celle de Kertész, une démarcation très nette entre victimes juives et bourreaux allemands. En essayant de penser la violence génocidaire à travers sa propre expérience de la torture et du camp, il est sans cesse renvoyé à son bourreau allemand particulier. Ce qui l'amène à radicaliser de plus en plus sa pensée d'une "singularité allemande" à travers ses réflexions sur l'antisémitisme nazi. Même si les autres atrocités relevant de la criminalité d'Etat ayant été commis depuis la Shoah sont qualifiées d'autant de "victoires posthumes d'Hitler", qu'il s'agisse de la guerre au Vietnam ou du système concentrationnaire soviétique, le génocide des Juifs reste pour lui un crime absolument singulier.


Cette singularité enlève sa compétence au concept d'histoire et à toute tentative d'historicisation : ni les explications causales, ni les spéculations "raffinées" sur la dialectique des Lumières n'ont plus aucune validité. Améry invalide ainsi à la fois le travail de l'Ecole de Francfort et l'historiographie. C'est ce qui nous permet de comprendre la singularité de sa pensée du "ressentiment" qui entreprend de "justifier" un "état d'âme condamné par les moralistes et les psychologues" 23. Le témoin de l'inhumain, dit Améry, "réclame en effet ce qui est doublement impossible, le retour en arrière dans un temps écoulé et l'annulation de ce qui a eu lieu" 24, soit, pour le dire autrement, une "moralisation de l'histoire" 25. Le sujet, à la fois seul détenteur et "prisonnier" de la vérité morale du conflit entre victime et bourreau, exerce la "puissance morale de résistance" en rappelant le bourreau à son crime. La victime exige ainsi de ce dernier son autonégation : "j'exige qu'ils (les Allemands) se nient eux-mêmes, écrit-il, et qu'ils me rejoignent dans cette négation" 26.


Améry récuse donc toute approche "objective" du crime - "le méfait en tant que méfait, écrit-il, n'a aucun caractère objectif" 27, et "parle en tant que victime"28 analysant ses ressentiments. On peut donc dire qu'il tente de fonder et de justifier l'autorité de son discours subjectif de victime face à toutes les tentatives d'objectivation, qu'elles soient juridique, historiographique, sociologique, psychologique ou philosophique. Mais il s'oppose avec tout autant de véhémence à l'intériorisation de ce crime dans la sphère subjective telle que nous pouvons la voir à l'oeuvre chez Kertész. Car il s'agit d'élargir le propos pour atteindre une "description de l'état mental de la victime", une "analyse des ressentiments fondée sur l'introspection" 29 qui doit ensuite être présentée et adressée aux anciens bourreaux. Refuser de régler le conflit moral en soi, c'est paradoxalement refuser - contrairement à ce que fait Kertész - de le ramener à la sphère de l'individuel et en faire au contraire une affaire politique et collective, portée sur la place publique. A maints égards, cette position semble mener à une impasse. Parler subjectivement en tant que victime en s'adressant aux anciens bourreaux ne suffit pas à "apaiser le ressentiment subjectif et le rendre objectivement superflu" : pour cela, il faudrait que l'impossible se réalise, soit la "négation de la négation" 30, et à l'échelle d'un peuple entier. Cette exigence de nature éthique et politique, semble aller bien au-delà de la judiciarisation du passé, et ne peut que laisser le rescapé "prisonnier de (s)on propre ressentiment".


Ce refus de régler le conflit en soi, en l'exposant au contraire au collectif, tire son origine dans la conviction de Jean Améry selon laquelle il existe à la fois une "faute collective" et une singularité allemandes. C'est d'ailleurs ici que s'enracine le plus profondément le refus des thèses de l'Ecole de Francfort et de la conception arendtienne de la banalité du mal. Toute la contradiction assumée de la pensée d'Améry se concentre déjà dans le texte où il relate l'expérience "inaugurale" de la torture, essai où devient lisible l'incapacité dans laquelle se trouve le torturé de voir dans son bourreau le "mal banal" ou le "bourreau-victime" tel que le définit Wolfgang von Einsiedel 31. L'expérience subjective de la torture et des persécutions interdit de subsumer le nazisme sous la catégorie du totalitaire, il existe non seulement une faute collective allemande, "(...) hypothèse que l'on peut utiliser si l'on entend par là uniquement la somme devenue objectivement manifeste des comportements individuels" 32, mais aussi une "essence" du nazisme qu'il faut penser à travers les notions de torture et de sadisme. Il s'agit en effet d'"approcher le mal dans une optique autre que banale", et ce à travers la catégorie de sadisme, non prise au sens étroit de pathologie sexuelle, mais au sens où l'entendait Bataille commentateur de Sade. Ainsi, "(...) le national-socialisme tout entier n'était pas tant marqué du sceau d'un 'totalitarisme' difficile à définir que de celui du sadisme" entendu comme "psychologie existentielle" et défini par une "négation radicale de l'autre, comme refus d'en reconnaître à la fois le principe social et le principe de réalité" 33.


Cette singularité fonde la différence de nature entre idéologie totalitaire et idéologie génocidaire, et en cela il faut rappeler combien, essayant de penser cette différence, Améry fut un précurseur en son temps. Devançant les réflexions qui naîtront bien plus tard de la querelle des historiens en 1986, il voit déjà dans le parallèle établi entre stalinisme et nazisme le danger d'une mise en équivalence à partir de la notion de totalitarisme. N'avait-il pas raison de voir dans cette équivalence une dangereuse relativisation 34? Il tente donc de cerner la singularité du national-socialisme, qui, contrairement au communisme, n'était "fort d'aucune idée", "mais qui disposait de tout un arsenal d'idées confuses et mauvaises" et fut "jusqu'ici l'unique système politique du siècle à avoir non seulement pratiqué la domination de l'anti-homme, (...), mais aussi à l'avoir expressément érigée en principe" 35. Bien davantage que la centralité des notions de torture et de sadisme, que Kertész conteste à juste titre, cette idée de l'"anti-humain" pourrait bien être une voie essentielle dans l'analyse de l'idéologie génocidaire. Nous y reviendrons.


Pour l'heure, revenons à l'interlocuteur imaginé d'Améry : selon Kertész la torture caractérise tout autant la dictature communiste que le régime nazi, et au-delà de ces deux exemples, elle est le propre de tout Etat qui tend à la domination totale. Du même coup, la pensée de l'éthique et du politique de l'écrivain hongrois diffère profondément sur ce point précis. Quand Améry dénonce l'"équilibrisme dialectique" énonçant cette inacceptable banalité selon laquelle "les diables sont aussi de pauvres diables" 36, on songe immédiatement à lui opposer cette phrase d'Imre Kertész, qui écrit dans Le Refus que le crime perpétré dans un camp, le mal qui s'y réalise, n'est plus "un défi permanent et déterminé à toute morale", comme pouvaient encore le penser Nietzsche et Dostoïevski. Il représente l'ordre moral, il est devenu institution, s'incarnant dans les plus hautes valeurs de la vertu, comme le travail. Et "(...) c'est peut-être là, poursuit Kertész, que se cache le diable : non dans le fait que l'homme tue, mais dans celui que les vertus indispensables au crime deviennent pour lui l'ordre du monde" 37. Il devient vain, dès lors, d'essayer de comprendre cette éthique du meurtre particulière qui ne peut être saisie que dans la banalité inexplicable de la "vie particulière" prise dans un système organisé : "Camus fait dériver le droit au meurtre de Sade, du romantisme, d'Ivan Karamasov, etc. Tandis que le policier à moitié fou qui t'applique la gégène sur la langue, le petit chef, le dictateur, le Secrétaire général ou le grand Mufti qui exerce un pouvoir illimité, n'ont de leur vie jamais entendu parler des Karamasov, de Dieu, de Kant, encore moins de la crise de la morale. Ils accomplissent uniquement leur tâche" 38. Améry retournait Nietzsche pour défendre la "vérité morale" 39 de son ressentiment en exigeant du réel même qu'il soit moral 40. Il désirait donc une "inversion morale du temps", tout en connaissant son impossibilité, qui ne pouvait que le condamner à la désespérance. Kertész de son côté retourne la morale et la raison elles-mêmes. Mais ce n'est pas pour retomber dans le nihilisme, bien au contraire... Le nihilisme reste pure rêverie conceptuelle :

Oui, oui : nos pensées sont toujours prisonnières des douces rêveries innocentes des intellectuels, des visions simplistes qui, à une époque plus équilibrée, ont attribué une grandeur audacieuse à la perversité, mais ne se soucient jamais assez des détails. Il y a là une disproportion insurmontable : d'une part, les adresses enivrées à l'aurore, la transvaluation de toutes les valeurs et la sublime immoralité, d'autre part, un convoi avec son chargement humain qu'il faut faire disparaître au plus tôt (...) Que vient faire là l'effort désespéré et abstrait de l'esprit? Il est trop solitaire, trop délicat, il souffre trop, il est trop peu commun, il n'est pas grégaire, corporatif – il est trop immoral : pourtant il faut ici de la morale, une morale du travail simple, compréhensible, bien utilisable. 41

 

Kertész semble donc maintenir, au moins dans une certaine mesure, l'approche dialectique de la raison devenue instrumentale, qui voit dans le système, l'organisation, et in fine dans la valeur même du travail autant de notions essentielles pour comprendre le phénomène du totalitarisme. Dans cette perspective, il conçoit le génocide comme paroxysme de la domination totalitaire, qui finit par "retourner la nature humaine" contre elle-même.
On est alors en droit de se demander où se situe pour lui la nature de la violence génocidaire : n'a-t-elle donc aucune "singularité" au sein du système ? Comment penser le fait que la morale du travail qui caractérise la perpétration du crime au camp, s'applique à ce "travail" particulier qu'est l'extermination de l'homme par l'homme? Et l'extermination est-elle encore pensable en termes de "domination" ? Pour Kertész, il existe finalement une continuité terrifiante mais indéniable entre l'exécutant du crime et son idéologue. La chaîne interminable des méfaits, qui mène du voisin devenu bourreau de son prochain au politicien visionnaire, en passant par le bureaucrate ou le gardien de camp sadique, est un long chemin monotone et gris, où le plus important reste le moment même du passage à l'acte de l'individu. L'idéologie nazie, dérivée d'une conception biologisée de la race, ne suffit à "expliquer" la réalité, le quotidien du camp et de l'extermination, car "l'assassin et la victime avaient pertinemment conscience du fait que (l)es ordres idéologiques étaient vides et dépourvus de sens" 42. La seule certitude qui reste, c'est la détermination réciproque, vertigineuse, entre des individus capables de tout, et un système organisant leur potentialité criminelle :

A mon avis, Auschwitz est l'image et l'acte de vies particulières, du point de vue d'une certaine organisation. Que l'ensemble de l'humanité se mette à rêver, et naîtra nécessairement un Moosbrugger, l'assassin sadique et séduisant (...). Oui, l'ensemble des vies particulières, et puis encore la technique de mise en ordre de cet ensemble : c'est toute l'explication, ni plus, ni moins (...).43

 

On peut tenter d'imaginer ce que lui aurait répondu Jean Améry... Il lui aurait peut-être ri au nez en lui lançant non sans provocation que "Celui qui permet à son individualité d'être assimilée par la société et se conçoit uniquement comme une fonction du social, celui que l'on peut donc taxer d'indifférence et d'hébétude affective" est condamné à pardonner à ses tortionnaires. Tortionnaires dans lesquels la victime finirait par reconnaître sa propre image, celle d'un "rouage désindividualisé et interchangeable du mécanisme social" 44. Celui qui accorde trop d'importance au social, et au système qui le détermine, n'est-ce pas ce dialecticien moqué par Améry qui voit dans ses propres tortionnaires de "pauvres diables", des bourreaux de fortune, victimes, eux aussi, de la toute puissance du système? Améry aurait-il vu en Kertész un conciliateur, un pardonneur, comme il en avait fait le reproche à Primo Levi?


Nous pouvons affirmer presque avec certitude que non. Il aurait très certainement été troublé par les objections de Kertész, et n'aurait pu lui répliquer qu'en réaffirmant sa volonté tenace et têtue de se percevoir "comme un être unique sur le plan moral" 45. Kertész accepte l'épouvantable banalité de la chaîne du crime, et semble avoir fait une expérience plus "universelle" du mal. Améry sent peser sur lui "de tout son poids" "toute une pyramide inversée de soldats SS, de collaborateurs SS, de fonctionnaires, de Kapos, de généraux décorés" qui l'"enfonce encore avec sa pointe dans le sol" 46, et de chacun de ces maillons de la chaîne il réclame avec l'acharnement du désespoir sa propre autonégation, au nom de l'unicité et de la responsabilité morale de chaque individu.


Le national-socialisme est un anti-humanisme


Mais revenons plutôt sur cette question de l'idéologie et de la nature de la violence génocidaire. Ne devrait-il pas s'agir d'un terrain où le dialogue entre Kertész et Améry pourrait devenir terrain d'entente, et nous amener à relativiser le caractère apparemment inconciliable de leurs positions? Si le concept de "totalitarisme" permet à Kertész de penser la structure étatique et sociétale, seul ce que l'on a désormais désigné sous le nom "Auschwitz" accède d'après lui au statut de symbole, de "mythe" de l'Occident. Seul "Auschwitz" peut aujourd'hui rendre compte de ce que signifie l'antisémitisme moderne dans sa volonté d'extermination. Auschwitz, devenu symbole de l'extermination de l'homme par l'homme, a fait entrer l'humanité dans une ère nouvelle. Or sur ce point, Améry ne peut que tomber d'accord.


Pourtant, Kertész ne s'arrête pas vraiment sur la spécificité de l'idéologie génocidaire, et il semble fort difficile de distinguer dans sa pensée une différence de nature entre domination totalitaire et destruction génocidaire. A l'opposé, dans l'oeuvre de Jean Améry se dégage avec clarté la pensée d'une spécificité, d'une irréductible singularité de l'idéologie nazie, dans laquelle l'antisémitisme apparaît comme centrale. En commentant l'oeuvre d'Améry, Kertész lui reproche pourtant de ne pas avoir saisi la nouveauté de l'antisémitisme "exterminationniste", et il a sûrement raison de contester la thèse amérienne selon laquelle l'essence du national-socialisme résiderait dans la torture et la philosophie sadienne 47. Mais il nous semble que se soit Améry, au contraire, qui ait approché de manière beaucoup plus profonde et pertinente la nature, et donc la singularité, de la violence génocidaire48.


Il y a ce texte, en particulier, où Améry réfute les thèses de Hannah Arendt sur la notion de "collaboration" appliquée aux Judenräte des ghettos. Il y précise de façon lumineuse à la fois sa critique de la catégorie politique de "totalitarisme" et celle de la thèse de la banalité du mal. Cet essai – car il s'agit vraiment d'un essai en soi - constitue la préface d'un livre sur la vie au ghetto publié en 1969, et est intitulé "Im Warteraum des Todes" 49, "Dans l'antichambre de la mort". L'écrivain y distingue l'espace du ghetto comme lieu même de réalisation du processus génocidaire dans le temps. Il réfléchit à cet espace et ce temps particuliers, dans lesquels il faut selon lui lire un espace-temps de la survie, donc un espace-temps social, mais une sociabilité construite en attente de la mort. Or on ne peut en aucun cas assimiler à un simple "pouvoir totalitaire" le pouvoir qui impose ce temps de l'attente et qui crée un espace social comme "monde de la mort", ainsi que l'appelle Améry. La réalité du ghetto, société "pour la mort", sort du concept de totalitarisme, car ce qu'y subissent les habitants du ghetto va en fait bien au-delà de la domination. Le temps et l'espace du ghetto condamnent les humains à la déshumanisation totale (donc à une mort morale et spirituelle) dans l'attente de leur propre mort biologique, et ce alors que leur est enlevée toute possibilité de résistance. Ce qui entraîne le fait, nous dit Améry, que la réalité du ghetto invalide toute catégorie éthique et politique. Au premier chef, ajouterions-nous, elle invalide la catégorie de domination.


Ici, Améry anticipe non seulement sur des réflexions contemporaines au sujet du "biopolitique" telles qu'on peut les lire sous la plume de Giorgio Agamben 50, mais il permet aussi de penser - ou d'approcher du moins - quelque chose d'essentiel. Approcher la nature profonde de ce type singulier de violence est d'ailleurs son propos explicite : il veut non seulement rendre compte de "comment" était la vie du ghetto ("wie es war"), mais aussi de ce qu'était la vie du ghetto ("was es war") 51. La violence génocidaire marque une disjonction radicale d'avec la domination totale, une différence d'essence. Car elle suppose le passage d'une logique de domination à une logique de l'extermination, ce qui suppose aussi une disparition du sens politique de la violence étatique. Le génocide est la volonté de détruire l'Autre dans un groupe singulier, arbitrairement défini, et signe en réalité la disparition de toute domination et de toute politique par l'extermination de l'autre en tant qu'humanité. C'est ce que Philippe Bouchereau a tenté de mettre en évidence en élaborant le concept de désappartenance 52 : les juifs du ghetto, réduit à devenir les "Untermenschen" qu'on voulait faire d'eux, font l'expérience de leur propre désappartenance à l'humanité. Cette notion de désappartenance nous autorise peut-être à relire autrement l'idée d'Améry selon laquelle l'essence du national-socialisme résiderait dans la systématicité de la torture et du sadisme comme principe : l'expérience de la torture et des persécutions antisémites signifie l'impossibilité d'avoir désormais "confiance dans le monde" 53, elle engendre par conséquent un état de solitude absolue, un "état d'abandon" 54 total, qui interdit à celui qui les subit d'être le prochain des autres hommes, du reste de l'humanité. D'où cette idée, essentielle, qui se cache en fait derrière l'idée de la torture comme principe du nazisme : celle de "l'anti-humain". Le national-socialisme est pour Améry "l'unique système politique du siècle à avoir non seulement pratiqué la domination de l'anti-homme, (...), mais aussi à l'avoir expressément érigée en principe" 55.


Et c'est précisément ce qui est spécifique au génocide : sa violence en arrive à fragmenter le groupe social et familial au point d'en délier les liens les plus intimes, les plus humains, comme celui qui unit un parent à son propre enfant. Par conséquent, le monde du ghetto, dit Améry, n'est pas par-delà le bien et le mal mais en-deça. Il s'agit donc de clairement définir et maintenir une ligne de démarcation, une séparation radicale entre victimes et bourreaux, et de suspendre tout jugement moral en ce qui concerne le comportement des victimes. Car pour reprendre les termes de Philippe Bouchereau, si la victime devient inhumaine, elle reste néanmoins humaine dans son inhumanité même. La logique génocidaire, qui est le principe de la volonté de déshumaniser les victimes et guide les actes des bourreaux, est en revanche définie comme anti-humaine et non plus humaine 56. C'est ce qui fait d'ailleurs du ghetto non seulement un monde de la mort ("Welt des Todes"), mais aussi un "anti-monde" ("Gegen-Welt") 57. C'est-à-dire qu'il y a là, dans l'idéologie anti-humaine, une sortie de l'éthique qui nous amène non plus "en-deça" (qui figurerait la sphère "inhumaine" des victimes déshumanisées) mais bien "par-delà" le crime et le châtiment. Si Jean Améry, comme le souligne Kertész, a présenté l'antisémitisme nazi à travers des catégories qui relevaient encore de la pensée de l'antisémitisme du XIXe siècle, c'est pourtant lui qui nous semble plus pertinent quand il insiste sur la centralité de l'idéologie génocidaire définie comme "anti-humaine".


Mais l'exemple d'Eichmann invoqué par Kertész dans son texte sur Jean Améry permet peut-être de trouver un lieu de croisement entre des visions apparemment opposés : Eichmann a déclaré à son procès ne pas être antisémite, et pour Kertész, il faut prendre cette déclaration au sérieux 58 : Eichmann n'est pas un antisémite. Il est juste dans une logique anti-humaine, qui l'amène à organiser un système au sein duquel les êtres humains sont si totalement privés de leurs droits, que le fait de commettre à leur égard n'importe quel crime (les torturer, les tuer) devient la norme, et même le devoir. Améry aurait insisté sur l'importance de l'idéologie anti-humaine présidant aux actions du zélé fonctionnaire. Kertész aurait davantage mis l'accent sur la force du système qui, implacablement modelé par cette idée folle et absurde de l'antisémitise exterminationniste, amène l'insignifiant personnage qu'était Eichmann, "homme fonctionnel" par excellence, à accomplir son travail.


En confrontant les pensées de Kertész et Améry, on tombe somme toute dans une impasse devenue classique, mais posée dans des termes plus complexes que dans l'habituel débat opposant "fonctionnalistes" et "intentionnalistes". Il semble plutôt que le dialogue né de la confrontation de leurs idées soulève l'aporie que suscite la tentative de penser l'idéologie génocidaire, et suggère des pistes de réflexion inédites. Ces pistes résident principalement dans les distinctions entre pensée "objectivante" et approche "subjective", entre "objectivité réifiante" (comme l'appelle Améry) et une subjectivité qui assume impasses et contradictions. Philippe Bouchereau a tenté de suivre ces pistes (se proposant en cela de prolonger la pensée de Primo Levi sur le même sujet) en distinguant, à l'intérieur même de l'activité de penser, la possibilité d'expliquer, de connaître les mécanismes qui mènent au génocide (au plan historiographique, sociologique), et notre incapacité, qui doit peut-être être assumée comme refus, de comprendre l'idéologie dont ils procèdent. Nous ne pouvons, et nous devons même refuser de comprendre l'idéologie anti-humaine de l'antisémitisme racial biologisé. Bouchereau, en relisant Primo Levi 59, a repris la phrase devenue fameuse du kapo d'Auschwitz de Si c'est un homme, "ici, il n'y a pas de pourquoi", et le profond commentaire de Levi sur l'étymologie du mot "comprendre", qui signifie non seulement "saisir ensemble" et "lier" (du latin comprehendere), mais aussi "prendre avec soi, en soi", c'est-à-dire que "comprendre" signifie aussi bien "saisir par l'intelligence" qu'"embrasser par la pensée". Il a tenté de faire de la "nihilisation du pourquoi" brutalement suggérée par le kapo, la condition même de sa pensée : c'est "parce que nous refusons de comprendre le génocide que le penser est possible", écrit-il.


Ceci nous permet de mieux "comprendre", justement, ce désir insensé de Jean Améry que le bourreau, confronté à la vérité morale de son méfait, le rejoigne, soit avec lui et redevienne son prochain humain 60. Améry souhaite que le bourreau le sorte, par un début de compréhension, de sa terrible désappartenance à l'humanité. Kertész, en revanche, semble avoir renoncé dès le départ à ce souhait insensé. Si Améry est conscient que son éthique du ressentiment lui "bloque l'accès à la dimension humaine par excellence : l'avenir" 61, Kertész est pourtant loin d'être un conciliateur capable d'"aller de l'avant", il est au contraire celui qui ne peut plus exister, restant à jamais assigné à son rôle de victime, mais une victime du hasard, qui, placé dans d'autres circonstances, aurait tout aussi bien pu devenir un bourreau. Son existence de témoin devenu écrivain, transformée à ce prix en inexistence, s'accomplit au péril d'une négativité radicale, celle de la vie et de l’écriture envisagées comme lents processus d’autoliquidation :

mon travail ne consiste qu’à creuser, à continuer de creuser la tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans l’air

 

répète le narrateur de Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, en intégrant le motif de la métaphore célanienne de la "Fugue de mort". Kertész reste, tout comme Améry, abandonné à son sentiment irrémédiable de désappartenance, et avec le manche de la pelle dans la main. C'est donc à cette impossibilité, en fin de compte, de répondre aussi bien au "pourquoi" qu'à la question de la "détermination" éthique de l'homme, que semblent aboutir les deux écrivains. L'un devient l'otage éthique de son propre "ressentiment" impuissant. L'autre choisit de voir en lui-même un possible bourreau. Et l'un comme l'autre en arrivent à la conclusion d'une impossibilité d'objectiver l'événement. Même si "la pureté des concepts recèle toujours une consolation" 62, pour Kertész "le dépérissement du monde a une origine plus profonde, beaucoup plus profonde que ce que l'histoire pourrait atteindre par la raison ou par la science" 63, et ce dépérissement est la faillite éthique de l'homme lui-même, collectivement autant qu'individuellement.


Mais Jean Améry, s'il en arrive finalement à une conclusion comparable, tente de sauver un "valeur" née de l'événement, celle de la volonté de résistance. Il nous reste donc à préciser la vision de chacun concernant la position de victime dans ce contexte de déshumanisation. Or la spécificité du crime de génocide est celle d'une participation de la victime à son propre processus d'élimination. Cette logique spécifique engendre l'apparition d'une terra incognita éthique, que Levi appela "zone grise", que Bruno Bettelheim décrivit en des termes extrêmement durs en parlant de "mentalité du ghetto" et en soulignant l'importance, dans cette "participation" des Juifs à leur propre destruction, d'une histoire diasporique séculaire de passivité et de résignation 64. A l'inverse, pour Jean Améry, il faut maintenir le refus, devenu impératif moral, de parler de "collaboration" comme le fait Arendt en parlant des Conseils juifs dans Eichmann à Jérusalem. Pour lui, dénoncer l'"absence de dignité" du peuple juif qui se laisse mener à l'abattoir constitue un scandale moral. La subjectivité du rescapé ne peut que se rebeller contre ce qu'Améry dénonce comme "objectivité réifiante" de la pensée. Comme il l'écrit dans la postface de Lefeu, "le Mal n'est mal que pour celui qui l'endure (pas pour celui qui l'exerce, ni pour l'observateur non concerné, pour ces deux-là, le Mal peut en effet être banal)" 65.


La volonté d'Améry d'établir une ligne très nette et tranchante entre victime et bourreau apparaît dès lors dans sa tentative de penser la possibilité de survie éthique de l'humain. Dans son texte sur la vie au ghetto, Améry dégage ce qui reste pour lui une valeur éthique positive, celle de "la puissance morale de la résistance", qui lui apparaît comme un but historique et moral "d'une valeur existentielle inestimable" 66. Le ressentiment est la "puissance morale" qui reste au survivant, au rescapé de la catastrophe. Elle est valeur positive, mais ramenée à la négativité par son impasse même, celle de ne pouvoir remonter à rebours de temps du processus génocidaire. Elle est paradoxalement puissance impuissante. A contrario, la résistance telle qu'elle a existé dans le ghetto, est puissance et valeur positive. Elle est comme le symétrique de ce qui dans le génocide peut faire se retourner la nature humaine contre la vie humaine, car en elle, la nature humaine résistante se retourne non contre elle-même, mais contre l'instinct biologique de survie. Pour Améry, le résistant est donc véritablement le héros qui affirme, comme le personnage du roman Treblinka : "je ne veux pas vivre, je veux me venger". Il est celui qui oppose à la négation anti-humaine de la vie sa propre mort assumée et choisie comme destin. Il est en quelque sorte la négation de la négation souhaitée ensuite par le rescapé : alors qu'on l'assigne à l'inhumanité, il oppose sa "vengeance humaine" ("humane Rache") au pouvoir SS anti-humain ("Wider-Mensch"), et ce pour restaurer non pas sa dignité ("Würde"), mais pour restaurer l'humanité elle-même ("Menschentum") 67. C'est donc bien dans le résistant que le survivant Améry veut se reconnaître, et non dans le bourreau qu'il aurait pu être amené à devenir. En cela, il rejoint Bruno Bettelheim, qui avait lui aussi souligné l'importance du livre de Steiner dans "Pour en finir avec la mentalité du ghetto".

Ce même roman de Jean-François Steiner est d'ailleurs également cité par Améry pour récuser l'"exercice dialectique" ("dialektisches Exerzitium" 68) auquel se livrait Adorno dans la Dialectique négative (1966) : le philosophe y condamnait, au nom du vécu des victimes, toute lecture de l'événement qui tenterait de voir encore un sens à l'histoire après Auschwitz. Améry, évoquant Treblinka de Steiner, veut justement voir ce sens possible dans l'esprit de résistance. Il explicite cette idée dans son article sur le ghetto, interprétant les actes de résistance au ghetto comme les bases d'une "nouvelle philosophie de l'histoire" qui se fonderait sur "l'histoire d'une humanité plus humaine" née "au beau milieu de l'inhumanité du ghetto" 69.


Kertész, de son côté, pense qu'une différenciation éthique reste malgré tout possible, dans l'univers du camp et du ghetto. Mais elle y est décrite comme totalement irrationnelle, car contraire à la logique de la survie. Elle est perçue comme imprévisible, comme trop rare pour véritablement devenir une valeur possible. Imre Kertész ne transforme pas la "résistance" en "ressentiment" en prolongeant le "négation de la négation" follement désirée par Améry. Au contraire, le rescapé en lui intègre son propre effondrement éthique, et fait vaciller en lui les limites entre inhumain et antihumain. Le basculement éthique de l'humain est la banalité même. La résistance active et le bien comme puissance morale maintenue ne sont qu'épiphénomènes inexplicables et imprévisibles.


On peut donc affirmer que l'opposition des points de vue entre Kertész et Améry au sujet des notions de totalitarisme et de banalité du mal touche en fait beaucoup plus profondément leur vision éthique de l'homme, et leur conception d'une survie éthique possible "après Auschwitz". Le pessimisme en matière éthique de Kertész semble plus radical que celui d'Améry. Mais c'est paradoxalement lui qui arrive à puiser dans l'écriture littéraire une possible "puissance" vécue comme une capacité de dégagement de son expérience subjective.


Cette possibilité d'écrire son expérience, et d'en faire de la littérature en tentant de conférer un sens au vécu de la destruction, existait déjà au ghetto, et même au camp. Je me suis demandée pourquoi Améry ne parlait pas précisément de cela dans son texte, alors qu'il s'agissait indéniablement d'une autre forme de résistance active, et de la survie d'une valeur - jusque là inédite sous cette forme - d'"humanité humaine". La faillite de l'esprit pour Améry a été vécue de façon si radicale, qu'il ne semble pas pouvoir reconnaître ces autres formes de résistance actives que furent l'écriture et le maintien d'une vie culturelle, artistique, au sein même de l'inhumanité du ghetto. Peut-être touchons-nous déjà ici à la seconde grande différence entre Imre Kertész et Jean Améry, et qui concerne la pratique même de l'écriture et du statut qu'elle se voit accorder dans la survie.


L'écriture, entre démolition et liquidation


Dans son texte sur Jean Améry, Kertész bute contre son refus de voir le mal banal, rendu possible par l'organisation du système totalitaire, en la personne de son bourreau Praust. Il est conscient de soulever une problématique aporétique : on ne peut attendre de la victime qu'elle intériorise la possibilité de son propre effondrement éthique. En butant contre cette aporie, Kertész revient à sa propre situation qui le distingue de l'intellectuel juif allemand en exil. Il affirme d'abord que nul ne peut mieux comprendre le sentiment de marginalité du rescapé que le survivant de la Shoah dans les pays du socialisme réel. En pays communiste, le témoin était en effet réduit au silence ou aux euphémismes conformistes sur la violence et la destructivité capitalistes. Mais c'est tout le paradoxe : en passant des camps nazis à la dictature, Kertész affirme n'avoir au moins pas eu la tentation de trop espérer. Et c'est peut-être cela même qui, en le contraignant à intérioriser sa pensée de la violence subie, lui permet de trouver une plus grande liberté dans sa pratique littéraire.


La lente évolution d'Améry, relatée dans "Ressentiments", prolongée ensuite dans les années 70 renvoie à un désespoir d'autant plus grand qu'il fut précédé de l'espoir de se faire entendre. Le critique allemand Stephan Braese a récemment publié un remarquable bilan sur l'évolution de la mémoire de la Shoah et du statut des intellectuels et écrivains rescapés au sein du champ littéraire ouest-allemand. Cette évolution équivaut à un refus, un rejet de leur "autre mémoire" 70. Mais ils restaient en même temps attachés à leur langue, à cette culture qui refusait de les intégrer. C'est de ce désespoir radical de l'intellectuel rescapé de culture allemande que Kertész parle lorsqu'il décrit la situation de Jean Améry en ces termes :

Il ne trouva pas de sortie de la culture, il passa de la culture à Auschwitz puis d'Auschwitz de nouveau dans la culture comme il passa d'un camp à un autre, et le monde spirituel et langagier de la culture donnée l'enferma comme les barbelés d'Auschwitz 71.


La pensée des deux auteurs est profondément conditionnée par la surdité à laquelle ils durent faire face, des décennies durant, et le refus permanent de reconnaître à la victime son autorité spécifique, autorité intimement liée à sa subjectivité. La culture comme "conscience privilégiée", définie par un "droit à l'objectivation" 72, n'était pas prête, du vivant d'Améry, à intégrer le savoir subjectif du rescapé. L'expérience de l'inhumanité concentrationnaire et du génocide mettait, et met toujours cette conscience à l'épreuve, en lui soumettant le témoignage de sa propre destruction. Détenteur d'un savoir radicalement négatif sur l'humain, le rescapé ne peut en témoigner qu'à partir de l'expérience singulière et individuelle de cet anéantissement. Mais il tente ensuite, en transmettant ce savoir subjectif de l'inhumain, de confronter ses anciens bourreaux à sa vérité subjective, et de l'inscrire dans le commun de l'humanité intacte. Si la culture se révèle disposée à l'intégrer, il lui faudrait reconnaître un type de savoir subjectif qui, dans le même temps, revendique un droit à l'objectivation ruinant toute objectivation possible de sa subjectivité.


Améry, dans cette perspective, ne cessera de dénoncer la vanité de la pensée "objectivante", lorsqu'il témoigne de sa propre disparition en tant que sujet face à l'écrasante réalité du processus génocidaire. Sa dénonciation se fait d'autant plus acerbe et virulente, que le discours intellectuel autorisé et "légitime" ne semble pas l'entendre. A cet égard, l'échange chiffré avec Adorno semble rétrospectivement d'une violence intolérable à l'égard du rescapé, et l'on pourrait multiplier les exemples de passages où Améry, tentant désespérément de se faire entendre, s'excuse avec cynisme de sa subjectivité "mutilée" (pour reprendre – ironiquement à notre tour - un titre d'Adorno...). "Il n'est peut-être pas très fair-play" écrit-il dans sa critique du "jargon de la dialectique", de jeter ici dans la balance le fait que moi-même je fasse partie de ceux que l'on appelle – de façon non dialectique – les victimes, et qu' à ce titre je me sente donc compétent précisément dans ce débat spécifique opposant visions dialectique et non-dialectique" 73.


Si le monde culturel et intellectuel "spécifique" ne l'entend pas, du moins est-il invité à exprimer publiquement ses ressentiments à la radio. Mais là encore, Améry reste lucide : la transmission du témoignage navigue en eaux troubles, entre surdité généralisée ou une surmédiatisation suspecte,aussi éphémère que superficielle, et restant soumise aux aléas de la mode et du marché :

Je traverse ce pays florissant et je me sens de moins en moins bien. Pourtant je ne peux pas dire qu'on ne m'accueille pas partout avec affabilité et compréhension. Qu'est-ce que des gens comme nous peuvent espérer de plus que de voir les journaux et les stations radio leur offrir la possibilité de dire insolemment et grossièrement leur quatre vérités aux Allemands, et de surcroît d'en retirer les honneurs? Je sais, même les mieux intentionnés doivent finir par en avoir marre, comme ce jeune lecteur "devenu las". Et moi je hante Stuttgart, Cologne ou Munich avec mes ressentiments. Et cette rancoeur que je traîne, pour moi, dans un but curatif personnel, certes, mais aussi pour le profit du peuple allemand : personne ne veut me la prendre excepté les organes qui font l'opinion publique et qui acceptent de me l'acheter. Ce qui m'a déshumanisé est devenu une marchandise, que je mets en vente. 74


Les situations des deux écrivains, qu'il s'agisse de la dictature communiste ou de la déceptive social-démocratie, semblent rendre la vie après Auschwitz aussi invivable que désespérée : comment survivre, dès lors, à sa survie ? Kertész et Améry ont tous deux une pratique de l'écriture intimement liée à cette question. Mais se joue là aussi une importante contradiction entre eux dans le rôle qu'ils accordent respectivement à l'écriture. Car l'écriture de l'expérience du camp engendre chez l'un comme l'autre une dualité qui peut prendre la forme d'une opposition interne, souvent torturée, entre la "littérature" et le témoignage, qui n'est que le symptôme d'une dualité intime et profonde entre le "témoin" et l'écrivain. Cette dualité se trouve elle-même redoublée d'une opposition complexe entre subjectivité et objectivité, et fait vaciller l'identité même du Moi. L'écriture peut-elle dès lors susciter une forme de bonheur et/ou de libération?


Le rescapé du génocide a vécu sa propre détermination à l'extermination, et a compris dès lors son absence de destin (pour reprendre la notion de Kertész). Il a fait l'expérience de la faillite de l'esprit et de son Moi souverain (pour reprendre les termes d'Améry). Il ne peut que se ressaisir de cet esprit, et en retour, tenter – selon l'expression de Kertész – de prendre sa revanche sur la réalité en l'objectivant. Cette objectivation elle-même prend des formes différentes, et peut-être opposées : là où Kertész tente de réengendrer la réalité, de la recréer en interrogeant la "communicabilité esthétique de la violence" sur le plan littéraire, Améry vient en quelque sorte de l'autre extrémité, non de la représentation ou de la narration, mais de la réflexion. Pour tous deux, il est cependant central de partir de la subjectivité de l'expérience. Comme l'affirme Améry, seul le rescapé ayant vécu les événements dans sa chair peut ensuite réobjectiver l'expérience et tenter de chercher un sens "par le biais de la réflexion" 75.


Cette réobjectivation à partir de l'expérience subjective est au centre de leurs démarches philosophiques et littéraires. Retournant ironiquement la pensée de Hegel, Kertész voit dans la possibilité d'écrire sa souffrance et de représenter le monde une capacité de l'objectiver à partir du subjectif. Si la culture est "droit à l'objectivation", l'individu doit se saisir de ce droit, doit le "reconquérir" là où l'histoire et la catastrophe l'ont privé de son individualité. Le monde qui le tient en son pouvoir et la réalité sociale qui le détermine, il ne peut que s'en venger en en faisant ses objets à son tour. Et c'est significativement en parlant d'Améry que Kertész cite un passage tiré d'un de ses propres romans, afin de de préciser cette idée tout en soulignant ce qu'il ressent comme une profonde parenté de pensée avec l'écrivain autrichien :

... je ne trouve qu'une seule explication à ma passion entêtée : j'ai peut-être commencé à écrire parce que je voulais prendre ma revanche sur le monde. Pour prendre ma revanche et obtenir de lui ce dont il m'a exclu (...) C'est peut-être ce que je voulais, oui : rien qu'en imagination, certes, et avec des moyens littéraires, prendre en mon pouvoir la réalité qui, d'une manière très réelle, me tient en son pouvoir ; changer en sujet mon éternelle objectivité, être celui qui nomme et non celui qui est nommé 76

 

Pourtant, Améry n'a pas le même rapport à sa propre subjectivité, il refuse de s'y plonger de la même manière que Kertész. Pour lui, le "souhait de clarté" et la pensée spéculative - comme il l'écrit dans la postface de Lefeu ou la démolition - restent centraux. En 1974, il publie le “roman-essai” Lefeu, qui montre justement à l'oeuvre une série de scissions problématiques engendrées par la tension ainsi créée entre objectif et subjectif.


La première scission, c'est celle entre le rescapé et le témoin. Tandis que le rescapé est sans cesse ramené au présent de son expérience insurmontable, le témoin tente de transposer cette expérience dans une forme esthétique qui soit "à hauteur" de la réalité vécue pour construire un sens à partir d'elle, pour l'objectiver. Cette première scission engendre un problème d'ordre esthétique, car comme l'écrit Améry dans sa postface, "le point de vue objectif, ou pour être plus précis : réifiant, et l'évidence subjective ne parlent pas la même langue" 77. Dans "Le pourquoi et le comment", la postface à Lefeu, Améry dit avoir cédé à une envie très ancienne de raconter, et avoir voulu se "libérer de la dimension autobiographique". Or il s'agissait de concilier cette ancienne envie de "raconter" avec un souci de clarté, qui est pour Améry une recherche du sens. Dès lors, "La question était de savoir comment le réaliser sur le plan littéraire" 78. Or dans le "roman-essai", la spéculation est tissée dans la narration, ce qui crée une forme dont Améry dit qu'elle entraîne une autonomisation croissante du texte au fur et à mesure de sa conception.


C'est en cet endroit que le témoin devient alors, mais comme à son insu, un écrivain, ce qui introduit une scission supplémentaire dans une identité devenue problématique. L'écrivain, et le sujet poétique qu'il suppose, se trouvent en effet saisis par le plaisir de l'écriture, qui leur fait oublier le "moi" et s'indéterminer dans et par la langue. Cette expérience du bonheur de l'écriture est vécue de manière contradictoire, elle est à la fois une "euphorique délivrance", dit Améry 79, et dans le même temps une aliénation. Car l'auteur qui dit vouloir régner en "souverain absolu sur l'outil linguistique" 80, justement pour rester fidèle au sens de ses phrases, est tout à coup comme "possédé" par la langue qui le mène, dit Améry, "au doigt et à l'oeil". Voici ce qu'il écrit à ce propos :

La langue à laquelle, pour une fois, je m'abandonnai, me glissait entre les doigts et devenait beaucoup plus qu'un moyen d'exprimer des idées préconçues (...) je me rendis compte que je me laissais porter et propulser par la langue

 

Cet oubli à la fois du "moi" de l'expérience, et de l'auteur-témoin qui veut toujours maîtriser le sens de ses phrases, revient pour Améry à un oubli de la pensée objectivante qui risque de mener à la perte du sens. Si bien que le sujet poétique est rappelé à l'ordre à la fois de l'expérience, de la pensée, et de la réflexivité. Il suffit de lire la suite de la postface de Lefeu pour s'en convaincre :

(...) j'en revenais quand même toujours au sens attaché à la phrase. Je me laissais porter, mouvoir, baigner par la langue, mais je ne la mettais pas en pièces : ni de manière méthodique, ni en m'introduisant dans l'intimité de ses rouages pour me laisser broyer avec elle et par elle. Le langage quotidien comme moyen de communication – dont font partie aussi la langue philosophique et celle de l'essai – a toujours été le dernier mouillage où j'ai voulu m'ancrer 81

 

Cette manière, comme dit Lefeu, de "réprimer les mots pour l'amour du sacro-saint respect de la réalité", résout donc la première scission problématique par une sorte de "dire-non" à l'usage poétique du langage.


Mais seulement en apparence, car cette scission en recouvre en fait une autre, tout aussi problématique, entre le rescapé qui ne peut admettre l'insurmontable, resté éternel présent, et le témoin qui tente de donner un sens à l'expérience subjective en l'inscrivant dans l'histoire collective avec un "roman-essai". Or au fur et à mesure de l'écriture, l'actualité politique, notamment celle de l'hiver 72-73, frappe Améry comme une terrible révélation : "Une certitude s'installa en moi au point de devenir une obsession : avec son Reich de la honte, Hitler avant ouvert la trappe par laquelle l'humanité était précipitée dans le vide de sa négation " (p.216). L'inscription du subjectif dans l'histoire collective devient alors d'autant plus problématique que c'est le présent, et non plus l'expérience traumatique d'un passé "à surmonter", qui enlève toute possibilité d'espoir au survivant. Du même coup, l'essai-roman, "qui avait commencé sous forme d'image ancrée dans un espace subjectif empli d'une nostalgie de caractère privé, pren(d) désormais les traits d'une critique objective de la société" (p. 212).


Ce qui ne rend que plus scandaleuse l'idée de transformer l'oeuvre littéraire en bien culturel, participant ainsi à la "décadence clinquante" en marchandant son propre désespoir esthétisé. Et ces scissions insolubles, contradictoires, de nature existentielle, ne peuvent que ramener le rescapé à sa survie inassumable. Ecrivant Lefeu, se reconfrontant à son passé, Améry semble en fait s'interdire de pouvoir le surmonter en l'objectivant, car la société n'a que trop aisément surmonté l'insurmontable :

(...) on n'avait pas le droit de surmonter le fait qu'on ait surmonté. J'étais confronté, en moi-même, au paradoxe de mon existence. Pourquoi jouais-je encore un jeu depuis longtemps perdu?" (...) Pourquoi jouais-je à l'écrivain, moi qui aurais dû depuis belle lurette trouver ma place dans une de ces fosses communes aujourd'hui oubliées sous les sillons des charrues? 82

 

C'est donc la contradiction insoluble entre la sphère subjective (celle de l'écriture, celle même du plaisir qu'elle engendre, mais aussi celle de la désespérance du rescapé qui nourrit ses ressentiments) qui semble inconciliable avec son objectivation dans une forme littéraire :

l'évidence subjective proclame : l'Histoire a pris fin avec les sépultures creusées dans les airs. Ceux qu'un vent favorable en apparence seulement a emportés avant qu'ils ne s'envolent en fumée, n'ont aucun droit de se frayer un chemin, de devenir des hommes d'affaires.... ou des écrivains. 83

 

Dès lors le "moi" est tout à fait abandonné, lorsqu'il tente de se saisir et de se sonder. Il se trahit en tant que rescapé en prenant plaisir à écrire. Ecrivant, se laissant emporter par les images et les mots, il trahit à son tour l'"objectivité réifiante" de sa raison, et se reprend pour ne pas sombrer dans la folie, par peur "perdre son honneur intellectuel et de tomber dans le vide, en quittant le filet du consensus rationnel majoritaire" (p.218).


"S'égarant dans l'écriture", Améry est pourtant véritablement devenu écrivain en se laissant "porter par les mots et les images", en acceptant d'être en contradiction avec ses habituelles exigences d'objectivation et de maîtrise (notamment celle "de tracer une frontière très nette entre les parties-essais et les parties narratives", p.219). Devant un résultat qui le déconcerte lui-même, Améry se voit finalement contraint de relativiser sa "confiance dans la langue et dans ce sacro-saint sens de la phrase auquel on ne peut jamais renoncer" (p. 220).


Dans ce réseau de contradictions sans fin, que devient dès lors le témoin devenu écrivain, c'est-à-dire l'écrivain capable de rester "fidèle" à l'expérience du témoin et d'adresser son témoignage au monde ? Pour le "moi" qui sonde la véritable nature existentielle de son écriture, il ne semble être qu'un épiphénomène. Ainsi, écrit Améry :

Je me suis parlé à moi-même et en même temps je me tournais vers les autres. Mais au départ c'est le soliloque qui m'importait. Maintenant il s'est perdu au loin et seul son écho m'atteindra encore. (...) Mais au fond, cela ne me concerne pas. Le gouffre qui s'ouvre entre le sens subjectif d'un ouvrage (...) et la réalité objective qui est un phénomène social, ne sera jamais comblé (...). Tout ce qui me reste, ce sont les idées, les images que j'ai tenté de transposer en paroles, avec bonheur ou malheur, je ne sais pas trop, on verra bien. (...) Je peux continuer à me raconter l'histoire : elle aura un ton bien différent du texte étranger qui est là dehors... dans le monde. 84


Ce Moi abandonné à sa solitude, à la fois par son oeuvre, trahi par son écriture objectivante ou au contraire trop égaré par les mots et les images, étrangéisé à lui-même, dit être non concerné par le jugement que ce monde, dehors, lui renverra. Pourtant ce monde en lui renvoyant une fin de non-recevoir, ne peut que rendre plus insurmontable encore la survie. Pour Améry, ce refus de la société, qui cache en fait un refus de la culture d'intégrer son témoignage, se solde donc par une "démolition". Sa réponse devient un "dire-non" au monde après Auschwitz, et semble en fait cacher aussi un "dire-non" à la littérature elle-même, à la possibilité de bonheur qu'elle représente. C'est un "dire-non" à la valeur propre de la littérature et de la poésie, et de la voie de sortie possible qu'elles ouvrent pour le sujet poétique qui peut, en s'y indéterminant, oubliant le poids de l'existence surdéterminée du Moi.


Kertész semble au contraire être parvenu à cette indétermination, la liberté que représente pour lui la littérature. A de nombreux égards, son dernier roman, Liquidation, semble être la continuation, peut-être l'achèvement de son dialogue intime avec le survivant en lui, et achève le cycle de "l'absence de destin" par une autoliquidation libératrice.


Le troisième roman (ou récit) de Kertész, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, montre la manière propre à l'écrivain hongrois d'approcher au plus près de la vérité intime et existentielle de son écriture. C'est le roman de la désespérance totale de B., l'écrivain rescapé d'Auschwitz qui ne peut plus voir dans son écriture qu'une manière de l'éloigner de son moi, accomplissement de cette douloureuse scission entre Moi et l'écrivain. Le narrateur du Kaddish, c'est un "je" comme champ de bataille, lieu d'un combat sans merci entre un Moi vidé de substance, qui inexiste, et un écrivain dont l'écriture ne peut le sauver puisqu'elle n'est que la continuation de sa propre liquidation. L'écriture devient Kaddish (prière pour les morts), et ne permet plus de se communiquer à soi-même, ni aux autres, et ne s'adresse donc à personne en l'absence de toute descendance et de toute transcendance. La plongée de plus en plus profonde dans le subjectif, accomplie avec Kaddish, implique de courir le risque d'approcher au plus près cet objet insaisissable qu'est le Moi, et de se rendre compte de son inaptitude irrémédiable à la vie. Après avoir objectivé son expérience dans Etre sans destin, Kertész a ainsi subjectivé Auschwitz dans un texte qui rappelle à bien des égards le soliloque torturé de Lefeu. Le "dire-non" de Lefeu y trouve d'ailleurs un écho direct, le texte entier du Kaddish étant ponctué de "Non!" à la vie, à la survie, à la culture, au monde et à l'enfantement "après Auschwitz".


Dans Liquidation, roman qui clôt la quadrilogie de l'absence de destin, nous retrouvons le même narrateur, B., qui se suicide physiquement, mais aussi spirituellement, en laissant à sa femme une lettre lui demandant de détruire le Kaddish. Et ceci alors qu'approchait pourtant sa délivrance de la dictature communiste, et la possibilité de vivre en "démocratie". En demandant à sa femme de "liquider" son roman, B. liquide ensemble le Moi, le survivant et "l'écrivain", et refuse de transmettre le sens radicalement négatif de son expérience. Cette autoliquidation est en fait une folle tentative de "révoquer" Auschwitz, qui rappelle fortement la "négation de la négation" du ressentiment amérien, et encore une fois le "dire-non" de Lefeu.


En racontant en fiction le suicide du survivant, et écrivant parallèlement la Chronique autobiographique de sa "métamorphose" en écrivain 85, Kertész me semble être celui qui, en "mimant" de manière finalement ludique 86 un suicide sur le papier, un suicide littéraire, est parvenu à "dire oui" à la littérature, et laisser le survivant devenu écrivain mettre en suspens sa quête éthique du sens pour dire oui au jeu littéraire. Si Kertész reste, tout comme Améry, non espérant en l’humanité, la situation de l’homme étant “désespérée”, il garde une foi en l’écriture même, qui aboutit chez lui à un repli dans le bonheur de l'écriture. Ainsi, Kertész semble directement répondre à la méfiance de Jean Améry à l'égard du plaisir des mots et de l'écriture lorsqu'il affirme, dans Chronique d'une métamorphose :

Je ne veux plus convaincre personne de rien. Je veux seulement écrire tant que je pourrai le faire, parce que j'aime cela, j'aime la langue, j'aime quand une comparaison surgit dans mon esprit, etc. Tout le monde me pose des questions sur Auschwitz : alors que je devrais leur parler des plaisirs infâmes de l'écriture - comparé à cela, Auschwitz est une transcendance étrangère et inabordable.

 

 

(texte sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)