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Refus de témoigner, ou chronique d'une métamorphose : du témoin à l'écrivain (Imre Kertész, Ruth Klüger)

Par Aurélia Kalisky, publié C. Coquio (éd.), L'Histoire trouée : négation et témoignage, Éditions de l'Atalante, mars 2004

 

(…) finalement, ils m’ont fait un croche-pied, je suis tombée sur le tête, et ce qui m’est venu alors, ou ce qui en est sorti, je l’ai dit en témoignage. A présent ils peuvent me laisser tranquille et m’épargner d’autres déménagements.
Ruth Klüger

J'étais riche, lourd, mûr, j'étais arrivé au seuil d'une métamorphose. Je me sentais comme un poirier sauvage qui aurait envie de donner des pêches.
Imre Kertész

 

Je me propose de parler des témoignages de la Shoah à travers les œuvres de deux témoins-écrivains, Imre Kertész et Ruth Klüger, ce qui sera l'occasion d’interroger leur rapport singulier au témoignage, au souvenir et à la survie ; aux formes que prennent les modalités du souvenir et de la mémoire de la Shoah dans l'espace public ; rapport singulier à l'écriture, enfin, en tant que paradoxalement liée ou non à leur survie.


Ces deux auteurs sont éventuellement emblématiques d'une certaine évolution du témoignage de la Shoah depuis 1945 qui a vu s'autonomiser progressivement un corpus - que l'on peut tenter de définir comme genre littéraire - corpus de textes littéraires, réflexifs, spéculatifs qui se détache nettement du reste des témoignages relatifs à cet événement. La lecture des œuvres de Kertész et Klüger permet de mettre en évidence ce qui définit précisément ce corpus : d'un côté un rapport singulier à l'expérience du camp de concentration et d'extermination et sa réalité inhumaine, dont le témoin tente de chercher un sens possible à travers l'écriture, la littérature faisant de la survie une vie encore possible. De l'autre, un rapport parfois torturé et toujours ambivalent à la littérature et à toute forme d'héritage culturel, à travers la recherche d'une forme littéraire souvent iconoclaste, capable de frayer une voie au sens de l'épreuve survécue. Ce qui dessine les contours d'un genre littéraire à part entière, comprenant des œuvres qui sont autant de tentatives de réflexion sur un monde, des valeurs, et une littérature possibles "après Auschwitz", indiquant un mode de pensée alternatif et subversif.


À partir de leurs écrits, nous pourrons nous interroger sur les refus qui se cachent peut-être toujours derrière le témoignage : refus de la littérature et de tout savoir hérité qui s'exprime dans le témoignage, confronté à la réception souvent ambiguë qui lui est réservée. Refus de témoigner ensuite, par lequel le témoin peut alors répondre aux discours qui accompagnent sa réception : discours de la négation et du déni ; bavardage obsessionnel et moralisant du "devoir de mémoire" ; discours toujours réducteurs enfin, qui tentent de réduire l'écrivain au témoin en lui faisant jouer un rôle inassumable de prophète en matière éthique ou de "document vivant" porteur d'histoire. Le "refus de témoigner", titre français du récit que Ruth Klüger a écrit sur son expérience des camps, et publié en 1992, est peut-être la réponse choisie par l'écrivain refusant d'être réduit à l’éternel témoin de son expérience. La métamorphose revendiquée par Imre Kertész du témoin en écrivain pour continuer à vivre en littérature semble désigner un phénomène comparable. Déclarant désormais ne plus vouloir être assigné au genre testimonial, l'écrivain assume la vie indépendante de son œuvre, à laquelle l'expérience du camp est désormais - d'une certaine façon - devenue étrangère. "Chronique d'une métamorphose", sous-titre du journal d'Imre Kertész publié en 1997 et intitulé Un autre, retrace les méandres souvent tortueux et toujours contradictoires de cette "sortie" - mais est-ce vraiment une sortie ? - du témoignage.


Mon titre, "Refus de témoigner ou chronique d'une métamorphose", semble indiquer une alternative. Mais cette alternative n'en est peut-être pas une, tant le refus de témoigner et l'envie de sortir du témoignage semblent étroitement reliés, voire indissociables de la métamorphose du témoin en écrivain, du "je" de l'expérience concentrationnaire en "un autre" capable de la transformer en matériau littéraire. Ces deux phénomènes reliés posent la question de la relation du témoignage à l'événement du génocide, et celle de sa temporalité propre par rapport à la constitution de cet événement, à redéfinir aujourd'hui par rapport à un cycle du témoignage qui semble s'achever en ce qui concerne la Shoah, apparaissant ainsi dans tout son ampleur. Si la métamorphose du témoin en écrivain s’inscrit en parallèle avec ce cycle, et lui est liée, cette liaison n’est peut-être pas essentielle : chaque témoignage - lorsqu’il devient littéraire – engendre son propre rapport, éminemment subjectif, à la littérature. Hypothèse posée en interrogation liminaire, et à vérifier.


Ce qui nous amènera à réfléchir sur l'identité problématique de l'auteur du témoignage littéraire : comment penser l'entrée du rescapé-témoin en littérature, le rapport qu'elle a avec sa survie, et en quels termes envisager sa "sortie" du témoignage ?

 

Le cycle du témoignage


Dans son livre intitulé L'Ere du témoin, publié en 1998, Annette Wieviorka retraçait les différentes phases de la réception du témoignage dans l'espace public : à chaque époque son "support" de témoignage, et la fonction qui lui est assignée. Ainsi, au témoignage écrit contemporain de l'événement même succède le témoignage de l'immédiat après-guerre. Après la reconnaissance du statut des déportés, qui mêle indistinctement les déportations politiques et raciales, la mémoire du génocide se cantonne à un cercle restreint, souvent familial ou communautaire. Si les premiers témoins décrivent un besoin irrépressible de témoigner, de dire aux autres ce qu'il ont traversé, leurs écrits relèvent souvent aussi, voire autant, de l'attestation que du témoignage sous sa forme historico-juridique.


La lente émergence du souvenir du génocide à la fin des années cinquante commence à sortir l'événement de l'occultation dont il faisait l'objet, mais c'est surtout le procès Eichmann en 1961, et les procès d'Auschwitz à Francfort en 1964 qui donnent aux témoignages des rescapés du génocide une audience publique. Annette Wieviorka périodise de manière fine le processus d'émergence du témoignage sur la scène publique, dans les champs politique et culturel, en isolant ce moment précis des procès de la Solution finale comme l'"avènement du témoin". Cet avènement n'est en fait que le signe annonciateur de son "ère", et le rescapé dont on fuyait le récit après guerre est devenu, peu à peu au cours des années 70 et 80, un "porteur de mémoire et d'histoire". À la prise de conscience de la singularité des persécutions raciales et de la destruction génocidaire se superpose bientôt un mouvement plus large d'intégration du témoignage par la société, celle-ci étant investie désormais d'un "devoir de mémoire". Un travail historiographique et intellectuel nouveau s'inscrit alors dans le sillage des procès, et malgré la constitution d'une doctrine négationniste en réplique à l'établissement juridique du crime de génocide, un corpus de témoignages littéraires et réflexifs peut enfin s'autonomiser de la démarche historico-juridique.


L'existence d'un discours historiographique et juridique permet au rescapé de s'appuyer sur les subjectivations déjà existantes de tiers; ce qui autorise alors le témoin à ne plus s'épuiser dans le désir de faire preuve de l'extermination de tout le groupe, mais de rendre compte enfin de son épreuve, individuellement et singulièrement traversée ; ceci à travers la subjectivation de la réalité inhumaine, énoncée dans et par le langage. Par cette subjectivation particulière, que nous nommerons poétique, le sujet se singularise dans la langue et s'y indétermine à la fois. Il opère par là son retour à l'humanité par l'écriture, mais ne cesse d'y éprouver le désespoir de la désappartenance à l'humanité vécue lors de son expérience au camp.


Il ne semble pas que la société ait su recevoir le témoignage sous cette forme. Après l'"avènement" du témoignage comme retombée de la violence politique dans les champs épistémologique et culturel, l'entrée dans l'"ère" du témoin consacre le témoignage comme "signe du temps", sur fond de brouhaha politico-médiatique concernant l'extermination des Juifs, le devoir de mémoire et ses commémorations, l'historicisation problématique du génocide déclaré impensable, le poème et la narration décrétés impossibles "après Auschwitz". La production et l'emballement des discours scientifique, politique et culturel prétendant penser, expliquer, juger, ont bientôt recouvert de leur vacarme les tentatives des témoins pour symboliser leur expérience. À ces discours se sont ajoutés les tentatives de fictionnalisation par les non-témoins, qui à la manière de Steven Spielberg, n'évitent pas toujours le kitsch. Rares sont les signes d'une réelle compréhension du témoignage en tant que phénomène littéraire et effort de diction interne de l'événement. En créant des cadres de réception étroits et réducteurs, les discours institutionnels ont aplani et désamorcé l'aspect éventuellement subversif du témoignage. Cette surdité semble avoir atteint son paroxysme dans ce que l'on appelle l'"américanisation de l'holocauste".

 

Les œuvres de Ruth Klüger et Imre Kertész, deux rescapés de la Shoah ayant vécu tous deux la déportation à Auschwitz, sont à resituer dans le cycle du témoignage qui a vu émerger un certain nombre de textes désormais perçus comme canoniques (notamment ceux de Paul Celan, Primo Levi, Robert Antelme, Elie Wiesel et secondairement les œuvres de Jorge Semprun et de l'Autrichien Jean Améry). Si le travail d'écriture de Kertész semble l'accompagner, et en traduire toutes les contradictions à travers les rapports complexes qu'il élabore entre écriture et expérience vécue, des années 60 à nos jours, le récit relativement récent de Ruth Klüger peut être à la fois l’indice, le symptôme et l'instrument de l'achèvement du cycle testimonial.


Car la forme de Refus de témoigner, d'une réflexivité que l'on pourrait dire "totale", est à la fois celle d’un témoignage, la relation de sa longue tentative de transmission à une société qui le refuse, mais aussi une sorte de dépôt de bilan du genre testimonial en ce qui concerne la Shoah. Quant à l'évolution de l'œuvre de Kertész, elle montre aussi, à sa manière propre, comment le témoin, après avoir tenté d'inscrire sa mémoire dans le champ culturel, se reprend son témoignage en pleine figure. Ce qui l'oblige à une critique acerbe d'"Auschwitz comme culture", et à un repli problématique dans la littérature, tout en restant animé d’un désir d’adresse, hanté par un besoin de transmission. Obligé de se glisser entre les discours de négation, puis de déni, dénonçant aujourd’hui les symptômes d'une sublimation culturelle suspecte, le témoignage semble condamné à l'errance, passant d'une surdité radicale au paradoxe avéré d'une consécration culturelle autrement sourde à sa vérité. Dans cette zone floue entre “ la Littérature ” et “ le Témoignage ”, le témoin devenant écrivain s’inscrit sur une limite indécise, et indécidable, propre au “ témoignage littéraire ”.

 

D'une négation à l'autre : le témoignage en réponse


L'écrivain hongrois Imre Kertész a été déporté de Budapest à Auschwitz, puis à Buchenwald à l'âge de 14 ans. La majeure partie de sa vie aura été placée sous le signe de la violence étatique : il connaît d'abord le nationalisme hongrois des années 30, puis le nazisme, le stalinisme, et enfin ce qu'il nomme le "communisme goulasch" des années 70, jusqu'à la chute du mur de Berlin. Pour vivre, Kertész écrit des livrets d'opérettes et des comédies musicales. I devient même auteur à succès, pendant que commence secrètement un travail souterrain, entamé à l'âge de trente ans : un roman sur l'expérience du camp.


L'époque de sa rédaction a son importance puisque Kertész commence à travailler à ce roman en 1960. A l’époque, il a déjà lu les premiers témoignages de rescapés, et prendra notamment comme contre-modèle Le grand Voyage de Jorge Semprun, publié en 1963. Intitulé Etre sans destin, le roman fait le récit de l'expérience des camps du point de vue d'un jeune adolescent de 14 ans nommé György Köves, devenu un "musulman" dans un camp annexe de Buchenwald, et retournant à Budapest à la fin de la guerre après avoir été miraculeusement sauvé par l'organisation clandestine à Buchenwald. Apparemment autobiographique, le récit s'avère d'une cruauté cynique en faisant de son héros un personnage énigmatique et stylisé à l'extrême, semblant comme détaché de lui-même et de son expérience, et donc contraint de subir intégralement la violence qui lui est faite sans jamais pouvoir y réagir. L'expérience personnelle de l'auteur est ici d'emblée mise à distance par une forme fictionnelle qui hérite explicitement de l'Etranger de Camus.

L'écriture est assumée comme tentative poétique d'"inventer Auschwitz […] ce qui signifie : le préparer du point de vue du langage ".Elle est en cela sans concession. Le texte d'Imre Kertész sur les camps, le seul dans son œuvre qui soit une mise en forme narrative de l'expérience, s'avère donc être une fiction autobiographique, pénétrée d'éléments réels. Mais comme l'affirme l'auteur dans le Journal de galère (ou Journal d'un galérien), dans lequel il a consigné ses réflexions sur la littérature, la philosophie, et surtout sur sa propre création poétique, de 1961 aux années 90 :

le plus autobiographique dans ma biographie est qu’il n’y a rien d’autobiographique dans Etre sans destin. Ce qui est autobiographique, c’est comment j’ai mis de côté, pour les besoins de la vraisemblance, tout ce qu’il y avait d’autobiographique. 

Dans le second roman de Kertész, Le Refus, le narrateur - double de l'auteur - se souvient de l'écriture de son premier roman, dont le titre n'est jamais mentionné mais dont le personnage se nomme, tout comme celui d'Etre sans destin, Köves György :

 

Mon travail, l'écriture du roman, revenait à atrophier systématiquement l'expérience dans l'intérêt d'une formule artificielle - ou si l'on préfère, artistique. (…) Mais pour pouvoir écrire mon roman, je devais le considérer comme tout roman en général, c'est-à-dire comme un produit composé de signes abstraits, une œuvre d'art. Sans m'en rendre compte, j'avais pris mon élan et sauté, passant d'un seul bon du personnel à l'objectif.

 

Ce que veut l'écrivain, c'est arriver à donner forme esthétique à ce qu'il nomme l'"absence de destin" que désigne le titre. Cette absence de destin représente la condition humaine dans la société totalitaire : elle impose à l'homme un "destin de masse" et lui interdit toute possibilité de destin individuel. Représenter le "destin" de Köves György en tant que tragédie, c’est "déplorer quelque chose qui n’existe pas, la fausse conscience […] humaniste ". C'est pourquoi "toute communication qui s'en tient à un personnage représentatif, et en cela tragique, fait naufrage. Parce que les personnages tragiques vivent dans l'univers du destin". Et en cela, le témoignage de Kertész est autant une subjectivation de l'expérience qu'une tentative d'"objectivation", car pour répondre à la nécessité qu'impose la "communicabilité esthétique de la violence", son personnage doit déjà être en quelque sorte "abstrait" et débarrassé de tous les traits d'un individu particulier, donc de l'expérience subjective. Le sujet devient comme absent à sa propre expérience. En effet, plus on donne d'importance à l'individu, à sa psychologie, explique encore Kertész, "plus on minimise ce qui l'entoure, c'est-à-dire la réalité d'un monde organisé pour tuer". Le héros est donc un enfant "pour laisser Auschwitz devenir langage". Il s'agit de

Pénétrer jusqu’au plus profond des personnages et des concepts avec les moyens de 'l’extériorité'. Ne dire que le dicible et compter sur le fait que l’œuvre finie, constituée exclusivement de 'dicible' dans son ensemble – et son absence de mots – dira plus sur l’indicible que si j’avais tenté de le saisir directement. 

 

Si le récit de l'expérience au camp est une resubjectivation poétique, le sujet s'y indétermine donc radicalement dans le même temps, en réinventant une structure romanesque capable de restituer l'"absence de destin" qui caractérise l'homme fonctionnel soumis à un pouvoir totalitaire. Le modèle du roman d’apprentissage est clairement revendiqué et dévoyé de son sens pour être réutilisé à l'envers. Le héros, privé de destin individuel, reconquiert par sa lucidité à l'extrême fin du roman un destin qui lui serait propre, car il est "lui-même" le destin. Ce roman d’apprentissage négatif raconte "non comment l’on devient ce que l'on est, mais comment on devient ce que l’on n'est pas." C’est "l’histoire d’une perte de la personnalité, se déployant tout aussi lentement et impitoyablement que celle du devenir d’une personnalité." Roman ironique, à la cruauté diffuse, il parodie et disqualifie, en mimant un récit initiatique, les modes de diffusion du savoir et les modalités de transmission de la "mémoire des camps" qui avaient cours dans les années 60 - 70.


L'acte de témoigner est donc indissociable du travail poétique qui, au-delà d'un désir de transmission peut-être voué à l'échec - du moins sous la forme qu'il a prise dans notre culture -, fait signe vers l'exigence d'une littérature nouvelle, héritière d'une certaine modernité littéraire redéfinie et refondée par le thème des camps et de la violence politique, et qui serait l'équivalent de la tragédie grecque dans le monde d'"après Auschwitz", où l'absence de destin interdit le modèle tragique. Cette littérature que Kertész appelle de ses vœux dans les années 60 serait capable de restituer la "vérité schismatique du témoin" telle que l'a définie Catherine Coquio. Le schisme en question caractérise la relation du témoin à la littérature, rendue problématique au nom du témoignage de l'inhumain. C'est donc dans la forme poétique même que s'exprime une critique implicite des discours institués sur le camp, y compris des témoignages déjà publiés. Jorge Semprun, par exemple, n'a pas réussi selon Kertész à résoudre le problème de la "monotonie des faits", et du caractère "irracontable" du meurtre de masse. Il a tenté de résoudre la monotonie par les dérives de l'imagination, en décrivant les expériences sadiques d'Ilse Koch, une gardienne à Buchenwald devenue célèbre. En cela, il se rend coupable d'avoir cédé à une certaine facilité. Le choix de la forme poétique, et par-là même éthique, résulte d'une transformation : celle de l'expérience en "conviction esthétique inébranlable". Et c'est dès lors "la vérité" même qui "se transforme en une simple question de savoir-faire".


En écrivant Etre sans destin dans la Hongrie communiste d'après guerre, où l'anti-fascisme recouvre la spécificité du génocide des Juifs d'un voile idéologique dénégateur, Imre Kertész savait déjà qu'il s'exposait à un "fiasco". Intitulé "le Fiasco"  (traduit en français par Le Refus), son second roman est publié en 1988. Il est le second jalon posé par l'auteur dans le cycle du témoignage. Roman dans le roman, il est composé d'une première partie dans laquelle l'écrivain se met lui-même en scène, confronté au refus de publication de son premier roman, et à la recherche d'un nouveau sujet. Après avoir transposé en roman l'expérience du déporté, Kertész stylise ici celle de l'écriture même en train de se faire. Témoignage du refus du témoignage par la société, Le Refus intègre ironiquement les discours sur la réception ratée d'Etre sans destin, mais aussi ses propres commentaires sur l'invention esthétique. Le dispositif du second roman de Kertész définit donc une forme réflexive, où l’écrivain se retourne sur le témoin ayant écrit son roman sur Auschwitz, pour se voir refuser sa publication et assister à son "fiasco". Ce qui soulève la question de la finalité de son écriture : le rescapé qui commençait "à considérer (s)on destin comme un destin d’écrivain" et "(s)a vie à venir comme une source intarissable de pensées à exposer en place publique" (Le Refus, p.53) se retrouve, en écrivant pour les autres, "prisonnier" de son roman et du regard de ces autres qui "veulent invalider (s)on expérience" (p.38). Et il se réveille soudain transformé en écrivain, comme étranger à sa propre expérience devenue matériau littéraire.


Ce qui contraint le narrateur, rescapé devenu écrivain comme "à (s)on insu et sans (s)on consentement" à un retour aux sources même de sa décision d’écrire, essayant de transformer en nouvelle matière à écrire la vie d’après le camp. Ce retour s’accomplit par le détour d’une parabole. Dans la seconde partie du roman, l'écrivain ayant enfin trouvé son nouveau sujet – l’origine même de son "destin d’écrivain" - s'essaie à l'écriture d'un récit écrit à la troisième personne et intitulée "Le Refus", fortement inspirée de l'écriture de Kafka. On y retrouve le personnage principal d'Etre sans destin, Köves, arrivé tout droit d'un passé brumeux, vague souvenir qui semble "cependant ne pas être à [lui] mais à un autre" "dans un monde situé au-delà de tous les interdits", où il y avait "un enfant, un garçon qu'on avait emmené un jour pour le tuer". Köves vient d'atterrir dans un pays étrange et jamais nommé, dont il ignore ce qu'il doit y faire. Aux prises avec une société bureaucratisée et absurde, le héros, tout comme dans Etre sans destin, subit les événements comme s'ils lui étaient imposés de l'extérieur, dans une indifférence passive et résignée. Jusqu'à ce que survienne une prise de conscience, un moment de lucidité aiguë, celui que représente la décision d'écrire un roman… C'est donc la seconde fois que le personnage de Köves György prend conscience de son "destin" propre. À la fin d'Etre sans destin, Köves "prenait en main" son destin pour refuser celui de victime, et devenait celui qui racontait son expérience singulière aux autres, expérience qui, "dans les intervalles de la souffrance" laissait apparaître "le bonheur des camps de concentration" et le "mal du pays" Auschwitz. Dans Le Refus, Köves a presque oublié une expérience du camp devenue étrangère, mais il se saisit une seconde fois de son destin pour tenter sa retraversée du souvenir dans et par l'écriture. Transposant ses souvenirs de jeunesse et ses débuts en tant que journaliste dans la Hongrie communiste, Kertész narre ici la naissance même de l'écrivain qu'il est devenu, et son fameux saut du "personnel vers l'objectif" nécessaire à l'écriture.


Après la chute du mur de Berlin, l'œuvre de Kertész sort de la clandestinité relative où la cantonnait la réception hongroise. Invité partout dans le monde à parler de son œuvre et de son expérience des camps, il est amené à développer sa critique des discours sur la Shoah et de la réception des témoignages dans plusieurs essais. Ceux-ci éclairent souvent son travail littéraire, et témoignent d'une radicalisation de sa vision critique au point de condamner toutes les manifestations d'"Auschwitz comme culture". Ce qui amène Imre Kertész à réfléchir, au cours des années 90, sur les formes d'héritage possibles de l'événement destiné à devenir, après la disparition des derniers témoins directs, matière à penser et à fiction pour les non-témoins. Parallèlement, il achève ce qu'il appelle la "métamorphose" de son destin devenu "destin d'écrivain", ce qui lui permet peut-être de sortir du témoignage pour entrer dans une écriture sans finalité de transmission

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Née dans une famille juive de Vienne, et déportée à l'âge de douze ans à Theresienstadt, puis à Gross-Rosen après un passage à Auschwitz, Ruth Klüger publie Refus de témoigner en 1992. La traduction française a le même sous-titre que la version originale : Une jeunesse (Eine Jugend). En revanche, le titre original en allemand est weiter leben. Das Weiterleben, "la survie" en français, s'écrit normalement en un seul mot, contrairement au titre de Klüger où les mots "weiter" et "leben" sont détachés. Cette séparation indique une césure, qui peut être celle de l'"avant" et de l'"après" Auschwitz, mais elle indique aussi une insistance sur le seul verbe "vivre" ("leben"), qui prend ainsi un sens différent de "survivre" (weiterleben ou überleben), "weiter" (plus loin) "leben" pouvant signifier : vivre "encore", ou "vivre plus loin", "au-delà" : weiter. Le titre contient à lui seul tout un programme, celui de la rupture au sein même d'une continuité, soulignée par l'emploi des lettres minuscules. L'expression "weiter leben" étant intraduisible en sa nuance, la pertinence du choix du titre français Refus de témoigner apparaît d'emblée en ce qu'elle met en relation la survie, qui est donc vie au-delà, par delà (de l'expérience), et le "refus de témoigner". Quand ce livre a paru, Ruth Klüger n'avait encore jamais publié de texte en prose mis à part des essais de critiques littéraire, ni de texte relatif à son expérience de déportée. Gravement accidentée en 1988, elle entreprend d’écrire ses souvenirs à cette époque, durant sa longue convalescence. C’est précisément cette proximité avec la mort, suite à son accident, qui crée chez elle une besoin irrépressible d’écrire, besoin ou nécessité presque subie : c’est l’Allemagne, ou ses fantômes qui lui ont fait un dernier “ croche-pied ” ironique, et le témoignage qui en résulte est “ ce qui (lui) est venu ”, ce qui “ est sorti ” du cerveau après la chute, comme indépendamment d’elle. Et le genre même du témoignage n’est peut-être qu’une contingence, ou un faux choix : ce qui “ lui est venu ”, “ ce qui en est sorti ”, elle l’a dit “ en témoignage ”. La phrase sonne presque comme une concession. Là est peut-être la question : quelle alternative est ici suggérée ? Ruth Klüger a-t-elle dit “ ce qui lui est venu ” dans le “ genre ” testimonial, comme elle aurait pu le dire en “ littérature ”, en “ poésie ” ? Quelle est l’alternative au témoignage ? 


L'expression "refus de témoigner" reprend en fait le titre d'un poème écrit dans les années 60, lors d'un retour d'Allemagne vers les Etats-Unis, où elle vit depuis 1949, et inséré à l'extrême fin de son récit, dans l'épilogue. L'époque de sa rédaction a son importance : les années 60 en Allemagne sont celles des procès d'Auschwitz, et du réveil parfois brutal d'une mémoire jusque là déniée. Et à la demande de témoignage qui s'ensuit, Klüger ne peut répondre que par une fin de non recevoir :

 

Tous les gendarmes m'ont interrogée,
Où que j'aille, sur les morts.
(…)
Mais les plus mensongers parmi tous les témoins
Sont loin d'être aussi peu fiables que je suis.

Le premier revenant peut me déposséder,
Car je dois repartir si l'un d'eux me dit : "Parle."

 

Le refus de témoigner annoncé par le titre est ambigu, il peut être aussi bien une réaction à l'obligation de témoigner que l'aveu d'une impuissance. Il reflète éventuellement la certitude, en témoignant, de n'être ni écoutée ni comprise, et de refuser par conséquent de lutter pour l'inscription du témoignage dans le champ public. Ainsi, les poèmes jamais publiés que Klüger écrit tout au long de sa vie restant son affaire privée. Le refus serait donc à comprendre dans les deux sens : non seulement refus de témoigner, mais refus d'entendre le témoignage. Ce double refus en cache en fait un troisième, celui qu'expriment les dernières lignes du texte, qui disent un refus de témoigner désormais, après l'avoir fait, et avoir “ témoigné ” comme malgré elle. Le témoignage de Klüger s'intercale ainsi entre deux refus de témoigner, et s'adresse périlleusement à une société qui risque de le refuser à son tour.


Le livre a paru en 1992 en Allemagne, plus de quarante ans après la fin de la guerre. Ecrit en allemand, désigné explicitement comme "un livre adressé aux Allemands" (comme le démontre la dédicace, explicitée à la fin du texte : "Aux amis de Göttigen. Un livre allemand"), Refus de témoigner est un récit difficilement réductible au "témoignage" de l'expérience des camps qu'il contient : il explore en effet la forme du témoignage et du récit de jeunesse en y incluant sa critique. Forme puissamment réflexive à l'allure essayiste, le texte intègre son propre commentaire, et thématise sa situation d'écriture, celle du témoignage d'"après le témoignage". Klüger raconte non seulement son expérience du camp, mais l'histoire de sa survie et de sa vie jusqu'à nos jours, superposée aux différentes étapes de ce que nous avons décrit comme le "cycle du témoignage".


Ainsi le récit, composé de quatre parties, ne consacre qu'une seule d'entre elles (la seconde) à l'expérience des camps. Dès les premières lignes se met en place l'alternance incessante entre le récit et son commentaire, parfois digressif, le plus souvent réflexif. Les souvenirs apparaissent autant comme récit premier du dispositif, que comme réponse au discours mémoriels et aux questionnements du présent de la narration. Les deux strates temporelles semblent s'interpénétrer et se répondre tour à tour, selon un rythme variable. À ce dispositif s'ajoute l'insertion ponctuelle de poèmes rédigés tout au long de la vie de l'auteur, soumis au discours critique qui commente leur pertinence formelle. Ces poèmes sont la strate première du témoignage, prenant son origine dans le cours même du processus génocidaire (certains vers ont été inventés à Auschwitz), et sont à ce titre les plus "innocents". Mais ils ne sont pas exempts d'une forme d'esthétisation. Citant l'un de ses poèmes ratés, Ruth Klüger, re-explicite ainsi l'aphorisme d'Adorno du "poème impossible", à la page 42 :

 

Je ne suis pas d'avis qu'on a pas le droit d'écrire des poèmes après Auschwitz. Je pense seulement que les poèmes, outre leurs rythmes balancés et leurs rimes, sont aussi constitués de phrases lourdes de sens, et que derrière elles se tapit souvent un autre sens encore, qui consiste dans le cas présent, dans mon cas, à refuser la vérité. Ce qui ne s'exprime pas ici, c'est la fureur grinçante que nous autres devons tous éprouver un jour ou l'autre pour répondre comme il convient aux ghettos et aux camps d'extermination (…). Il faut avoir éprouver cette fureur pour se calmer à nouveau; et lorsqu'on l'a éprouvée, on n'écrira plus de poème comme celui-là, plus d'exorcisme des chambres à gaz.

 

Le commentaire ironique traque les maladresses des premiers poèmes et "Refus de témoigner", inséré à la fin de son récit, n'échappe pas à la règle. Il dit pourtant quelque chose d’essentiel, en ce qu'il représente le premier pas de l'auteur vers une forme poétique "lucide". En cela, il annonce le témoignage de la réflexivité totale des années 90.


Confrontée tant en Allemagne qu'aux Etats-Unis aux multiples dérobades d'un entourage voulant ignorer son expérience, Ruth Klüger a choisi d'intégrer à sa forme les incessantes mises en péril de son récit suspendu. Les discours du doute sont d'abord ceux des autres. Ceux des Allemands, ironiquement appelés "peuple de surmonteurs" (terme faisant référence à la Vergangenheitsbewältigung, l'effort pour "surmonter le passé" en Allemagne depuis la "querelle des historiens" de 1986), décrits comme enfermés dans une contradiction stérile : celle qui les fait osciller entre un excès de culpabilité prenant les aspects d'une véritable frénésie commémorative, et un ardent désir d’oubli. Plusieurs personnages apparaissent comme simples interlocuteurs, êtres de discours dont les remarques donnent la réplique à l'auteur et deviennent prétexte à réactions et commentaires : Gisela par exemple, l'Allemande née après la guerre, si prompte à relativiser les faits en se montrant "soucieuse de faire entrer tout ce qui s'était passé dans son imagination limitée" (p.94) et en ramenant les événements au dénominateur commun d'"une conscience allemande tolérable".


Pour éviter l’écueil d’une mémoire vidée de son sens, il faut se méfier de tout interdit de comparer, car sans comparaison, nous dit Klüger, "on ne peut formuler aucune pensée, et on en reste au fonctionnement à vide de formules qui tournent en rond, comme dans la plupart des discours de commémoration". Mais il faut tout autant se garder d'un comparatisme fébrile, qui finit par "établir des équations dont les solutions sont fausses". À chaque fois qu'un problème d'interprétation est soulevé, une thèse est rejetée en même temps que son envers : la construction contradictoire de ces discours alternés trace le chemin tortueux de la pensée qui se fraie une voie, en puisant ses sources dans un récit capable de restituer la vérité subjective, et en cela valable, du témoin.


Télescopant de manière vertigineuse son expérience d'alors dans une forme d'essayisme réflexif qui tutoie son récit, dans un entrelacement de commentaires sur l'écriture testimoniale et sa réception, le témoignage est sans cesse confronté aux discours qui l'attaquent, le mettent en question en le mettant en abyme. Au point même que l'on est en droit de se demander si la forme du récit ne signale pas, d'une certaine manière, son impossibilité paradoxale à respecter encore le code du témoignage comme simple narration d'une expérience. Car le récit tardif de Ruth Klüger montre en fait une impossibilité de témoigner de la même façon, selon que l'on se situe au début ou à la fin du "cycle" du témoignage. C’est pourquoi, écrit-elle, s’"il est absurde de vouloir représenter physiquement les camps tels qu'ils étaient à l'époque",

(…) il est presque tout aussi absurde de les décrire avec des mots, comme s'il n'y avait rien entre nous et le temps où ils ont existé. Les premiers ouvrages sur la question, après la guerre, le pouvaient sans doute encore, ces livres qu'alors personne ne voulait lire, ce sont portant eux qui depuis ont transformé notre pensée, de telle sorte que je ne peux aujourd'hui parler des camps comme si j'étais la première à le faire (…) comme si tous ceux qui liront ce qui est écrit ici ne savaient pas déjà tant de choses qu'ils pensent en savoir assez, et comme si tout ça n'avait pas été déjà exploité - politiquement, esthétiquement, et même comme une forme de kitsch.

 

La forme hyper réflexive, qui peut finalement apparaître comme le constant parasitage d'un récit premier devenu inutile, ou impossible, est peut-être simplement le signe de la fin du cycle testimonial. Ou l’utilisation concédée d’une “ genre ” fatigué, épuisé, qui se retournerait une dernière fois sur lui-même avant la disparition des derniers à pouvoir “ témoigner ” de ces événements-là. Avant l’apparition d’autres témoins, d’autres catastrophes, et le commencement de nouveaux cycles testimoniaux.


La surdité au témoignage


Chacun à leur façon, les textes de Ruth Klüger et Imre Kertész opèrent donc un retour réflexif sur l'écriture du témoignage et sa réception. Ce retour, qui fait du témoignage un auto-commentaire, s'exprime au moyen d'une forme particulière, proche de l'essai chez Klüger, et plus directement littéraire chez le Kertész de la trilogie de l'"absence de destin". Cette forme réflexive semble donc indiquer, chez l'un comme chez l'autre, une volonté d'inscrire le témoignage dans l'horizon d'une guerre pour sa transmission, et qui passerait autant par le travail poétique que par une virulente critique de la réception du témoignage dans l'espace public.


La seule libération pour le témoin est la "traversée du souvenir" à travers l'écriture, selon l'expression de Kertész, en fait une re-traversée réinventée au moyen d'une forme poétique singulière. Mais les autres modes du souvenir, ceux que la société "après Auschwitz" a trouvés pour inscrire la mémoire des rescapés dans le champ culturel, finissent par enfermer le témoin. L'intégration de la Shoah dans la conscience européenne et occidentale ne se fait donc qu'au prix de malentendus. Le génocide, nous dit Kertész, est désormais condamné à être stylisé par son souvenir, jusqu'à être culturellement sublimé. Ou à réapparaître sans se faire annoncer, et sans se laisser percevoir, sous forme de praxis impensée, pur nihilisme en acte. L'écrivain hongrois ne veut pas dire autre chose, lorsqu'il écrit dans son Journal de Galère : "Le camp est exclusivement imaginable en tant que littérature, mais pas comme réalité". Le lecteur-spectateur reste plus protégé que jamais de la réalité du camp et du génocide, en regardant un film de Spielberg ou en lisant Anne Frank, devenue égérie de la résistance à l'inhumain, alors même que son journal s'arrête avant sa déportation, faisant d'elle une victime à l'humanité intacte.


La réception d'Anne Frank représente pour Kertész et Klüger un exemple parfait du refus de la société de se confronter aux implications du génocide. Ruth Klüger a été fortement inspirée par la lecture du livre de Cordelia Edvardson, L'Enfant brûlée recherche le feu. Dans ce récit, l'auteur, déportée en tant qu'enfant puis recueillie après la guerre par des parents adoptifs en Suède, essaie de prêter voix à "la petite fille" qu'elle fut, dévorée par la violence de son ressentiment, cloîtrée dans une rage mutique, s'isolant d'un monde qui veut vivre "comme avant", "qui a tellement besoin que les rescapés soient encore vivants, en chair et aussi dans leur âme, et que toutes les plaies [puissent] guérir". Un monde qui exige d'elle un oubli et une insouciance impossibles :

 

Sa rage ne lui permettait pas de laisser les autres avoir pitié d'elle ou s'occuper d'elle. Ils ne s'en sortiraient pas si facilement ! Ils ne devaient pas avoir le droit de pleurer sur elle, comme ils pleurnichaient à propos du journal d'Anne Frank. (…) A travers les lettres si émouvantes à 'Kitty' le monde obtint sa catharsis pour un prix dérisoire - à moindre frais, et de jolies jeunes actrices obtinrent un rôle prometteur, qu'elles pourraient jouer dans un film ou au théâtre, pensait-elle pleine de haine.

 

Le personnage écrivain du Refus, essayant maladroitement de défendre son roman refusé par les éditeurs lors d'une conversation avec d'éminents intellectuels, le Hongrois Sas et Grün le Hollandais, révèle à ses interlocuteurs le sujet de son livre : Auschwitz. Grün l'Occidental, a une réponse embarrassée :

 

- (…) chez nous, en Occident, pour les romans, ce n'est pas facile non plus : il y a des pros, n'est-ce pas, qui savent comment il faut faire. Un tel sujet, pour faire du business avec, eh bien, il faut quelque chose de plus ! Avec Anne Frank, les Hollandais ont déjà…euh…
- Réglé le problème, dis-je, me précipitant à son secours.


Avec le personnage d'Anne Frank, le monde obtint sa catharsis. L'histoire de cette jeune fille a autorisé les "humanistes professionnels" à vivre comme avant, à ne pas entendre la voix des enfants qui ont été déportés et qui sont revenus raconter leur expérience. Ce que veut le monde, c'est invalider l'expérience de ces enfants, celle d'une humanité non intacte. Pour Klüger, comme pour le petit personnage d'Etre sans destin, la confrontation au "besoin des adultes de remettre en question la capacité d'expérience des enfants" est fondatrice. Ce besoin n’est-il pas plus grave que le négationnisme faurissonien ? Pour Kertész, ce dernier représente en effet une vraie blague de potache, autant qu'un pathétique anachronisme, comme il l'explique lors d'une récente intervention à un colloque :

 

Lorsque j'entendis pour la première fois l'expression "le mensonge d'Auschwitz" ("Auschwitz-Lüge" en allemand), je pensais - car l'allemand n'est pas ma langue maternelle - que les néonazis répandaient le mensonge selon lequel leur intention n'était pas de remettre au goût du jour les méthodes d'Auschwitz, la pratique du génocide. Lorsque j'appris ensuite qu'ils niaient l'existence même d'Auschwitz, et le fait même de l'extermination devenue travail quotidien et systématique, je fus extrêmement surpris. Mais avec quel argument veulent-ils donc séduire leurs partisans ?

 

Le monde semble partagé entre deux impossibilités liées, celle d'expliquer le génocide (en ce qui concerne la Shoah), et celle de le concevoir et le voir lorsqu'il se reproduit ailleurs. Visiblement, nous dit Kertész, le génocide est voué à n'être certes pas une culture européenne : car seule sa mémoire intègre la culture, tandis qu’il demeure impensé, au point même que les sciences sociales et humaines proclament son caractère inintégrable.


Les deux écrivains dénoncent, chacun à leur manière, ce que Klüger appelle "la culture muséale des camps", "rideau de fer barbelé que le monde de l'après-guerre a baissé" sur eux en érigeant monuments et musées, "séparant radicalement les spectateurs des victimes" et réalisant ainsi "l'objectif exactement inverse de la mission qu'ils prétendent se donner". Dans une nouvelle publiée en 1998, Kertész fait le récit d'une quête mémorielle impossible, celle d'un rescapé qui retourne visiter le camp où il fut déporté. Le "chercheur de traces", à la recherche des vestiges de son passé concentrationnaire, ne trouve qu'un musée flanqué d'une buvette dérisoire, envahi par des touristes au regard distrait. Il doit se raccrocher aux couleurs, aux odeurs, fermer les yeux et laisser place à la vision hallucinatoire de ses fantômes, qui, sous les traits d'une Antigone, errent parmi les traces absentes qu'aucun musée ne saurait évoquer. Pour Ruth Klüger, le lieu du camp est vide des événements passés ("Il te faut les lieux. Moi, les noms me suffisent", réplique-t-elle en imagination à Lanzmann en voyant Shoah). Seule la mémoire est "invocation efficace" des fantômes, c'est-à-dire rien d'autre que "magie". "Et la magie est de la pensée dynamique" qui devient écriture, récit guidé par les noms de lieux des camps traversés, puis des lieux d'exil et de la "survie", de la vie "au-delà", "par-delà" les camps, celle du weiter leben.


Le cycle du témoignage prend fin avec la disparition des derniers rescapés, disparition que la société finit même par souhaiter, affirme cyniquement Kertész, pour achever de "cannibaliser l'événement pour en faire du kitsch", selon l'expression de Ruth Klüger.

 

Le sujet devient buisson ardent sur une terre sacrée où on ne peut pénétrer que pieds nus dans une humilité servile.

 

Le témoin ayant témoigné est à son tour sacralisé, et devient une égérie culturelle assignée à témoigner, réduite à son expérience. Ruth Klüger raconte les circonstances de la publication de ses premiers vers. Ils étaient

Insérés dans un texte larmoyant et pathétique, sollicitant la pitié du public qui aime les enfants. (…) Je voulais être considérée comme une jeune poétesse qui avait été en camp de concentration, et non pas l'inverse, comme une enfant des camps qui avait composé quelques vers.

 

Ce qui lui fera dire plus tard qu'Auschwitz demeure un "corps étranger" à son existence, un "épouvantable hasard" non constitutif de son identité fondamentale. C’est pourquoi, tout comme Kertész, elle récuse le modèle esthétique de la tragédie :

 

Il ne faut pas confondre les lois de la statistique avec la prédestination, car ces lois ne choisissent ni ne portent de jugement de valeur. (…)
C'est précisément le dilemme : pour nous, gens d'aujourd'hui, la statistique joue le rôle que jouait la nécessité dans la tragédie, pour les gens d'un autre temps qui croyaient au destin ; mais à la différence de la tragédie, la statistique est très peu productive dans le détail.

 

Le principe de la tragédie, qui cherche la nécessité dans le cas particulier, est une superstition.

 

Nous sommes bien devant un problème d’ordre esthétique qui a des conséquences sur la narration et la forme même du témoignage. Dans l'écriture romanesque choisie par Kertész, la seule péripétie, le seul élément tragique qui puisse subsister, est selon lui la question de la survie. Mais dans l'écriture plus directement autobiographique de Klüger, le risque encouru est celui qui transforme le témoignage en "escape-story", "car si on écrit c'est qu'on est vivant". Les deux auteurs critiquent donc le développement d'un conformisme relatif à la Shoah, et d'un sentimentalisme demandeur d'escape-stories riches en rebondissements, terminant par le happy-end d'une expérience "surmontée" et "dépassée". Ce dont Ruth Klüger se défend absolument, en écrivant plus loin :

 

Seulement le lecteur amoureux de vérité ne devra pas mettre le happy end des dédales de mon enfance (si l'on peut qualifier de happy end le seul fait de continuer à vivre) sur le compte de l'espoir, ni le mien, ni surtout le sien propre.


La mémoire de la Shoah, dit Kertész, finit par être confisquée aux témoins, et l'on en fait des produits culturels et commerciaux, fétichisant l'objet littéraire que devient le témoignage, et renvoyant dos-à-dos l'expérience du camp et l'expérience de l'écriture comme forme de rédemption. Le film de Spielberg est en cela un parfait exemple d'Auschwitz comme mauvaise culture, comme "sous-culture". Essayant de représenter l'univers des camps de façon réaliste, reproduisant avec un détaillisme maniaque chaque recoin du camp, Spielberg ne tire pas les conséquences éthiques de l'événement génocidaire. C'est l'idée d'Homme "écrit en lettres capitales, et avec (elle) l'idéal de l'Humain" qui ressortent intacts de la Shoah, à la fin de La Liste de Schindler, sous les traits d'un petit chaperon rouge prêt à être englouti par le monstre Auschwitz, ou dans les scènes technicolor où l’on voit les rescapés et leur descendance dans l'Israël d'aujourd'hui.

Pour Kertész, un exemple de film réussi reste celui, tant décrié, de Roberto Benigni, qui raconte les efforts d'un père clown devenu magicien pour faire croire à son fils qu'Auschwitz n'est qu'un jeu, et que "la vie est belle". En cela, Benigni a fait le choix de tourner le dos au réalisme, se situant aux antipodes du "sentimentalisme concentrationnaire" que symbolise pour Ruth Klüger une plaque commémorative portant le nom d'un enfant assassiné à Buchenwald, comme une synecdoque dérisoire. Et Kertész vilipende les "puritains" de l'Holocauste et autres "usurpateurs" qui demandent si l'on a le droit parler de la Shoah de cette façon… En essayant de coller au plus près de la réalité des détails, Spielberg s'est paradoxalement fourvoyé dans le kitsch de l'euphémisation, tandis que le "conte tragique" de Benigni réussit le pari courageux d'une fable non-réaliste, mais juste.


Les rescapés eux-mêmes n'échappent pas au commentaire ironique de Kertész qui raille leurs "regards inquiets qui collent à chaque ligne, chaque centimètre de pellicule mentionnant la Shoah : la représentation est-elle crédible, l'histoire exacte, avons-nous vraiment dit cela, ressenti cela, le seau se trouvait-il effectivement à cet endroit-là, précisément dans ce coin de la baraque, la faim, l'appel, la sélection étaient-ils vraiment ainsi, et ainsi de suite…". Cette lutte absurde pour préserver une représentation "véridique" semble d'autant plus avoir perdu son sens depuis l'apparition de l'imposteur Binjamin Wilkomirski, transformé en "Gourou de l'Holocauste" grâce à un faux témoignage qui semblait tellement authentique... On peut songer encore à une scène saisissante, dans Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, où Kertész renvoie dos-à-dos les discours des rescapés, enfermés dans une concurrence des victimes qui n'avoue pas son nom, et les discours de l'"indicible" et de l'"impensable" ayant décrété qu'"Auschwitz ne s'expliqu(ait) pas".

 

Ruth Klüger et Imre Kertész se vengent donc de tous les discours institués sans exception, en les intégrant et les confrontant à leur propre vérité de témoin, pour réinscrire parfois avec violence leur mémoire en réponse. Que Refus de témoigner soit devenu un véritable best-seller, et que l'œuvre de Kertész ait été récemment récompensée par un prix Nobel, cela doit certainement nous réjouir, tout en laissant subsister une crainte diffuse : celle d'un malentendu toujours présent, prêt à cannibaliser les œuvres et à transformer, une fois de plus, leur iconoclasme en nouvelle orthodoxie…


Les constats profondément pessimistes de Ruth Klüger et Imre Kertész nous signifient-ils pour autant que leur lutte pour la transmission a échoué ? D'abord méditation infinie sur le sens de la destruction subie par le rescapé, le témoignage est ici forcé de se constituer en réponse aux discours qui ne cessent de continuer de le nier ou de l’ignorer. Les deux œuvres, à travers la forme réflexive qu'elles sont comme contraintes d'adopter et de radicaliser jusqu'à la disparition même du récit derrière son commentaire, montrent comment le témoignage finit par se mordre la queue à force de se retourner sur lui-même. Si le témoin ne se heurte qu'à la surdité, de quel espoir peut vivre l'expression littéraire du désespoir du rescapé ? Et que devient alors le témoin, lorsqu'il a épuisé la forme de son témoignage ? Sa "sortie" du témoignage est-elle un salut ? Une libération ? Une mort ou une disparition ?

 

Ecrire, contre tout espoir


Nous poser ces questions revient à décaler notre point de vue, la question étant de savoir si, en “ sortant ” du témoignage, en devenant “ littéraire ” en quelque sorte avant que d’être “ testimonial ”, le texte changeait de nature profonde. Changement qui impliquerait une “ métamorphose ” qui verrait l’“ écrivant ” devenir un “ écrivain ” qui aurait su se “ libérer ” de son lien douloureux entre écriture et survie. Ainsi, cette interrogation sur le statut du témoignage et de son appartenance problématique à la littérature est indissociable de celle sur le statut du survivant-témoin.


Le survivant de la destruction génocidaire entretient avec la littérature un rapport d'étrangeté, oscillant entre espoir de transmission et désespoir de la transmission avérée impossible, entre bonheur d'écrire et désespoir de ne jamais pouvoir rompre avec le revenant qu'il fut. Dans ses textes consacrés au témoignage et publiés ces dernières années dans sa revue L'Intranquille, Philippe Bouchereau a appelé "désappartenance" la scission de l'humanité d'avec elle-même qu'effectue la destruction génocidaire. Le témoignage est alors selon Bouchereau la forme que prend le retour à l'humanité du rescapé ayant vécu sa désappartenance à l'humanité.


Dans l'un de ses textes les plus récents intitulé "Méditer la désespérance", P. Bouchereau remet cependant en question la possibilité même du retour à l'humanité par le témoignage, en décrivant le rescapé comme condamné à la "désespérance" de sa désappartenance. La seule réappartenance du témoin y est formulée comme réappartenance à lui-même, et non à l'humanité. Cette désespérance mène ici à un isolement irrémédiable, au point que le rescapé a le sentiment non seulement d'être délié du reste de l'humanité, en laquelle il ne croit plus, mais d'être à lui tout seul l'humanité en reste. Au cours de la rédaction d'Etre sans destin, Kertész écrit dans son journal qu'il a l'impression de témoigner "comme si il était le dernier qui vit encore et qui peut parler".


L'écriture devient alors un approfondissement de soi-même en soi-même, écrit Bouchereau, au point de se séparer de soi-même. La désubjectivation que suppose l'écriture, et qui lui est constitutive, comme le rappelle Giorgio Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz, se radicalise ici et devient scission de soi d'avec soi-même, au risque d'un anéantissement du "je" qui rendrait l'écriture elle-même impossible. Si bien que la littérature se transforme elle-même en risque majeur, celui de rendre étranger au rescapé le matériau dont elle procède, et de "distille(r) (s)a réalité indicible en signes" qui le dépossèdent à la fois de son expérience vécue et de son "verbe".


Dans l’œuvre d’Imre Kertész, il semble exister nombre d’éléments qui révèlent cette interrogation torturée sur le statut du témoin, et ses conséquences sur celui de son écriture. Dans Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, récit qui clôt la "trilogie de l'absence de destin", l’auteur achève d'explorer les aspects du témoignage, cette fois à la manière hyperréflexive d'une méditation sur la littérature, sur le rapport de son écriture avec l'expérience du camp et la transmissibilité de cette expérience, enfin sur la capacité de l'écriture à permettre d'y survivre. Seule forme de survie possible, la littérature est cependant le contraire du bonheur, le contraire même de la vie. L’aboutissement du chemin jalonné de prises de conscience que parcourent les personnages de la trilogie de l'absence de destin (on ne retrouve pas Köves György dans ce dernier volet, mais un écrivain nommé B.), c’est l'existence du témoin devenu écrivain, transformée à ce prix en inexistence, le destin d'écrivain s'accomplissant au péril d'une négativité radicale, celle de la vie et de l’écriture envisagées comme lents processus d’autoliquidation :

 

mon travail ne consiste qu’à creuser, à continuer de creuser la tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans l’air

 

répète le narrateur, le motif de la métaphore célanienne de la "Fugue de mort" ponctuant le récit tressé comme "écheveau" ou "tissu musical". L'écrivain B. envisage son existence comme impossibilité radicale de toute transmission, à travers les motifs de la paternité, de l'amour et de l'éducation devenus impossibles dans un monde "après Auschwitz". L'"inexistence" de cet enfant "qui ne naîtra pas" finit par être considérée par l'écrivain comme "la liquidation radicale et nécessaire de (s)on existence". L'existence - au sens de la possibilité d'un choix - est impossible, hormis dans la seule forme qu'elle peut prendre : celle de la survie dans l'écriture comme nécessité. Quand l'écriture s'arrête, B. reste "dépouillé, les mains vides", l'écriture est devenu son seul moyen de survivre à sa désappartenance, c'est là la "véritable nature de (s)on travail" :

 

car si je ne travaillais pas, j’existerais, et si j’existais, je ne sais pas à quoi cela m’obligerait, (…) bien que mes cellules, mes entrailles s’en doutent certainement, puisque c’est pour cela que je travaille sans relâche : tant que je travaille, je suis, si je ne travaillais pas, qui sait si je serais.

 

Si B. croyait, avant "la vraie lucidité", que l'écriture pouvait représenter une forme de salut, il pense désormais avoir compris que ce salut n'existe pas, seule subsiste sa liquidation programmée par le pouvoir du père ou par celui de Dieu, ce même pouvoir qui a pris la forme d'Auschwitz, celle d'un destin imposé de l'extérieur, un destin de Juif au temps d'Auschwitz.


Méditant sans fin sa propre désappartenance à l'humanité, et pour finir à lui-même à travers un "sentiment d'altérité" radicale qui le rend étranger à son propre corps, B. a perdu tout espoir de trouver une écoute compréhensive de son récit. La question du rescapé désespéré de l'humanité est donc de savoir "pour qui" il témoigne. Imre Kertész ne cessera jamais de se poser cette question. Ainsi il décrit en 1973, dans son journal, la méditation sans fin à laquelle le "condamne" son expérience de la désappartenance :

 

Rien ne m'intéresse vraiment hormis le mythe d'Auschwitz. Si je pense à un nouveau roman, revient toujours ce thème d'Auschwitz. Peu importe ce à quoi je pense, je pense toujours à Auschwitz. Même si je parle apparemment d'autre chose, je parle d'Auschwitz. Je suis le medium de l'esprit d'Auschwitz, Auschwitz parle par ma bouche. Et tout le reste ne me semble qu'idioties. Et pas seulement pour des raisons personnelles. Auschwitz (…) est le plus grand trauma des hommes depuis la crucifixion, et même si cela devait durer des décennies ou des siècles avant qu'ils en prennent conscience. Si ce n'est pas le cas, peu importe, de toute façon. Mais alors pourquoi écrire ? et pour qui ? (…)
Je crois de moins en moins à la littérature, à la fiction

 

On voit ici à l’œuvre chez l’écrivain Kertész la rumination douloureuse de son statut de témoin, qui lui fait interroger la littérature en l’empêchant désormais de “ croire ” en elle, et lui interdisant dans le même temps la possibilité même de sortir du testimonial, le “ testimonial ” étant ici entendu non comme forme, mais comme genre littéraire impliquant une méditation infinie sur le sens de la destruction subie.


La logique paradoxale de la possible appartenance du témoignage à la littérature est ici résumée : “ pourquoi écrire et pour qui ”, si le monde refuse le témoignage ? Et comment croire en la “ Littérature ”, dégagée de cette tension impérative de la transmission, si l’écrivain est condamné à rester rivé au témoin du revenant qu’il fut ?


La métamorphose heureuse : vers une disparition du témoignage ?


Comment saisir le sens de la désespérance si l'art ne peut plus être un lien entre le témoin et le lecteur ou, comme le répète l'écrivain B., une adresse à quelque Dieu "qui aurait honte à cause de nous et (éventuellement) pour nous" ? Cette désespérance du témoin devient le lieu même selon Ph. Bouchereau d'un retournement vertigineux : son désespoir permet au rescapé de passer à un au-delà de l'espérance, à un espoir non espérant (donc un espoir revenu de l'illusion de la foi en l'humain), et cet espoir serait l'écriture. L'écriture est l'espoir contre toute espérance de la transmission du sens du témoignage qu'est la désespérance.


Kertész interroge ce paradoxe quand il écrit, dans son dernier livre intitulé Un autre. Chronique d'une métamorphose :

 

dans la croyance religieuse, c'est surtout et essentiellement le point de départ qui est vrai, à savoir que la situation de l'homme est désespérée. Je demande : peut-on croire en la désespérance ? Car moi, il me suffit de croire cela, et je ne suis pas désespéré.

 

Le pari qu'est l'écriture est donc de l’ordre de la foi, une foi qui n'est certes pas la confiance restaurée dans l'humain, mais qui préserve quand même un reste de confiance :

 

(…) si ma foi enfantine dans les valeurs originales - je dirais originelles - n'était pas restée intacte, je n'aurais jamais rien pu créer.

 

Il est donc possible de lire autre chose qu’un désespoir radical dans l'œuvre d'Imre Kertész. Cette autre dimension est celle de sa métamorphose en écrivain. Et cet écrivain entretiendrait un rapport à l’écriture qui serait de l’ordre de la foi. Non espérant en l’humanité, la situation de l’homme étant “ désespérée ”, il garde une foi en l’écriture même. S'inscrivant paradoxalement en parallèle à la méditation sans fin de la désespérance du rescapé, la métamorphose du témoin en écrivain peut aboutir à une sortie du témoignage et un repli dans le bonheur de l'écriture littéraire et de la fiction.


Mais pendant que le philosophe articule des concepts en suivant le cours limpide d’une pensée qui mènerait de la désespérance à l’ “ espoir non espérant ” de l’écriture, l’écrivain reste souvent dans une zone floue, et une praxis indécise. Ce qui le fait continuellement osciller entre désespérance et plaisir d’écrire : Kertész hésite, déclare sa “ sortie ” du testimonial, puis revient en arrière, s’autocite, se complète, s’autorectifie, se ressasse, tente de se ressaisir de son identité floue et de son “ objet ” d’écriture à travers ce ressassement incessant même. Il refuse d’abord le témoignage, auquel on l’assigne, puis refuse la littérature, qui brade son témoignage. Le témoin devenu écrivain, ou l’écrivain rescapé d’une catastrophe génocidaire, fait l'expérience d'un “ terrain mouvant, qui impose sa propre logique du double refus ”. Cette double logique contradictoire des refus n’est pas maîtrisable, et l’auteur ne peut que tenter de l’apprivoiser.


L’idée d’un sauvetage heureux, parfois même d’un salut, rejetée dans le Kaddish, devient centrale dans le dernier livre d’Imre Kertész, Un autre. Chronique d’une métamorphose. L'auteur se dit cette fois personnellement sauvé par sa "métamorphose" en écrivain, même si le monde laisse Auschwitz impensé et refuse de prendre la mesure de son propre traumatisme. L'écriture ne peut certes pas être "sauvée" de la négativité totale de la destruction génocidaire, mais la continuation du jeu poétique, jusque dans l’énonciation de la négativité totale, permet de maintenir l'équilibre fragile d'une existence schizophrénique, qui finit par être assumée et apprivoisée. Cette existence est l'expérience continue d'une scission permanente de soi d'avec soi-même, et qui fait du "je" un "autre" indéterminé. Ce qui lui fait écrire dans Un Autre de véritables dialogues intérieurs entre K, appelé "l'écrivain", et "moi", ce moi pouvant être le rescapé. Ruth Klüger décrit une expérience schizophrénique analogue, quoi que bien moins douloureuse, quand elle revient, à la fin de son récit, sur le processus de l’écriture et les débuts de son "débat" avec ses "fantômes" :

 

La vieille femme qui peu à peu prend de la place en moi parle au chat jusqu’à ce qu’il réponde en miaulant et que je puisse imaginer que c’est un dialogue.

 

Pour Klüger, cette scission n’est peut-être pas si lourde à porter. Le témoignage est ce qui “ vient ” et “ sort ” lorsque l’on tombe sur la tête, et que l’on dit “ en témoignage ”, comme on le dit “ en littérature ”. On se choisit alors un “ genre ” littéraire et une “ forme ” testimoniale pour la revisiter, la réinventer, la retourner en la mettant, elle aussi, la tête à l’envers. Chez Klüger, le “ témoignage ” semble presque une concession faite au monde empêtré dans ses conflits mémoriels, voué à disparaître avec les derniers témoins. A-t-elle tant besoin d’une métamorphose, alors qu’elle affirme qu’Auschwitz reste un “ corps étranger ” à son existence ?


L’oscillation schizoïde entre le je indéterminé de l’écrivant, et celui, hyperdéterminé, du survivant, semble plus pesante pour Kertész, chez qui elle se double véritablement d’un questionnement angoissé sur le statut de l’écriture. Lequel questionnement ne peut que rester sans réponse, parce que le témoin devenu écrivain témoigne pour ainsi dire à l’infini, tout en le refusant. Il peut finir par s’accommoder de cette existence scindée, et de cette indécidabilité du statut de son œuvre. Ce qui lui permet de plonger par moments dans le bonheur “ innocent ” de s’indéterminer dans les mots : "Ma seule identité, c'est l'écriture", affirme Kertész, ayant fini par se rendre indépendant du témoin, et même de son expérience, aidé en cela par la désubjectivation-indétermination opérée par l'écriture : ainsi dans Le Refus, l'écrivain raconte comment sa propre expérience, décrite dans le roman, lui devient étrangère. Cette étrangéisation de l'expérience à soi-même constitue peut-être "le saut du personnel vers l'objectif" nécessaire à l'écriture, et à la transmission. C'est parce qu'il pressent cette nécessité que, dans le récit inséré dans Le Refus (intitulé "Le refus" et racontant justement la naissance de l'écrivain), le personnage de Köves prend conscience qu'il doit faire de son destin un destin d'écrivain :

 

(…) il lui était arrivé quelque chose d'irréversible : tout ce qui arrivait et arriverait, c'était à lui que cela arrivait et arriverait, et plus rien ne pourrait jamais lui arriver sans la conscience aiguë de cette présence. Bien qu'il fût encore vivant, il avait déjà vécu sa vie, et il aperçut soudain cette vie sous la forme d'une histoire lointaine, accomplie, close et achevée qui lui était tellement étrangère qu'il en fut atterré. Et si ce spectacle éveillait en lui un espoir, celui-ci était inspiré uniquement par cette histoire, Köves avait seulement l'espoir que si lui était perdu, au moins son histoire pouvait-elle encore être sauvée.

 

Le plus important pour l’écrivain est finalement non son roman, mais "ce qu’il aura vécu à travers lui, par son écriture". Au point même de considérer que son expérience n'a finalement été qu'un simple matériau, cannibalisé pour faire œuvre, et mener vers une forme de salut:

 

Je ne reculais devant aucun moyen ni aucune peine : j'ai mené mon combat contre le temps et je lui ai extorqué mon butin. Je me suis rassasié de ma propre vie. J'étais riche, lourd, mûr, j'étais arrivé au seuil d'une métamorphose. Je me sentais comme un poirier sauvage qui aurait envie de donner des pêches.

 

Le péril de cette métamorphose est de finir par épuiser le matériau et le désir même d'écrire, angoisse qui surgit parfois et fait dire à Kertész : "j'inexiste". S'interrogeant sur la finalité de son œuvre, l'écrivain y voit l'ambivalence entre ses identités scindées, celle du rescapé ayant voulu témoigner pour les autres et le monde, et celle de l'écrivain ayant voulu écrire sans finalité, pour le seul plaisir de s'indéterminer dans la langue et les mots.
Au terme de sa métamorphose, racontée dans Un Autre, "K, l'écrivain", souffle la réponse à l'angoissante question au "moi" inquiet :

 

Je ne veux plus convaincre personne de rien. Je veux seulement écrire tant que je pourrai le faire, parce que j'aime cela, j'aime la langue, j'aime quand une comparaison surgit dans mon esprit, etc. Tout le monde me pose des questions sur Auschwitz : alors que je devrais leur parler des plaisirs infâmes de l'écriture - comparé à cela, Auschwitz est une transcendance étrangère et inabordable.

 

La métamorphose est, avant le changement hypothétique d’un “ statut ” à un autre, une expérience, celle de l’écriture, de la subjectivation poétique, du plaisir de s’indéterminer - au-delà de tout “ statut ” - dans la langue et le rythme des mots. La limite entre littérature et témoignage, et avec elle le sens et la finalité mêmes du témoignage, restent donc indécidables, en suspens, et ne peuvent que le rester. L’œuvre qui naît de cette mise en suspens peut en tout cas parfois finir par être une œuvre heureuse.

 

 

(texte sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)