(…) finalement, ils m’ont fait un croche-pied, je suis tombée
sur le tête, et ce qui m’est venu alors, ou ce qui en est sorti,
je l’ai dit en témoignage. A présent ils peuvent me laisser
tranquille et m’épargner d’autres déménagements.
Ruth Klüger
J'étais riche, lourd, mûr, j'étais arrivé au seuil d'une métamorphose.
Je me sentais comme un poirier sauvage qui aurait envie de
donner des pêches.
Imre Kertész
Je me propose de parler des témoignages de la Shoah à travers
les œuvres de deux témoins-écrivains, Imre Kertész et Ruth
Klüger, ce qui sera l'occasion d’interroger leur rapport singulier
au témoignage, au souvenir et à la survie ; aux formes que
prennent les modalités du souvenir et de la mémoire de la Shoah
dans l'espace public ; rapport singulier à l'écriture, enfin,
en tant que paradoxalement liée ou non à leur survie.
Ces deux auteurs sont éventuellement emblématiques d'une certaine
évolution du témoignage de la Shoah depuis 1945 qui a vu s'autonomiser
progressivement un corpus - que l'on peut tenter de définir
comme genre littéraire - corpus de textes littéraires, réflexifs,
spéculatifs qui se détache nettement du reste des témoignages
relatifs à cet événement. La lecture des œuvres de Kertész
et Klüger permet de mettre en évidence ce qui définit précisément
ce corpus : d'un côté un rapport singulier à l'expérience du
camp de concentration et d'extermination et sa réalité inhumaine,
dont le témoin tente de chercher un sens possible à travers
l'écriture, la littérature faisant de la survie une vie encore
possible. De l'autre, un rapport parfois torturé et toujours
ambivalent à la littérature et à toute forme d'héritage culturel,
à travers la recherche d'une forme littéraire souvent iconoclaste,
capable de frayer une voie au sens de l'épreuve survécue. Ce
qui dessine les contours d'un genre littéraire à part entière,
comprenant des œuvres qui sont autant de tentatives de réflexion
sur un monde, des valeurs, et une littérature possibles "après
Auschwitz", indiquant un mode de pensée alternatif et
subversif.
À partir de leurs écrits, nous pourrons nous interroger sur
les refus qui se cachent peut-être toujours derrière le témoignage
: refus de la littérature et de tout savoir hérité qui s'exprime
dans le témoignage, confronté à la réception souvent ambiguë
qui lui est réservée. Refus de témoigner ensuite, par lequel
le témoin peut alors répondre aux discours qui accompagnent
sa réception : discours de la négation et du déni ; bavardage
obsessionnel et moralisant du "devoir de mémoire" ;
discours toujours réducteurs enfin, qui tentent de réduire
l'écrivain au témoin en lui faisant jouer un rôle inassumable
de prophète en matière éthique ou de "document vivant" porteur
d'histoire. Le "refus de témoigner", titre français
du récit que Ruth Klüger a écrit sur son expérience des camps,
et publié en 1992, est peut-être la réponse choisie par l'écrivain
refusant d'être réduit à l’éternel témoin de son expérience.
La métamorphose revendiquée par Imre Kertész du témoin en écrivain
pour continuer à vivre en littérature semble désigner un phénomène
comparable. Déclarant désormais ne plus vouloir être assigné
au genre testimonial, l'écrivain assume la vie indépendante
de son œuvre, à laquelle l'expérience du camp est désormais
- d'une certaine façon - devenue étrangère. "Chronique
d'une métamorphose", sous-titre du journal d'Imre Kertész
publié en 1997 et intitulé Un autre, retrace les méandres souvent
tortueux et toujours contradictoires de cette "sortie" -
mais est-ce vraiment une sortie ? - du témoignage.
Mon titre, "Refus de témoigner ou chronique d'une métamorphose",
semble indiquer une alternative. Mais cette alternative n'en
est peut-être pas une, tant le refus de témoigner et l'envie
de sortir du témoignage semblent étroitement reliés, voire
indissociables de la métamorphose du témoin en écrivain, du "je" de
l'expérience concentrationnaire en "un autre" capable
de la transformer en matériau littéraire. Ces deux phénomènes
reliés posent la question de la relation du témoignage à l'événement
du génocide, et celle de sa temporalité propre par rapport
à la constitution de cet événement, à redéfinir aujourd'hui
par rapport à un cycle du témoignage qui semble s'achever en
ce qui concerne la Shoah, apparaissant ainsi dans tout son
ampleur. Si la métamorphose du témoin en écrivain s’inscrit
en parallèle avec ce cycle, et lui est liée, cette liaison
n’est peut-être pas essentielle : chaque témoignage - lorsqu’il
devient littéraire – engendre son propre rapport, éminemment
subjectif, à la littérature. Hypothèse posée en interrogation
liminaire, et à vérifier.
Ce qui nous amènera à réfléchir sur l'identité problématique
de l'auteur du témoignage littéraire : comment penser l'entrée
du rescapé-témoin en littérature, le rapport qu'elle a avec
sa survie, et en quels termes envisager sa "sortie" du
témoignage ?
Le cycle du témoignage
Dans son livre intitulé L'Ere du témoin, publié en 1998, Annette
Wieviorka retraçait les différentes phases de la réception
du témoignage dans l'espace public : à chaque époque son "support" de
témoignage, et la fonction qui lui est assignée. Ainsi, au
témoignage écrit contemporain de l'événement même succède
le témoignage de l'immédiat après-guerre. Après la reconnaissance
du statut des déportés, qui mêle indistinctement les déportations
politiques et raciales, la mémoire du génocide se cantonne
à un cercle restreint, souvent familial ou communautaire.
Si les premiers témoins décrivent un besoin irrépressible
de témoigner, de dire aux autres ce qu'il ont traversé, leurs
écrits relèvent souvent aussi, voire autant, de l'attestation
que du témoignage sous sa forme historico-juridique.
La lente émergence du souvenir du génocide à la fin des années
cinquante commence à sortir l'événement de l'occultation dont
il faisait l'objet, mais c'est surtout le procès Eichmann en
1961, et les procès d'Auschwitz à Francfort en 1964 qui donnent
aux témoignages des rescapés du génocide une audience publique.
Annette Wieviorka périodise de manière fine le processus d'émergence
du témoignage sur la scène publique, dans les champs politique
et culturel, en isolant ce moment précis des procès de la Solution
finale comme l'"avènement du témoin". Cet avènement
n'est en fait que le signe annonciateur de son "ère",
et le rescapé dont on fuyait le récit après guerre est devenu,
peu à peu au cours des années 70 et 80, un "porteur de
mémoire et d'histoire". À la prise de conscience de la
singularité des persécutions raciales et de la destruction
génocidaire se superpose bientôt un mouvement plus large d'intégration
du témoignage par la société, celle-ci étant investie désormais
d'un "devoir de mémoire". Un travail historiographique
et intellectuel nouveau s'inscrit alors dans le sillage des
procès, et malgré la constitution d'une doctrine négationniste
en réplique à l'établissement juridique du crime de génocide,
un corpus de témoignages littéraires et réflexifs peut enfin
s'autonomiser de la démarche historico-juridique.
L'existence d'un discours historiographique et juridique permet
au rescapé de s'appuyer sur les subjectivations déjà existantes
de tiers; ce qui autorise alors le témoin à ne plus s'épuiser
dans le désir de faire preuve de l'extermination de tout le
groupe, mais de rendre compte enfin de son épreuve, individuellement
et singulièrement traversée ; ceci à travers la subjectivation
de la réalité inhumaine, énoncée dans et par le langage. Par
cette subjectivation particulière, que nous nommerons poétique,
le sujet se singularise dans la langue et s'y indétermine à
la fois. Il opère par là son retour à l'humanité par l'écriture,
mais ne cesse d'y éprouver le désespoir de la désappartenance
à l'humanité vécue lors de son expérience au camp.
Il ne semble pas que la société ait su recevoir le témoignage
sous cette forme. Après l'"avènement" du témoignage
comme retombée de la violence politique dans les champs épistémologique
et culturel, l'entrée dans l'"ère" du témoin consacre
le témoignage comme "signe du temps", sur fond de
brouhaha politico-médiatique concernant l'extermination des
Juifs, le devoir de mémoire et ses commémorations, l'historicisation
problématique du génocide déclaré impensable, le poème et la
narration décrétés impossibles "après Auschwitz".
La production et l'emballement des discours scientifique, politique
et culturel prétendant penser, expliquer, juger, ont bientôt
recouvert de leur vacarme les tentatives des témoins pour symboliser
leur expérience. À ces discours se sont ajoutés les tentatives
de fictionnalisation par les non-témoins, qui à la manière
de Steven Spielberg, n'évitent pas toujours le kitsch. Rares
sont les signes d'une réelle compréhension du témoignage en
tant que phénomène littéraire et effort de diction interne
de l'événement. En créant des cadres de réception étroits et
réducteurs, les discours institutionnels ont aplani et désamorcé
l'aspect éventuellement subversif du témoignage. Cette surdité
semble avoir atteint son paroxysme dans ce que l'on appelle
l'"américanisation de l'holocauste".
Les œuvres de Ruth Klüger et Imre Kertész, deux rescapés de
la Shoah ayant vécu tous deux la déportation à Auschwitz, sont
à resituer dans le cycle du témoignage qui a vu émerger un
certain nombre de textes désormais perçus comme canoniques
(notamment ceux de Paul Celan, Primo Levi, Robert Antelme,
Elie Wiesel et secondairement les œuvres de Jorge Semprun et
de l'Autrichien Jean Améry). Si le travail d'écriture de Kertész
semble l'accompagner, et en traduire toutes les contradictions
à travers les rapports complexes qu'il élabore entre écriture
et expérience vécue, des années 60 à nos jours, le récit relativement
récent de Ruth Klüger peut être à la fois l’indice, le symptôme
et l'instrument de l'achèvement du cycle testimonial.
Car la forme de Refus de témoigner, d'une réflexivité que l'on
pourrait dire "totale", est à la fois celle d’un
témoignage, la relation de sa longue tentative de transmission
à une société qui le refuse, mais aussi une sorte de dépôt
de bilan du genre testimonial en ce qui concerne la Shoah.
Quant à l'évolution de l'œuvre de Kertész, elle montre aussi,
à sa manière propre, comment le témoin, après avoir tenté d'inscrire
sa mémoire dans le champ culturel, se reprend son témoignage
en pleine figure. Ce qui l'oblige à une critique acerbe d'"Auschwitz
comme culture", et à un repli problématique dans la littérature,
tout en restant animé d’un désir d’adresse, hanté par un besoin
de transmission. Obligé de se glisser entre les discours de
négation, puis de déni, dénonçant aujourd’hui les symptômes
d'une sublimation culturelle suspecte, le témoignage semble
condamné à l'errance, passant d'une surdité radicale au paradoxe
avéré d'une consécration culturelle autrement sourde à sa vérité.
Dans cette zone floue entre “ la Littérature ” et “ le Témoignage ”,
le témoin devenant écrivain s’inscrit sur une limite indécise,
et indécidable, propre au “ témoignage littéraire ”.
D'une négation à l'autre : le témoignage en réponse
L'écrivain hongrois Imre Kertész a été déporté de Budapest
à Auschwitz, puis à Buchenwald à l'âge de 14 ans. La majeure
partie de sa vie aura été placée sous le signe de la violence
étatique : il connaît d'abord le nationalisme hongrois des
années 30, puis le nazisme, le stalinisme, et enfin ce qu'il
nomme le "communisme goulasch" des années 70, jusqu'à
la chute du mur de Berlin. Pour vivre, Kertész écrit des
livrets d'opérettes et des comédies musicales. I devient
même auteur à succès, pendant que commence secrètement un
travail souterrain, entamé à l'âge de trente ans : un roman
sur l'expérience du camp.
L'époque de sa rédaction a son importance puisque Kertész
commence à travailler à ce roman en 1960. A l’époque, il
a déjà lu les premiers témoignages de rescapés, et prendra
notamment comme contre-modèle Le grand Voyage de Jorge Semprun,
publié en 1963. Intitulé Etre sans destin, le roman fait
le récit de l'expérience des camps du point de vue d'un jeune
adolescent de 14 ans nommé György Köves, devenu un "musulman" dans un camp annexe
de Buchenwald, et retournant à Budapest à la fin de la guerre
après avoir été miraculeusement sauvé par l'organisation clandestine
à Buchenwald. Apparemment autobiographique, le récit s'avère
d'une cruauté cynique en faisant de son héros un personnage
énigmatique et stylisé à l'extrême, semblant comme détaché
de lui-même et de son expérience, et donc contraint de subir
intégralement la violence qui lui est faite sans jamais pouvoir
y réagir. L'expérience personnelle de l'auteur est ici d'emblée
mise à distance par une forme fictionnelle qui hérite explicitement
de l'Etranger de Camus.
L'écriture est assumée
comme tentative poétique d'"inventer Auschwitz […] ce qui signifie : le
préparer du point de vue du langage ".Elle est en cela
sans concession. Le texte d'Imre Kertész sur les camps, le
seul dans son œuvre qui soit une mise en forme narrative de
l'expérience, s'avère donc être une fiction autobiographique,
pénétrée d'éléments réels. Mais comme l'affirme l'auteur dans
le Journal de galère (ou Journal d'un galérien), dans lequel
il a consigné ses réflexions sur la littérature, la philosophie,
et surtout sur sa propre création poétique, de 1961 aux années
90 :
le plus autobiographique dans ma biographie est qu’il n’y
a rien d’autobiographique dans Etre sans destin. Ce qui est
autobiographique, c’est comment j’ai mis de côté, pour les
besoins de la vraisemblance, tout ce qu’il y avait d’autobiographique.
Dans le second roman de Kertész, Le Refus, le narrateur -
double de l'auteur - se souvient de l'écriture de son premier
roman, dont le titre n'est jamais mentionné mais dont le personnage
se nomme, tout comme celui d'Etre sans destin, Köves György
:
Mon travail, l'écriture du roman, revenait à atrophier systématiquement
l'expérience dans l'intérêt d'une formule artificielle - ou
si l'on préfère, artistique. (…) Mais pour pouvoir écrire mon
roman, je devais le considérer comme tout roman en général,
c'est-à-dire comme un produit composé de signes abstraits,
une œuvre d'art. Sans m'en rendre compte, j'avais pris mon
élan et sauté, passant d'un seul bon du personnel à l'objectif.
Ce que veut l'écrivain, c'est arriver
à donner forme esthétique à ce qu'il nomme l'"absence de destin" que désigne
le titre. Cette absence de destin représente la condition humaine
dans la société totalitaire : elle impose à l'homme un "destin
de masse" et lui interdit toute possibilité de destin
individuel. Représenter le "destin" de Köves György
en tant que tragédie, c’est "déplorer quelque chose qui
n’existe pas, la fausse conscience […] humaniste ". C'est
pourquoi "toute communication qui s'en tient à un personnage
représentatif, et en cela tragique, fait naufrage. Parce que
les personnages tragiques vivent dans l'univers du destin".
Et en cela, le témoignage de Kertész est autant une subjectivation
de l'expérience qu'une tentative d'"objectivation",
car pour répondre à la nécessité qu'impose la "communicabilité
esthétique de la violence", son personnage doit déjà être
en quelque sorte "abstrait" et débarrassé de tous
les traits d'un individu particulier, donc de l'expérience
subjective. Le sujet devient comme absent à sa propre expérience.
En effet, plus on donne d'importance à l'individu, à sa psychologie,
explique encore Kertész, "plus on minimise ce qui l'entoure,
c'est-à-dire la réalité d'un monde organisé pour tuer".
Le héros est donc un enfant "pour laisser Auschwitz devenir
langage". Il s'agit de
Pénétrer jusqu’au plus profond des personnages et des concepts
avec les moyens de 'l’extériorité'. Ne dire que le dicible
et compter sur le fait que l’œuvre finie, constituée exclusivement
de 'dicible' dans son ensemble – et son absence de mots – dira
plus sur l’indicible que si j’avais tenté de le saisir directement.
Si le récit de l'expérience au
camp est une resubjectivation poétique, le sujet s'y indétermine
donc radicalement dans le même temps, en réinventant une
structure romanesque capable de restituer l'"absence de destin" qui caractérise
l'homme fonctionnel soumis à un pouvoir totalitaire. Le modèle
du roman d’apprentissage est clairement revendiqué et dévoyé
de son sens pour être réutilisé à l'envers. Le héros, privé
de destin individuel, reconquiert par sa lucidité à l'extrême
fin du roman un destin qui lui serait propre, car il est "lui-même" le
destin. Ce roman d’apprentissage négatif raconte "non
comment l’on devient ce que l'on est, mais comment on devient
ce que l’on n'est pas." C’est "l’histoire d’une perte
de la personnalité, se déployant tout aussi lentement et impitoyablement
que celle du devenir d’une personnalité." Roman ironique,
à la cruauté diffuse, il parodie et disqualifie, en mimant
un récit initiatique, les modes de diffusion du savoir et les
modalités de transmission de la "mémoire des camps" qui
avaient cours dans les années 60 - 70.
L'acte de témoigner est donc indissociable du travail poétique
qui, au-delà d'un désir de transmission peut-être voué à l'échec
- du moins sous la forme qu'il a prise dans notre culture -,
fait signe vers l'exigence d'une littérature nouvelle, héritière
d'une certaine modernité littéraire redéfinie et refondée par
le thème des camps et de la violence politique, et qui serait
l'équivalent de la tragédie grecque dans le monde d'"après
Auschwitz", où l'absence de destin interdit le modèle
tragique. Cette littérature que Kertész appelle de ses vœux
dans les années 60 serait capable de restituer la "vérité
schismatique du témoin" telle que l'a définie Catherine
Coquio. Le schisme en question caractérise la relation du témoin
à la littérature, rendue problématique au nom du témoignage
de l'inhumain. C'est donc dans la forme poétique même que s'exprime
une critique implicite des discours institués sur le camp,
y compris des témoignages déjà publiés. Jorge Semprun, par
exemple, n'a pas réussi selon Kertész à résoudre le problème
de la "monotonie des faits", et du caractère "irracontable" du
meurtre de masse. Il a tenté de résoudre la monotonie par les
dérives de l'imagination, en décrivant les expériences sadiques
d'Ilse Koch, une gardienne à Buchenwald devenue célèbre. En
cela, il se rend coupable d'avoir cédé à une certaine facilité.
Le choix de la forme poétique, et par-là même éthique, résulte
d'une transformation : celle de l'expérience en "conviction
esthétique inébranlable". Et c'est dès lors "la vérité" même
qui "se transforme en une simple question de savoir-faire".
En écrivant Etre sans destin dans la Hongrie communiste d'après
guerre, où l'anti-fascisme recouvre la spécificité du génocide
des Juifs d'un voile idéologique dénégateur, Imre Kertész savait
déjà qu'il s'exposait à un "fiasco". Intitulé "le
Fiasco" (traduit en français par Le Refus), son second
roman est publié en 1988. Il est le second jalon posé par l'auteur
dans le cycle du témoignage. Roman dans le roman, il est composé
d'une première partie dans laquelle l'écrivain se met lui-même
en scène, confronté au refus de publication de son premier
roman, et à la recherche d'un nouveau sujet. Après avoir transposé
en roman l'expérience du déporté, Kertész stylise ici celle
de l'écriture même en train de se faire. Témoignage du refus
du témoignage par la société, Le Refus intègre ironiquement
les discours sur la réception ratée d'Etre sans destin, mais
aussi ses propres commentaires sur l'invention esthétique.
Le dispositif du second roman de Kertész définit donc une forme
réflexive, où l’écrivain se retourne sur le témoin ayant écrit
son roman sur Auschwitz, pour se voir refuser sa publication
et assister à son "fiasco". Ce qui soulève la question
de la finalité de son écriture : le rescapé qui commençait "à
considérer (s)on destin comme un destin d’écrivain" et "(s)a
vie à venir comme une source intarissable de pensées à exposer
en place publique" (Le Refus, p.53) se retrouve, en écrivant
pour les autres, "prisonnier" de son roman et du
regard de ces autres qui "veulent invalider (s)on expérience" (p.38).
Et il se réveille soudain transformé en écrivain, comme étranger
à sa propre expérience devenue matériau littéraire.
Ce qui contraint le narrateur, rescapé devenu écrivain comme "à
(s)on insu et sans (s)on consentement" à un retour aux
sources même de sa décision d’écrire, essayant de transformer
en nouvelle matière à écrire la vie d’après le camp. Ce retour
s’accomplit par le détour d’une parabole. Dans la seconde partie
du roman, l'écrivain ayant enfin trouvé son nouveau sujet –
l’origine même de son "destin d’écrivain" - s'essaie
à l'écriture d'un récit écrit à la troisième personne et intitulée "Le
Refus", fortement inspirée de l'écriture de Kafka. On
y retrouve le personnage principal d'Etre sans destin, Köves,
arrivé tout droit d'un passé brumeux, vague souvenir qui semble "cependant
ne pas être à [lui] mais à un autre" "dans un monde
situé au-delà de tous les interdits", où il y avait "un
enfant, un garçon qu'on avait emmené un jour pour le tuer".
Köves vient d'atterrir dans un pays étrange et jamais nommé,
dont il ignore ce qu'il doit y faire. Aux prises avec une société
bureaucratisée et absurde, le héros, tout comme dans Etre sans
destin, subit les événements comme s'ils lui étaient imposés
de l'extérieur, dans une indifférence passive et résignée.
Jusqu'à ce que survienne une prise de conscience, un moment
de lucidité aiguë, celui que représente la décision d'écrire
un roman… C'est donc la seconde fois que le personnage de Köves
György prend conscience de son "destin" propre. À
la fin d'Etre sans destin, Köves "prenait en main" son
destin pour refuser celui de victime, et devenait celui qui
racontait son expérience singulière aux autres, expérience
qui, "dans les intervalles de la souffrance" laissait
apparaître "le bonheur des camps de concentration" et
le "mal du pays" Auschwitz. Dans Le Refus, Köves
a presque oublié une expérience du camp devenue étrangère,
mais il se saisit une seconde fois de son destin pour tenter
sa retraversée du souvenir dans et par l'écriture. Transposant
ses souvenirs de jeunesse et ses débuts en tant que journaliste
dans la Hongrie communiste, Kertész narre ici la naissance
même de l'écrivain qu'il est devenu, et son fameux saut du "personnel
vers l'objectif" nécessaire à l'écriture.
Après la chute du mur de Berlin, l'œuvre de Kertész sort de
la clandestinité relative où la cantonnait la réception hongroise.
Invité partout dans le monde à parler de son œuvre et de son
expérience des camps, il est amené à développer sa critique
des discours sur la Shoah et de la réception des témoignages
dans plusieurs essais. Ceux-ci éclairent souvent son travail
littéraire, et témoignent d'une radicalisation de sa vision
critique au point de condamner toutes les manifestations d'"Auschwitz
comme culture". Ce qui amène Imre Kertész à réfléchir,
au cours des années 90, sur les formes d'héritage possibles
de l'événement destiné à devenir, après la disparition des
derniers témoins directs, matière à penser et à fiction pour
les non-témoins. Parallèlement, il achève ce qu'il appelle
la "métamorphose" de son destin devenu "destin
d'écrivain", ce qui lui permet peut-être de sortir du
témoignage pour entrer dans une écriture sans finalité de transmission
.
Née dans une famille juive de Vienne,
et déportée à l'âge de douze ans à Theresienstadt, puis à
Gross-Rosen après un passage à Auschwitz, Ruth Klüger publie
Refus de témoigner en 1992. La traduction française a le
même sous-titre que la version originale : Une jeunesse (Eine
Jugend). En revanche, le titre original en allemand est weiter
leben. Das Weiterleben, "la
survie" en français, s'écrit normalement en un seul mot,
contrairement au titre de Klüger où les mots "weiter" et "leben" sont
détachés. Cette séparation indique une césure, qui peut être
celle de l'"avant" et de l'"après" Auschwitz,
mais elle indique aussi une insistance sur le seul verbe "vivre" ("leben"),
qui prend ainsi un sens différent de "survivre" (weiterleben
ou überleben), "weiter" (plus loin) "leben" pouvant
signifier : vivre "encore", ou "vivre plus loin", "au-delà" :
weiter. Le titre contient à lui seul tout un programme, celui
de la rupture au sein même d'une continuité, soulignée par
l'emploi des lettres minuscules. L'expression "weiter
leben" étant intraduisible en sa nuance, la pertinence
du choix du titre français Refus de témoigner apparaît d'emblée
en ce qu'elle met en relation la survie, qui est donc vie au-delà,
par delà (de l'expérience), et le "refus de témoigner".
Quand ce livre a paru, Ruth Klüger n'avait encore jamais publié
de texte en prose mis à part des essais de critiques littéraire,
ni de texte relatif à son expérience de déportée. Gravement
accidentée en 1988, elle entreprend d’écrire ses souvenirs
à cette époque, durant sa longue convalescence. C’est précisément
cette proximité avec la mort, suite à son accident, qui crée
chez elle une besoin irrépressible d’écrire, besoin ou nécessité
presque subie : c’est l’Allemagne, ou ses fantômes qui lui
ont fait un dernier “ croche-pied ” ironique, et le témoignage
qui en résulte est “ ce qui (lui) est venu ”, ce qui “ est
sorti ” du cerveau après la chute, comme indépendamment d’elle.
Et le genre même du témoignage n’est peut-être qu’une contingence,
ou un faux choix : ce qui “ lui est venu ”, “ ce qui en est
sorti ”, elle l’a dit “ en témoignage ”. La phrase sonne presque
comme une concession. Là est peut-être la question : quelle
alternative est ici suggérée ? Ruth Klüger a-t-elle dit “ ce
qui lui est venu ” dans le “ genre ” testimonial, comme elle
aurait pu le dire en “ littérature ”, en “ poésie ” ? Quelle
est l’alternative au témoignage ?
L'expression "refus de témoigner" reprend en fait
le titre d'un poème écrit dans les années 60, lors d'un retour
d'Allemagne vers les Etats-Unis, où elle vit depuis 1949, et
inséré à l'extrême fin de son récit, dans l'épilogue. L'époque
de sa rédaction a son importance : les années 60 en Allemagne
sont celles des procès d'Auschwitz, et du réveil parfois brutal
d'une mémoire jusque là déniée. Et à la demande de témoignage
qui s'ensuit, Klüger ne peut répondre que par une fin de non
recevoir :
Tous les gendarmes m'ont interrogée,
Où que j'aille, sur les morts.
(…)
Mais les plus mensongers parmi tous les témoins
Sont loin d'être aussi peu fiables que je suis.
Le premier revenant peut me déposséder,
Car je dois repartir si l'un d'eux me dit : "Parle."
Le refus de témoigner annoncé par le titre est ambigu, il
peut être aussi bien une réaction à l'obligation de témoigner
que l'aveu d'une impuissance. Il reflète éventuellement la
certitude, en témoignant, de n'être ni écoutée ni comprise,
et de refuser par conséquent de lutter pour l'inscription du
témoignage dans le champ public. Ainsi, les poèmes jamais publiés
que Klüger écrit tout au long de sa vie restant son affaire
privée. Le refus serait donc à comprendre dans les deux sens
: non seulement refus de témoigner, mais refus d'entendre le
témoignage. Ce double refus en cache en fait un troisième,
celui qu'expriment les dernières lignes du texte, qui disent
un refus de témoigner désormais, après l'avoir fait, et avoir
“ témoigné ” comme malgré elle. Le témoignage de Klüger s'intercale
ainsi entre deux refus de témoigner, et s'adresse périlleusement
à une société qui risque de le refuser à son tour.
Le livre a paru en 1992 en Allemagne, plus de quarante ans
après la fin de la guerre. Ecrit en allemand, désigné explicitement
comme "un livre adressé aux Allemands" (comme le
démontre la dédicace, explicitée à la fin du texte : "Aux
amis de Göttigen. Un livre allemand"), Refus de témoigner
est un récit difficilement réductible au "témoignage" de
l'expérience des camps qu'il contient : il explore en effet
la forme du témoignage et du récit de jeunesse en y incluant
sa critique. Forme puissamment réflexive à l'allure essayiste,
le texte intègre son propre commentaire, et thématise sa situation
d'écriture, celle du témoignage d'"après le témoignage".
Klüger raconte non seulement son expérience du camp, mais l'histoire
de sa survie et de sa vie jusqu'à nos jours, superposée aux
différentes étapes de ce que nous avons décrit comme le "cycle
du témoignage".
Ainsi le récit, composé de quatre parties, ne consacre qu'une
seule d'entre elles (la seconde) à l'expérience des camps.
Dès les premières lignes se met en place l'alternance incessante
entre le récit et son commentaire, parfois digressif, le plus
souvent réflexif. Les souvenirs apparaissent autant comme récit
premier du dispositif, que comme réponse au discours mémoriels
et aux questionnements du présent de la narration. Les deux
strates temporelles semblent s'interpénétrer et se répondre
tour à tour, selon un rythme variable. À ce dispositif s'ajoute
l'insertion ponctuelle de poèmes rédigés tout au long de la
vie de l'auteur, soumis au discours critique qui commente leur
pertinence formelle. Ces poèmes sont la strate première du
témoignage, prenant son origine dans le cours même du processus
génocidaire (certains vers ont été inventés à Auschwitz), et
sont à ce titre les plus "innocents". Mais ils ne
sont pas exempts d'une forme d'esthétisation. Citant l'un de
ses poèmes ratés, Ruth Klüger, re-explicite ainsi l'aphorisme
d'Adorno du "poème impossible", à la page 42 :
Je ne suis pas d'avis qu'on a pas le droit d'écrire des poèmes
après Auschwitz. Je pense seulement que les poèmes, outre leurs
rythmes balancés et leurs rimes, sont aussi constitués de phrases
lourdes de sens, et que derrière elles se tapit souvent un
autre sens encore, qui consiste dans le cas présent, dans mon
cas, à refuser la vérité. Ce qui ne s'exprime pas ici, c'est
la fureur grinçante que nous autres devons tous éprouver un
jour ou l'autre pour répondre comme il convient aux ghettos
et aux camps d'extermination (…). Il faut avoir éprouver cette
fureur pour se calmer à nouveau; et lorsqu'on l'a éprouvée,
on n'écrira plus de poème comme celui-là, plus d'exorcisme
des chambres à gaz.
Le commentaire ironique traque
les maladresses des premiers poèmes et "Refus de témoigner", inséré à la fin de
son récit, n'échappe pas à la règle. Il dit pourtant quelque
chose d’essentiel, en ce qu'il représente le premier pas de
l'auteur vers une forme poétique "lucide". En cela,
il annonce le témoignage de la réflexivité totale des années
90.
Confrontée tant en Allemagne qu'aux Etats-Unis aux multiples
dérobades d'un entourage voulant ignorer son expérience, Ruth
Klüger a choisi d'intégrer à sa forme les incessantes mises
en péril de son récit suspendu. Les discours du doute sont
d'abord ceux des autres. Ceux des Allemands, ironiquement appelés "peuple
de surmonteurs" (terme faisant référence à la Vergangenheitsbewältigung,
l'effort pour "surmonter le passé" en Allemagne depuis
la "querelle des historiens" de 1986), décrits comme
enfermés dans une contradiction stérile : celle qui les fait
osciller entre un excès de culpabilité prenant les aspects
d'une véritable frénésie commémorative, et un ardent désir
d’oubli. Plusieurs personnages apparaissent comme simples interlocuteurs,
êtres de discours dont les remarques donnent la réplique à
l'auteur et deviennent prétexte à réactions et commentaires :
Gisela par exemple, l'Allemande née après la guerre, si prompte
à relativiser les faits en se montrant "soucieuse de faire
entrer tout ce qui s'était passé dans son imagination limitée" (p.94)
et en ramenant les événements au dénominateur commun d'"une
conscience allemande tolérable".
Pour éviter l’écueil d’une mémoire vidée de son sens, il faut
se méfier de tout interdit de comparer, car sans comparaison,
nous dit Klüger, "on ne peut formuler aucune pensée, et
on en reste au fonctionnement à vide de formules qui tournent
en rond, comme dans la plupart des discours de commémoration".
Mais il faut tout autant se garder d'un comparatisme fébrile,
qui finit par "établir des équations dont les solutions
sont fausses". À chaque fois qu'un problème d'interprétation
est soulevé, une thèse est rejetée en même temps que son envers
: la construction contradictoire de ces discours alternés trace
le chemin tortueux de la pensée qui se fraie une voie, en puisant
ses sources dans un récit capable de restituer la vérité subjective,
et en cela valable, du témoin.
Télescopant de manière vertigineuse son expérience d'alors
dans une forme d'essayisme réflexif qui tutoie son récit, dans
un entrelacement de commentaires sur l'écriture testimoniale
et sa réception, le témoignage est sans cesse confronté aux
discours qui l'attaquent, le mettent en question en le mettant
en abyme. Au point même que l'on est en droit de se demander
si la forme du récit ne signale pas, d'une certaine manière,
son impossibilité paradoxale à respecter encore le code du
témoignage comme simple narration d'une expérience. Car le
récit tardif de Ruth Klüger montre en fait une impossibilité
de témoigner de la même façon, selon que l'on se situe au début
ou à la fin du "cycle" du témoignage. C’est pourquoi,
écrit-elle, s’"il est absurde de vouloir représenter physiquement
les camps tels qu'ils étaient à l'époque",
(…) il est presque tout aussi absurde de les décrire avec
des mots, comme s'il n'y avait rien entre nous et le temps
où ils ont existé. Les premiers ouvrages sur la question, après
la guerre, le pouvaient sans doute encore, ces livres qu'alors
personne ne voulait lire, ce sont portant eux qui depuis ont
transformé notre pensée, de telle sorte que je ne peux aujourd'hui
parler des camps comme si j'étais la première à le faire (…)
comme si tous ceux qui liront ce qui est écrit ici ne savaient
pas déjà tant de choses qu'ils pensent en savoir assez, et
comme si tout ça n'avait pas été déjà exploité - politiquement,
esthétiquement, et même comme une forme de kitsch.
La forme hyper réflexive, qui peut finalement apparaître comme
le constant parasitage d'un récit premier devenu inutile, ou
impossible, est peut-être simplement le signe de la fin du
cycle testimonial. Ou l’utilisation concédée d’une “ genre ”
fatigué, épuisé, qui se retournerait une dernière fois sur
lui-même avant la disparition des derniers à pouvoir “ témoigner ”
de ces événements-là. Avant l’apparition d’autres témoins,
d’autres catastrophes, et le commencement de nouveaux cycles
testimoniaux.
La surdité au témoignage
Chacun à leur façon, les textes de Ruth Klüger et Imre Kertész
opèrent donc un retour réflexif sur l'écriture du témoignage
et sa réception. Ce retour, qui fait du témoignage un auto-commentaire,
s'exprime au moyen d'une forme particulière, proche de l'essai
chez Klüger, et plus directement littéraire chez le Kertész
de la trilogie de l'"absence de destin". Cette
forme réflexive semble donc indiquer, chez l'un comme chez
l'autre, une volonté d'inscrire le témoignage dans l'horizon
d'une guerre pour sa transmission, et qui passerait autant
par le travail poétique que par une virulente critique de
la réception du témoignage dans l'espace public.
La seule libération pour le témoin est la "traversée du
souvenir" à travers l'écriture, selon l'expression de
Kertész, en fait une re-traversée réinventée au moyen d'une
forme poétique singulière. Mais les autres modes du souvenir,
ceux que la société "après Auschwitz" a trouvés pour
inscrire la mémoire des rescapés dans le champ culturel, finissent
par enfermer le témoin. L'intégration de la Shoah dans la conscience
européenne et occidentale ne se fait donc qu'au prix de malentendus.
Le génocide, nous dit Kertész, est désormais condamné à être
stylisé par son souvenir, jusqu'à être culturellement sublimé.
Ou à réapparaître sans se faire annoncer, et sans se laisser
percevoir, sous forme de praxis impensée, pur nihilisme en
acte. L'écrivain hongrois ne veut pas dire autre chose, lorsqu'il
écrit dans son Journal de Galère : "Le camp est exclusivement
imaginable en tant que littérature, mais pas comme réalité".
Le lecteur-spectateur reste plus protégé que jamais de la réalité
du camp et du génocide, en regardant un film de Spielberg ou
en lisant Anne Frank, devenue égérie de la résistance à l'inhumain,
alors même que son journal s'arrête avant sa déportation, faisant
d'elle une victime à l'humanité intacte.
La réception d'Anne Frank représente pour Kertész et Klüger
un exemple parfait du refus de la société de se confronter
aux implications du génocide. Ruth Klüger a été fortement inspirée
par la lecture du livre de Cordelia Edvardson, L'Enfant brûlée
recherche le feu. Dans ce récit, l'auteur, déportée en tant
qu'enfant puis recueillie après la guerre par des parents adoptifs
en Suède, essaie de prêter voix à "la petite fille" qu'elle
fut, dévorée par la violence de son ressentiment, cloîtrée
dans une rage mutique, s'isolant d'un monde qui veut vivre "comme
avant", "qui a tellement besoin que les rescapés
soient encore vivants, en chair et aussi dans leur âme, et
que toutes les plaies [puissent] guérir". Un monde qui
exige d'elle un oubli et une insouciance impossibles :
Sa rage ne lui permettait pas de laisser les autres avoir
pitié d'elle ou s'occuper d'elle. Ils ne s'en sortiraient pas
si facilement ! Ils ne devaient pas avoir le droit de pleurer
sur elle, comme ils pleurnichaient à propos du journal d'Anne
Frank. (…) A travers les lettres si émouvantes à 'Kitty' le
monde obtint sa catharsis pour un prix dérisoire - à moindre
frais, et de jolies jeunes actrices obtinrent un rôle prometteur,
qu'elles pourraient jouer dans un film ou au théâtre, pensait-elle
pleine de haine.
Le personnage écrivain du Refus, essayant maladroitement de
défendre son roman refusé par les éditeurs lors d'une conversation
avec d'éminents intellectuels, le Hongrois Sas et Grün le Hollandais,
révèle à ses interlocuteurs le sujet de son livre : Auschwitz.
Grün l'Occidental, a une réponse embarrassée :
- (…) chez nous, en Occident, pour les romans, ce n'est pas
facile non plus : il y a des pros, n'est-ce pas, qui savent
comment il faut faire. Un tel sujet, pour faire du business
avec, eh bien, il faut quelque chose de plus ! Avec Anne Frank,
les Hollandais ont déjà…euh…
- Réglé le problème, dis-je, me précipitant à son secours.
Avec le personnage d'Anne Frank,
le monde obtint sa catharsis. L'histoire de cette jeune fille
a autorisé les "humanistes
professionnels" à vivre comme avant, à ne pas entendre
la voix des enfants qui ont été déportés et qui sont revenus
raconter leur expérience. Ce que veut le monde, c'est invalider
l'expérience de ces enfants, celle d'une humanité non intacte.
Pour Klüger, comme pour le petit personnage d'Etre sans destin,
la confrontation au "besoin des adultes de remettre en
question la capacité d'expérience des enfants" est fondatrice.
Ce besoin n’est-il pas plus grave que le négationnisme faurissonien
? Pour Kertész, ce dernier représente en effet une vraie blague
de potache, autant qu'un pathétique anachronisme, comme il
l'explique lors d'une récente intervention à un colloque :
Lorsque j'entendis pour la première
fois l'expression "le
mensonge d'Auschwitz" ("Auschwitz-Lüge" en allemand),
je pensais - car l'allemand n'est pas ma langue maternelle
- que les néonazis répandaient le mensonge selon lequel leur
intention n'était pas de remettre au goût du jour les méthodes
d'Auschwitz, la pratique du génocide. Lorsque j'appris ensuite
qu'ils niaient l'existence même d'Auschwitz, et le fait même
de l'extermination devenue travail quotidien et systématique,
je fus extrêmement surpris. Mais avec quel argument veulent-ils
donc séduire leurs partisans ?
Le monde semble partagé entre deux impossibilités liées, celle
d'expliquer le génocide (en ce qui concerne la Shoah), et celle
de le concevoir et le voir lorsqu'il se reproduit ailleurs.
Visiblement, nous dit Kertész, le génocide est voué à n'être
certes pas une culture européenne : car seule sa mémoire intègre
la culture, tandis qu’il demeure impensé, au point même que
les sciences sociales et humaines proclament son caractère
inintégrable.
Les deux écrivains dénoncent, chacun à leur manière, ce que
Klüger appelle "la culture muséale des camps", "rideau
de fer barbelé que le monde de l'après-guerre a baissé" sur
eux en érigeant monuments et musées, "séparant radicalement
les spectateurs des victimes" et réalisant ainsi "l'objectif
exactement inverse de la mission qu'ils prétendent se donner".
Dans une nouvelle publiée en 1998, Kertész fait le récit d'une
quête mémorielle impossible, celle d'un rescapé qui retourne
visiter le camp où il fut déporté. Le "chercheur de traces",
à la recherche des vestiges de son passé concentrationnaire,
ne trouve qu'un musée flanqué d'une buvette dérisoire, envahi
par des touristes au regard distrait. Il doit se raccrocher
aux couleurs, aux odeurs, fermer les yeux et laisser place
à la vision hallucinatoire de ses fantômes, qui, sous les traits
d'une Antigone, errent parmi les traces absentes qu'aucun musée
ne saurait évoquer. Pour Ruth Klüger, le lieu du camp est vide
des événements passés ("Il te faut les lieux. Moi, les
noms me suffisent", réplique-t-elle en imagination à Lanzmann
en voyant Shoah). Seule la mémoire est "invocation efficace" des
fantômes, c'est-à-dire rien d'autre que "magie". "Et
la magie est de la pensée dynamique" qui devient écriture,
récit guidé par les noms de lieux des camps traversés, puis
des lieux d'exil et de la "survie", de la vie "au-delà", "par-delà" les
camps, celle du weiter leben.
Le cycle du témoignage prend fin avec la disparition des derniers
rescapés, disparition que la société finit même par souhaiter,
affirme cyniquement Kertész, pour achever de "cannibaliser
l'événement pour en faire du kitsch", selon l'expression
de Ruth Klüger.
Le sujet devient buisson ardent sur une terre sacrée où on
ne peut pénétrer que pieds nus dans une humilité servile.
Le témoin ayant témoigné est à son tour sacralisé, et devient
une égérie culturelle assignée à témoigner, réduite à son expérience.
Ruth Klüger raconte les circonstances de la publication de
ses premiers vers. Ils étaient
Insérés dans un texte larmoyant et pathétique, sollicitant
la pitié du public qui aime les enfants. (…) Je voulais être
considérée comme une jeune poétesse qui avait été en camp de
concentration, et non pas l'inverse, comme une enfant des camps
qui avait composé quelques vers.
Ce qui lui fera dire plus tard
qu'Auschwitz demeure un "corps
étranger" à son existence, un "épouvantable hasard" non
constitutif de son identité fondamentale. C’est pourquoi, tout
comme Kertész, elle récuse le modèle esthétique de la tragédie
:
Il ne faut pas confondre les lois de la statistique avec la
prédestination, car ces lois ne choisissent ni ne portent de
jugement de valeur. (…)
C'est précisément le dilemme : pour nous, gens d'aujourd'hui,
la statistique joue le rôle que jouait la nécessité dans la
tragédie, pour les gens d'un autre temps qui croyaient au destin
; mais à la différence de la tragédie, la statistique est très
peu productive dans le détail.
Le principe de la tragédie, qui cherche la nécessité dans
le cas particulier, est une superstition.
Nous sommes bien devant un problème
d’ordre esthétique qui a des conséquences sur la narration
et la forme même du témoignage. Dans l'écriture romanesque
choisie par Kertész, la seule péripétie, le seul élément
tragique qui puisse subsister, est selon lui la question
de la survie. Mais dans l'écriture plus directement autobiographique
de Klüger, le risque encouru est celui qui transforme le
témoignage en "escape-story", "car
si on écrit c'est qu'on est vivant". Les deux auteurs
critiquent donc le développement d'un conformisme relatif à
la Shoah, et d'un sentimentalisme demandeur d'escape-stories
riches en rebondissements, terminant par le happy-end d'une
expérience "surmontée" et "dépassée". Ce
dont Ruth Klüger se défend absolument, en écrivant plus loin
:
Seulement le lecteur amoureux de vérité ne devra pas mettre
le happy end des dédales de mon enfance (si l'on peut qualifier
de happy end le seul fait de continuer à vivre) sur le compte
de l'espoir, ni le mien, ni surtout le sien propre.
La mémoire de la Shoah, dit Kertész,
finit par être confisquée aux témoins, et l'on en fait des
produits culturels et commerciaux, fétichisant l'objet littéraire
que devient le témoignage, et renvoyant dos-à-dos l'expérience
du camp et l'expérience de l'écriture comme forme de rédemption.
Le film de Spielberg est en cela un parfait exemple d'Auschwitz
comme mauvaise culture, comme "sous-culture". Essayant de représenter l'univers
des camps de façon réaliste, reproduisant avec un détaillisme
maniaque chaque recoin du camp, Spielberg ne tire pas les conséquences
éthiques de l'événement génocidaire. C'est l'idée d'Homme "écrit
en lettres capitales, et avec (elle) l'idéal de l'Humain" qui
ressortent intacts de la Shoah, à la fin de La Liste de Schindler,
sous les traits d'un petit chaperon rouge prêt à être englouti
par le monstre Auschwitz, ou dans les scènes technicolor où
l’on voit les rescapés et leur descendance dans l'Israël d'aujourd'hui.
Pour Kertész, un exemple
de film réussi reste celui, tant décrié, de Roberto Benigni,
qui raconte les efforts d'un père clown devenu magicien pour
faire croire à son fils qu'Auschwitz n'est qu'un jeu, et que "la vie est belle". En cela, Benigni
a fait le choix de tourner le dos au réalisme, se situant aux
antipodes du "sentimentalisme concentrationnaire" que
symbolise pour Ruth Klüger une plaque commémorative portant
le nom d'un enfant assassiné à Buchenwald, comme une synecdoque
dérisoire. Et Kertész vilipende les "puritains" de
l'Holocauste et autres "usurpateurs" qui demandent
si l'on a le droit parler de la Shoah de cette façon… En essayant
de coller au plus près de la réalité des détails, Spielberg
s'est paradoxalement fourvoyé dans le kitsch de l'euphémisation,
tandis que le "conte tragique" de Benigni réussit
le pari courageux d'une fable non-réaliste, mais juste.
Les rescapés eux-mêmes n'échappent pas au commentaire ironique
de Kertész qui raille leurs "regards inquiets qui collent
à chaque ligne, chaque centimètre de pellicule mentionnant
la Shoah : la représentation est-elle crédible, l'histoire
exacte, avons-nous vraiment dit cela, ressenti cela, le seau
se trouvait-il effectivement à cet endroit-là, précisément
dans ce coin de la baraque, la faim, l'appel, la sélection
étaient-ils vraiment ainsi, et ainsi de suite…". Cette
lutte absurde pour préserver une représentation "véridique" semble
d'autant plus avoir perdu son sens depuis l'apparition de l'imposteur
Binjamin Wilkomirski, transformé en "Gourou de l'Holocauste" grâce
à un faux témoignage qui semblait tellement authentique...
On peut songer encore à une scène saisissante, dans Kaddish
pour l'enfant qui ne naîtra pas, où Kertész renvoie dos-à-dos
les discours des rescapés, enfermés dans une concurrence des
victimes qui n'avoue pas son nom, et les discours de l'"indicible" et
de l'"impensable" ayant décrété qu'"Auschwitz
ne s'expliqu(ait) pas".
Ruth Klüger et Imre Kertész se vengent donc de tous les discours
institués sans exception, en les intégrant et les confrontant
à leur propre vérité de témoin, pour réinscrire parfois avec
violence leur mémoire en réponse. Que Refus de témoigner soit
devenu un véritable best-seller, et que l'œuvre de Kertész
ait été récemment récompensée par un prix Nobel, cela doit
certainement nous réjouir, tout en laissant subsister une crainte
diffuse : celle d'un malentendu toujours présent, prêt à cannibaliser
les œuvres et à transformer, une fois de plus, leur iconoclasme
en nouvelle orthodoxie…
Les constats profondément pessimistes de Ruth Klüger et Imre
Kertész nous signifient-ils pour autant que leur lutte pour
la transmission a échoué ? D'abord méditation infinie sur le
sens de la destruction subie par le rescapé, le témoignage
est ici forcé de se constituer en réponse aux discours qui
ne cessent de continuer de le nier ou de l’ignorer. Les deux
œuvres, à travers la forme réflexive qu'elles sont comme contraintes
d'adopter et de radicaliser jusqu'à la disparition même du
récit derrière son commentaire, montrent comment le témoignage
finit par se mordre la queue à force de se retourner sur lui-même.
Si le témoin ne se heurte qu'à la surdité, de quel espoir peut
vivre l'expression littéraire du désespoir du rescapé ? Et
que devient alors le témoin, lorsqu'il a épuisé la forme de
son témoignage ? Sa "sortie" du témoignage est-elle
un salut ? Une libération ? Une mort ou une disparition ?
Ecrire, contre tout espoir
Nous poser ces questions revient à décaler notre point de vue,
la question étant de savoir si, en “ sortant ” du témoignage,
en devenant “ littéraire ” en quelque sorte avant que d’être
“ testimonial ”, le texte changeait de nature profonde. Changement
qui impliquerait une “ métamorphose ” qui verrait l’“ écrivant ”
devenir un “ écrivain ” qui aurait su se “ libérer ” de son
lien douloureux entre écriture et survie. Ainsi, cette interrogation
sur le statut du témoignage et de son appartenance problématique
à la littérature est indissociable de celle sur le statut
du survivant-témoin.
Le survivant de la destruction génocidaire entretient avec
la littérature un rapport d'étrangeté, oscillant entre espoir
de transmission et désespoir de la transmission avérée impossible,
entre bonheur d'écrire et désespoir de ne jamais pouvoir rompre
avec le revenant qu'il fut. Dans ses textes consacrés au témoignage
et publiés ces dernières années dans sa revue L'Intranquille,
Philippe Bouchereau a appelé "désappartenance" la
scission de l'humanité d'avec elle-même qu'effectue la destruction
génocidaire. Le témoignage est alors selon Bouchereau la forme
que prend le retour à l'humanité du rescapé ayant vécu sa désappartenance
à l'humanité.
Dans l'un de ses textes les plus récents intitulé "Méditer
la désespérance", P. Bouchereau remet cependant en question
la possibilité même du retour à l'humanité par le témoignage,
en décrivant le rescapé comme condamné à la "désespérance" de
sa désappartenance. La seule réappartenance du témoin y est
formulée comme réappartenance à lui-même, et non à l'humanité.
Cette désespérance mène ici à un isolement irrémédiable, au
point que le rescapé a le sentiment non seulement d'être délié
du reste de l'humanité, en laquelle il ne croit plus, mais
d'être à lui tout seul l'humanité en reste. Au cours de la
rédaction d'Etre sans destin, Kertész écrit dans son journal
qu'il a l'impression de témoigner "comme si il était le
dernier qui vit encore et qui peut parler".
L'écriture devient alors un approfondissement de soi-même en
soi-même, écrit Bouchereau, au point de se séparer de soi-même.
La désubjectivation que suppose l'écriture, et qui lui est
constitutive, comme le rappelle Giorgio Agamben dans Ce qui
reste d'Auschwitz, se radicalise ici et devient scission de
soi d'avec soi-même, au risque d'un anéantissement du "je" qui
rendrait l'écriture elle-même impossible. Si bien que la littérature
se transforme elle-même en risque majeur, celui de rendre étranger
au rescapé le matériau dont elle procède, et de "distille(r)
(s)a réalité indicible en signes" qui le dépossèdent à
la fois de son expérience vécue et de son "verbe".
Dans l’œuvre d’Imre Kertész, il semble exister nombre d’éléments
qui révèlent cette interrogation torturée sur le statut du
témoin, et ses conséquences sur celui de son écriture. Dans
Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, récit qui clôt la "trilogie
de l'absence de destin", l’auteur achève d'explorer les
aspects du témoignage, cette fois à la manière hyperréflexive
d'une méditation sur la littérature, sur le rapport de son
écriture avec l'expérience du camp et la transmissibilité de
cette expérience, enfin sur la capacité de l'écriture à permettre
d'y survivre. Seule forme de survie possible, la littérature
est cependant le contraire du bonheur, le contraire même de
la vie. L’aboutissement du chemin jalonné de prises de conscience
que parcourent les personnages de la trilogie de l'absence
de destin (on ne retrouve pas Köves György dans ce dernier
volet, mais un écrivain nommé B.), c’est l'existence du témoin
devenu écrivain, transformée à ce prix en inexistence, le destin
d'écrivain s'accomplissant au péril d'une négativité radicale,
celle de la vie et de l’écriture envisagées comme lents processus
d’autoliquidation :
mon travail ne consiste qu’à creuser, à continuer de creuser
la tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans
l’air
répète le narrateur, le motif de
la métaphore célanienne de la "Fugue de mort" ponctuant le récit tressé comme "écheveau" ou "tissu
musical". L'écrivain B. envisage son existence comme impossibilité
radicale de toute transmission, à travers les motifs de la
paternité, de l'amour et de l'éducation devenus impossibles
dans un monde "après Auschwitz". L'"inexistence" de
cet enfant "qui ne naîtra pas" finit par être considérée
par l'écrivain comme "la liquidation radicale et nécessaire
de (s)on existence". L'existence - au sens de la possibilité
d'un choix - est impossible, hormis dans la seule forme qu'elle
peut prendre : celle de la survie dans l'écriture comme nécessité.
Quand l'écriture s'arrête, B. reste "dépouillé, les mains
vides", l'écriture est devenu son seul moyen de survivre
à sa désappartenance, c'est là la "véritable nature de
(s)on travail" :
car si je ne travaillais pas, j’existerais, et si j’existais,
je ne sais pas à quoi cela m’obligerait, (…) bien que mes cellules,
mes entrailles s’en doutent certainement, puisque c’est pour
cela que je travaille sans relâche : tant que je travaille,
je suis, si je ne travaillais pas, qui sait si je serais.
Si B. croyait, avant "la vraie lucidité",
que l'écriture pouvait représenter une forme de salut, il
pense désormais avoir compris que ce salut n'existe pas,
seule subsiste sa liquidation programmée par le pouvoir du
père ou par celui de Dieu, ce même pouvoir qui a pris la
forme d'Auschwitz, celle d'un destin imposé de l'extérieur,
un destin de Juif au temps d'Auschwitz.
Méditant sans fin sa propre désappartenance à l'humanité, et
pour finir à lui-même à travers un "sentiment d'altérité" radicale
qui le rend étranger à son propre corps, B. a perdu tout espoir
de trouver une écoute compréhensive de son récit. La question
du rescapé désespéré de l'humanité est donc de savoir "pour
qui" il témoigne. Imre Kertész ne cessera jamais de se
poser cette question. Ainsi il décrit en 1973, dans son journal,
la méditation sans fin à laquelle le "condamne" son
expérience de la désappartenance :
Rien ne m'intéresse vraiment hormis le mythe d'Auschwitz.
Si je pense à un nouveau roman, revient toujours ce thème d'Auschwitz.
Peu importe ce à quoi je pense, je pense toujours à Auschwitz.
Même si je parle apparemment d'autre chose, je parle d'Auschwitz.
Je suis le medium de l'esprit d'Auschwitz, Auschwitz parle
par ma bouche. Et tout le reste ne me semble qu'idioties. Et
pas seulement pour des raisons personnelles. Auschwitz (…)
est le plus grand trauma des hommes depuis la crucifixion,
et même si cela devait durer des décennies ou des siècles avant
qu'ils en prennent conscience. Si ce n'est pas le cas, peu
importe, de toute façon. Mais alors pourquoi écrire ? et pour
qui ? (…)
Je crois de moins en moins à la littérature, à la fiction
On voit ici à l’œuvre chez l’écrivain Kertész la rumination
douloureuse de son statut de témoin, qui lui fait interroger
la littérature en l’empêchant désormais de “ croire ” en elle,
et lui interdisant dans le même temps la possibilité même de
sortir du testimonial, le “ testimonial ” étant ici entendu
non comme forme, mais comme genre littéraire impliquant une
méditation infinie sur le sens de la destruction subie.
La logique paradoxale de la possible appartenance du témoignage
à la littérature est ici résumée : “ pourquoi écrire et pour
qui ”, si le monde refuse le témoignage ? Et comment croire
en la “ Littérature ”, dégagée de cette tension impérative
de la transmission, si l’écrivain est condamné à rester rivé
au témoin du revenant qu’il fut ?
La métamorphose heureuse : vers une disparition du témoignage
?
Comment saisir le sens de la désespérance si l'art ne peut
plus être un lien entre le témoin et le lecteur ou, comme le
répète l'écrivain B., une adresse à quelque Dieu "qui
aurait honte à cause de nous et (éventuellement) pour nous" ?
Cette désespérance du témoin devient le lieu même selon Ph.
Bouchereau d'un retournement vertigineux : son désespoir permet
au rescapé de passer à un au-delà de l'espérance, à un espoir
non espérant (donc un espoir revenu de l'illusion de la foi
en l'humain), et cet espoir serait l'écriture. L'écriture est
l'espoir contre toute espérance de la transmission du sens
du témoignage qu'est la désespérance.
Kertész interroge ce paradoxe quand il écrit, dans son dernier
livre intitulé Un autre. Chronique d'une métamorphose :
dans la croyance religieuse, c'est surtout et essentiellement
le point de départ qui est vrai, à savoir que la situation
de l'homme est désespérée. Je demande : peut-on croire en la
désespérance ? Car moi, il me suffit de croire cela, et je
ne suis pas désespéré.
Le pari qu'est l'écriture est donc de l’ordre de la foi, une
foi qui n'est certes pas la confiance restaurée dans l'humain,
mais qui préserve quand même un reste de confiance :
(…) si ma foi enfantine dans les valeurs originales - je dirais
originelles - n'était pas restée intacte, je n'aurais jamais
rien pu créer.
Il est donc possible de lire autre chose qu’un désespoir radical
dans l'œuvre d'Imre Kertész. Cette autre dimension est celle
de sa métamorphose en écrivain. Et cet écrivain entretiendrait
un rapport à l’écriture qui serait de l’ordre de la foi. Non
espérant en l’humanité, la situation de l’homme étant “ désespérée ”,
il garde une foi en l’écriture même. S'inscrivant paradoxalement
en parallèle à la méditation sans fin de la désespérance du
rescapé, la métamorphose du témoin en écrivain peut aboutir
à une sortie du témoignage et un repli dans le bonheur de l'écriture
littéraire et de la fiction.
Mais pendant que le philosophe articule des concepts en suivant
le cours limpide d’une pensée qui mènerait de la désespérance
à l’ “ espoir non espérant ” de l’écriture, l’écrivain reste
souvent dans une zone floue, et une praxis indécise. Ce qui
le fait continuellement osciller entre désespérance et plaisir
d’écrire : Kertész hésite, déclare sa “ sortie ” du testimonial,
puis revient en arrière, s’autocite, se complète, s’autorectifie,
se ressasse, tente de se ressaisir de son identité floue et
de son “ objet ” d’écriture à travers ce ressassement incessant
même. Il refuse d’abord le témoignage, auquel on l’assigne,
puis refuse la littérature, qui brade son témoignage. Le témoin
devenu écrivain, ou l’écrivain rescapé d’une catastrophe génocidaire,
fait l'expérience d'un “ terrain mouvant, qui impose sa propre
logique du double refus ”. Cette double logique contradictoire
des refus n’est pas maîtrisable, et l’auteur ne peut que tenter
de l’apprivoiser.
L’idée d’un sauvetage heureux, parfois même d’un salut, rejetée
dans le Kaddish, devient centrale dans le dernier livre d’Imre
Kertész, Un autre. Chronique d’une métamorphose. L'auteur se
dit cette fois personnellement sauvé par sa "métamorphose" en
écrivain, même si le monde laisse Auschwitz impensé et refuse
de prendre la mesure de son propre traumatisme. L'écriture
ne peut certes pas être "sauvée" de la négativité
totale de la destruction génocidaire, mais la continuation
du jeu poétique, jusque dans l’énonciation de la négativité
totale, permet de maintenir l'équilibre fragile d'une existence
schizophrénique, qui finit par être assumée et apprivoisée.
Cette existence est l'expérience continue d'une scission permanente
de soi d'avec soi-même, et qui fait du "je" un "autre" indéterminé.
Ce qui lui fait écrire dans Un Autre de véritables dialogues
intérieurs entre K, appelé "l'écrivain", et "moi",
ce moi pouvant être le rescapé. Ruth Klüger décrit une expérience
schizophrénique analogue, quoi que bien moins douloureuse,
quand elle revient, à la fin de son récit, sur le processus
de l’écriture et les débuts de son "débat" avec ses "fantômes" :
La vieille femme qui peu à peu prend de la place en moi parle
au chat jusqu’à ce qu’il réponde en miaulant et que je puisse
imaginer que c’est un dialogue.
Pour Klüger, cette scission n’est peut-être pas si lourde
à porter. Le témoignage est ce qui “ vient ” et “ sort ” lorsque
l’on tombe sur la tête, et que l’on dit “ en témoignage ”,
comme on le dit “ en littérature ”. On se choisit alors un
“ genre ” littéraire et une “ forme ” testimoniale pour la
revisiter, la réinventer, la retourner en la mettant, elle
aussi, la tête à l’envers. Chez Klüger, le “ témoignage ” semble
presque une concession faite au monde empêtré dans ses conflits
mémoriels, voué à disparaître avec les derniers témoins. A-t-elle
tant besoin d’une métamorphose, alors qu’elle affirme qu’Auschwitz
reste un “ corps étranger ” à son existence ?
L’oscillation schizoïde entre le je indéterminé de l’écrivant,
et celui, hyperdéterminé, du survivant, semble plus pesante
pour Kertész, chez qui elle se double véritablement d’un questionnement
angoissé sur le statut de l’écriture. Lequel questionnement
ne peut que rester sans réponse, parce que le témoin devenu
écrivain témoigne pour ainsi dire à l’infini, tout en le refusant.
Il peut finir par s’accommoder de cette existence scindée,
et de cette indécidabilité du statut de son œuvre. Ce qui lui
permet de plonger par moments dans le bonheur “ innocent ”
de s’indéterminer dans les mots : "Ma seule identité,
c'est l'écriture", affirme Kertész, ayant fini par se
rendre indépendant du témoin, et même de son expérience, aidé
en cela par la désubjectivation-indétermination opérée par
l'écriture : ainsi dans Le Refus, l'écrivain raconte comment
sa propre expérience, décrite dans le roman, lui devient étrangère.
Cette étrangéisation de l'expérience à soi-même constitue peut-être "le
saut du personnel vers l'objectif" nécessaire à l'écriture,
et à la transmission. C'est parce qu'il pressent cette nécessité
que, dans le récit inséré dans Le Refus (intitulé "Le
refus" et racontant justement la naissance de l'écrivain),
le personnage de Köves prend conscience qu'il doit faire de
son destin un destin d'écrivain :
(…) il lui était arrivé quelque chose d'irréversible : tout
ce qui arrivait et arriverait, c'était à lui que cela arrivait
et arriverait, et plus rien ne pourrait jamais lui arriver
sans la conscience aiguë de cette présence. Bien qu'il fût
encore vivant, il avait déjà vécu sa vie, et il aperçut soudain
cette vie sous la forme d'une histoire lointaine, accomplie,
close et achevée qui lui était tellement étrangère qu'il en
fut atterré. Et si ce spectacle éveillait en lui un espoir,
celui-ci était inspiré uniquement par cette histoire, Köves
avait seulement l'espoir que si lui était perdu, au moins son
histoire pouvait-elle encore être sauvée.
Le plus important pour l’écrivain
est finalement non son roman, mais "ce qu’il aura vécu à travers lui, par son écriture".
Au point même de considérer que son expérience n'a finalement
été qu'un simple matériau, cannibalisé pour faire œuvre, et
mener vers une forme de salut:
Je ne reculais devant aucun moyen ni aucune peine : j'ai mené
mon combat contre le temps et je lui ai extorqué mon butin.
Je me suis rassasié de ma propre vie. J'étais riche, lourd,
mûr, j'étais arrivé au seuil d'une métamorphose. Je me sentais
comme un poirier sauvage qui aurait envie de donner des pêches.
Le péril de cette métamorphose
est de finir par épuiser le matériau et le désir même d'écrire,
angoisse qui surgit parfois et fait dire à Kertész : "j'inexiste".
S'interrogeant sur la finalité de son œuvre, l'écrivain y
voit l'ambivalence entre ses identités scindées, celle du
rescapé ayant voulu témoigner pour les autres et le monde,
et celle de l'écrivain ayant voulu écrire sans finalité,
pour le seul plaisir de s'indéterminer dans la langue et
les mots.
Au terme de sa métamorphose, racontée dans Un Autre, "K,
l'écrivain", souffle la réponse à l'angoissante question
au "moi" inquiet :
Je ne veux plus convaincre personne de rien. Je veux seulement
écrire tant que je pourrai le faire, parce que j'aime cela,
j'aime la langue, j'aime quand une comparaison surgit dans
mon esprit, etc. Tout le monde me pose des questions sur Auschwitz
: alors que je devrais leur parler des plaisirs infâmes de
l'écriture - comparé à cela, Auschwitz est une transcendance
étrangère et inabordable.
La métamorphose est, avant le changement hypothétique d’un
“ statut ” à un autre, une expérience, celle de l’écriture,
de la subjectivation poétique, du plaisir de s’indéterminer
- au-delà de tout “ statut ” - dans la langue et le rythme
des mots. La limite entre littérature et témoignage, et avec
elle le sens et la finalité mêmes du témoignage, restent donc
indécidables, en suspens, et ne peuvent que le rester. L’œuvre
qui naît de cette mise en suspens peut en tout cas parfois
finir par être une œuvre heureuse.
(texte sans son appareil de notes. Pour consulter
l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)