Partout, se surmonter
soi-même est l'acte
le plus grand, le point originaire, la genèse de la
vie. (...) Ainsi, toute philosophie commence là où celui
qui philosophe se philosophe lui-même, c'est-à-dire
se consume et se renouvelle en même temps. (...) C'est
ainsi que commence la vie de la morale : dès que j'agis
par la vertu contre la vertu, commence la vie de la vertu;
dès lors commence, de la vertu, la vie, grâce à laquelle
sa capacité grandit à l'infini, peut-être.
Novalis
Le moment d'auto-négation, la négation
potentielle dans la réflexion ne peut donc pas être
d'un grand poids en face de l'entière positivité qui
est celle de l'élévation de la conscience dans
l'être réfléchissant.
Walter Benjamin.
Le Concept de critique dans le romantisme allemand.
(...) la torture était l'essence du national-socialisme,
plus exactement : c'est en elle que le Troisième Reich
se réalisait dans toute sa plénitude. (...) Torture,
du latin torquere : tordre. (...) Celui qui est submergé par
la douleur de la torture ressent son corps comme jamais auparavant.
Sa chair se réalise totalement dans son autonégation.
(...) Le caractère inoubliable de la torture autorise
le torturé à ces envols spéculatifs. Ceux-ci
ne doivent pas planer trop haut, mais sont néanmoins en
droit de réclamer qu'on reconnaisse leur validité.
Jean Améry.
Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour
surmonter l'insurmontable. 1966.
Dans l’œuvre de « Jean
Améry », on voit certaines formes d’idéalisme
s’exprimer au sujet des expériences les plus négatives
de l’existence humaine : la torture, la déportation,
l’exil, le vieillissement, le suicide. Si l’expression
de cet idéalisme y est elle-même négative,
c’est du fait de la formation intellectuelle de Jean Améry,
qui passe par le nihilisme allemand; c’est du fait surtout
que cette œuvre est, pour une grande part, celle d’un
rescapé d’Auschwitz. L’idéalisme y
cherche ainsi sa forme à travers une négativité spécifique
: celle du témoignage comme effort pour penser la violence
radicale faite à l’homme, son caractère immesuré et
insensé. Cet effort de pensée fut sciemment référé par
Améry à une certaine idée d’infini,
ou plutôt d’inachèvement, dont il faut mesurer
le rapport aux traditions héritées de l’idéalisme – en
particulier celle du romantisme allemand. La saisie de l’utopie
réflexive d’Améry en dépend, qui lui
fit écrire ses livres, à la fois témoignages
et « romans » - sous la forme de l’essai.
Témoignage et essai
Cette forme est par définition ouverte. « L’essai
comme forme », disait Adorno en 1958, « néglige
moins la certitude qu’il ne renonce à l’idéal » en
se débarrassant de « l’idée traditionnelle
de la vérité » : « c’est
dans son avancée qui le fait se dépasser lui-même
qu’il devient vrai, et non dans la recherche obsessionnelle
de fondements (…). Ce qui illumine ses concepts, c’est
un terminus ad quem qui reste caché à lui-même,
et non un terminus a quo : c’est en cela que sa méthode
exprime elle-même l’intention utopique ».
Cette intention s’exprime dans son caractère « expérimental »,
propre à « liquider l’opinion » pour
penser la « nouveauté en tant que telle »,
dans son parti-pris de partir du plus « complexe » pour
se « plonger profondément dans la chose » sans
rien déduire d’aucune théorie. Mais cette
forme témoigne aussi du fait que « l’intention
excède la chose », donc « de cette
utopie que repousse l’articulation en éternel et
en éphémère ». L’essai
fait « jaillir la lumière de la totalité dans
un trait partiel », il voudrait « faire éclater
dans les concepts ce qui n’entre pas dans les concepts ou
ce qui révèle, par les contradictions dans lesquelles
ils s’emmêlent, que le réseau de leur objectivité n’est
qu’une manifestation subjective organisée ».
C’est pourquoi « la loi formelle la plus profonde
de l’essai, dit Adorno pour conclure, est l’hérésie » (p
29).
Quelle que soit l’aversion qu’Améry exprima
pour le « jargon pseudo-dialectique », nous
reconnaissons cette forme dans ses livres, mais singulièrement
déformée. Le repoussoir de l’utopie, cette « articulation
en éternel et en éphémère »,
devient chez lui le temps lui-même, refusé en guise
de protestation éthique contre l’effectuation du
génocide. Améry mobilise certaines ressources du
romantisme pour réaliser cette protestation inédite
contre le temps historique. Mais il s’en éloigne
par la nature de l’expérience historique dont la
pensée doit chez lui rendre compte. Si du même coup
sa pensée tente bien à tout moment de faire éclater
dans les concepts ce qui n’y entre pas, c’est en
vertu non de la « curiosité » ni
du « jeu » , qui sont pour Adorno le « principe
de plaisir de la pensée », mais d’abord
de l’effort testimonial. Le rapport du texte au « plaisir
de la pensée » reste alors à définir,
comme son lien générique avec la quête du « bonheur »,
qui d’après Adorno, est consubstantielle à l’essai,
même sous une forme négative. Si l’essai réfléchit
l’objet « en quelque sorte sans violence »,
c’est qu’il ne peut que se plaindre « en
silence de ce que la vérité a trahi le bonheur,
se trahissant du même coup » (p 26). C’est
pourquoi l’essai « ne connaît pas d’autre
nom du bonheur (…) que son nom négatif » (p
29).
L’esprit, chez Améry, ne se plaint pas « en
silence » de la vérité. Il énonce,
déplie, formule et explore à l’infini une
plainte qui reste en revanche bien la sienne, et qui porte sur
la trahison du bonheur par la vérité. C’est
cette plainte qui lui fait affirmer, comme on déclare
au monde le deuil de soi-même, la disparition du Principe
Espérance. Peut-on dire pour autant qu’Améry
prend congé du nom même négatif du bonheur?
Sur quoi repose alors son idéalisme ? Ou encore :
son idéalisme mué en nouveau nihilisme ou philosophie
de la désespérance, qu’a-t-il encore à voir
avec le romantisme ?
Au passage, dans son texte, Adorno référait la
forme de l’essai au romantisme à partir des
notions de « fragment » et de « réflexion » : « La
conception romantique selon laquelle le fragment est une œuvre
qui, au lieu d’être intégralement achevée,
avance vers l’infini en se réfléchissant
elle-même défend le thème anti-idéaliste
au sein même de l’idéalisme » (p
20). C’est clairement par la réflexivité que
l’auto-dépassement dans l’essai s’affilie
au romantisme allemand, une réflexivité contraire
au principe d’achèvement artistique.
L’œuvre d’Améry poursuit à sa
manière cette défense du thème anti-idéaliste
au sein de l’idéalisme. Ou plutôt elle réalise
une défense de l’idéalisme au sein de l’anti-idéalisme
absolu que constitue l’expérience d’Auschwitz.
Cette œuvre nous fait savoir ce que devient l’essai
lorsque la « chose » dans laquelle se « plonge » l’esprit
est la sortie de l’humain, et lorsque l’auteur est
un rescapé d’Auschwitz. Elle nous fait saisir ce
qu’il en est de « l’infini » lorsque
la forme de l’essai prend en charge le témoignage
du génocide. Elle nous fait concevoir, avec la possibilité d’un
témoignage nihiliste, la part ultime et résiduelle
qu’y peut prendre l’utopie : la forme réflexive
du témoignage porte ce résidu d’espérance à l’œuvre
dans chaque livre d’Améry. L’œuvre entière
est en ce sens un essai pour surmonter l’insurmontable
qu’est la désespérance, sous la forme d’un
autodépassement réflexif du témoignage d’Auschwitz.
L’œuvre d’Améry présente des
traits d'inachèvement formels, du fait d'un important
corpus resté inédit ; mais c’est ici
le processus d'inachèvement à l'oeuvre dans le
corpus formellement achevé qui importe, plus précisément
dans quatre livres: Par-delà le crime et le châtiment,
essai pour surmonter l'insurmontable (1966); Du vieillissement.
Révolte et résignation (1968); Lefeu ou la démolition,
roman-essai (1974); Porter la main sur soi. Traité du
suicide (1976).
Toute oeuvre qui témoigne du génocide témoigne
de son insuffisance ou de son impossible achèvement. Cette
impossibilité d'en finir, pour qui témoigne du
génocide, répond à l'impossibilité d'en
finir avec l'humanité. En cette symétrie se noue
le paradoxe constitutif de l'espèce humaine : l'extermination,
et l'oeuvre qui tente d'en témoigner, disent toutes deux
de l'humain son caractère indestructible et néanmoins
destructible. Maurice Blanchot avait énoncé ce
paradoxe en lisant L'Espèce humaine de Robert Antelme
(1947) : "Par une telle lecture, nous commençons
de comprendre que l'homme est indestructible et que pourtant
il peut être détruit". De par son essentielle
indétermination, le genre humain se prête à une
incessante extermination : à rebours de la destruction
génocidaire, qui veut redéfinir l'humain en substance
en mutilant l'espèce, l'oeuvre-témoin prend acte
de la destruction accomplie tout ramenant l'homme à sondéfinition.
On est ainsi tenté de voir le témoin assumer le
rôle qu'assignait Calvino à l'écrivain, en
1976, dans une conférence sur les "usages politiques
de la littérature": "Ce qu'on demande à l'écrivain,
c'est de garantir la survivance de ce qu'on appelle humain dans
un monde où tout apparaît inhumain." Mais à Auschwitz
le monde n’apparaît pas inhumain : il l’est
devenu. La garantie de survivance relève alors d’un
type d’utopie singulier, qu’Améry appela « essai
pour surmonter l’insurmontable ». Améry
fut sans doute l’écrivain témoin qui mena
le plus loin l’effort de réflexivité que
comportait cette utopie – avec Imre Kertész ;
mais l’œuvre de Kertész, explicitement héritière
de celle d’Améry, accomplit un tour supplémentaire
dans l’idéalisme réflexif, en transportant
l’utopie dans le registre presque impensable de l’acceptation,
là où Améry l’exprima intégralement
dans la négation. Kertész répond ainsi à Améry à l’intérieur
de son propre langage, par une surenchère d’ironie
réflexive – tandis que Levi lui répondit
frontalement de l’autre bord de sa « philosophie
du ressentiment », et contre elle.
Comme le dit Levi lui-même, l’utopie négative
d’Améry fit celui-ci le témoin infiniment
malheureux de sa propre expérience. Elle le constitua
même en otage - d'un sens infiniment postulé, à la
fois réclamé et renié par le monde. Incessamment
soumise à cette tentation et déboutée dans
sa tentative, en son extrême lucidité, l'oeuvre
fit sien le geste, non seulement de l'autoréflexion, mais
de l'autonégation comme signe d'humanité. Témoin
de l'événement, otage volontaire de son sens, initiateur
de son questionnement incessant, Améry transforma ce témoignage
en tâche infinie.
En ceci cette oeuvre désigne sa relation paradoxale au
romantisme allemand. Les spirales réflexives qui la constituent,
du reste, rappellent étrangement le cercle herméneutique
inauguré par Schleiermacher, et la réflexivité ironique
théorisée dans L'Athenaeum. Mais la pensée
tourmentée d'Améry ne déploie ses contradictions
qu'au sein d'un espace fini qui se donne pour modèle le
corps humain, violemment désirant, torturé, mais
mortel. C'est enserrée dans cette finitude, réduite à un
mouvement de "torsion", que prend tragiquement sens
la dynamique empruntée à l'idéalisme allemand.
Améry savait qu'il témoignait ainsi d'Auschwitz,
où s'annula toute possibilité d'idéalisme,
et où se disqualifia cette tradition romantique. Il ne
s'en veut pas moins l'héritier. Le "rescapé" d'Auschwitz
est donc aussi celui du romantisme allemand : il dit le naufrage
d'une culture en conservant son langage. A terme, le cercle de
la torsion se boucla dans l'autodestruction.
Améry ne fait que formuler avec une précision dialectique
inouïe la condition propre à chaque rescapé :
celle d'une contradiction infinie, qui se manifeste par un rapport
tourmenté au langage. Car l'événement dont
il lui faut témoigner est celui-là même où le
sens semble s'effondrer, et le langage se corrompre, sinon se
retirer. Si la figure de cette contradiction est chez lui particulièrement
sombre, c'est qu'elle se ficha au coeur de la culture allemande,
où le Juif qu'il était ne pouvait que reconnaître
son piège : celui-là même de la pensée
qui devait s'y mouvoir.
Précisons que cet infini du témoin ne relève
d’aucune esthétisation d'Auschwitz, et se distingue
radicalement des théories du sublime appliquées
au génocide, qui se savent aussi héritières
du romantisme allemand : ainsi Le Différend de
Lyotard (1994), centré sur l'irréductible hétérogénéité des
langages après Auschwitz, connaît son lien avec
la théorie romantique, devenu nihiliste, plus visible
encore chez le Blanchot de L'Ecriture du désastre.
Blanchot est donc à la fois celui qui formula le mieux
le paradoxe de l'indestructible à détruire, et
qui prête le plus au malaise du sublime inversé.
Il faut donc clairement retirer notre propos à cette esthétique.
Celle-ci tombe dans la surenchère de la catastrophe lorsque
le discours se consacre, plutôt qu'à l'inachevabilité de
la perte, donc de son témoignage, à la perte infinie
du sens dans un événement décrété "sans
témoin" (S. Fellman). On voit s'instituer en culture,
parallèlement à l'étatisation des rites
commémoratifs, la mémoire d'Auschwitz comme insondable énigme
du siècle. Au centre de cette rhétorique on trouve
le culte de "l'indicible", où l'effort d'une
diction de la catastrophe fait place à une bavarde poétique
de l'effroi. La production politique de l'inhumain génocidaire
aboutit alors à la production culturelle du non-sens catastrophique,
celle-ci faisant perdre toute prise critique sur celle-là.
Sous l'effet du goût nihiliste, la destruction radicale
de l'humain risque de devenir celle de la raison, grandiose trou
noir où se perd à jamais le sens, c'est-à-dire
une catastrophe culturelle : le "Désastre",
tel que l'écrit Blanchot.
Le retour critique sur l'événement et son témoignage
oblige à saisir autrement l'inachèvement génocidaire
: à plonger, non seulement dans son effroi, mais dans
sa complexité, en maintenant le cap du sens aussi loin
que possible. Au-delà du crime et de son châtiment,
au-delà des faits historiques, l'événement
génocidaire ouvre une ère de négativité inédite,
qui oblige à penser l'humain au-delà de l'humanisme
classique et du nihilisme. De ce nouveau pessimisme, qui permettrait
de donner une figure à l'avenir en héritant de
ce passé inhumain, nul n'a les clés : ni la science,
ni le droit, ni la philosophie, ne fournissent une autorité de
pensée décisive en la matière. Pourtant,
la mémoire d'un génocide est bien toujours à vif.
Le témoignage évite à cette mémoire
de faire tomber la raison dans le "trou noir" du non-sens.
En lui, la raison précise ses limites comme une tâche
contradictoire, mais vitale. Sans lui, la pensée ne peut
qu'appliquer l'infini sublime à la négativité génocidaire,
trahie dans sa réalité : celle de la destruction
physique et mentale des individus, dont le témoignage
relate au contraire une expérience vécue.
La notion d'expérience, dont W. Benjamin avait dit la
crise à propos du spleen baudelairien et des récits
de la première guerre, est ici mise à l'épreuve
d'une manière plus radicale. Cette radicalité n'est
pas celle de "l'expérience-limite" théorisée
par Bataille, Blanchot et Foucault, bien qu'elle ait avec elle
certains liens, noués au lieu trouble où se croisent,
par force, la négativité du nihilisme et celle
du témoignage de l'inhumain. L'éventuelle "expérience" d'un
génocide ne saurait équivaloir à celle du "désastre",
qui suppose une subjectivité encore contemplative :
celle qui fait prescrire à Blanchot la « veille » du « non-sens ».
Cette prescription est rendue illisible par l'histoire génocidaire,
qui s'est trop bien acquittée du non-sens pour qu'il faille
l'abriter. Mais le non-sens ultime du génocide fait de
la veille du sens, à son tour, un problème infini.
C’est à ce problème que s’attaque Améry
en témoignant de son expérience, et en s’autorisant
de celle-ci pour justifier ses « envols spéculatifs ».
La traversée du nihilisme en direction du dicible débouche
ainsi chez lui sur un effort de connaissance et de pensée
qui deviendra l’élan et le tourment de sa vie.
Le piège de l’autonégation
Aussi Viennois dans l’âme que le fut Ruth Klüger,
mais lui, plus philosophe que poète, Améry était
comme on sait, avant la guerre et sa déportation, un auteur
d’essais et d’articles à caractère à la
fois littéraire, philosophique et sociologique, et le
restera en partie. On sait aussi qu’une césure majeure
eut lieu dans sa vie lors des procès des criminels nazis à Francfort
en 1963 et 1965, qui lui firent faire un voyage décisif
en Allemagne, et entreprendre la rédaction d'un journal
d'Auschwitz. C'est là que son oeuvre prend son tour autobiographique,
sans que le témoignage cesse jamais de tendre à l'essai
spéculatif.. Une série d'émissions radiophoniques à Stuttgart
aboutit à son livre Jenseits von Schuld und Sühne.
Bewältigungsversuche eines Überwältigen, publié à Münich
en 1966. Deux ans plus tard paraît l'essai sur le vieillissement
(Über das Altern. Revolte und Resignation). Puis en 1971
un nouveau recueil autobiographique, Unmeisterliche Wanderjahre
(Années d'errance) fait le bilan personnel de l'exil et
de son rapport à l'Allemagne, qui s'y montre traversé par
le paradoxe : ce pays constitue, dit-il, son continuum espace-temps
("Raum-Zeit-Kontinuum"), bien que cet espace-temps, éclaté en
régions géographiques et spirituelles, soit travaillé en
profondeur par la "rupture de civilisation" d'Auschwitz.
Au plan politique, un certain rationalisme libertaire lui fait
imaginer une gauche "radicale-humaniste", qui, tout
en prenant acte de l'échec communiste, hériterait
sur un mode critique des Lumières et du marxisme. L'exploration
de cet espace critique fait naître une pensée de
l'existence axée sur la question du comment vivre après
Auschwitz, puis sur l'énigme de la mortalité de
soi, explorée à travers l'expérience du
vieillissement, et pour finir la théorie du suicide.
L'histoire de la fortune et de l'infortune de l'écrivain
suit la ligne de ces paradoxes. Rendu célèbre en
Allemagne et Autriche par son témoignage et son livre
sur le vieillissement, il y reçoit plusieurs prix au cours
des années 70. En revanche, il ne rencontre pas plus de
succès en Belgique où il vit, qu’ en France,
où il reste spectateur, parfois critique à l’égard
de l’intellectualité parisienne : malgré sa
sympathie pour mai 68, Améry ne partage pas la critique
de la Raison de Foucault, et voit dans la liquidation des Lumières à l'oeuvre
en France un "tournant négatif".
Cette marginalité, à la fois voulue et forcée,
se réfléchit péniblement dans le "roman-essai" publié en
1974, Lefeu oder Der Abbruch, (Lefeu ou la démolition).
En postface Améry s’explique sur ce genre mixte,
né du désir d'en finir avec l'autobiographie sans
cesser sa "recherche du moi", qui fait réaliser
cette fois un "très ancien désir de raconter" :
l'histoire d'un homme qui vit "dans l'attitude du dire-non" et
traduit, écrit Améry, "une partie de ce qui
m'anime moi, de longue date". Or cet homme, peintre reclus
dans un atelier du 5e arrondissement promis à la démolition,
finit par mettre le feu à son atelier, pour achever sa "protestation
contre l'époque".
En 1976 paraît Hand an sich legen. Diskurs über den
Freitod. Améry y développe une éthique du
suicide comme acte libre, refus du destin par quoi le Moi affirme
sa souveraineté en s'abolissant. Ce livre conclusif, qui
se présente comme un « discours » et
non plus un essai – lequel, disait Adorno, ne « conclut » pas
plus qu’il ne « programme », contrairement
au « traité » - fait plus nettement
que jamais apparaître la contradiction maîtresse
de toute l'œuvre comme son point de fuite : son principe
d'inachèvement ici poussé à la limite -
limite du sens à son tour franchie par le passage à l'acte
: pour conclure Améry porte la main sur lui, le 17 octobre
1978, à Salzburg. Il en finit ainsi même avec le
Dire-Non, reconnu dans son origine : l'expérience d'Auschwitz, à la
fois assumée et refusée comme destin, intenable
condamnation à l'identité juive et à la
langue allemande, indépassable double exil.
La France n’aura donc pas été pour Améry
un refuge mais un piège. Son discours testamentaire sur
L'esprit de Lessing et le monde actuel répétait
la profondeur de son attachement à l'Allemagne des Lumières,
et son dernier roman, paru peu avant sa mort, Charles Bovary,
Landarzt, montre combien l'emprise allemande le met aux prises
avec la culture française : mise sous exergue proustienne,
répliquant à Flaubert par un éloge ironique
du bourgeois amoureux et cocu, cette étrange prose allemande
est truffée de phrases françaises. Rappelons comment
la lettre qu’on trouva au chevet de son lit à côté de
ce livre concluait cette vie :
" Mon coeur n'a pas pu supporter plus
longtemps ma si voyante superfluité. Je me suis simplement
demandé s'il n'y eut pas une erreur du destin lorsqu'en
1945, alors que j'étais encore relativement jeune, je
ne me suis pas résolu à devenir un écrivain
français. (...) Il m'est venu en tête un célèbre
poème de H.M. Enzensberger, qui dit : "Qu'ai-je perdu
dans ce pays?"
Le suicide d'Améry fut l’achèvement
factuel d'une œuvre inachevable. Il réfléchissait
une aliénation triple - culturelle, linguistique, identitaire
- qui lui fit construire une pensée tortueuse, à la
manière d'une volute sans cesse brisée et reprise,
sur l'étroit terrain de jeu intellectuel que lui donnait
la forme de son existence. Celle-ci s'inscrit comme une tension
tragique entre deux pertes : celle, refusée, de la langue
allemande, qui l'empêcha de devenir un écrivain
français; celle, réalisée, de la vie, ce
refus devenant un destin erroné. Le propos testamentaire
brouille les cartes du destin fatal et de la liberté choisie à l'aide
de l'idée d'erreur du destin inscrite dans l'attachement à la
langue maternelle. Il dit qu'un destin peut en cacher un autre,
qu'on ne découvre qu'à la fin en l'achevant librement.
Seul le suicide vint trancher dans le noeud de contradictions
sans fin que fut la vie pour Améry. Mais il réaffirmait
le paradoxe éthique de la négation souveraine,
en l'achevant sous la figure d'un destin reconnu comme erreur,
et choisi en l'état. Il faisait ainsi une fin d'une contradiction
sans fin, dont il laissait le sens ouvert.
L'oeuvre, dès qu'on s'y penche, s'ouvre ainsi au lecteur
comme un foyer de questions ouvertes, issues de contradictions énoncées à des
niveaux de réflexivité différents. L'ironie
les traverse tous, donnant à cette rumination analytique
son austère vigueur, qu'on reconnaît marquée
d'héritages si contraires qu'explosifs, dont Améry
s'emploie à faire l'inventaire. On y distingue la part
du romantisme allemand, de Schlegel à Thomas Mann et Ernst
Bloch, en passant par Novalis, Kleist, Schopenhauer, Nietzsche,
Liliencron, Dehmel, Rilke; celle du Cercle de Vienne et des grands
romanciers et essayistes autrichiens, Broch, Musil, Kraus, qui
pensent la crise européenne et la dégradation des
valeurs artistiques; celle de l'existentialisme sartrien, qui
lui fait systématiser l'approche phénoménologique
des problèmes abstraits, et retravailler les questions
de l'inauthenticité, de l'aliénation et de la liberté,
en direction d'une éthique de la "rébellion" et,
face à l'Allemagne post-nazie, du "ressentiment".
Mais on y reconnaît enfin partout la part décisive
d'Auschwitz, qui joue contre l'ensemble de ces déterminations
culturelles. Naît de ce mélange un genre de pensée
spécifique, essai pour surmonter l'insurmontable par un
témoignage réflexif qui se sait contradictoire,
et même se veut aporétique. Le résultat de
cette aporie assumée est une oeuvre sombre, qui effectue
dans une continuelle violence sémantique une forte percée
cognitive à visée éthique : la mise à l'épreuve
négative de l'esprit fait appliquer la "spéculation
phénoménologique" à des expériences
avoisinant la mort, ou lui donnant accès : torture, vieillissement,
finitude.
L'oeuvre ne se laisse saisir que comme réseau serré de
contradictions. Sa spéculation abstraite choisit comme
son terrain propre les registres le plus concrets de l'existence
intime, corps et langage. Sa pensée des Lumières,
axée sur la "fin" du Moi comme lieu de déploiement
heuristique d'antinomies sans fin, se meut dans une négativité réflexive
vertigineuse. L'écriture d'Améry explore la voie étroite
d'un soliloque vital et autodestructeur, mais sans cesse réouverte
par l'énoncé d'une souveraineté subjective
autofondée, que rend seule absyssale une réflexion
sur la finitude. Son tracé dialectique n'est ni linéaire,
ni circulaire, mais "tordu", plié aux endroits
d'indépassable cassure : entre moi et autrui, individu
et collectivité, subjectivité et objectivité.
La torsion confine à l'autonégation au lieu de
rencontre de l'héritage d'Auschwitz et du romantisme allemand.
Pour celui-ci, le sujet souverain désignait, par son absoluité transcendantale,
l'ironie réflexive comme valeur poétique créatrice.
Ce dispositif passe au crible du témoignage d'Auschwitz
sans disparaître. Mais le paradoxe d'une subjectivité témoignant
souverainement de sa destruction, ne porte pas l'oeuvre au sublime
d'une "poésie universelle progressive" ni ne
jouit de la "génialité fragmentaire" du
Witz. L'ironie réflexive, pratiquée néanmoins,
selon l'idéal romantique, comme autodépassement,
fait éprouver ici les limites infranchissables de quelques
apories, que la seule nécessité d'exister, et d'exister
en pensant, rend infinies : insurmontables et à surmonter.
L'oeuvre de Jean Améry entretient un rapport intime et
paradoxal à l'idéal romantique, tel que l'avait
formulé Schlegel - qui exaltait ainsi dans le roman goethéen
l'idéal poétique atteint par la "réflexion" de
soi en soi : "La présentation d'une nature qui, comme à l'infini,
ressaisit inlassablement sa propre image est la plus belle preuve
que l'artiste puisse donner de l'insondable profondeur de ses
moyens". L'expérience d'Auschwitz interdisant la
fusion du moi et du monde dans le verbe autoréflexif,
l'autonégation devient autre chose qu'un "moment" dans
un mouvement d'élévation spirituelle. Plongée
dans une négativité inédite, dont le témoignage
garantit le caractère éthique, l'utopie du Moi
souverain face au monde devient, par son maintien au coeur de
cette négativité, un piège existentiel.
Celui-ci n'est pas à interpréter en termes uniquement
psychologiques. Soit on juge que l'expérience d'Auschwitz
fait de cette oeuvre un cas monstrueux, la trace d'une histoire
individuelle muée par impuissance ou masochisme en solipcisme
torturé; soit on en tente d’en recueillir le sens
et d'en hériter. Cela suppose que l'expérience
d'Auschwitz soit reconnu comme le problème de tous. En
son caractère d'"essai", cette œuvre pose
des questions communes laissées ouvertes par l'élargissement
désastreux des possibles humains : la valeur vitale du
sens du vécu, son altérité pour moi et autrui,
l'individu et le groupe, l'ambiguïté fonctionnelle
de la culture, la difficulté d'une pensée politique
aujourd'hui, le rôle que peut y prendre l’écrivain.
Par-delà le crime et le
châtiment : le clair-obscur de l’essai
Dans la première préface de Par-delà le
Crime et le Châtiment, Améry présente ce
livre comme un "compte rendu qui va plus loin que la question
de la faute et de son expiation, qui se situe par-delà le
crime et le châtiment". "Les choses, dit-il encore,
y sont décrites telles que les a ressenties une victime
terrassée, c'est tout". Le témoignage s'ouvre
ainsi d'emblée sous le double signe de la restriction "(compte
rendu", "décrites", "c'est tout")
et du dépassement d'un espace balisé (faute/expiation,
crime /châtiment) vers un espace illimité ("plus
loin", "par-delà"). Le parti pris testimonial
fait aller "plus loin" que le droit et la justice,
au-delà de Nietzsche et Dostoïevski. Parlant plus
haut de "pages qui sont peut-être incomplètes,
mais dont je puis affirmer qu'elles sont sincères",
il reprend Montaigne et Rousseau, désignant l'incomplétude
constitutive du propos intime (p 11). Améry invite le
lecteur à suivre, par empathie, le cheminement sinueux
de la composition du livre :
Le lecteur, s'il veut bien consentir à se
joindre à moi, devra m'emboîter le pas dans cette
obscurité que j'ai voulu éclairer justement pas à pas.
Ce faisant, il se heurtera à des contradictions dans lesquelles
je suis tombé moi-même.
Cet appel à l'empathie du lecteur
est violemment ambigu. A la fin, Améry dit s'adresser
non pas à ses "compagnons d'infortune" qui "savent" comme
lui, mais aux Allemands, à qui il voudrait "raconter
ici certaines choses" ignorées, et, au-delà, à tout
homme: ce livre pourrait "concerner tous ceux qui veulent être
le prochain de leur semblable". Lorsqu'il reparaît
dix ans plus tard, c'est pourvu d'une deuxième préface
où l'adresse aux Allemands se fait plus violente, et la
reconnaissance du semblable plus incertaine. Si Améry
voit un "triomphe posthume" d'Hitler dans les violences
politiques ultérieures, dictatures et Goulags, l'énigme
d'Auschwitz reste un crime singulier, car commis "dans" le "peuple
de poètes et de penseurs". Cette singularité enlève
sa "compétence" au "concept même
d'histoire" : les explications causales, ni "les spéculations
raffinées sur la dialectique des Lumières" ne
parlent pas au " témoin oculaire". Améry
invalide ainsi à la fois le travail de l'historiographie
et celui de l'Ecole de Francfort, se proposant, lui, non de dresser
un monument aux victimes, mais de "décrire leur condition".
Or, le réveil de l'antisémitisme renouvelle cette
condition de victime, et fait que "l'insurmontable fossé se
creuse, béant" - dont le témoin doit empêcher
la fermeture artificielle : "comme il s'agit d'un fossé moral,
il faut qu'il reste provisoirement grand ouvert". Impératif éthique,
le maintien de cette béance assombrit "l'héritage
des Lumières", mais aussi le précise en resserrant
la pensée dans le cercle de la vie intime, et par là politique
: la raison n'est ni "déduction logique" ni "vérification
empirique", mais explore ses propres "limites" par
la "spéculation phénoménologique" et "l'empathie",
en vue de chercher "ce que l'on veut et peut faire".
Je cite un peu longuement ce passage :
C'est seulement en appliquant mais aussi
en transgressant la loi des lumières que l'esprit accèdera à ces
sphères dans lesquelles "la Raison" cesse de
se confondre avec le raisonnement plat. C'est exactement pour
cela qu'aujourd'hui comme hier, je pars toujours de l'événement
concret, sans pourtant autoriser qu'il m'égare, que je
le prends comme point de départ de réflexions qui
vont au-delà du raisonnement et du plaisir de raisonner,
pour atteindre des secteurs de la pensée par-dessus lesquels
règne et continuera de régner une certaine pénombre,
en dépit des efforts que je mets à servir cette
lumière qui seule peut leur conférer une dimension.
Toutefois - il faut insister là-dessus aussi -, lumières
ne veut pas dire clarification. Je n'étais pas au clair
lorsque j'ai rédigé cet essai, je ne le suis toujours
pas et j'espère ne jamais l'être. La clarification
serait synonyme d'affaire classée, de mise au point des
faits que l'on peut acter dans les dossiers de l'histoire. C'est
exactement cela que ce livre veut empêcher. Rien n'est
résolu, aucun conflit n'est réglé, et remettre
en mémoire ne veut pas dire remiser dans la mémoire.
Ce qui s'est passé, s'est passé. Mais le fait que
cela soit passé ne peut être pris à la légère.
Je m'insurge : contre mon passé, contre l'histoire, contre
un présent qui permet que l'Inconcevable soit historiquement
gelé et dès lors scandaleusement falsifié.
Rien n'est cicatrisé, et la plaie qui en 1964 était
peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure.
Cette dialectique testimoniale impose sa
lumière propre : une "certaine pénombre" émane
de l'effort clarificateur appliqué à "l'événement
concret" (mais non à l'anecdote : "sans autoriser
qu'il m'égare"). Adorno semble proche, mais Améry
le révoque, sachant que sa propre dialectique des Lumières établit
un principe d'insurrection de "l'esprit" désarmé contre
l'histoire, au nom du sens qui continue de naître au lieu
de la blessure ouverte. Mesurer ce qui "s'est passé",
c'est travailler contre le "raisonnement plat" et défaire
le travail désignifiant du temps pour saisir l'événement
comme ayant été possible, et l'étant à nouveau.
Ainsi, la blessure privée devient sismographe social et
possible parole politique.
L'intellectuel à Auschwitz :
extinction de l’esprit et disparition de la mort
Sur cinq thèmes successifs - 1. "Aux frontières
de l'esprit. L'intellectuel à Auschwitz". 2. "La
torture". 3. "Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa
terre natale?" 4. "Ressentiments". 5. "De
la nécessité et de l'impossibilité d'être
juif" - la pensée ouvre une série de contradictions
involutives. Montrant en quoi "l'intellectuel à Auschwitz" devenait "victime
absolue", le texte répète en quelque sorte
la situation nazie dans une mise au carré réflexive
: le lecteur est invité à suivre les méandres
autodestructeurs de "l'esprit". A Auschwitz, l'intellectuel
(au sens de "lettré"), devient travailleur non
qualifié, forcé "d'endurcir ou au contraire
d'invalider la réalité et la vertu de son esprit".
Mais l'esprit, devenu "luxe interdit", perd toute fonction
sociale et politique (ce qu'il pouvait conserver à Dachau)
et même toute portée : "l'esprit perdait d'un
coup sa qualité fondamentale : la transcendance." Améry
se rappelle avoir prononcé en vain tels vers de Hölderlin,
le poème perdant son pouvoir de transcender la réalité.
La situation de l'intellectuel déporté se distingue
ainsi radicalement de celle de l'exilé : Auschwitz est
le lieu où le mot souverain de Thomas Mann aux USA, "la
culture allemande est là où je suis", n'est
plus prononçable. S’il existe au camp des formes
d’extase et même d’illumination, elles forcent
l’idée à repasser comme intégralement
par le corps : Améry évoque un sentiment d'ivresse éprouvé lorsqu'il
s'était vu offrir une assiette de semoule sucrée,
qui lui avait fait prêter les traits de la bonté humaine
au Joachim Ziemssen de la Montagne magique.
Si l'invalidation de l'esthétique est un effet obligé de
la vie à Auschwitz, c'est que la frontière où l'esprit
prend d'ordinaire son envol, la mort, disparaît pour une
autre frontière, où s'effondre l'esprit. Le témoignage
tente de rejoindre en pensée cet effondrement pour en
témoigner ; mais il ne peut retrouver le sol premier,
nécessaire à l'envol, qu'au prix d'une torsion
constante. A Auschwitz s'abolit non seulement la représentation
esthétique de la mort, mais son sentiment, qui se révèle
partie intégrante d'un mode de vie périmé.
Devenue réalité collective, la mort disparaît
comme figure et question, horizon d'existence.
"Des hommes mouraient partout, mais
la figure de la Mort avait disparu. (...) C'est donc sans peine
aucune que la réalité de la vie du camp triomphait
de la mort et de tout le complexe des questions dites dernières."
Auschwitz est donc étrangement le
lieu où la "vie" triomphe de la "mort" -
la vie étant production de cadavres et effacement de la
mort comme frontière donatrice de sens. L'intellectuel à Auschwitz
devient la victime absolue car sa "pensée analytique" le
conduit "tout droit à la tragique dialectique de
l'autodestruction" (p 34). Ne pouvant accepter l'inconcevable,
il se révolte contre l'impuissance de la pensée,
suivant "cette sagesse folle et rebelle selon laquelle 'ce
qui n'a pas le droit d'exister ne peut exister'"; mais lorsqu'il
accepte ce scandale, ce n'est qu'une raison de plus de disparaître.
En restituant ce scénario circulaire, par quoi la réalité du
camp d'extermination détruit de toutes façons l'esprit,
Améry énonce la folle teneur de son éthique
d'écrivain : la "sagesse folle" du témoin
qu'il est devenu refuse de passer le seuil de la tolérance
au scandale, franchi de force par le déporté. Ainsi,
revenant sans cesse en-deça d'Auschwitz par l'esprit,
il affirme et nie celui-ci, refuse l'inconcevable sans pouvoir
fonder ailleurs qu'en lui-même sa révolte, puis
son suicide. Dans la tradition romantique, "l'esprit" se
constitue toujours négativement face à la "vie".
Mais à Auschwitz, cette négativité s'autodétruit.
"Au camp l'esprit dans sa totalité s'avérait
donc incompétent. (...) Mais - et j'en viens ici à un
point tout à fait essentiel - il pouvait encore servir à se
maintenir tout en s'anéantissant, ce qui n'était
pas peu de chose. (...) La pensée ne s'accordait presque
jamais de répit. Mais elle se détruisait et se
maintenait à la fois étant donné qu'à chaque
pas elle se heurtait à ses propres frontières infranchissables.
Ce faisant, les coordonnées de ses systèmes de
référence traditionnels s'effondraient. La beauté,
ce n'était qu'une illusion. La connaissance s'avérait
n'être qu'un jeu de l'esprit. La mort se cachait jusqu'à en être
partout totalement méconnaissable." (p 47).
Le gain de l'esprit à Auschwitz
relève du vanitas vanitatum. La certitude immuable que "l'esprit
dans sa plus grande étendue est un ludus et que nous ne
sommes, ou plutôt, que nous n'étions, avant notre
entrée dans le camp, rien d'autre que des homines ludentes",
met un terme à "un certain sens fictif de la vie" :
le vanitas vanitatum déréalise l'ensemble de la "vie
normale", et fait procéder à la "démystification
de l'inventaire philosophique". Améry dit avoir fait
ainsi en quelques semaines ce que Sartre, dans Les Mots, dit
avoir fait avec l'idéalisme en trente ans de philosophie.
Cette démonstration s'articule autour de notions-phares
- le Beau, la connaissance, la mort, l'esprit, la vie - qui proviennent
du romantisme allemand, et continuent d'y faire signe en se disant
destructibles. Comme si la destruction de l'intellectuel ne pouvait
se dire qu'à travers son idéal détruit,
comme si, donc, le romantisme allemand survivait à sa
disqualification sous la forme du cercle autodestructeur. L'expérience
d'Auschwitz est construite en dynamique tragique à l'aide
d’une distinction romantique, qui anime toute l'oeuvre
de Thomas Mann, fréquente référence d'Améry
: la dualité de la vie et de l'esprit. Explorant l'énigme
d'Auschwitz en retraçant minutieusement les voies du sens,
Améry pousse le paradoxe jusqu'à dire en termes
hégéliens la mort de l'esprit : "tout le monde
devenait hégélien" à Auschwitz, tant
la réalité rendue incontournable y devenait "raisonnable" : "l'Etat
SS apparaissait dans l'éclat métallique de sa totalité comme
un Etat dans lequel l'Idée se réalisait" (p
37). Si, comme on le voit ici, l'esprit n'est pas mort à Auschwitz,
si l'exercice spirituel se risque à cette haute-voltige
ironique, c'est pour mieux faire entendre le silence qu'infligea
le totalitarisme nazi du réel :
"La parole s'éteint partout
où une réalité pose une revendication totale.
Pour nous elle s'est éteinte depuis longtemps. Et il ne
nous restait même pas la consolation d'avoir à déplorer
son trépas."
(p 49)
Torture et ressentiment :
l’homme et la chair ; la conscience et le temps
Le chapitre sur la torture met en place les fondements éthiques
et existentiels du dispositif cognitif. Seule, l'expérience
de l'extrême violence autorise la spéculation, qu'elle
ouvre à l'infini, en faisant mesurer l'abîme incomblable
entre l'idée et le réel : "on peut passer
une vie entière à confronter l'imaginaire et le
réel : on n'arrivera jamais au bout". Le texte tente
pourtant de le faire, au prix d'une subtile et implacable dialectique,
où l'expérience sensorielle passe par des degrés
d'abstraction qui la font revenir sur elle-même, jusqu'à ce
que la réalisation totale d'un phénomène
devienne sa négation. Dans la torture, la logique nazie
du totalitarisme exterminateur devient expérience charnelle,
paradoxe de la mort vécue à travers la douleur
totale.
"Celui qui est submergé par
la douleur de la torture ressent son corps comme jamais auparavant.
Sa chair se réalise totalement dans son autonégation.
(...) C'est seulement dans la torture que la coïncidence
de l'homme et de sa chair devient totale."
Ce paradoxe de la mort vécue fait
encore disparaître la figure de la mort, sinon sous l'espèce
de sa propriété : " la torture par laquelle
l'autre fait de nous un corps abolit la contradiction de la mort
et nous fait vivre notre propre mort". Ce nouveau paradoxe
inscrit doublement l'expérience de la torture sous le
régime de l'inachevable : quant à sa douleur - "celui
qui a été torturé reste un torturé" ;
quant à sa pensée : "le caractère inoubliable
de la torture autorise donc le torturé à de tels
envols spéculatifs". (p 70).
A propos de "l'exil" au chapitre suivant, une plongée
interprétative similaire fait voir dans la radicalisation
du "mal de pays", à Auschwitz, son autodestruction,
la nostalgie se retournant en haine de soi. Comme le portrait
de l'intellectuel déporté esquissait une critique
politique - l'intellectuel perdant à Auschwitz tout rapport
possible avec le pouvoir - la négativité fonde
une critique de la culture et de la langue allemande, corrompues
et atrophiées : "le patrimoine linguistique
ou, si l'on veut, le sabotage linguistique de cette époque
se maintiendrait en Allemagne bien au-delà de l'effondrement
d'Hitler, et était destiné à envahir le
discours littéraire". Etre Allemand est à la
fois nécessaire et impossible – comme être
juif. Mais la dépendance à la langue maternelle,
et la séduction de sa culture d'origine, font de la nécessité d'être
Allemand une profonde aliénation culturelle, tandis que
la nécessité d'être Juif est clairement formulée
en termes politiques.
La violence de la pensée culmine au chapitre "Ressentiments",
qui entreprend de "justifier" un "état
d'âme condamné par les moralistes et les psychologues",
y compris et surtout par le Nietzsche de la Généalogie
de la morale. Améry dit donner la réponse d'un "témoin
de l'inhumain et du sous-humain" à celui qui rêvait
de la "synthèse de l'inhumain et du surhumain" .
La réponse à Nieztsche passe par un paradoxe qui
devient ici défi extrême. Le témoin, dit
Améry, est maintenu par un "sens délirant
et tordu du temps" dans un état "contre nature" et "logiquement
contradictoire" : il "réclame ce qui est doublement
impossible, le retour en arrière dans un temps écoulé et
l'annulation de ce qui a eu lieu". Cette contradiction étant
le propre du besoin éthique - "l'homme moral exige
que le temps soit aboli" (p 125) - elle doit être
portée sur la scène politique, où les bourreaux
devraient être menés de force. Voulant "éteindre
cette contradiction", le témoin inscrit dans le politique
sa protestation contre l'histoire et le temps. Ainsi, le ressentiment
bloque l'accès à l'avenir, "dimension humaine
par excellence"; mais il lutte contre "l'absurdité logique" d'une
prétendue approche objective - "le méfait
en tant que méfait n'a aucun caractère objectif" -,
et oppose au "processus d'intériorisation" un
indispensable "processus d'actualisation" politique.
Refuser de régler le conflit moral en soi, c'est contester
qu'il soit collectivement réglé.
Ainsi, l'homme du ressentiment se constitue lui-même en
otage éthique d'une exigence politique : en restant "prisonnier
de la vérité morale du conflit", il rappelle à l'éthique
le criminel "impliqué dans la vérité de
son forfait". Il exerce ainsi la "puissance morale
de résistance" au nom du sens du réel, car "le
réel n'est raisonnable qu'aussi longtemps qu'il est moral".
La victime exige ainsi du bourreau son autonégation : "j'exige
qu'ils se nient eux-même et qu'ils me rejoignent dans cette
négation". Mais pour que cette autonégation
se retourne en "acte salvateur", il faudrait plus encore
: la "négation de la négation" (p 135),
par la "mise au pilon mentale par le peuple allemand, non
seulement des livres, mais aussi de tout ce qui fut organisé pendant
ces douze années". Or, les rescapés continuant
de porter à leur place le "fardeau de la faute collective" des
Allemands, l'homme du ressentiment n'a aucune chance de vaincre
:
"Nous, les victimes, devons "en
finir" avec cette rancune, en finir au sens que ce mot avait
dans le jargon du KZ, c'est-à-dire à peu près
faire mourir. Nous devons en finir bientôt et nous en finirons
bientôt. Mais d'ici là nous implorons la patience
envers ceux dont le repos est encore perturbé par la rancune
(p 138)."
Nul n'a sans doute poussé aussi
loin qu'Améry la radicalité négative de
cette "réflexion" sur Auschwitz. Dans son propre
témoignage, Primo Lévi expliqua son désaccord
avec cette philosophie de la vengeance, selon lui aporétique
et dangereuse, et laissa entendre qu'Améry y avait succombé.
Mais son suicide réouvre peut-être les questions
d'Améry. En outre, ni le nazisme, ni la vieillesse n'eurent
raison du Lebenshunger. C'est précisément cette
faim de vie, faim de sens, qui explique le triomphe de la mort
dans les livres suivants.
Retour de la mort : le vieillissement
heuristique
Au triomphe de la "vie" nazie contre la "mort" entendue
comme figure de l'esprit, Améry répond en faisant
de sa fin de vie, passionnément, une tentative d'expérience
de la mort, entendue comme question infinie : par la mort retrouvée,
la faim de vie se traduit en faim de l'esprit, vertigineux exercice
de pensée. Le livre sur le vieillissement chuchote un
hymne à la pensée - où l'expérience
du déporté se fait sentir en sourdine, par quelques
métaphores et sous-entendus. Si la mort disparaissait à Auschwitz
comme question, elle répparaît pleinement ici comme
condition de possibilité d'une "pensée négative" sur
l'existence. Mais ce retour de la mort donatrice de sens, loin
de faire revenir au sentiment romantique de la mort, transforme
celle-ci, par le subterfuge du vieillissement, en intime dispositif
heuristique.
L'expérience du vieillissement est un instrument pour
penser l'existence individuelle : l'événement non
dicible de la mort de soi donne accès à la réalité limitée
de ce soi. Il s'agit donc de préciser une limite - physiologique
et linguistique - à partir d'une expérience mentale
de l'illimité. Le projet de penser la mort à travers
le vieillissement de soi est une "entreprise inachevable" (p
162). Sonder la mort en soi fait rencontrer une "contradiction
originaire", l'événement n'étant pas énonçable à la
première personne, en quoi se mesure l'impuissance de
la langue (p 158). L'homme qui veut s'approcher de la vérité telle
qu'elle est conçue par l'homme vieillissant "s'approprie
la négation comme son fait et se soulève contre
elle. Il accepte le défi d'une entreprise irréalisable" (p
122).
Cette phénoménologie du vieillissement, qui se
propose d'explorer la mort, réalise en fait une phénoménologie
de la pensée. Il s'agit, pour Améry, non tant de
sonder la mort que de penser ce qu'elle fait penser, de la rétablir
comme question et figure, en fait et en droit, mais à titre
d'énigme : négatif sans positif (p 167), la mort
est pourtant ce qui fait naître la pensée, sa condition
d'émergence et son horizon : émergence, parce que
son irréversibilité même, devient l'angle
totalisateur de la "pensée négative";
horizon, parce que cette irréversibilité ramène
la pensée au "monde vécu", distinct du
monde "logique" au sens où "l'ambiguïté" devient
impossible, et fait place à "l'antinomie".
Vieillir, c'est souffrir de ces antinomies, et les fait apparaître
comme telles. La mort fait ainsi de la spéculation un
jugement. Seule, elle nous fait accéder à la "réalité du
moi", qu'elle rend contradictoire. Si notre finitude nous
fait percevoir, à travers la solitude et le fossé des
générations, notre condition historique, cette
réduction aliénante, paradoxalement, nous indétermine
: par la mort nous devenons "moi et non-moi" :
"Nous possédons le moi enfermé dans
la peau et en même temps nous faisons l'expérience
que les limites ne furent jamais définies et demeurèrent
indéfinies. Nous devenons à la fois plus étrangers
et plus familiers."
Violence incendiaire et « manie
de la décadence » : Lefeu ou la démolition
La faim de vie et l'essai de penser firent expérimenter à Améry,
comme à Levi, la fiction romanesque. Mais son horizon
culturel fit qu'Améry dit par là, plus précisément
encore que dans ses textes critiques, la parenté négative
en lui du romantisme allemand. Schlegel voyait dans le roman
infiniment réflexif la forme supérieure de l'idéal
poétique. Améry fit du sien la forme d’une
tentation poétique : au-delà du portrait fictif
d’un individu, Lefeu est une réflexion fictionnelle
sur le jeu poétique comme tentation et danger d'exister
au-delà ou en-deça du sens. Dans cette fiction
réflexive, Améry mit à l'essai l'idée
de poésie comme possibilité d'un bonheur du non-sens.
Mais au nom du sens souverain, il fallait refuser cette tentation,
et dissoudre l'ambiguïté poétique dans l'antinomie.
D'où le titre du roman, alternative entre deux négations
: Lefeu ou la démolition.
Lefeu, originairement "Feuermann", s'acharne à rester
dans un immeuble parisien - situé rue Roquentin, au nom
ironiquement nauséeux - promis à la démolition,
et fait de cet acharnement son "chiffre" personnel
: le Dire-Non. Ce Non s'adresse au monde contemporain désigné sous
la formule de "décadence clinquante", soit la
production quotidienne, en termes d'hypocrisie étatique,
de criminalité politique, et d'industrie culturelle, de
l'Occident capitaliste. A ce dire-non s'oppose un dire-oui qui,
loin de désigner aucun principe positif, accueille une
autre négativité à l'oeuvre, nommée "décadence" encore,
mais entendue cette fois comme chiffre d'une vie qui, laissant "venir
les choses", accueille le travail de la mort. Cet accueil
se métamorphose en violence active à la fin du
roman, le peintre mettant le feu à son atelier. Lefeu
prend ainsi en charge sa propre démolition.
L'étrangeté intempestive de ce texte n'empêche
pas Améry, dans sa longue postface, de multiplier les
marques d'affiliation littéraires, du Bildungsroman aux
grandes épopées essayistes. Aucune "construction",
ni "théorique" ni "formelle", aucun "accomplissement" d'une
quelconque "expérience" n'ont été visés,
dit Améry. Pourtant, le roman est donné comme une "somme", "bilan" de
son "existence" et de sa "pensée".
Mais cette somme est encore un essai : Lefeu ou la démolition
tente d'approfondir des "problématiques" abordées
superficiellement dans Par-delà le crime et le châtiment,
et qui, dit Améry, "méritaient un mot de la
fin" (p 203). Mais cet approfondissement rouvre d'autres
questionnements, relatifs à la possibilité d'une
action politique et d'une activité poétique : l'ironie
réflexive s'attaque à l'idée de poème
comme langage social, et à celle de violence comme langage
politique. Le résultat politique de cette ironie est,
au-delà d'un visible "affect anticapitaliste",
une critique plus diffuse de la "philosophie de la violence",
que Sartre exaltait alors chez Frantz Fanon.
Améry tentait en effet de dépasser en même
temps sa philosophie du "ressentiment" et son attrait
pour la violence d’extrême-gauche : il dit avoir
amorcé là un tournant dans sa réflexion
sur la "violence révolutionnaire", en dépassant
l'alternative de l'Etat capitaliste oppressif et du contre-pouvoir
révolutionnaire, et, malgré l'inaboutissement de
cette réflexion, être parvenu à réviser
des idées qui lui étaient "familières,
et mêmes chères", au nom d'idées provisoirement
claires : la nature d'artifice conceptuel des notions de "fraternité de
la terreur" et de "groupe" développées
par Sartre dans la Critique de la raison dialectique, au regard,
par exemple, de la "réalité sanglante" des
jeux olympiques de Münich. Conscient cependant de n'avoir
répondu que par de nouvelles questions, il se réserve
de demêler, plus tard peut-être, les "embrouillaminis
dramatiques" nés des "multiples contradictions" rencontrées,
qui, dit-il, "ne cessaient de surgir et transformaient le
débat en comédie burlesque" (p 213).
En cet essai d'autodépassement, Améry s'est volontairement
laissé déborder par l'événement de
la langue poétique, et avoir ainsi "préparé (sa)
propre défaite" : celle d'un système de valeurs
organisé autour du Moi souverain, maître de sa langue
et du sens, ritualisant sa "dévotion à la
décadence". En celle-ci se révèle une "construction
abstraite et artificielle" sublimant la simple mort effective.
Le nihilisme romantique se dit ainsi mise en cause par l'expérience
poétique. Mais cette défaite ne signe aucune victoire
de la poésie. Celle-ci semble au contraire promise à la "décadence
clinquante", à moins qu'elle ne pousse à l'acte
incendiaire. Le système éthique du sens et le système
poétique du jeu se nient l'un l'autre dans une insurmontable
aporie, que le texte ne cesse de vouloir surmonter, par la torsion
ironique du jeu dans le sens.
La réflexion sur la langue et sur la poésie construit
une figure du destin individuel comme expérience d'antinomies,
qui se révèlent originairement liées à la
rupture historique d'Auschwitz. L'exploration dialectique du "Dire-Non" mène à l'expérience
enfouie de la mort des parents. Tandis que Lefeu, terré dans
son antre en voie de démolition, refuse d'exposer ses
tableaux, l'origine de son mal lui revient comme une violente
réminiscence, lors d'un voyage avec des galeristes de
Düsseldorf, en longeant l'installation du Gaz de Lacq. Au
brutal souvenir des fumées d'Auschwitz se mêle le
souvenir éclaté d'un poème de Mörike, "Der
Feuerreiter" ("Le Cavalier de feu") - que le narrateur
corrige pour "Feuerritter", "Chevalier de Feu",
par "défi chevaleresque", dit-il, à la "ville" qui
m'a offensé". Ce final apocalyptique s'écrit
dans le dernier chapitre, "Vol de nuit", qui rassemble
tous les motifs symboliques émiettés dans le roman.
Le peintre s'imagine sabler le champagne pour "fêter
l'achèvement" de sa toile, Oiseau de malheur, qui
trace la figure de son destin sur fond de ciel rouge, et annoncer
sa future toile : Paris brûle.
Le jeu de l’amour et du malheur
Le sens initial du Dire-Non se retourne dans le geste incendiaire,
par quoi la violence d'Auschwitz est à la fois mimée
et refusée, et le héros nommé dans son
refus suicidaire : c'est en réponse au monde issu d'Auschwitz,
en signe de "rébellion contre le malheur",
que le peintre met le feu à lui-même. L'incendie
a un sens politique, comme en avait un le "ressentiment",
mais aussi le suicide - suivant en cela la tradition werthérienne.
Le feu mis à l'oeuvre et au lieu d'exil est le signe
d'une violence qui tente d'être humaine, arrachée à la
violence nazie pour se retourner contre elle. Mais le refus
chevaleresque prend la forme d'un incendie d'atelier dérisoire
: le héros ne mourra pas de ses brûlures, mais
d'un arrêt du coeur - qui se dit "lourd", aux
toutes dernières lignes du roman, en français
et en allemand. L'écrivain se sauve de cet incendie
par cette ironie jugée "burlesque", en son
caractère néanmoins politique. L'allégorie
finale, construite autour du Cavalier de feu et de l'Oiseau
de malheur, est conclue par un dernier tour de vis réflexif
: le héros reconnaît son "point de concentration
existentiel" dans le mot "malheur", et ramène
au principe de mort la "manie de la décadence" par
quoi le roman commençait. Le dire-Non devient "signal" du
malheur et "action" incendiaire, appropriation violente
de la "démolition".
L'amour ne survit à la démolition que sous la forme
d'un érotisme muet. La réflexion sur la perte du
sens des mots dans la poésie, se thématise à travers
le désir sexuel. Le danger du solipcisme poétique
est incarné par le personnage d'Aline, demi-folle et quasi
muette qui ne s'exprime que par textes poétiques et "mots
orduriers" pendant l'amour. L'alliance du jeu sexuel et
du jeu poétique est muée en aporie par le soliloque,
qui sinue autour de la tentation. Mais la raison analytique ne
peut faire de l'amour qu'une figure de l'insensé – donc
du malheur : la femme-folle est aimée et perdue parce
que perdue pour le sens, et gagnée à la "décadence
clinquante". La gratuité poétique et la violence
ordurière incarnées par Aline font signe vers Georges
Bataille. Mais la "décadence clinquante" comporte
d'immenses autres pans de la littérature, d'où émergent
quelques cibles - Tournier, Barthes, le dadaïsme, la sémiologie.
Une allusion moqueuse à la théorie de l'Oeuvre
ouverte d'Umberto Eco vaut d'être citée : imaginant
commenter un poème d'Aline à des galeristes en
visite - qu'il accueille en souhaitant en sourdine la bienvenue à Wittgenstein
- Améry conclut ainsi son explication de textes :
"ce texte donc est ouvert. Il faut
y voir une nouvelle démarche littéraire dont l'innovation
réside en ceci que le lecteur est pour ainsi dire invité à en
poursuivre l'écriture (sans qu'il doive pour autant l'achever,
voire même sans qu'il ait le droit d'y mettre un point
final!) (..) La contradiction est dialectiquement abolie et maintenue.
Tout à fait. Abolie et maintenue."
L'acharnement moqueur révèle
toujours une parenté intime. Ce qui est refusé ici,
au-delà du sérieux jargonnant propre au "niveau
supérieur de la sémiotique", c'est le tour
de passe-passe de la contradiction abolie sous la forme du texte "ouvert" au
lecteur, là où l'inachèvement, chez Améry, "ouvre" le
texte en soliloquant. Chez lui la contradiction, loin de s'abolir
dans un tour de passe-passe dialectique, devient le chiffre d'un
destin. Le processus d'autonégation fait de l'inachèvement
un processus abyssal interne, réflexif, dont la tension
culmine à la clôture formelle du texte. Le moment
d'ouverture sémantique maximale est la fin – comme
dans les essais. Le final incendiaire de Lefeu ou la démolition
donne la poésie et la violence comme questions ouvertes,
réouvertes encore dans le registre critique par la postface, écrite
en forme d’auto-généalogie de la morale.
Ce faisant, le texte pose au lecteur une série de questions
qu'on peut résumer ainsi : 1. Si Auschwitz est réapparu
derrière le Gaz de Lacq, n'est-ce pas pour dire qu'on
ne peut surmonter l'insurmontable ? 2. Si le "chiffre" de
la "décadence" ne peut être remplacé que
par la figure poétique du "malheur", n'est-ce
pas dire qu'on ne peut, lorsqu'on est rescapé d'Auschwitz,
vivre en poésie? 3. Qui plus est, en poésie allemande?
Peut-on sauver la poésie allemande du clinquant culturel
sous une autre forme que celle de l'autodestruction? 4. Que signifie
cette autodestruction de soi pour autrui? La souveraineté négative
du Moi ne peut-elle, pour le témoin d'Auschwitz, que désigner
l'abîme irréductible entre le subjectif et l'objectif?
La négation de soi peut-elle être une figure de
la transmission? 5. Quel rapport y a-t-il entre Auschwitz et
l'Occident des années 70, ses dérisoires galeries
d'art et ses gouvernants criminels? 6. Quel avenir, dans ce monde,
a ce livre-ci, par quoi ce qui m'a déshumanisé devient
un objet commercial ?
Pour répondre à cette dernière question,
Améry en son Moi souverain se sépare de ce livre
promis au commerce, en même temps qu'au lecteur, devenu
question brûlante. Car sous la figure du lecteur, c'est
la nécessité d'autrui qui vient dire à l'infini
du Moi ses limites. Or le manque de lecteurs immédiats
fut la retombée prévisible d'un tel travail. Le
cercle ouvert par l'origine du Dire-Non comme destin singulier
- Auschwitz - se referma dans les limites insurmontables de l'isolement
social. Ignoré en France, le roman d'Améry fut
très attaqué en Allemagne, où l'on parla
de "masochisme". Or, cet "essai" était
aussi sa "somme". Le suicide fut une manière
d'acquiescer, pour finir. Portant la main sur soi, Améry
se précipitait dans le "fossé moral" qu'il
n'avait cessé d'ouvrir entre lui et le monde. Mais en
transportant son autonégation de la sphère de l'esprit à celle
du corps, il signifiait encore quelque chose, qui demandait que
ce fossé soit après lui laissé ouvert.
Dire Non à l’histoire :
avec et contre Celan
En ce point, le destin d'Améry rencontre celui de Paul
Celan. Dans les deux cas, un violent Dire-Non à Auschwitz
a pris la forme d'une traversée de la lyrique allemande,
puis du suicide. En présentant sa "monstrueuse postface" comme
une "réflexion sur la réflexion" et une "tentative
de remonter aux origines", Améry dit sa dette à l'égard
du romantisme allemand. Mais sa dette ultime est ailleurs. Il
est difficile de ne pas songer à Celan aussi lorsqu'on
lit : "il a existé aussi l'homme qui a dit non, et
c'est vers lui que tout converge". Rappelons que Celan se
jeta dans la Seine en 1970, à Paris, quatre ans avant
la parution de Lefeu.
Paul Celan apparaît de plusieurs manières dans le
roman-somme d'Améry. La manière la plus profonde,
cryptique, passe par la figure du Lenz de Büchner, auquel
Lefeu est comparé à la fin de sa postface, et que
Celan avait placé au centre de son texte Le Méridien,
quinze ans plus tôt. La formule qui ouvre le roman et boucle
la postface, "laisser venir les choses", est empruntée à ce
texte : chez Celan, elle désignait la manière dont
le poète Lenz, à la fin de sa vie, et malgré sa
folie, "laissait venir les choses". En reprenant ce
modèle à la fin de sa postface, Améry semble
rejoindre Celan après l'avoir révoqué, comme
il revient à la simple vie mortelle après l'essai
d'incendie poétique.
La critique de la "décadence clinquante", jusqu'à l'incendie
d'atelier, se place dans l'orbite de l'iconoclasme celanien.
Celan racontait, dans Le Méridien, les métamorphoses
de l'idée d'art en retraçant de manière
elliptique la trajectoire du lyrisme allemand, voyant dans le
Lenz de Büchner un tournant décisif : aux "pantins" de "l'idéalisme" et
aux "bruits" de "l'art" comme "marionnette",
Büchner opposait la "mimique très fine" et
discrète de la "créature" naturelle.
En ce faisant ainsi "poète de la créature",
dit Celan, il nous rendit l'art étrange, nous montrant
sa "sortie de l'humain". Suivant sa direction, la poésie
devrait laisser cet inhumain derrière lui - l'art n'étant
plus que "le chemin que la poésie devrait avoir derrière
elle" - pour "continuer de vivre" en faisant de
l'existence, comme le Lenz de Büchner, un "fardeau
nécessaire" : le "vrai Lenz", précise
Celan, n'est pas celui qui parlait d'art en "s'oubliant" lui-même,
mais celui qui "continua de vivre".
Prenant le relais du récit inachevé de Büchner,
Celan désigne la "direction qui est dans la figure",
par quoi la créature se construit son lieu : la poésie.
Ce lieu ne s'éclaire qu'à la lumière de
l'utopie : c'est celui où la personne, passant par "l'étrangeté de
l'étranger", peut se "dégager" et
devenir un "moi". Mais un chemin terrible a été parcouru
depuis la créature romantique. Si, selon Büchner,
il était simplement "désagréable" de
ne "pouvoir marcher sur la tête", selon Celan,
il en est autrement du poète aujourd'hui : "Celui
qui marche sur la tête, Mesdames et Messieurs, celui qui
marche sur la tête, il a le ciel comme un abîme sous
lui".
Améry savait que cette formule s'appliquait parfaitement à son
personnage, sinon à lui-même. Il se savait aussi
résolument prosateur que Celan était poète.
Pas plus que Lefeu n'acceptait les jeux d'Aline, il ne pouvait
se "dégager" par "l'étrangeté" comme
le fit Celan. C'est pourquoi l'hommage au Non celanien passe
aussi par un Non à Celan. "Pas de place pour Celan",
dit Lefeu, à propos de la "sépulture dans
les airs" : la "Todesfuge" elle-même fait
partie des "réminiscences littéraires" révoquées
au nom du "sacro-saint respect de la réalité".
On peut voir dans ce geste par lequel Améry retourne Celan
contre lui-même le signe d'une infirmité : resté jusqu'au
bout "intellectuel à Auschwitz", Améry
n'a sans doute pas compris la liberté propre du Dire-Non
poétique, sa capacité de dégagement et d'adresse
: il ne fit qu'éprouver les limites de sa propre écriture
analytique. Mais il savait que la poésie de Celan ne s'arrêtait
pas à la "réminiscence littéraire",
et conduisait ses métaphores "ad absurdum",
au nom d'une "poésie" entendue comme "utopie" d'un
Non maintenu à hauteur du réel de l'extermination.
Améry et Celan opposent à l'histoire le même
Non absolu. Si le "sens" et la "poésie" se
combattent dans Lefeu ou la démolition, c'est par eux
que l'essayiste et le poète auront voulu "rendre
justice à la réalité" (Améry)
: l'un, par l'abyssale ouverture sémantique du réel,
l'autre, par un langage poétique codé offert à une
exégèse infinie.
Ni Celan ni Améry n'auront pour autant épuisé le
scandale de la "nécessité et impossibilité" d'être
Juif. Le piège allemand, ouvert au camp, se sera refermé en
eux sous la forme de la langue allemande, après qu'ils
en aient fait signifier, le plus loin qu'il leur fut possible,
les contradictions les plus corrosives. Cette utopie les força à "marcher
sur la tête". La "torsion" d'Améry
fut une réponse à l'inversion par quoi les nazis
fabriquèrent aux Juifs une sépulture dans les airs.
Tenter de "marcher sur la tête" était
donc un effort de santé : la "sagesse folle et rebelle" d'Améry
s'éclaire à la lumière de "l'utopie" celanienne,
qui nous fait deviner comment les poètes fous "continuent
de vivre", en franchissant un "pas" pour s'inventer
un "nom propre" et "garder la mémoire des
dates", afin de retrouver "une voix en route vers un
toi qui entende" (Le Méridien). "Une façon,
ajoute Celan, de rentrer chez soi, au pays" - de trouver "le
lieu de sa propre provenance", son méridien. En se
laissant "mener" par la langue "au doigt et à l'oeil" -
ou plutôt en faisant éprouver à son peintre, à distance,
la tentation poétique -, Améry tentait peut-être
de trouver, dans sa propre provenance, un toi qui entende. Mais
en faisant du "langage quotidien comme moyen de communication",
comme il l'écrit, son "dernier mouillage", il
s'ancrait délibérément dans une contradiction "incontournable",
jugée inhérente à la "chose" littéraire.
C'est ainsi qu'il parvint à "garder la mémoire
des dates", et à se dater lui-même.
Dans les poèmes d'aujourd'hui, dit encore Celan, "l'attention" à tout
ce qui "apparaît" devient "concentration
de la mémoire de nos dates" (p 78). Reprenant une
formule de Thomas Mann, Améry dit avoir, dans son roman-essai, "concentré son être
en un seul point ardent" (p 207), et "fait converger
toute la problématique de l'époque sur le"Mal
(...) qui ne cessait d'engendrer le Mal". C'est pourquoi
la "décadence clinquante" est par lui ramenée
au "meurtre organisé dont les parents de Lefeu furent
victimes", c'est-à-dire à une "absurde
histoire privée". Améry réclame ce
droit à l' amalgame comme un "droit d'exister" de "l'évidence
subjective", "envers et contre toutes les objections
rationnelles". De même que Celan plaçait la
poésie à la "lumière de l'utopie",
la tragique dialectique d'Améry invoque une utopie de
l'esprit capable, comme Lefeu, de trahir "cette Raison qui,
loin de faire des cabrioles métaphysico-hégéliennes,
trottait de manière civilisée sur les chemins du
common-sense". Si Lefeu veut mourir, c'est par crainte de "tomber
dans le vide, en quittant le filet du consensus rationnel majoritaire".
"L'absurde victoire privée" de la survivance à une
histoire folle a obligé l'écrivain à faire
ce que le Lenz de Büchner regrettait de ne pouvoir faire
: marcher sur la tête devant un parterre de "Mesdames
et Messieurs" pour avoir le ciel sous ses pieds "comme
un abîme", et dire ainsi la vérité personnelle
d'une histoire collective. Améry fit de la subjectivité souverainement
transcendante une réponse à l'histoire. Cette réponse
fragile violenta son existence et "tordit" à l'infini
sa pensée en contradictions insurmontables – entre
expérience subjective et réalité sociale ici
: de celle-ci, Améry ne se sort qu’en prenant congé de
son livre :
"Je ferme les yeux et je vois Lefeu
tapi sur son lit en bataille. Ne rien faire. Laisser venir les
choses. C'est ainsi qu'il se laissait vivre, comme le Lenz de
Büchner. Puis il prit son envol dans la nuit et mourut.
Je peux continuer à me raconter l'histoire : elle aura
un ton bien différent du texte étranger qui est
là dehors... dans le monde."
Le monde, c'est ici et maintenant où nous
recevons ce "texte étranger" comme un fardeau,
mais aussi une proposition : celle de l'histoire qu'on peut continuer
de raconter à son tour, quand tout est fini. Car lorsque
le Moi décide d'en finir même avec sa magie souveraine
du Dire-Non à l'histoire, et de mourir de sa rébellion
folle contre une histoire folle, lorsqu'il retourne ce Non infini
dans l'acte d'en finir, il nous confie cette histoire et cette
magie : il nous oblige donc à imaginer quel autre dialogue
pourrait avoir lieu entre le Oui sinistre à l'Histoire
et le Non désarmé de l'esprit. Le texte nous y
aide, peut-être, en se retirant de lui-même: nous
confiant son livre, l'auteur nous confie sa "quête
du texte", et la nôtre - qui nous ferait trouver notre "utopie",
et "concentrer en un point ardent" la "mémoire
de nos dates".
Le Gaz de Lacq, la plupart du temps, ne
rappelle pas Auschwitz. Sinon dans un livre, où la littérature
porte la main sur elle pour chercher, au-delà de l'art
inhumain, le méridien de la créature naturelle.
Ainsi, un danger nous guette, qu'Améry avait vu : celui
de faire du témoignage, au pire une culture, au mieux
une utopie négative : dans les deux cas, un nouveau ghetto.
C'est pourquoi, ayant commencé avec Calvino, je terminerai
avec lui. Le "baron perché" , à nos yeux,
fait signe au "Lefeu" d'Améry. L'un regarde
les nuages là où l'autre fulmine dans son antre,
mais tous deux désignent le lieu retiré où l'humain
se survit à lui-même, et fait partir à la "quête
du texte". Parlant de "l'architexte" littéraire,
visant le "racontable qui n'est pas raconté",
Calvino se plaçait, lui aussi dans une tradition utopique
le romantisme allemand. Mais se fixant pour objectif l'héritage
incertain de la deuxième guerre mondiale, il donnait à cette
apparente métaphysique littéraire un sens plus
simple et concret, politique :
"Il semble que ce ne soit que là où elle
est persécutée que la littérature montre
ses vrais pouvoirs, en défiant l'autorité (...).
La littérature est nécessaire à la politique
avant tout lorsqu'elle donne une voix à qui n'en a pas,
lorsqu'elle donne un nom à qui n'a pas de nom, et spécialement à ce
que le langage politique exclut ou cherche à exclure.
(...) Justement du fait de l'individualisme - de la solitude
- de son travail, l'écrivain peut parfois explorer des
zones que personne n'a encore explorées, à l'intérieur
de lui ou au-dehors; il peut lui arriver de faire des découvertes
qui, tôt ou tard, deviendront pour la conscience collective
des domaines essentiels."
Le propos de Calvino semble à la
fois des plus actuels et des plus tristement périmés.
On est en droit de se demander si les "domaines essentiels" dont
parlait Calvino arriveront jamais à une "conscience
collective". Ou s'il leur appartient au contraire d'être
résolument exclus de la politique. Si la littérature
se voit ainsi violemment confirmée dans une fonction ancestrale
- "défier l'autorité" - c'est pour assumer
une tâche minimale : redonner voix et nom aux sans-voix
et sans-nom, afin de garantir la survivance de l'humain dans
un monde inhumain.
Cette tâche minimale est infinie : elle fait de toute oeuvre
qui témoigne de cet aujourd'hui une oeuvre inhumainement
inachevée, et de ce témoignage un langage humain.
Cette possibilité ne rend pas la littérature plus
que jamais "nécessaire à la politique",
comme l'écrivait Calvino en 1976. Car il faudrait pour
cela qu'une littérature arrivée à la connaissance
d'elle-même - comme l'est celle d'Améry - soit d'un
quelconque usage à une humanité qui ne veut pas
se connaître. Cet usage politique n'est ni bon ni mauvais
: il n'existe pas aujourd'hui.
(texte sans son appareil de notes. Pour consulter
l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)