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Utopie et témoignage chez Jean Améry ou le nihilisme d'un rescapé.

Par Catherine Coquio, publié dans Jürgen Doll (dir.), Jean Améry (1912-1978). De l'expérience des camps à l'écriture engagée, coll. « Les Mondes germaniques », L'Harmattan, 2006.

Partout, se surmonter soi-même est l'acte le plus grand, le point originaire, la genèse de la vie. (...) Ainsi, toute philosophie commence là où celui qui philosophe se philosophe lui-même, c'est-à-dire se consume et se renouvelle en même temps. (...) C'est ainsi que commence la vie de la morale : dès que j'agis par la vertu contre la vertu, commence la vie de la vertu; dès lors commence, de la vertu, la vie, grâce à laquelle sa capacité grandit à l'infini, peut-être.
Novalis

Le moment d'auto-négation, la négation potentielle dans la réflexion ne peut donc pas être d'un grand poids en face de l'entière positivité qui est celle de l'élévation de la conscience dans l'être réfléchissant.
Walter Benjamin.
Le Concept de critique dans le romantisme allemand.

(...) la torture était l'essence du national-socialisme, plus exactement : c'est en elle que le Troisième Reich se réalisait dans toute sa plénitude. (...) Torture, du latin torquere : tordre. (...) Celui qui est submergé par la douleur de la torture ressent son corps comme jamais auparavant. Sa chair se réalise totalement dans son autonégation. (...) Le caractère inoubliable de la torture autorise le torturé à ces envols spéculatifs. Ceux-ci ne doivent pas planer trop haut, mais sont néanmoins en droit de réclamer qu'on reconnaisse leur validité.
Jean Améry.
Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l'insurmontable. 1966.

 

 

Dans l’œuvre de « Jean Améry », on voit certaines formes d’idéalisme s’exprimer au sujet des expériences les plus négatives de l’existence humaine : la torture, la déportation, l’exil, le vieillissement, le suicide. Si l’expression de cet idéalisme y est elle-même négative, c’est du fait de la formation intellectuelle de Jean Améry, qui passe par le nihilisme allemand; c’est du fait surtout que cette œuvre est, pour une grande part, celle d’un rescapé d’Auschwitz. L’idéalisme y cherche ainsi sa forme à travers une négativité spécifique : celle du témoignage comme effort pour penser la violence radicale faite à l’homme, son caractère immesuré et insensé. Cet effort de pensée fut sciemment référé par Améry à une certaine idée d’infini, ou plutôt d’inachèvement, dont il faut mesurer le rapport aux traditions héritées de l’idéalisme – en particulier celle du romantisme allemand. La saisie de l’utopie réflexive d’Améry en dépend, qui lui fit écrire ses livres, à la fois témoignages et « romans » - sous la forme de l’essai.

 

Témoignage et essai


Cette forme est par définition ouverte. « L’essai comme forme », disait Adorno en 1958, « néglige moins la certitude qu’il ne renonce à l’idéal » en se débarrassant de « l’idée traditionnelle de la vérité » : « c’est dans son avancée qui le fait se dépasser lui-même qu’il devient vrai, et non dans la recherche obsessionnelle de fondements (…). Ce qui illumine ses concepts, c’est un terminus ad quem qui reste caché à lui-même, et non un terminus a quo : c’est en cela que sa méthode exprime elle-même l’intention utopique ». Cette intention s’exprime dans son caractère « expérimental », propre à « liquider l’opinion » pour penser la « nouveauté en tant que telle », dans son parti-pris de partir du plus « complexe » pour se « plonger profondément dans la chose » sans rien déduire d’aucune théorie. Mais cette forme témoigne aussi du fait que « l’intention excède la chose », donc « de cette utopie que repousse l’articulation en éternel et en éphémère ». L’essai fait « jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel », il voudrait « faire éclater dans les concepts ce qui n’entre pas dans les concepts ou ce qui révèle, par les contradictions dans lesquelles ils s’emmêlent, que le réseau de leur objectivité n’est qu’une manifestation subjective organisée ». C’est pourquoi « la loi formelle la plus profonde de l’essai, dit Adorno pour conclure, est l’hérésie » (p 29).


Quelle que soit l’aversion qu’Améry exprima pour le « jargon pseudo-dialectique », nous reconnaissons cette forme dans ses livres, mais singulièrement déformée. Le repoussoir de l’utopie, cette « articulation en éternel et en éphémère », devient chez lui le temps lui-même, refusé en guise de protestation éthique contre l’effectuation du génocide. Améry mobilise certaines ressources du romantisme pour réaliser cette protestation inédite contre le temps historique. Mais il s’en éloigne par la nature de l’expérience historique dont la pensée doit chez lui rendre compte. Si du même coup sa pensée tente bien à tout moment de faire éclater dans les concepts ce qui n’y entre pas, c’est en vertu non de la « curiosité » ni du « jeu » , qui sont pour Adorno le « principe de plaisir de la pensée », mais d’abord de l’effort testimonial. Le rapport du texte au « plaisir de la pensée » reste alors à définir, comme son lien générique avec la quête du « bonheur », qui d’après Adorno, est consubstantielle à l’essai, même sous une forme négative. Si l’essai réfléchit l’objet « en quelque sorte sans violence », c’est qu’il ne peut que se plaindre « en silence de ce que la vérité a trahi le bonheur, se trahissant du même coup » (p 26). C’est pourquoi l’essai « ne connaît pas d’autre nom du bonheur (…) que son nom négatif » (p 29).


L’esprit, chez Améry, ne se plaint pas « en silence » de la vérité. Il énonce, déplie, formule et explore à l’infini une plainte qui reste en revanche bien la sienne, et qui porte sur la trahison du bonheur par la vérité. C’est cette plainte qui lui fait affirmer, comme on déclare au monde le deuil de soi-même, la disparition du Principe Espérance. Peut-on dire pour autant qu’Améry prend congé du nom même négatif du bonheur? Sur quoi repose alors son idéalisme ? Ou encore : son idéalisme mué en nouveau nihilisme ou philosophie de la désespérance, qu’a-t-il encore à voir avec le romantisme ?


Au passage, dans son texte, Adorno référait la forme de l’essai au romantisme à partir des notions de « fragment » et de « réflexion » : « La conception romantique selon laquelle le fragment est une œuvre qui, au lieu d’être intégralement achevée, avance vers l’infini en se réfléchissant elle-même défend le thème anti-idéaliste au sein même de l’idéalisme » (p 20). C’est clairement par la réflexivité que l’auto-dépassement dans l’essai s’affilie au romantisme allemand, une réflexivité contraire au principe d’achèvement artistique.


L’œuvre d’Améry poursuit à sa manière cette défense du thème anti-idéaliste au sein de l’idéalisme. Ou plutôt elle réalise une défense de l’idéalisme au sein de l’anti-idéalisme absolu que constitue l’expérience d’Auschwitz. Cette œuvre nous fait savoir ce que devient l’essai lorsque la « chose » dans laquelle se « plonge » l’esprit est la sortie de l’humain, et lorsque l’auteur est un rescapé d’Auschwitz. Elle nous fait saisir ce qu’il en est de « l’infini » lorsque la forme de l’essai prend en charge le témoignage du génocide. Elle nous fait concevoir, avec la possibilité d’un témoignage nihiliste, la part ultime et résiduelle qu’y peut prendre l’utopie : la forme réflexive du témoignage porte ce résidu d’espérance à l’œuvre dans chaque livre d’Améry. L’œuvre entière est en ce sens un essai pour surmonter l’insurmontable qu’est la désespérance, sous la forme d’un autodépassement réflexif du témoignage d’Auschwitz.


L’œuvre d’Améry présente des traits d'inachèvement formels, du fait d'un important corpus resté inédit ; mais c’est ici le processus d'inachèvement à l'oeuvre dans le corpus formellement achevé qui importe, plus précisément dans quatre livres: Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l'insurmontable (1966); Du vieillissement. Révolte et résignation (1968); Lefeu ou la démolition, roman-essai (1974); Porter la main sur soi. Traité du suicide (1976).


Toute oeuvre qui témoigne du génocide témoigne de son insuffisance ou de son impossible achèvement. Cette impossibilité d'en finir, pour qui témoigne du génocide, répond à l'impossibilité d'en finir avec l'humanité. En cette symétrie se noue le paradoxe constitutif de l'espèce humaine : l'extermination, et l'oeuvre qui tente d'en témoigner, disent toutes deux de l'humain son caractère indestructible et néanmoins destructible. Maurice Blanchot avait énoncé ce paradoxe en lisant L'Espèce humaine de Robert Antelme (1947) : "Par une telle lecture, nous commençons de comprendre que l'homme est indestructible et que pourtant il peut être détruit". De par son essentielle indétermination, le genre humain se prête à une incessante extermination : à rebours de la destruction génocidaire, qui veut redéfinir l'humain en substance en mutilant l'espèce, l'oeuvre-témoin prend acte de la destruction accomplie tout ramenant l'homme à sondéfinition.


On est ainsi tenté de voir le témoin assumer le rôle qu'assignait Calvino à l'écrivain, en 1976, dans une conférence sur les "usages politiques de la littérature": "Ce qu'on demande à l'écrivain, c'est de garantir la survivance de ce qu'on appelle humain dans un monde où tout apparaît inhumain." Mais à Auschwitz le monde n’apparaît pas inhumain : il l’est devenu. La garantie de survivance relève alors d’un type d’utopie singulier, qu’Améry appela « essai pour surmonter l’insurmontable ». Améry fut sans doute l’écrivain témoin qui mena le plus loin l’effort de réflexivité que comportait cette utopie – avec Imre Kertész ; mais l’œuvre de Kertész, explicitement héritière de celle d’Améry, accomplit un tour supplémentaire dans l’idéalisme réflexif, en transportant l’utopie dans le registre presque impensable de l’acceptation, là où Améry l’exprima intégralement dans la négation. Kertész répond ainsi à Améry à l’intérieur de son propre langage, par une surenchère d’ironie réflexive – tandis que Levi lui répondit frontalement de l’autre bord de sa « philosophie du ressentiment », et contre elle.


Comme le dit Levi lui-même, l’utopie négative d’Améry fit celui-ci le témoin infiniment malheureux de sa propre expérience. Elle le constitua même en otage - d'un sens infiniment postulé, à la fois réclamé et renié par le monde. Incessamment soumise à cette tentation et déboutée dans sa tentative, en son extrême lucidité, l'oeuvre fit sien le geste, non seulement de l'autoréflexion, mais de l'autonégation comme signe d'humanité. Témoin de l'événement, otage volontaire de son sens, initiateur de son questionnement incessant, Améry transforma ce témoignage en tâche infinie.


En ceci cette oeuvre désigne sa relation paradoxale au romantisme allemand. Les spirales réflexives qui la constituent, du reste, rappellent étrangement le cercle herméneutique inauguré par Schleiermacher, et la réflexivité ironique théorisée dans L'Athenaeum. Mais la pensée tourmentée d'Améry ne déploie ses contradictions qu'au sein d'un espace fini qui se donne pour modèle le corps humain, violemment désirant, torturé, mais mortel. C'est enserrée dans cette finitude, réduite à un mouvement de "torsion", que prend tragiquement sens la dynamique empruntée à l'idéalisme allemand. Améry savait qu'il témoignait ainsi d'Auschwitz, où s'annula toute possibilité d'idéalisme, et où se disqualifia cette tradition romantique. Il ne s'en veut pas moins l'héritier. Le "rescapé" d'Auschwitz est donc aussi celui du romantisme allemand : il dit le naufrage d'une culture en conservant son langage. A terme, le cercle de la torsion se boucla dans l'autodestruction.


Améry ne fait que formuler avec une précision dialectique inouïe la condition propre à chaque rescapé : celle d'une contradiction infinie, qui se manifeste par un rapport tourmenté au langage. Car l'événement dont il lui faut témoigner est celui-là même où le sens semble s'effondrer, et le langage se corrompre, sinon se retirer. Si la figure de cette contradiction est chez lui particulièrement sombre, c'est qu'elle se ficha au coeur de la culture allemande, où le Juif qu'il était ne pouvait que reconnaître son piège : celui-là même de la pensée qui devait s'y mouvoir.


Précisons que cet infini du témoin ne relève d’aucune esthétisation d'Auschwitz, et se distingue radicalement des théories du sublime appliquées au génocide, qui se savent aussi héritières du romantisme allemand : ainsi Le Différend de Lyotard (1994), centré sur l'irréductible hétérogénéité des langages après Auschwitz, connaît son lien avec la théorie romantique, devenu nihiliste, plus visible encore chez le Blanchot de L'Ecriture du désastre. Blanchot est donc à la fois celui qui formula le mieux le paradoxe de l'indestructible à détruire, et qui prête le plus au malaise du sublime inversé. Il faut donc clairement retirer notre propos à cette esthétique.


Celle-ci tombe dans la surenchère de la catastrophe lorsque le discours se consacre, plutôt qu'à l'inachevabilité de la perte, donc de son témoignage, à la perte infinie du sens dans un événement décrété "sans témoin" (S. Fellman). On voit s'instituer en culture, parallèlement à l'étatisation des rites commémoratifs, la mémoire d'Auschwitz comme insondable énigme du siècle. Au centre de cette rhétorique on trouve le culte de "l'indicible", où l'effort d'une diction de la catastrophe fait place à une bavarde poétique de l'effroi. La production politique de l'inhumain génocidaire aboutit alors à la production culturelle du non-sens catastrophique, celle-ci faisant perdre toute prise critique sur celle-là. Sous l'effet du goût nihiliste, la destruction radicale de l'humain risque de devenir celle de la raison, grandiose trou noir où se perd à jamais le sens, c'est-à-dire une catastrophe culturelle : le "Désastre", tel que l'écrit Blanchot.


Le retour critique sur l'événement et son témoignage oblige à saisir autrement l'inachèvement génocidaire : à plonger, non seulement dans son effroi, mais dans sa complexité, en maintenant le cap du sens aussi loin que possible. Au-delà du crime et de son châtiment, au-delà des faits historiques, l'événement génocidaire ouvre une ère de négativité inédite, qui oblige à penser l'humain au-delà de l'humanisme classique et du nihilisme. De ce nouveau pessimisme, qui permettrait de donner une figure à l'avenir en héritant de ce passé inhumain, nul n'a les clés : ni la science, ni le droit, ni la philosophie, ne fournissent une autorité de pensée décisive en la matière. Pourtant, la mémoire d'un génocide est bien toujours à vif. Le témoignage évite à cette mémoire de faire tomber la raison dans le "trou noir" du non-sens. En lui, la raison précise ses limites comme une tâche contradictoire, mais vitale. Sans lui, la pensée ne peut qu'appliquer l'infini sublime à la négativité génocidaire, trahie dans sa réalité : celle de la destruction physique et mentale des individus, dont le témoignage relate au contraire une expérience vécue.


La notion d'expérience, dont W. Benjamin avait dit la crise à propos du spleen baudelairien et des récits de la première guerre, est ici mise à l'épreuve d'une manière plus radicale. Cette radicalité n'est pas celle de "l'expérience-limite" théorisée par Bataille, Blanchot et Foucault, bien qu'elle ait avec elle certains liens, noués au lieu trouble où se croisent, par force, la négativité du nihilisme et celle du témoignage de l'inhumain. L'éventuelle "expérience" d'un génocide ne saurait équivaloir à celle du "désastre", qui suppose une subjectivité encore contemplative : celle qui fait prescrire à Blanchot la « veille » du « non-sens ». Cette prescription est rendue illisible par l'histoire génocidaire, qui s'est trop bien acquittée du non-sens pour qu'il faille l'abriter. Mais le non-sens ultime du génocide fait de la veille du sens, à son tour, un problème infini. C’est à ce problème que s’attaque Améry en témoignant de son expérience, et en s’autorisant de celle-ci pour justifier ses « envols spéculatifs ». La traversée du nihilisme en direction du dicible débouche ainsi chez lui sur un effort de connaissance et de pensée qui deviendra l’élan et le tourment de sa vie.

 

Le piège de l’autonégation


Aussi Viennois dans l’âme que le fut Ruth Klüger, mais lui, plus philosophe que poète, Améry était comme on sait, avant la guerre et sa déportation, un auteur d’essais et d’articles à caractère à la fois littéraire, philosophique et sociologique, et le restera en partie. On sait aussi qu’une césure majeure eut lieu dans sa vie lors des procès des criminels nazis à Francfort en 1963 et 1965, qui lui firent faire un voyage décisif en Allemagne, et entreprendre la rédaction d'un journal d'Auschwitz. C'est là que son oeuvre prend son tour autobiographique, sans que le témoignage cesse jamais de tendre à l'essai spéculatif.. Une série d'émissions radiophoniques à Stuttgart aboutit à son livre Jenseits von Schuld und Sühne. Bewältigungsversuche eines Überwältigen, publié à Münich en 1966. Deux ans plus tard paraît l'essai sur le vieillissement (Über das Altern. Revolte und Resignation). Puis en 1971 un nouveau recueil autobiographique, Unmeisterliche Wanderjahre (Années d'errance) fait le bilan personnel de l'exil et de son rapport à l'Allemagne, qui s'y montre traversé par le paradoxe : ce pays constitue, dit-il, son continuum espace-temps ("Raum-Zeit-Kontinuum"), bien que cet espace-temps, éclaté en régions géographiques et spirituelles, soit travaillé en profondeur par la "rupture de civilisation" d'Auschwitz. Au plan politique, un certain rationalisme libertaire lui fait imaginer une gauche "radicale-humaniste", qui, tout en prenant acte de l'échec communiste, hériterait sur un mode critique des Lumières et du marxisme. L'exploration de cet espace critique fait naître une pensée de l'existence axée sur la question du comment vivre après Auschwitz, puis sur l'énigme de la mortalité de soi, explorée à travers l'expérience du vieillissement, et pour finir la théorie du suicide.


L'histoire de la fortune et de l'infortune de l'écrivain suit la ligne de ces paradoxes. Rendu célèbre en Allemagne et Autriche par son témoignage et son livre sur le vieillissement, il y reçoit plusieurs prix au cours des années 70. En revanche, il ne rencontre pas plus de succès en Belgique où il vit, qu’ en France, où il reste spectateur, parfois critique à l’égard de l’intellectualité parisienne : malgré sa sympathie pour mai 68, Améry ne partage pas la critique de la Raison de Foucault, et voit dans la liquidation des Lumières à l'oeuvre en France un "tournant négatif".


Cette marginalité, à la fois voulue et forcée, se réfléchit péniblement dans le "roman-essai" publié en 1974, Lefeu oder Der Abbruch, (Lefeu ou la démolition). En postface Améry s’explique sur ce genre mixte, né du désir d'en finir avec l'autobiographie sans cesser sa "recherche du moi", qui fait réaliser cette fois un "très ancien désir de raconter" : l'histoire d'un homme qui vit "dans l'attitude du dire-non" et traduit, écrit Améry, "une partie de ce qui m'anime moi, de longue date". Or cet homme, peintre reclus dans un atelier du 5e arrondissement promis à la démolition, finit par mettre le feu à son atelier, pour achever sa "protestation contre l'époque".


En 1976 paraît Hand an sich legen. Diskurs über den Freitod. Améry y développe une éthique du suicide comme acte libre, refus du destin par quoi le Moi affirme sa souveraineté en s'abolissant. Ce livre conclusif, qui se présente comme un « discours » et non plus un essai – lequel, disait Adorno, ne « conclut » pas plus qu’il ne « programme », contrairement au « traité » - fait plus nettement que jamais apparaître la contradiction maîtresse de toute l'œuvre comme son point de fuite : son principe d'inachèvement ici poussé à la limite - limite du sens à son tour franchie par le passage à l'acte : pour conclure Améry porte la main sur lui, le 17 octobre 1978, à Salzburg. Il en finit ainsi même avec le Dire-Non, reconnu dans son origine : l'expérience d'Auschwitz, à la fois assumée et refusée comme destin, intenable condamnation à l'identité juive et à la langue allemande, indépassable double exil.


La France n’aura donc pas été pour Améry un refuge mais un piège. Son discours testamentaire sur L'esprit de Lessing et le monde actuel répétait la profondeur de son attachement à l'Allemagne des Lumières, et son dernier roman, paru peu avant sa mort, Charles Bovary, Landarzt, montre combien l'emprise allemande le met aux prises avec la culture française : mise sous exergue proustienne, répliquant à Flaubert par un éloge ironique du bourgeois amoureux et cocu, cette étrange prose allemande est truffée de phrases françaises. Rappelons comment la lettre qu’on trouva au chevet de son lit à côté de ce livre concluait cette vie :

" Mon coeur n'a pas pu supporter plus longtemps ma si voyante superfluité. Je me suis simplement demandé s'il n'y eut pas une erreur du destin lorsqu'en 1945, alors que j'étais encore relativement jeune, je ne me suis pas résolu à devenir un écrivain français. (...) Il m'est venu en tête un célèbre poème de H.M. Enzensberger, qui dit : "Qu'ai-je perdu dans ce pays?"

 

Le suicide d'Améry fut l’achèvement factuel d'une œuvre inachevable. Il réfléchissait une aliénation triple - culturelle, linguistique, identitaire - qui lui fit construire une pensée tortueuse, à la manière d'une volute sans cesse brisée et reprise, sur l'étroit terrain de jeu intellectuel que lui donnait la forme de son existence. Celle-ci s'inscrit comme une tension tragique entre deux pertes : celle, refusée, de la langue allemande, qui l'empêcha de devenir un écrivain français; celle, réalisée, de la vie, ce refus devenant un destin erroné. Le propos testamentaire brouille les cartes du destin fatal et de la liberté choisie à l'aide de l'idée d'erreur du destin inscrite dans l'attachement à la langue maternelle. Il dit qu'un destin peut en cacher un autre, qu'on ne découvre qu'à la fin en l'achevant librement. Seul le suicide vint trancher dans le noeud de contradictions sans fin que fut la vie pour Améry. Mais il réaffirmait le paradoxe éthique de la négation souveraine, en l'achevant sous la figure d'un destin reconnu comme erreur, et choisi en l'état. Il faisait ainsi une fin d'une contradiction sans fin, dont il laissait le sens ouvert.


L'oeuvre, dès qu'on s'y penche, s'ouvre ainsi au lecteur comme un foyer de questions ouvertes, issues de contradictions énoncées à des niveaux de réflexivité différents. L'ironie les traverse tous, donnant à cette rumination analytique son austère vigueur, qu'on reconnaît marquée d'héritages si contraires qu'explosifs, dont Améry s'emploie à faire l'inventaire. On y distingue la part du romantisme allemand, de Schlegel à Thomas Mann et Ernst Bloch, en passant par Novalis, Kleist, Schopenhauer, Nietzsche, Liliencron, Dehmel, Rilke; celle du Cercle de Vienne et des grands romanciers et essayistes autrichiens, Broch, Musil, Kraus, qui pensent la crise européenne et la dégradation des valeurs artistiques; celle de l'existentialisme sartrien, qui lui fait systématiser l'approche phénoménologique des problèmes abstraits, et retravailler les questions de l'inauthenticité, de l'aliénation et de la liberté, en direction d'une éthique de la "rébellion" et, face à l'Allemagne post-nazie, du "ressentiment". Mais on y reconnaît enfin partout la part décisive d'Auschwitz, qui joue contre l'ensemble de ces déterminations culturelles. Naît de ce mélange un genre de pensée spécifique, essai pour surmonter l'insurmontable par un témoignage réflexif qui se sait contradictoire, et même se veut aporétique. Le résultat de cette aporie assumée est une oeuvre sombre, qui effectue dans une continuelle violence sémantique une forte percée cognitive à visée éthique : la mise à l'épreuve négative de l'esprit fait appliquer la "spéculation phénoménologique" à des expériences avoisinant la mort, ou lui donnant accès : torture, vieillissement, finitude.


L'oeuvre ne se laisse saisir que comme réseau serré de contradictions. Sa spéculation abstraite choisit comme son terrain propre les registres le plus concrets de l'existence intime, corps et langage. Sa pensée des Lumières, axée sur la "fin" du Moi comme lieu de déploiement heuristique d'antinomies sans fin, se meut dans une négativité réflexive vertigineuse. L'écriture d'Améry explore la voie étroite d'un soliloque vital et autodestructeur, mais sans cesse réouverte par l'énoncé d'une souveraineté subjective autofondée, que rend seule absyssale une réflexion sur la finitude. Son tracé dialectique n'est ni linéaire, ni circulaire, mais "tordu", plié aux endroits d'indépassable cassure : entre moi et autrui, individu et collectivité, subjectivité et objectivité.


La torsion confine à l'autonégation au lieu de rencontre de l'héritage d'Auschwitz et du romantisme allemand. Pour celui-ci, le sujet souverain désignait, par son absoluité transcendantale, l'ironie réflexive comme valeur poétique créatrice. Ce dispositif passe au crible du témoignage d'Auschwitz sans disparaître. Mais le paradoxe d'une subjectivité témoignant souverainement de sa destruction, ne porte pas l'oeuvre au sublime d'une "poésie universelle progressive" ni ne jouit de la "génialité fragmentaire" du Witz. L'ironie réflexive, pratiquée néanmoins, selon l'idéal romantique, comme autodépassement, fait éprouver ici les limites infranchissables de quelques apories, que la seule nécessité d'exister, et d'exister en pensant, rend infinies : insurmontables et à surmonter.


L'oeuvre de Jean Améry entretient un rapport intime et paradoxal à l'idéal romantique, tel que l'avait formulé Schlegel - qui exaltait ainsi dans le roman goethéen l'idéal poétique atteint par la "réflexion" de soi en soi : "La présentation d'une nature qui, comme à l'infini, ressaisit inlassablement sa propre image est la plus belle preuve que l'artiste puisse donner de l'insondable profondeur de ses moyens". L'expérience d'Auschwitz interdisant la fusion du moi et du monde dans le verbe autoréflexif, l'autonégation devient autre chose qu'un "moment" dans un mouvement d'élévation spirituelle. Plongée dans une négativité inédite, dont le témoignage garantit le caractère éthique, l'utopie du Moi souverain face au monde devient, par son maintien au coeur de cette négativité, un piège existentiel.


Celui-ci n'est pas à interpréter en termes uniquement psychologiques. Soit on juge que l'expérience d'Auschwitz fait de cette oeuvre un cas monstrueux, la trace d'une histoire individuelle muée par impuissance ou masochisme en solipcisme torturé; soit on en tente d’en recueillir le sens et d'en hériter. Cela suppose que l'expérience d'Auschwitz soit reconnu comme le problème de tous. En son caractère d'"essai", cette œuvre pose des questions communes laissées ouvertes par l'élargissement désastreux des possibles humains : la valeur vitale du sens du vécu, son altérité pour moi et autrui, l'individu et le groupe, l'ambiguïté fonctionnelle de la culture, la difficulté d'une pensée politique aujourd'hui, le rôle que peut y prendre l’écrivain.

 

Par-delà le crime et le châtiment : le clair-obscur de l’essai


Dans la première préface de Par-delà le Crime et le Châtiment, Améry présente ce livre comme un "compte rendu qui va plus loin que la question de la faute et de son expiation, qui se situe par-delà le crime et le châtiment". "Les choses, dit-il encore, y sont décrites telles que les a ressenties une victime terrassée, c'est tout". Le témoignage s'ouvre ainsi d'emblée sous le double signe de la restriction "(compte rendu", "décrites", "c'est tout") et du dépassement d'un espace balisé (faute/expiation, crime /châtiment) vers un espace illimité ("plus loin", "par-delà"). Le parti pris testimonial fait aller "plus loin" que le droit et la justice, au-delà de Nietzsche et Dostoïevski. Parlant plus haut de "pages qui sont peut-être incomplètes, mais dont je puis affirmer qu'elles sont sincères", il reprend Montaigne et Rousseau, désignant l'incomplétude constitutive du propos intime (p 11). Améry invite le lecteur à suivre, par empathie, le cheminement sinueux de la composition du livre :

Le lecteur, s'il veut bien consentir à se joindre à moi, devra m'emboîter le pas dans cette obscurité que j'ai voulu éclairer justement pas à pas. Ce faisant, il se heurtera à des contradictions dans lesquelles je suis tombé moi-même.

 

Cet appel à l'empathie du lecteur est violemment ambigu. A la fin, Améry dit s'adresser non pas à ses "compagnons d'infortune" qui "savent" comme lui, mais aux Allemands, à qui il voudrait "raconter ici certaines choses" ignorées, et, au-delà, à tout homme: ce livre pourrait "concerner tous ceux qui veulent être le prochain de leur semblable". Lorsqu'il reparaît dix ans plus tard, c'est pourvu d'une deuxième préface où l'adresse aux Allemands se fait plus violente, et la reconnaissance du semblable plus incertaine. Si Améry voit un "triomphe posthume" d'Hitler dans les violences politiques ultérieures, dictatures et Goulags, l'énigme d'Auschwitz reste un crime singulier, car commis "dans" le "peuple de poètes et de penseurs". Cette singularité enlève sa "compétence" au "concept même d'histoire" : les explications causales, ni "les spéculations raffinées sur la dialectique des Lumières" ne parlent pas au " témoin oculaire". Améry invalide ainsi à la fois le travail de l'historiographie et celui de l'Ecole de Francfort, se proposant, lui, non de dresser un monument aux victimes, mais de "décrire leur condition". Or, le réveil de l'antisémitisme renouvelle cette condition de victime, et fait que "l'insurmontable fossé se creuse, béant" - dont le témoin doit empêcher la fermeture artificielle : "comme il s'agit d'un fossé moral, il faut qu'il reste provisoirement grand ouvert". Impératif éthique, le maintien de cette béance assombrit "l'héritage des Lumières", mais aussi le précise en resserrant la pensée dans le cercle de la vie intime, et par là politique : la raison n'est ni "déduction logique" ni "vérification empirique", mais explore ses propres "limites" par la "spéculation phénoménologique" et "l'empathie", en vue de chercher "ce que l'on veut et peut faire". Je cite un peu longuement ce passage :

C'est seulement en appliquant mais aussi en transgressant la loi des lumières que l'esprit accèdera à ces sphères dans lesquelles "la Raison" cesse de se confondre avec le raisonnement plat. C'est exactement pour cela qu'aujourd'hui comme hier, je pars toujours de l'événement concret, sans pourtant autoriser qu'il m'égare, que je le prends comme point de départ de réflexions qui vont au-delà du raisonnement et du plaisir de raisonner, pour atteindre des secteurs de la pensée par-dessus lesquels règne et continuera de régner une certaine pénombre, en dépit des efforts que je mets à servir cette lumière qui seule peut leur conférer une dimension. Toutefois - il faut insister là-dessus aussi -, lumières ne veut pas dire clarification. Je n'étais pas au clair lorsque j'ai rédigé cet essai, je ne le suis toujours pas et j'espère ne jamais l'être. La clarification serait synonyme d'affaire classée, de mise au point des faits que l'on peut acter dans les dossiers de l'histoire. C'est exactement cela que ce livre veut empêcher. Rien n'est résolu, aucun conflit n'est réglé, et remettre en mémoire ne veut pas dire remiser dans la mémoire. Ce qui s'est passé, s'est passé. Mais le fait que cela soit passé ne peut être pris à la légère. Je m'insurge : contre mon passé, contre l'histoire, contre un présent qui permet que l'Inconcevable soit historiquement gelé et dès lors scandaleusement falsifié. Rien n'est cicatrisé, et la plaie qui en 1964 était peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure.

 

Cette dialectique testimoniale impose sa lumière propre : une "certaine pénombre" émane de l'effort clarificateur appliqué à "l'événement concret" (mais non à l'anecdote : "sans autoriser qu'il m'égare"). Adorno semble proche, mais Améry le révoque, sachant que sa propre dialectique des Lumières établit un principe d'insurrection de "l'esprit" désarmé contre l'histoire, au nom du sens qui continue de naître au lieu de la blessure ouverte. Mesurer ce qui "s'est passé", c'est travailler contre le "raisonnement plat" et défaire le travail désignifiant du temps pour saisir l'événement comme ayant été possible, et l'étant à nouveau. Ainsi, la blessure privée devient sismographe social et possible parole politique.

 

L'intellectuel à Auschwitz : extinction de l’esprit et disparition de la mort


Sur cinq thèmes successifs - 1. "Aux frontières de l'esprit. L'intellectuel à Auschwitz". 2. "La torture". 3. "Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale?" 4. "Ressentiments". 5. "De la nécessité et de l'impossibilité d'être juif" - la pensée ouvre une série de contradictions involutives. Montrant en quoi "l'intellectuel à Auschwitz" devenait "victime absolue", le texte répète en quelque sorte la situation nazie dans une mise au carré réflexive : le lecteur est invité à suivre les méandres autodestructeurs de "l'esprit". A Auschwitz, l'intellectuel (au sens de "lettré"), devient travailleur non qualifié, forcé "d'endurcir ou au contraire d'invalider la réalité et la vertu de son esprit". Mais l'esprit, devenu "luxe interdit", perd toute fonction sociale et politique (ce qu'il pouvait conserver à Dachau) et même toute portée : "l'esprit perdait d'un coup sa qualité fondamentale : la transcendance." Améry se rappelle avoir prononcé en vain tels vers de Hölderlin, le poème perdant son pouvoir de transcender la réalité. La situation de l'intellectuel déporté se distingue ainsi radicalement de celle de l'exilé : Auschwitz est le lieu où le mot souverain de Thomas Mann aux USA, "la culture allemande est là où je suis", n'est plus prononçable. S’il existe au camp des formes d’extase et même d’illumination, elles forcent l’idée à repasser comme intégralement par le corps : Améry évoque un sentiment d'ivresse éprouvé lorsqu'il s'était vu offrir une assiette de semoule sucrée, qui lui avait fait prêter les traits de la bonté humaine au Joachim Ziemssen de la Montagne magique.


Si l'invalidation de l'esthétique est un effet obligé de la vie à Auschwitz, c'est que la frontière où l'esprit prend d'ordinaire son envol, la mort, disparaît pour une autre frontière, où s'effondre l'esprit. Le témoignage tente de rejoindre en pensée cet effondrement pour en témoigner ; mais il ne peut retrouver le sol premier, nécessaire à l'envol, qu'au prix d'une torsion constante. A Auschwitz s'abolit non seulement la représentation esthétique de la mort, mais son sentiment, qui se révèle partie intégrante d'un mode de vie périmé. Devenue réalité collective, la mort disparaît comme figure et question, horizon d'existence.

"Des hommes mouraient partout, mais la figure de la Mort avait disparu. (...) C'est donc sans peine aucune que la réalité de la vie du camp triomphait de la mort et de tout le complexe des questions dites dernières."

 

Auschwitz est donc étrangement le lieu où la "vie" triomphe de la "mort" - la vie étant production de cadavres et effacement de la mort comme frontière donatrice de sens. L'intellectuel à Auschwitz devient la victime absolue car sa "pensée analytique" le conduit "tout droit à la tragique dialectique de l'autodestruction" (p 34). Ne pouvant accepter l'inconcevable, il se révolte contre l'impuissance de la pensée, suivant "cette sagesse folle et rebelle selon laquelle 'ce qui n'a pas le droit d'exister ne peut exister'"; mais lorsqu'il accepte ce scandale, ce n'est qu'une raison de plus de disparaître. En restituant ce scénario circulaire, par quoi la réalité du camp d'extermination détruit de toutes façons l'esprit, Améry énonce la folle teneur de son éthique d'écrivain : la "sagesse folle" du témoin qu'il est devenu refuse de passer le seuil de la tolérance au scandale, franchi de force par le déporté. Ainsi, revenant sans cesse en-deça d'Auschwitz par l'esprit, il affirme et nie celui-ci, refuse l'inconcevable sans pouvoir fonder ailleurs qu'en lui-même sa révolte, puis son suicide. Dans la tradition romantique, "l'esprit" se constitue toujours négativement face à la "vie". Mais à Auschwitz, cette négativité s'autodétruit.

"Au camp l'esprit dans sa totalité s'avérait donc incompétent. (...) Mais - et j'en viens ici à un point tout à fait essentiel - il pouvait encore servir à se maintenir tout en s'anéantissant, ce qui n'était pas peu de chose. (...) La pensée ne s'accordait presque jamais de répit. Mais elle se détruisait et se maintenait à la fois étant donné qu'à chaque pas elle se heurtait à ses propres frontières infranchissables. Ce faisant, les coordonnées de ses systèmes de référence traditionnels s'effondraient. La beauté, ce n'était qu'une illusion. La connaissance s'avérait n'être qu'un jeu de l'esprit. La mort se cachait jusqu'à en être partout totalement méconnaissable." (p 47).

 

Le gain de l'esprit à Auschwitz relève du vanitas vanitatum. La certitude immuable que "l'esprit dans sa plus grande étendue est un ludus et que nous ne sommes, ou plutôt, que nous n'étions, avant notre entrée dans le camp, rien d'autre que des homines ludentes", met un terme à "un certain sens fictif de la vie" : le vanitas vanitatum déréalise l'ensemble de la "vie normale", et fait procéder à la "démystification de l'inventaire philosophique". Améry dit avoir fait ainsi en quelques semaines ce que Sartre, dans Les Mots, dit avoir fait avec l'idéalisme en trente ans de philosophie.


Cette démonstration s'articule autour de notions-phares - le Beau, la connaissance, la mort, l'esprit, la vie - qui proviennent du romantisme allemand, et continuent d'y faire signe en se disant destructibles. Comme si la destruction de l'intellectuel ne pouvait se dire qu'à travers son idéal détruit, comme si, donc, le romantisme allemand survivait à sa disqualification sous la forme du cercle autodestructeur. L'expérience d'Auschwitz est construite en dynamique tragique à l'aide d’une distinction romantique, qui anime toute l'oeuvre de Thomas Mann, fréquente référence d'Améry : la dualité de la vie et de l'esprit. Explorant l'énigme d'Auschwitz en retraçant minutieusement les voies du sens, Améry pousse le paradoxe jusqu'à dire en termes hégéliens la mort de l'esprit : "tout le monde devenait hégélien" à Auschwitz, tant la réalité rendue incontournable y devenait "raisonnable" : "l'Etat SS apparaissait dans l'éclat métallique de sa totalité comme un Etat dans lequel l'Idée se réalisait" (p 37). Si, comme on le voit ici, l'esprit n'est pas mort à Auschwitz, si l'exercice spirituel se risque à cette haute-voltige ironique, c'est pour mieux faire entendre le silence qu'infligea le totalitarisme nazi du réel :

"La parole s'éteint partout où une réalité pose une revendication totale. Pour nous elle s'est éteinte depuis longtemps. Et il ne nous restait même pas la consolation d'avoir à déplorer son trépas." (p 49)

 

Torture et ressentiment : l’homme et la chair ; la conscience et le temps


Le chapitre sur la torture met en place les fondements éthiques et existentiels du dispositif cognitif. Seule, l'expérience de l'extrême violence autorise la spéculation, qu'elle ouvre à l'infini, en faisant mesurer l'abîme incomblable entre l'idée et le réel : "on peut passer une vie entière à confronter l'imaginaire et le réel : on n'arrivera jamais au bout". Le texte tente pourtant de le faire, au prix d'une subtile et implacable dialectique, où l'expérience sensorielle passe par des degrés d'abstraction qui la font revenir sur elle-même, jusqu'à ce que la réalisation totale d'un phénomène devienne sa négation. Dans la torture, la logique nazie du totalitarisme exterminateur devient expérience charnelle, paradoxe de la mort vécue à travers la douleur totale.

"Celui qui est submergé par la douleur de la torture ressent son corps comme jamais auparavant. Sa chair se réalise totalement dans son autonégation. (...) C'est seulement dans la torture que la coïncidence de l'homme et de sa chair devient totale."

 

Ce paradoxe de la mort vécue fait encore disparaître la figure de la mort, sinon sous l'espèce de sa propriété : " la torture par laquelle l'autre fait de nous un corps abolit la contradiction de la mort et nous fait vivre notre propre mort". Ce nouveau paradoxe inscrit doublement l'expérience de la torture sous le régime de l'inachevable : quant à sa douleur - "celui qui a été torturé reste un torturé" ; quant à sa pensée : "le caractère inoubliable de la torture autorise donc le torturé à de tels envols spéculatifs". (p 70).


A propos de "l'exil" au chapitre suivant, une plongée interprétative similaire fait voir dans la radicalisation du "mal de pays", à Auschwitz, son autodestruction, la nostalgie se retournant en haine de soi. Comme le portrait de l'intellectuel déporté esquissait une critique politique - l'intellectuel perdant à Auschwitz tout rapport possible avec le pouvoir - la négativité fonde une critique de la culture et de la langue allemande, corrompues et atrophiées : "le patrimoine linguistique ou, si l'on veut, le sabotage linguistique de cette époque se maintiendrait en Allemagne bien au-delà de l'effondrement d'Hitler, et était destiné à envahir le discours littéraire". Etre Allemand est à la fois nécessaire et impossible – comme être juif. Mais la dépendance à la langue maternelle, et la séduction de sa culture d'origine, font de la nécessité d'être Allemand une profonde aliénation culturelle, tandis que la nécessité d'être Juif est clairement formulée en termes politiques.


La violence de la pensée culmine au chapitre "Ressentiments", qui entreprend de "justifier" un "état d'âme condamné par les moralistes et les psychologues", y compris et surtout par le Nietzsche de la Généalogie de la morale. Améry dit donner la réponse d'un "témoin de l'inhumain et du sous-humain" à celui qui rêvait de la "synthèse de l'inhumain et du surhumain" . La réponse à Nieztsche passe par un paradoxe qui devient ici défi extrême. Le témoin, dit Améry, est maintenu par un "sens délirant et tordu du temps" dans un état "contre nature" et "logiquement contradictoire" : il "réclame ce qui est doublement impossible, le retour en arrière dans un temps écoulé et l'annulation de ce qui a eu lieu". Cette contradiction étant le propre du besoin éthique - "l'homme moral exige que le temps soit aboli" (p 125) - elle doit être portée sur la scène politique, où les bourreaux devraient être menés de force. Voulant "éteindre cette contradiction", le témoin inscrit dans le politique sa protestation contre l'histoire et le temps. Ainsi, le ressentiment bloque l'accès à l'avenir, "dimension humaine par excellence"; mais il lutte contre "l'absurdité logique" d'une prétendue approche objective - "le méfait en tant que méfait n'a aucun caractère objectif" -, et oppose au "processus d'intériorisation" un indispensable "processus d'actualisation" politique. Refuser de régler le conflit moral en soi, c'est contester qu'il soit collectivement réglé.


Ainsi, l'homme du ressentiment se constitue lui-même en otage éthique d'une exigence politique : en restant "prisonnier de la vérité morale du conflit", il rappelle à l'éthique le criminel "impliqué dans la vérité de son forfait". Il exerce ainsi la "puissance morale de résistance" au nom du sens du réel, car "le réel n'est raisonnable qu'aussi longtemps qu'il est moral". La victime exige ainsi du bourreau son autonégation : "j'exige qu'ils se nient eux-même et qu'ils me rejoignent dans cette négation". Mais pour que cette autonégation se retourne en "acte salvateur", il faudrait plus encore : la "négation de la négation" (p 135), par la "mise au pilon mentale par le peuple allemand, non seulement des livres, mais aussi de tout ce qui fut organisé pendant ces douze années". Or, les rescapés continuant de porter à leur place le "fardeau de la faute collective" des Allemands, l'homme du ressentiment n'a aucune chance de vaincre :

"Nous, les victimes, devons "en finir" avec cette rancune, en finir au sens que ce mot avait dans le jargon du KZ, c'est-à-dire à peu près faire mourir. Nous devons en finir bientôt et nous en finirons bientôt. Mais d'ici là nous implorons la patience envers ceux dont le repos est encore perturbé par la rancune (p 138)."

Nul n'a sans doute poussé aussi loin qu'Améry la radicalité négative de cette "réflexion" sur Auschwitz. Dans son propre témoignage, Primo Lévi expliqua son désaccord avec cette philosophie de la vengeance, selon lui aporétique et dangereuse, et laissa entendre qu'Améry y avait succombé. Mais son suicide réouvre peut-être les questions d'Améry. En outre, ni le nazisme, ni la vieillesse n'eurent raison du Lebenshunger. C'est précisément cette faim de vie, faim de sens, qui explique le triomphe de la mort dans les livres suivants.

 

Retour de la mort : le vieillissement heuristique


Au triomphe de la "vie" nazie contre la "mort" entendue comme figure de l'esprit, Améry répond en faisant de sa fin de vie, passionnément, une tentative d'expérience de la mort, entendue comme question infinie : par la mort retrouvée, la faim de vie se traduit en faim de l'esprit, vertigineux exercice de pensée. Le livre sur le vieillissement chuchote un hymne à la pensée - où l'expérience du déporté se fait sentir en sourdine, par quelques métaphores et sous-entendus. Si la mort disparaissait à Auschwitz comme question, elle répparaît pleinement ici comme condition de possibilité d'une "pensée négative" sur l'existence. Mais ce retour de la mort donatrice de sens, loin de faire revenir au sentiment romantique de la mort, transforme celle-ci, par le subterfuge du vieillissement, en intime dispositif heuristique.


L'expérience du vieillissement est un instrument pour penser l'existence individuelle : l'événement non dicible de la mort de soi donne accès à la réalité limitée de ce soi. Il s'agit donc de préciser une limite - physiologique et linguistique - à partir d'une expérience mentale de l'illimité. Le projet de penser la mort à travers le vieillissement de soi est une "entreprise inachevable" (p 162). Sonder la mort en soi fait rencontrer une "contradiction originaire", l'événement n'étant pas énonçable à la première personne, en quoi se mesure l'impuissance de la langue (p 158). L'homme qui veut s'approcher de la vérité telle qu'elle est conçue par l'homme vieillissant "s'approprie la négation comme son fait et se soulève contre elle. Il accepte le défi d'une entreprise irréalisable" (p 122).


Cette phénoménologie du vieillissement, qui se propose d'explorer la mort, réalise en fait une phénoménologie de la pensée. Il s'agit, pour Améry, non tant de sonder la mort que de penser ce qu'elle fait penser, de la rétablir comme question et figure, en fait et en droit, mais à titre d'énigme : négatif sans positif (p 167), la mort est pourtant ce qui fait naître la pensée, sa condition d'émergence et son horizon : émergence, parce que son irréversibilité même, devient l'angle totalisateur de la "pensée négative"; horizon, parce que cette irréversibilité ramène la pensée au "monde vécu", distinct du monde "logique" au sens où "l'ambiguïté" devient impossible, et fait place à "l'antinomie".


Vieillir, c'est souffrir de ces antinomies, et les fait apparaître comme telles. La mort fait ainsi de la spéculation un jugement. Seule, elle nous fait accéder à la "réalité du moi", qu'elle rend contradictoire. Si notre finitude nous fait percevoir, à travers la solitude et le fossé des générations, notre condition historique, cette réduction aliénante, paradoxalement, nous indétermine : par la mort nous devenons "moi et non-moi" :

"Nous possédons le moi enfermé dans la peau et en même temps nous faisons l'expérience que les limites ne furent jamais définies et demeurèrent indéfinies. Nous devenons à la fois plus étrangers et plus familiers."

 

Violence incendiaire et « manie de la décadence » : Lefeu ou la démolition


La faim de vie et l'essai de penser firent expérimenter à Améry, comme à Levi, la fiction romanesque. Mais son horizon culturel fit qu'Améry dit par là, plus précisément encore que dans ses textes critiques, la parenté négative en lui du romantisme allemand. Schlegel voyait dans le roman infiniment réflexif la forme supérieure de l'idéal poétique. Améry fit du sien la forme d’une tentation poétique : au-delà du portrait fictif d’un individu, Lefeu est une réflexion fictionnelle sur le jeu poétique comme tentation et danger d'exister au-delà ou en-deça du sens. Dans cette fiction réflexive, Améry mit à l'essai l'idée de poésie comme possibilité d'un bonheur du non-sens. Mais au nom du sens souverain, il fallait refuser cette tentation, et dissoudre l'ambiguïté poétique dans l'antinomie. D'où le titre du roman, alternative entre deux négations : Lefeu ou la démolition.


Lefeu, originairement "Feuermann", s'acharne à rester dans un immeuble parisien - situé rue Roquentin, au nom ironiquement nauséeux - promis à la démolition, et fait de cet acharnement son "chiffre" personnel : le Dire-Non. Ce Non s'adresse au monde contemporain désigné sous la formule de "décadence clinquante", soit la production quotidienne, en termes d'hypocrisie étatique, de criminalité politique, et d'industrie culturelle, de l'Occident capitaliste. A ce dire-non s'oppose un dire-oui qui, loin de désigner aucun principe positif, accueille une autre négativité à l'oeuvre, nommée "décadence" encore, mais entendue cette fois comme chiffre d'une vie qui, laissant "venir les choses", accueille le travail de la mort. Cet accueil se métamorphose en violence active à la fin du roman, le peintre mettant le feu à son atelier. Lefeu prend ainsi en charge sa propre démolition.


L'étrangeté intempestive de ce texte n'empêche pas Améry, dans sa longue postface, de multiplier les marques d'affiliation littéraires, du Bildungsroman aux grandes épopées essayistes. Aucune "construction", ni "théorique" ni "formelle", aucun "accomplissement" d'une quelconque "expérience" n'ont été visés, dit Améry. Pourtant, le roman est donné comme une "somme", "bilan" de son "existence" et de sa "pensée". Mais cette somme est encore un essai : Lefeu ou la démolition tente d'approfondir des "problématiques" abordées superficiellement dans Par-delà le crime et le châtiment, et qui, dit Améry, "méritaient un mot de la fin" (p 203). Mais cet approfondissement rouvre d'autres questionnements, relatifs à la possibilité d'une action politique et d'une activité poétique : l'ironie réflexive s'attaque à l'idée de poème comme langage social, et à celle de violence comme langage politique. Le résultat politique de cette ironie est, au-delà d'un visible "affect anticapitaliste", une critique plus diffuse de la "philosophie de la violence", que Sartre exaltait alors chez Frantz Fanon.


Améry tentait en effet de dépasser en même temps sa philosophie du "ressentiment" et son attrait pour la violence d’extrême-gauche : il dit avoir amorcé là un tournant dans sa réflexion sur la "violence révolutionnaire", en dépassant l'alternative de l'Etat capitaliste oppressif et du contre-pouvoir révolutionnaire, et, malgré l'inaboutissement de cette réflexion, être parvenu à réviser des idées qui lui étaient "familières, et mêmes chères", au nom d'idées provisoirement claires : la nature d'artifice conceptuel des notions de "fraternité de la terreur" et de "groupe" développées par Sartre dans la Critique de la raison dialectique, au regard, par exemple, de la "réalité sanglante" des jeux olympiques de Münich. Conscient cependant de n'avoir répondu que par de nouvelles questions, il se réserve de demêler, plus tard peut-être, les "embrouillaminis dramatiques" nés des "multiples contradictions" rencontrées, qui, dit-il, "ne cessaient de surgir et transformaient le débat en comédie burlesque" (p 213).


En cet essai d'autodépassement, Améry s'est volontairement laissé déborder par l'événement de la langue poétique, et avoir ainsi "préparé (sa) propre défaite" : celle d'un système de valeurs organisé autour du Moi souverain, maître de sa langue et du sens, ritualisant sa "dévotion à la décadence". En celle-ci se révèle une "construction abstraite et artificielle" sublimant la simple mort effective. Le nihilisme romantique se dit ainsi mise en cause par l'expérience poétique. Mais cette défaite ne signe aucune victoire de la poésie. Celle-ci semble au contraire promise à la "décadence clinquante", à moins qu'elle ne pousse à l'acte incendiaire. Le système éthique du sens et le système poétique du jeu se nient l'un l'autre dans une insurmontable aporie, que le texte ne cesse de vouloir surmonter, par la torsion ironique du jeu dans le sens.


La réflexion sur la langue et sur la poésie construit une figure du destin individuel comme expérience d'antinomies, qui se révèlent originairement liées à la rupture historique d'Auschwitz. L'exploration dialectique du "Dire-Non" mène à l'expérience enfouie de la mort des parents. Tandis que Lefeu, terré dans son antre en voie de démolition, refuse d'exposer ses tableaux, l'origine de son mal lui revient comme une violente réminiscence, lors d'un voyage avec des galeristes de Düsseldorf, en longeant l'installation du Gaz de Lacq. Au brutal souvenir des fumées d'Auschwitz se mêle le souvenir éclaté d'un poème de Mörike, "Der Feuerreiter" ("Le Cavalier de feu") - que le narrateur corrige pour "Feuerritter", "Chevalier de Feu", par "défi chevaleresque", dit-il, à la "ville" qui m'a offensé". Ce final apocalyptique s'écrit dans le dernier chapitre, "Vol de nuit", qui rassemble tous les motifs symboliques émiettés dans le roman. Le peintre s'imagine sabler le champagne pour "fêter l'achèvement" de sa toile, Oiseau de malheur, qui trace la figure de son destin sur fond de ciel rouge, et annoncer sa future toile : Paris brûle.

 

Le jeu de l’amour et du malheur


Le sens initial du Dire-Non se retourne dans le geste incendiaire, par quoi la violence d'Auschwitz est à la fois mimée et refusée, et le héros nommé dans son refus suicidaire : c'est en réponse au monde issu d'Auschwitz, en signe de "rébellion contre le malheur", que le peintre met le feu à lui-même. L'incendie a un sens politique, comme en avait un le "ressentiment", mais aussi le suicide - suivant en cela la tradition werthérienne. Le feu mis à l'oeuvre et au lieu d'exil est le signe d'une violence qui tente d'être humaine, arrachée à la violence nazie pour se retourner contre elle. Mais le refus chevaleresque prend la forme d'un incendie d'atelier dérisoire : le héros ne mourra pas de ses brûlures, mais d'un arrêt du coeur - qui se dit "lourd", aux toutes dernières lignes du roman, en français et en allemand. L'écrivain se sauve de cet incendie par cette ironie jugée "burlesque", en son caractère néanmoins politique. L'allégorie finale, construite autour du Cavalier de feu et de l'Oiseau de malheur, est conclue par un dernier tour de vis réflexif : le héros reconnaît son "point de concentration existentiel" dans le mot "malheur", et ramène au principe de mort la "manie de la décadence" par quoi le roman commençait. Le dire-Non devient "signal" du malheur et "action" incendiaire, appropriation violente de la "démolition".


L'amour ne survit à la démolition que sous la forme d'un érotisme muet. La réflexion sur la perte du sens des mots dans la poésie, se thématise à travers le désir sexuel. Le danger du solipcisme poétique est incarné par le personnage d'Aline, demi-folle et quasi muette qui ne s'exprime que par textes poétiques et "mots orduriers" pendant l'amour. L'alliance du jeu sexuel et du jeu poétique est muée en aporie par le soliloque, qui sinue autour de la tentation. Mais la raison analytique ne peut faire de l'amour qu'une figure de l'insensé – donc du malheur : la femme-folle est aimée et perdue parce que perdue pour le sens, et gagnée à la "décadence clinquante". La gratuité poétique et la violence ordurière incarnées par Aline font signe vers Georges Bataille. Mais la "décadence clinquante" comporte d'immenses autres pans de la littérature, d'où émergent quelques cibles - Tournier, Barthes, le dadaïsme, la sémiologie. Une allusion moqueuse à la théorie de l'Oeuvre ouverte d'Umberto Eco vaut d'être citée : imaginant commenter un poème d'Aline à des galeristes en visite - qu'il accueille en souhaitant en sourdine la bienvenue à Wittgenstein - Améry conclut ainsi son explication de textes :

"ce texte donc est ouvert. Il faut y voir une nouvelle démarche littéraire dont l'innovation réside en ceci que le lecteur est pour ainsi dire invité à en poursuivre l'écriture (sans qu'il doive pour autant l'achever, voire même sans qu'il ait le droit d'y mettre un point final!) (..) La contradiction est dialectiquement abolie et maintenue. Tout à fait. Abolie et maintenue."

 

L'acharnement moqueur révèle toujours une parenté intime. Ce qui est refusé ici, au-delà du sérieux jargonnant propre au "niveau supérieur de la sémiotique", c'est le tour de passe-passe de la contradiction abolie sous la forme du texte "ouvert" au lecteur, là où l'inachèvement, chez Améry, "ouvre" le texte en soliloquant. Chez lui la contradiction, loin de s'abolir dans un tour de passe-passe dialectique, devient le chiffre d'un destin. Le processus d'autonégation fait de l'inachèvement un processus abyssal interne, réflexif, dont la tension culmine à la clôture formelle du texte. Le moment d'ouverture sémantique maximale est la fin – comme dans les essais. Le final incendiaire de Lefeu ou la démolition donne la poésie et la violence comme questions ouvertes, réouvertes encore dans le registre critique par la postface, écrite en forme d’auto-généalogie de la morale.


Ce faisant, le texte pose au lecteur une série de questions qu'on peut résumer ainsi : 1. Si Auschwitz est réapparu derrière le Gaz de Lacq, n'est-ce pas pour dire qu'on ne peut surmonter l'insurmontable ? 2. Si le "chiffre" de la "décadence" ne peut être remplacé que par la figure poétique du "malheur", n'est-ce pas dire qu'on ne peut, lorsqu'on est rescapé d'Auschwitz, vivre en poésie? 3. Qui plus est, en poésie allemande? Peut-on sauver la poésie allemande du clinquant culturel sous une autre forme que celle de l'autodestruction? 4. Que signifie cette autodestruction de soi pour autrui? La souveraineté négative du Moi ne peut-elle, pour le témoin d'Auschwitz, que désigner l'abîme irréductible entre le subjectif et l'objectif? La négation de soi peut-elle être une figure de la transmission? 5. Quel rapport y a-t-il entre Auschwitz et l'Occident des années 70, ses dérisoires galeries d'art et ses gouvernants criminels? 6. Quel avenir, dans ce monde, a ce livre-ci, par quoi ce qui m'a déshumanisé devient un objet commercial ?


Pour répondre à cette dernière question, Améry en son Moi souverain se sépare de ce livre promis au commerce, en même temps qu'au lecteur, devenu question brûlante. Car sous la figure du lecteur, c'est la nécessité d'autrui qui vient dire à l'infini du Moi ses limites. Or le manque de lecteurs immédiats fut la retombée prévisible d'un tel travail. Le cercle ouvert par l'origine du Dire-Non comme destin singulier - Auschwitz - se referma dans les limites insurmontables de l'isolement social. Ignoré en France, le roman d'Améry fut très attaqué en Allemagne, où l'on parla de "masochisme". Or, cet "essai" était aussi sa "somme". Le suicide fut une manière d'acquiescer, pour finir. Portant la main sur soi, Améry se précipitait dans le "fossé moral" qu'il n'avait cessé d'ouvrir entre lui et le monde. Mais en transportant son autonégation de la sphère de l'esprit à celle du corps, il signifiait encore quelque chose, qui demandait que ce fossé soit après lui laissé ouvert.

 

Dire Non à l’histoire : avec et contre Celan


En ce point, le destin d'Améry rencontre celui de Paul Celan. Dans les deux cas, un violent Dire-Non à Auschwitz a pris la forme d'une traversée de la lyrique allemande, puis du suicide. En présentant sa "monstrueuse postface" comme une "réflexion sur la réflexion" et une "tentative de remonter aux origines", Améry dit sa dette à l'égard du romantisme allemand. Mais sa dette ultime est ailleurs. Il est difficile de ne pas songer à Celan aussi lorsqu'on lit : "il a existé aussi l'homme qui a dit non, et c'est vers lui que tout converge". Rappelons que Celan se jeta dans la Seine en 1970, à Paris, quatre ans avant la parution de Lefeu.


Paul Celan apparaît de plusieurs manières dans le roman-somme d'Améry. La manière la plus profonde, cryptique, passe par la figure du Lenz de Büchner, auquel Lefeu est comparé à la fin de sa postface, et que Celan avait placé au centre de son texte Le Méridien, quinze ans plus tôt. La formule qui ouvre le roman et boucle la postface, "laisser venir les choses", est empruntée à ce texte : chez Celan, elle désignait la manière dont le poète Lenz, à la fin de sa vie, et malgré sa folie, "laissait venir les choses". En reprenant ce modèle à la fin de sa postface, Améry semble rejoindre Celan après l'avoir révoqué, comme il revient à la simple vie mortelle après l'essai d'incendie poétique.


La critique de la "décadence clinquante", jusqu'à l'incendie d'atelier, se place dans l'orbite de l'iconoclasme celanien. Celan racontait, dans Le Méridien, les métamorphoses de l'idée d'art en retraçant de manière elliptique la trajectoire du lyrisme allemand, voyant dans le Lenz de Büchner un tournant décisif : aux "pantins" de "l'idéalisme" et aux "bruits" de "l'art" comme "marionnette", Büchner opposait la "mimique très fine" et discrète de la "créature" naturelle. En ce faisant ainsi "poète de la créature", dit Celan, il nous rendit l'art étrange, nous montrant sa "sortie de l'humain". Suivant sa direction, la poésie devrait laisser cet inhumain derrière lui - l'art n'étant plus que "le chemin que la poésie devrait avoir derrière elle" - pour "continuer de vivre" en faisant de l'existence, comme le Lenz de Büchner, un "fardeau nécessaire" : le "vrai Lenz", précise Celan, n'est pas celui qui parlait d'art en "s'oubliant" lui-même, mais celui qui "continua de vivre".


Prenant le relais du récit inachevé de Büchner, Celan désigne la "direction qui est dans la figure", par quoi la créature se construit son lieu : la poésie. Ce lieu ne s'éclaire qu'à la lumière de l'utopie : c'est celui où la personne, passant par "l'étrangeté de l'étranger", peut se "dégager" et devenir un "moi". Mais un chemin terrible a été parcouru depuis la créature romantique. Si, selon Büchner, il était simplement "désagréable" de ne "pouvoir marcher sur la tête", selon Celan, il en est autrement du poète aujourd'hui : "Celui qui marche sur la tête, Mesdames et Messieurs, celui qui marche sur la tête, il a le ciel comme un abîme sous lui".


Améry savait que cette formule s'appliquait parfaitement à son personnage, sinon à lui-même. Il se savait aussi résolument prosateur que Celan était poète. Pas plus que Lefeu n'acceptait les jeux d'Aline, il ne pouvait se "dégager" par "l'étrangeté" comme le fit Celan. C'est pourquoi l'hommage au Non celanien passe aussi par un Non à Celan. "Pas de place pour Celan", dit Lefeu, à propos de la "sépulture dans les airs" : la "Todesfuge" elle-même fait partie des "réminiscences littéraires" révoquées au nom du "sacro-saint respect de la réalité". On peut voir dans ce geste par lequel Améry retourne Celan contre lui-même le signe d'une infirmité : resté jusqu'au bout "intellectuel à Auschwitz", Améry n'a sans doute pas compris la liberté propre du Dire-Non poétique, sa capacité de dégagement et d'adresse : il ne fit qu'éprouver les limites de sa propre écriture analytique. Mais il savait que la poésie de Celan ne s'arrêtait pas à la "réminiscence littéraire", et conduisait ses métaphores "ad absurdum", au nom d'une "poésie" entendue comme "utopie" d'un Non maintenu à hauteur du réel de l'extermination. Améry et Celan opposent à l'histoire le même Non absolu. Si le "sens" et la "poésie" se combattent dans Lefeu ou la démolition, c'est par eux que l'essayiste et le poète auront voulu "rendre justice à la réalité" (Améry) : l'un, par l'abyssale ouverture sémantique du réel, l'autre, par un langage poétique codé offert à une exégèse infinie.


Ni Celan ni Améry n'auront pour autant épuisé le scandale de la "nécessité et impossibilité" d'être Juif. Le piège allemand, ouvert au camp, se sera refermé en eux sous la forme de la langue allemande, après qu'ils en aient fait signifier, le plus loin qu'il leur fut possible, les contradictions les plus corrosives. Cette utopie les força à "marcher sur la tête". La "torsion" d'Améry fut une réponse à l'inversion par quoi les nazis fabriquèrent aux Juifs une sépulture dans les airs. Tenter de "marcher sur la tête" était donc un effort de santé : la "sagesse folle et rebelle" d'Améry s'éclaire à la lumière de "l'utopie" celanienne, qui nous fait deviner comment les poètes fous "continuent de vivre", en franchissant un "pas" pour s'inventer un "nom propre" et "garder la mémoire des dates", afin de retrouver "une voix en route vers un toi qui entende" (Le Méridien). "Une façon, ajoute Celan, de rentrer chez soi, au pays" - de trouver "le lieu de sa propre provenance", son méridien. En se laissant "mener" par la langue "au doigt et à l'oeil" - ou plutôt en faisant éprouver à son peintre, à distance, la tentation poétique -, Améry tentait peut-être de trouver, dans sa propre provenance, un toi qui entende. Mais en faisant du "langage quotidien comme moyen de communication", comme il l'écrit, son "dernier mouillage", il s'ancrait délibérément dans une contradiction "incontournable", jugée inhérente à la "chose" littéraire. C'est ainsi qu'il parvint à "garder la mémoire des dates", et à se dater lui-même.


Dans les poèmes d'aujourd'hui, dit encore Celan, "l'attention" à tout ce qui "apparaît" devient "concentration de la mémoire de nos dates" (p 78). Reprenant une formule de Thomas Mann, Améry dit avoir, dans son roman-essai, "concentré son être en un seul point ardent" (p 207), et "fait converger toute la problématique de l'époque sur le"Mal (...) qui ne cessait d'engendrer le Mal". C'est pourquoi la "décadence clinquante" est par lui ramenée au "meurtre organisé dont les parents de Lefeu furent victimes", c'est-à-dire à une "absurde histoire privée". Améry réclame ce droit à l' amalgame comme un "droit d'exister" de "l'évidence subjective", "envers et contre toutes les objections rationnelles". De même que Celan plaçait la poésie à la "lumière de l'utopie", la tragique dialectique d'Améry invoque une utopie de l'esprit capable, comme Lefeu, de trahir "cette Raison qui, loin de faire des cabrioles métaphysico-hégéliennes, trottait de manière civilisée sur les chemins du common-sense". Si Lefeu veut mourir, c'est par crainte de "tomber dans le vide, en quittant le filet du consensus rationnel majoritaire".


"L'absurde victoire privée" de la survivance à une histoire folle a obligé l'écrivain à faire ce que le Lenz de Büchner regrettait de ne pouvoir faire : marcher sur la tête devant un parterre de "Mesdames et Messieurs" pour avoir le ciel sous ses pieds "comme un abîme", et dire ainsi la vérité personnelle d'une histoire collective. Améry fit de la subjectivité souverainement transcendante une réponse à l'histoire. Cette réponse fragile violenta son existence et "tordit" à l'infini sa pensée en contradictions insurmontables – entre expérience subjective et réalité sociale ici : de celle-ci, Améry ne se sort qu’en prenant congé de son livre :

"Je ferme les yeux et je vois Lefeu tapi sur son lit en bataille. Ne rien faire. Laisser venir les choses. C'est ainsi qu'il se laissait vivre, comme le Lenz de Büchner. Puis il prit son envol dans la nuit et mourut. Je peux continuer à me raconter l'histoire : elle aura un ton bien différent du texte étranger qui est là dehors... dans le monde."

 

Le monde, c'est ici et maintenant où nous recevons ce "texte étranger" comme un fardeau, mais aussi une proposition : celle de l'histoire qu'on peut continuer de raconter à son tour, quand tout est fini. Car lorsque le Moi décide d'en finir même avec sa magie souveraine du Dire-Non à l'histoire, et de mourir de sa rébellion folle contre une histoire folle, lorsqu'il retourne ce Non infini dans l'acte d'en finir, il nous confie cette histoire et cette magie : il nous oblige donc à imaginer quel autre dialogue pourrait avoir lieu entre le Oui sinistre à l'Histoire et le Non désarmé de l'esprit. Le texte nous y aide, peut-être, en se retirant de lui-même: nous confiant son livre, l'auteur nous confie sa "quête du texte", et la nôtre - qui nous ferait trouver notre "utopie", et "concentrer en un point ardent" la "mémoire de nos dates".


Le Gaz de Lacq, la plupart du temps, ne rappelle pas Auschwitz. Sinon dans un livre, où la littérature porte la main sur elle pour chercher, au-delà de l'art inhumain, le méridien de la créature naturelle. Ainsi, un danger nous guette, qu'Améry avait vu : celui de faire du témoignage, au pire une culture, au mieux une utopie négative : dans les deux cas, un nouveau ghetto.


C'est pourquoi, ayant commencé avec Calvino, je terminerai avec lui. Le "baron perché" , à nos yeux, fait signe au "Lefeu" d'Améry. L'un regarde les nuages là où l'autre fulmine dans son antre, mais tous deux désignent le lieu retiré où l'humain se survit à lui-même, et fait partir à la "quête du texte". Parlant de "l'architexte" littéraire, visant le "racontable qui n'est pas raconté", Calvino se plaçait, lui aussi dans une tradition utopique le romantisme allemand. Mais se fixant pour objectif l'héritage incertain de la deuxième guerre mondiale, il donnait à cette apparente métaphysique littéraire un sens plus simple et concret, politique :

"Il semble que ce ne soit que là où elle est persécutée que la littérature montre ses vrais pouvoirs, en défiant l'autorité (...). La littérature est nécessaire à la politique avant tout lorsqu'elle donne une voix à qui n'en a pas, lorsqu'elle donne un nom à qui n'a pas de nom, et spécialement à ce que le langage politique exclut ou cherche à exclure. (...) Justement du fait de l'individualisme - de la solitude - de son travail, l'écrivain peut parfois explorer des zones que personne n'a encore explorées, à l'intérieur de lui ou au-dehors; il peut lui arriver de faire des découvertes qui, tôt ou tard, deviendront pour la conscience collective des domaines essentiels."

 

Le propos de Calvino semble à la fois des plus actuels et des plus tristement périmés. On est en droit de se demander si les "domaines essentiels" dont parlait Calvino arriveront jamais à une "conscience collective". Ou s'il leur appartient au contraire d'être résolument exclus de la politique. Si la littérature se voit ainsi violemment confirmée dans une fonction ancestrale - "défier l'autorité" - c'est pour assumer une tâche minimale : redonner voix et nom aux sans-voix et sans-nom, afin de garantir la survivance de l'humain dans un monde inhumain.


Cette tâche minimale est infinie : elle fait de toute oeuvre qui témoigne de cet aujourd'hui une oeuvre inhumainement inachevée, et de ce témoignage un langage humain. Cette possibilité ne rend pas la littérature plus que jamais "nécessaire à la politique", comme l'écrivait Calvino en 1976. Car il faudrait pour cela qu'une littérature arrivée à la connaissance d'elle-même - comme l'est celle d'Améry - soit d'un quelconque usage à une humanité qui ne veut pas se connaître. Cet usage politique n'est ni bon ni mauvais : il n'existe pas aujourd'hui.

 

(texte sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)