« Néanmoins, je leur ai
fait comprendre qu’on ne pouvait jamais commencer une
nouvelle vie, on ne peut que poursuivre l’ancienne. »
Imre Kertész. Etre sans destin.
« - (…) Ainsi, moi, sur une
scène gigantesque et dévastée – appelons-la
la Terre – où l’on ne voit dans la lumière
devenue grise que quelques tas de gravats, des morceaux de barbelés,
une croix cassée en deux et les restes de quelques autres
insignes : sous ce ciel gris, à genoux dans la poussière,
le visage couvert de cendre, au nom terrible de la grâce,
j’accepte Auschwitz.
- Tu n’as pas le droit de le faire, rétorquai-je
aussitôt ; tout au plus, et encore il faudrait voir – si
tu en meurs.
- Mais, dit alors K., l’écrivain, je ne fais que ça.
L’histoire de ma vie est celle de mes morts, si je voulais
parler de ma vie, je devrais raconter mes morts. »
Imre Kertész. Un autre.
Primo Levi a souvent dit qu’Auschwitz
avait été son « université »,
et que sa brève expérience de déporté avait été suivie
d’une longue et riche expérience de témoin,
dont son « métier » d’écrivain
s’était amplement nourri. Si Levi fit l’expérience
aussi des limites de cette richesse-là, il ne s’en
réclama pas moins d’un « optimisme » résolu,
rare chez les rescapés d’Auschwitz - et qu’on
ne saurait trouver, ainsi formulé en tout cas, chez Imre
Kertész. Par son radicalisme critique, l’auteur
d’Etre sans destin et de Liquidation semble à première
vue plus proche de Jean Améry - auquel il rendit un hommage
empathique et distancié - ou de la « cruauté masochiste » du
Monde de pierre de Tadeusz Borowski, dont les « récits
limpides » firent partie des « sources
authentiques » qui comptèrent pour lui au moment
d’écrire son roman d’Auschwitz.
On trouve cependant sous sa plume une formule qui s’apparente à celle
de Levi. Dans sa Chronique d’une métamorphose, Kertész,
devenu célèbre et invité hors de son pays,
s’étonne de son aisance à passer de ville
en ville après « quarante ans de captivité »,
c’est-à-dire de vie en Hongrie. « Cela
signifie-t-il quelque chose? », demande-t-il. « Ce
serait mentir que de répondre non. Je suis le personnage
légèrement sceptique mais néanmoins réceptif
de mon roman d’apprentissage in vivo. » (p 93).
C’est dire qu’une certaine extériorité mentale à la
vie hongroise a fait partie de cette vie captive, et qu’une
intériorisation acharnée de la liberté fut
nécessaire à ce roman d’une vie. Surtout,
Kertész métaphorise ainsi ce qu’il a toujours
fait et continue de faire : apprendre et comprendre son
existence au jour le jour en lui donnant forme littéraire.
Répondre « oui » à la question
du sens de tel trait d’existence, c’est résister à la
grande tentation du Non (« ce serait mentir… »),
qui fait jubiler l’ironiste au jeu de massacre, après
le massacre, comme pour le rejouer dans l’ordre du « formulable » :
ce qu’il appelle « inventer Auschwitz », « préparer
Auschwitz dans la langue ». Répondre à la
vie comme roman d’apprentissage ce oui « légèrement
sceptique et néanmoins réceptif », c’est « raconter
quand même » ou « malgré tout » l’existence
d’un « personnage » : l’enfant
déporté d’Etre sans destin (1975) ;
le « vieux » écrivain sans public du
Refus (1988); l’autoliquidateur de Kaddish pour
l’enfant qui ne naîtra pas (1990) ; l’écrivain
disparu enfin de Liquidation (2003) ; et comme on revient
au départ, celui de l’œuvre cette fois, le
jeune apprenti artiste du Drapeau anglais (2001).
Si cette vie d’adulte doit ainsi sans fin se raconter et
s’apprendre, au point d’imaginer même sa postérité,
c’est qu’elle a commencé avec la mort d’un
enfant – mort dont est « née » cette œuvre,
selon les termes de Kertész à la fin du « Discours
de Stockholm ». Cette vie coupée en deux fut,
on le sait, celle d’un Juif de Budapest qui avait 15 ans
en 1944, année de sa déportation à Auschwitz,
et qui, après avoir survécu à l’état
de « musulman » dans le camp de Zeitz,
près de Buchenwald, vécut sa vie d’adulte
dans la Hongrie communiste, avant de connaître la célébrité à la
faveur de la chute du Mur.
Cette vie à laquelle il est dit modérément
oui, au terme d’une métamorphose en « un
autre », est une vie d’après : non
d’après la mort et la désappartenance, mais
d’après la survivance, et même, si l’on
en croit Un autre, d’après une œuvre de créateur :
Kertész semble prendre congé de son « génie »,
comme le Prospero de Shakespeare ou le Rimbaud de l’« Adieu ».
Au point qu’on se demande quelle forme il pourra donner
encore au « personnage » de son « roman
d’apprentissage in vivo ». Mais cet adieu à l’auteur
est une nouvelle fiction annoncée, qui raconte un
autre congé : mettant fin à sa vie, un écrivain
a laissé quelques traces et énigmes brûlantes,
qui reconduisent une fois encore à l’expérience
du camp. La « pièce » à laquelle
Kertész dit travailler dans Un autre célèbre
le deuil du créateur qu’il n’est plus :
l’auteur d’Etre sans destin, devenu, au fil de la « trilogie
de l’absence de destin », personnage stylisé.
Pourtant ce texte lui aussi « parle de la victoire
d’Auschwitz », « vu que ‘l’esprit
du récit’, le monde en tant que récit, parle
de la même chose » (p 99). Dans Liquidation,
le nouveau double ne s’appelle plus Köves, ni K.,
mais B., ou Bé ; son plus perplexe héritier – son éditeur
- a pour nom « Keserü », qui, nous
dit-on, signifie amer.
Si le « monde en tant que récit » parle
encore de la « victoire d’Auschwitz »,
si rien n’a annulé ni « réfuté » Auschwitz,
le récit de la vie ne peut que continuer à en parler.
Et si l’on écoute bien Kertész acquiescer
au roman de la vie dans Un autre, ce oui d’après
se révèle être le lointain écho d’un
autre oui, plus étrange, qu’on pourrait appeler
le oui pendant : celui que Köves Gyorgy, le « héros » adolescent
d’Etre sans destin, adresse à ce qu’il voit,
entend, apprend et comprend du monde où l’a plongé en
1944 le « hasard » d’être Juif :
un hasard qu’il lui faut désormais apprendre, puisque
l’histoire nazie l’a mué en nécessité.
Le oui d’aujourd’hui, « légèrement
sceptique et néanmoins réceptif », entre
pourtant en contradiction avec le oui de jadis ; car ce que l’adolescent
devait apprendre et comprendre était la mauvaise nouvelle
des camps d’extermination, donc sa propre mort programmée,
devenue, au gré de sa perception et de son entendement, « naturelle ».
Je voudrais ici faire entendre l’intime écho de
ces deux « oui », l’un à la
mort, l’autre à la vie, et tenter de saisir ce qu’il
veut dire. Que signifie cette coexistence de deux oui contraires
en une seule existence, quels refus suppose-t-elle? Comment peut-elle
former un seul « destin », et que vaut
pour nous ce destin ? Comment l’apprentissage d’Auschwitz
peut-il conduire à ce que Kertész ose appeler,
sous couvert d’ironie, son « acceptation » ?
« Pas à pas ».
Le roman d’un « système ».
"Réceptif », tel est bien l’ingénu
de la fable qui, dans le premier récit de Kertész,
entre sans rien comprendre, un beau jour d’été 1944,
dans le train qui va le conduire à Auschwitz, après
s’être laissé embarquer dans un bus par de
gentils gendarmes hongrois, trois mois après le départ
de son père pour un camp de travail. Et si ce très
jeune homme ne peut encore être « sceptique »,
c’est qu’il est intensément, anormalement
ignorant, au contraire de lecteurs informés - différemment
en 1975 à Budapest et en 1998 à Paris, mais assez
toujours pour savoir qu’il s’agit là d’un
nouveau Candide, beaucoup plus effrayant que l’ancien :
un Candide qu’il faut apprendre à reconnaître,
néanmoins.
L’effort de ce « personnage » pour
apprendre et comprendre - ces deux mots courent d’une page à l’autre
de la partition « atonale » d’Etre
sans destin - est à la mesure de son ignorance anormale,
précipité de deux ignorances « normales » :
celle, littéraire, du Candide des Lumières ou de
l’adolescent du récit d’initiation; celle,
historique, du Juif déporté, dont l’ignorance
est fonction d’un non-sens inédit. Ce que font les
nazis de la vie d’un Juif dans un camp d’extermination,
puis de concentration, ne saurait se savoir, ni s’apprendre,
ni se comprendre facilement. L’idiotie de Gyurka exagère
cette difficulté car cette difficulté s’exagère
elle-même : comprendre une telle chose demande du
temps - celui d’apprendre à mourir. L’attente
et l’ennui de ce déporté qui s’ignore
sont les formes forcées de sa « réceptivité » anormale :
celle qui, en vertu de son « innocence »,
lui fait trouver tout ce qui lui arrive « naturel ».
Mais il apparaît d’emblée que, comme toute « écriture
blanche », ce naturel est le comble de l’artifice,
clairement assumé comme tel :
"Ce n’est pas parce que j’étais
un enfant que le narrateur en est un. Il est un enfant parce
que l’infantilisation est caractéristique de toute
dictature. Et si c’est un enfant qui parle, c’est
plus authentique que si c’était un adulte s’exprimant
comme un enfant, ayant été abaissé à penser
comme tel."
C’est donc par souci d’« authenticité » littéraire
que Kertész a mué une donnée autobiographique – son
adolescence déportée – en figure de l’infantilisation
totalitaire, sans pour autant cesser d’y réfléchir
sa propre enfance détruite. Créant son « personnage »,
Kertész préféra l’enfant docile à l’adulte
infantilisé. Tirant un symbole de lui-même, il transformait
l’innocence en « maléfice » et
vouait son récit à l’humour noir. Au détour
de chaque fait, le jeune déporté fait de l’antiphrase
sans le savoir. Ainsi font les petites vérités
du camp pour nous parvenir, grimaçantes, à travers
son aveuglement.
La forme du récit d’apprentissage, plusieurs fois
rappelée à propos d’Etre sans destin,
relève du trompe-l’œil et de la stratégie
littéraire. Kertész a choisi ce genre usé,
ostensiblement allemand, pour se démarquer d’une
mode littéraire en vigueur, celle du flux de conscience
et des voyages mémoriels – dont Jorge Semprun s’était
servi pour son récit de déportation (Le Grand voyage,
1963). Il se refusait ainsi avant tout à un mode de dramatisation
qui prévalait dans les récits de déportation
d’après-guerre. L’un en particulier des plus «littéraires », émanant
d’ailleurs d’un autre Juif hongrois, racontait aussi
la déportation d’un adolescent sous forme d’un
roman d’apprentissage, ou plutôt de désapprentissage
de la foi : dans La Nuit d’Elie Wiesel, préfacé par
Mauriac en 1958, chaque découverte, au fil des chapitres,
entraînait une chute dans l’abîme d’un
nouveau néant.
Qu’il ait ou non lu Wiesel lorsqu’au début
des années 60, Kertész entreprend d’écrire
son roman, Etre sans destin semble écrit comme à l’envers
ou en creux de La Nuit. Les aspects saillants du récit
d’initiation y sont gommés pour raconter un autre
désapprentissage : celui, non de la foi, mais de
la « culture ». Dans les deux cas, il s’agit
de sortir d’un monde dont le camp ne fait pas partie, et,
racontant cette sortie, d’apprendre à vivre dans
un nouveau monde : celui d’un savoir non partagé par
les autres. Le récit de déportation se double ainsi
d’un roman de formation qui, après la séquence
du retour, conduit le narrateur à l’apprentissage
de la vie même.
Kertész s’empare du récit d’apprentissage
et du témoignage de déportation comme si, radicalisant
cette forme-ci, il voulait nihiliser celle-là. La satire
implacable de l’éducation académique, et
du système scolaire et culturel contemporain d’Auschwitz,
au cœur de ce roman de formation, confirme la teneur négative
du modèle emprunté, proprement renversé : « C’est
l’histoire d’une perte de la personnalité,
dit Kertész, se déployant tout aussi lentement
et impitoyablement que celle du devenir d’une personnalité » ;
elle raconte « non comment l’on devient ce que
l’on est, mais comment on devient ce que l’on n’est
pas ».
La fable du « sans-destin » renverse à la
fois le modèle goethéen et la formule sartrienne,
comme pour mieux réécrire L’Etranger de Camus,
dont la lecture fut plus décisive qu’aucune autre.
Toute négativisée qu’elle soit, cette forme
ultra-référée, marquée dans son caractère
d’héritage, signe la vocation littéraire
du témoignage selon Kertész. Laquelle s’exprime
elle aussi par la négative. Mon travail, dira le « vieux » du
Refus, a consisté à « atrophier systématiquement
l’expérience dans l’intérêt d’une
formule artificielle », afin d’aboutir à un « produit
composé de signes abstraits, une œuvre d’art ».
Pour Kertész, Etre sans destin devait « représenter
l’histoire comme fiction » et « figurer
Auschwitz comme système ». Comme si le vécu
concentrationnaire imposait la fiction littéraire.
En retournant le roman d’apprentissage en récit
d’un anéantissement de soi, le paradoxal « destin
du sans-destin » renverse aussi la relation entre
vie et littérature. Car la survie, ou relève de
cet anéantissement programmé, prendra la forme
d’un destin d’écrivain. Le roman d’Auschwitz
et d’après Auschwitz est une destruction littéraire
du vécu, une « atrophie » méthodique
de l’autobiographie dans l’œuvre. Inversement,
c’est en tant qu’œuvre aboutie que le récit
de soi fera acte de témoignage. Il revient à la
vie ainsi apprise, racontée et inventée dans l’art,
de témoigner encore et toujours du camp, puis de la vie
vécue à l’ombre de la « victoire
d’Auschwitz ».
Si l’expérience doit s’atrophier « systématiquement »,
c’est que la « forme impassible » -
qui émerge à titre de question ultime dans Un autre
- veut être l’analogon de la machine totalitaire.
La composition abstraite, sorte d’oeuvre totale négative
affiliée à la fois au conte voltairien, au récit
d’apprentissage à l’allemande, à L’Etranger
de Camus et à l’atonalité du Schönberg
d’Adorno, veut recréer la machine concentrationnaire
et son emprise totale. Si le déporté doit être
stylisé à l’extrême, jusqu’à devenir « l’être-sans-destin »,
figure vouée au paradigme, c’est que dans une forme
autonome, seulement, la conscience se dégage de l’emprise
du destin. L’objectivation artistique reflète ainsi
la perte de subjectivité du héros.
Une telle stylisation repose sur deux principes : faire
du déporté un enfant qui meurt sans le savoir,
et faire du temps la forme du fatum totalitaire. L’espace
sérialisé du camp devient un « monde
total » et le temps linéarisé un « piège ».
Kertész a dit dans ses entretiens combien la dimension
temporelle de l’expérience avait pesé sur
les choix formels d’Etre sans destin : la « technique
des séries » et le « modèle
linéaire » sont chargés de figurer la
privation de destin. « Pris dans le piège morne
de la linéarité » (Discours de Stockholm), écrasé par
le temps, avançant « pas à pas » dans
le temps de sa propre annulation, le « personnage » devient
ce qu’il n’est pas : le réceptacle d’une « série » de « situations » programmées
pour le réduire à une « vie fonctionnelle » (Galeerentagebuch).
Ce continuum implacable est chargé de diffuser dans le
temps la violence nazie comme contrainte absolue. Cette violence
s’exprime ainsi intégralement par la « voix » de
la « conscience », mais une conscience
déduite de cette « vie fonctionnelle ».
L’attente et l’ennui sont les expressions subjectives
de l’objectivité visée, les formes vides
de l’acquiescement comme effet de structure. Le contenu
de cet acquiescement est la mort, que l’ironie annonce
tout au long. La matière narrative d’Etre sans destin
est un processus d’adaptation qui ne se transformera
pas en accoutumance : le héros finit par le comprendre
un jour. Quoiqu’il apprenne, la mort est l’ultime
contenu de son apprentissage. Il doit juste prendre le temps
de s’y initier : c’est ce qu’il fait en
attendant.
Au fil du récit, son oui ingénu à Auschwitz
s’assourdit et s’aggrave. Plus son acquiescement
s’intériorise, plus le monde lui devient extérieur,
jusqu’à devenir ce champ de réel éclaté reçu
par le musulman, dont le corps prononce un oui cette fois muet.
Même sa légère tristesse à voir, étonné,
le regard assombri de l’homme en visite parmi les enfants
mourants dont il fait partie, naît de cette extériorité absolue.
Gyurka ignore que cet homme est venu le soigner : étranger à tout
désormais, et à son propre corps, il ne voit pas
que ce chagrin extérieur vient de lui - comme la « colère » de
ceux qui, à l’entrée d’Auschwitz, lui
conseillaient de se vieillir d’un an. On aura rarement
dit de manière si subtile le lien d’humanité en
même temps que sa destruction.
Avant d’être ainsi réduit au silence, l’adolescent,
suivi de tout près par son lointain narrateur, se montre
bavard. L’effort d’adaptation s’agite en lui,
fébrile, sous la forme de tics de langage, eux aussi artificiels.
Hyperbolique, aberrant, ce oui de l’enfant déporté,
intensément réceptif autant qu’obtus et aveugle,
s’exprime par d’entêtantes formules d’acquiescement : « effectivement », « cela
va sans dire », « indéniablement »,
et bien sûr « naturellement » -
qui devient même « natürlich » lors
de l’arrivée à Auschwitz : au seuil
de l’absurde absolu qu’est le camp, Kertész
flanque l’adverbe de sa version allemande.
Ce « naturellement » irritant, « cynique » à l’image
du maléfice qu’est devenu « l’innocence »,
installe sourdement l’idée d’acceptation tout
au long du récit. Cet adverbe, sorte de trille de conscience « réceptive »,
signale au fil du texte l’acquiescement de l’apprenti
déporté au non-sens. S’il s’endort à répétition,
ce n’est pas comme faisaient les anti-héros picaresques
au champ de bataille, mais plutôt comme faisait l’Etranger
dans le drame de sa propre existence. Son corps se laisse simplement
pénétrer par le génie du lieu : la
torpeur.
Dans la prose atonale d’Etre sans destin, « naturellement » est
plaqué en accord presque mécanique à la
fin de phrasés laborieux, scolairement occupés à compter
ce qu’on a compris et appris au camp ce jour-là,
ce qu’on est à présent en mesure de « pouvoir
affirmer »… Le retour infernal de l’adverbe
stylise et rythme une idée de Oui : celui, obligé,
d’une conscience apprentie d’un monde fou, ouverte à tout
vent donc au pire. Une conscience d’homme sans qualité livrée
au mal – ce mal dont Musil se demandait, aux dernières
pages de son « utopie inductive », s’il
n’était pas le « moteur du monde ».
Une conscience d’« étranger » pleine
de perceptions et sensations lumineuses – comme Meursault,
Gyurka aime beaucoup le soleil - et atroces : là où l’intelligence
ne se manifeste qu’obstruée, empêchée,
inutile, le monde sensible vient combler le vide du « pas
de pourquoi ».
Si l’endormi se réveille à la fin de l’histoire,
c’est qu’en lui l’étranger est mort
en même temps que l’enfant. Bientôt adulte,
il lui revient de raconter sa vie. Il lui faut apprendre, une
fois sorti du camp, à parler à ceux qui n’y étaient
pas : voisins, journalistes, et bientôt lecteurs.
Il lui faut apprendre à écrire son histoire, puis à trouver
un public. A moins qu’il ne faille apprendre à n’en
avoir pas, puis brusquement à en avoir un, bruyant et
croissant, qui un jour vous décerne un étrange
prix Nobel.
« Jusqu’au bout » :
la leçon du la « fable ».
Revenu « chez lui », le héros traduit
son passé dans le langage de l’avenir. Une sorte
de leçon de la fable s’énonce en pleine dispute :
si Gyurka a renoncé à discuter avec le « journaliste »,
il faut répondre aux Fleischmann, opposer le « pas à pas » de
l’histoire à leurs événements qui « arrivent » et à leur
incontinent désir d’oubli : « ce n’était
pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu
jusqu’au bout . (…) C’est moi qui avait
marché pas à pas et non un autre, et j’ai
déclaré que j’avais toujours été honnête
dans mon destin donné. Voulaient-ils donc que ces quelques
pas au moins honnêtes perdent tout leur sens ? »
Mis bout à bout les « pas » font
revenir le sens. Mais un sens lui-même en attente, qui
ne permet ni d’oublier, ni de raconter. L’injonction
d’oublier des Fleischmann était l’autre face
de l’injonction de raconter, propre au journaliste (« raconter
quoi ? », répondait naturellement Gyurka).
Là encore, le « personnage » attendait :
faire trop tôt le récit de soi, ce serait emmêler
les « pas » et rater le « bout ».
Ce qui le fait ainsi attendre, c’est l’auteur à venir,
qui s’interdira de témoigner sans « méthode
de travail », sans « inventer Auschwitz » et
donc « recréer le monde entier ».
Ainsi le « jusqu’au bout » du survivant
conclut le « pas à pas » du déporté.
Seul, il permet de réaffirmer un « moi » sujet
de sa vie (« c’est moi qui l’ai vécu »)
jusque dans l’expérience de sa dépossession
(« ce n’était pas mon destin »).
Aliéné au « destin de masse »,
interdit de « tragédie », c’est-à-dire
de « choix », de « chute », « d’échec
dans l’action », le moi selon Kertész
redevient sujet s’il accepte de vivre tout de cette vie
forcée jusqu’au bout. Accepter jusqu’au bout
c’est sauver le sens, ou encore la liberté : « si
la liberté existe, alors il n’y a pas de destin,
(…) c’est-à-dire qu’alors nous sommes
nous-même le destin ». Kertész dira trente
ans plus tard :
"J’ai eu un destin, ou une absence
de destin, comme on voudra le nommer. Mais au moment précis
où je réfléchis à tout cela, j’ai
mon destin. Pour un écrivain, apprendre à ne pas
mentir est une tâche déjà bien suffisante.
Elle suffit à toute une vie. "
Avoir son destin, c’est muer en tâche
une fatalité personnelle. Dans le roman, ce « moment
précis » où le « je » réfléchit
son absence de destin trouve sa place à la fin, dans cette
dispute sur l’art de narrer l’histoire et de vivre
sa vie. Ce moment réflexif achève de signer comme
tel le récit d’apprentissage. Mais en se disputant
avec ses vieux voisins Gyurka remet la vieille forme à l’endroit.
Il retrouve son destin, soit sa liberté en reste :
celle de ne pas mentir sur ce qui fut vécu, en respectant
l’au moins honnête « pas à pas ».
Le jeune endormi se sent devenir le moins oublieux des hommes.
Parce qu’il veut vivre « jusqu’au bout » -
dans le sens - ce qu’il a vécu « pas à pas » -
dans le non-sens -, l’ingénu fait la leçon à des
adultes qui lui font l’effet d’ « enfants » ignorants :
chaque mot les montre sourds au poids contraignant de la réalité vécue,
comme à la liberté qui peut en surgir. Pareillement,
l’élève se révélait supérieur à ses
maîtres à la fin des Désarrois de l’élève
Törless, et Meursault devenait supérieur à ses
juges à la fin de L’Etranger. Apprendre aux vieux à raconter
l’histoire, c’est se préparer à l’écrire.
Le Refus reviendra sur ce devenir littéraire du témoin,
en racontant à nouveau, sur un ton cette fois kafkaïen,
l’histoire de l’enfant emmené pour être
tué.
Dans l’existence réelle, ce « moment » de
la « réflexion » se prolonge dans
le présent de l’écriture, qui, créant
son « système », construit son temps
propre. Au moment du mime artistique, la littérature sort
de la vie et du destin à la fois : elle ne peut accomplir
sa propre tâche éthique qu’en la dépassant.
Le désapprentissage du mensonge suppose la maîtrise
de l’artifice. Abriter le moment réflexif dans la
forme artistique, c’est se placer hors la vie, hors destin.
C’est pourquoi le temps social et privé, soit ce
qui, de la vie, ne peut que rester extérieur au « travail » d’écrivain,
fera problème : un problème – la femme,
l’amour, l’enfantement - affronté dans Kaddish
en même temps que le mystère du bien.
Le « mauvais juif », « mauvais
fils » et mauvais époux qui refuse d’être
même un mauvais père, désigne du doigt son
contraire en pleine « autoliquidation » littéraire
: le petit « instituteur », figure de l’inexplicable
acte libre, est un père d’élection éthique
choisi hors littérature. Ce père disparu a fait
naître, au fond de l’enfant déporté,
un enfant futur devenu « vieux » bavard.
Mais ce bavardage tournera autour autour de son geste, qui au
camp vint surprendre et instruire le travail de l’imagination (« qu’est-ce
que tu t’imagines ? », avait demandé l’instituteur à l’enfant
en lui rendant sa part de pain).
L’écriture « hors la vie », « hors
destin », ne peut qu’éternellement tourner
autour de la vie. Thomas Mann, une des « étoiles
polaires » de Kertész avec Camus, avait montré comment, à ce
jeu romantique de « l’esprit » et
de la « vie », l’esprit devenait
infiniment ironique. Au camp l’esprit s’est montré hostile à lui-même – comme
l’avait si bien dit Jean Améry, lui aussi bon lecteur
de Thomas Mann. « Un jour, dit Kertész dans
Un autre, il faudrait analyser l’espèce de ressentiment
que l’intellectuel de notre époque nourrit pour
l’intellect. Il faudrait écrire l’histoire
spirituelle de la haine de l’esprit… » (p
86)
A chaque époque son nihilisme. Celui de Kertész,
encore amoureux de l’esprit et surtout des « plaisirs
infâmes de l’écriture », prend
la forme d’une « méthode de travail » devenue « manie » d’écrivain
et drame d’exister. En vertu d’une « foi
enfantine » dans la langue, « l’esprit
du récit » renaît à la vie. Et
plus le « monde comme récit » continue
de raconter la « victoire d’Auschwitz »,
plus l’esprit exige à tout moment le présent
de la « forme impassible ». C’est
ainsi que la vie, naturellement, devient un roman.
Raconter et apprendre sans fin sa vie, c’est satisfaire
par l’art un besoin de nature éthique : celui
d’éprouver le « sérieux » d’une « stabilité » (Un
autre) et de saisir une « trame » d’existence,
là où la vie, comme l’histoire, s’abandonne à son
plus grand hasard, à son absurdité radicale. Redonner
sens à la vie vécue, c’est vouloir, encore
et toujours, non « choisir » son destin
ni même le « créer », mais,
comme le dit Gyurka, puis à son tour Kertész, être
le destin, c’est-à-dire devenir ce qu’on aurait
dû avoir.
Avoir son destin au point d’être le destin, n’est-ce
pas devoir se préparer à « l’aimer » ?
Il fallait bien que Nietzsche – que Jean Améry
avait dit périmé par Auschwitz – soit repris
et renversé à son tour. Ce qu’il faut aimer
n’est pas le grand commun fatum, régnant sur les
ruines d’un monde usé, mais une absence de destin
prononcée au seuil d’une certaine existence très
privée. « Il n’est pas simple d’être
une exception, dit Kertész à Stockholm. Et si le
sort a fait de nous des exceptions, il faut se résigner à l’ordre
absurde du hasard qui, pareil aux caprices d’un peloton
d’exécution, règne sur nos vies soumises à des
puissances inhumaines et à de terribles dictatures ».
Se résigner, telle était déjà la
fonction du cynique adverbe : dire « naturelle » une
telle réalité vécue « pas à pas »,
c’était s’identifier à l’absence
de destin, se préparer à devoir l’aimer.
En faisant d’une absence de destin le destin, le personnage
trouve le sens de ce qui fut vécu, et avec lui une possibilité de « chute » et « d’échec
dans l’action » : une possibilité,
sinon de tragédie, de reconnaissance de soi. Le « reniement
de soi comme œuvre », raconté aux vieux
enfants hongrois du Drapeau anglais, est encore une manière
d’acte libre dans un monde sans liberté. La tragédie,
aimée toujours pour sa beauté brève et intense,
restera l’objet d’une violente nostalgie. Mais la
liberté, elle, se vit au présent, comme une « indestructible
idée » dont la réalité du camp
témoigna ( « qu’est-ce que tu t’imagines ? ).
Il faut accepter pour cela que cette liberté n’ait
plus rien à voir avec le « choix ».
Le libre-arbitre est renvoyé à un imaginaire hérité,
dont relève encore « l’engagement » sartrien,
avec, dit Kertész, son « rôle seigneurial » de
l’intellectuel qui « se penche sur des destins » et « choisit ».
La liberté du survivant ne prend sens que comme forme
supérieure de « lucidité » :
le Discours de Stockholm en fait un vibrant plaidoyer, qui fait
revenir et se fier à l’Europe peut-être encore.
La liberté de l’amor fati ici ne fait pas aimer
l’inhumain - ce qui serait un « choix » -
mais, au sein de l’absurde, l’intégralité d’un
vécu dont l’inexplicable acte libre fait partie.
Kertész n’est pas loin d’affirmer que l’« idée
indestructible » ne pouvait s’exprimer que dans
la destruction généralisée. C’est
là sa manière d’espérer. Une manière « faiblement
messianique », aurait dit Walter Benjamin – une
manière libertaire après Auschwitz.
Vivre « pas à pas » et « jusqu’au
bout » le destin ou l’absence de destin que
l’histoire nous a assigné, telle est en tout cas
la liberté selon Kertész, « notion pure » qui
s’énonce en pleine vie rageuse dans Kaddish pour
l’enfant qui ne naîtra pas, et qui s’apprenait à l’aveugle,
dans Etre sans destin, aux bons soins d’une forme impassible.
L’honnête hébétude du héros
déporté préparait sa curieuse intelligence
finale. Par ce « jusqu’au bout »,
Gyurka montrait à son tour ce qu’un moment il appelait
de « l’obstination », puissance de
survie propre à tel croyant rencontré au camp.
Le roman d’Auschwitz, ainsi, préparait sourdement
son chemin à une autre « idée »,
théologique cette fois, qui s’énonce à la
fin du Drapeau anglais : « qui voit par nous ? Vivre
ai-je pensé, est une faveur qu’on fait à Dieu. »
Ce regard de Dieu est au « bout » d’un
très singulier chemin de la liberté : celui
qu’avait ouvert le « naturellement » de
Gyurka, idiome atroce de l’impensable amor fati du déporté.
Dire oui à la « vie fonctionnelle » et
néanmoins vécue, c’était dire l’adéquation
entre nécessité et liberté : une vieille
idée en somme, mais à laquelle ce vécu singulier
donnait une charge inédite.
Portrait de l’artiste en prison : l’enfilade
totalitaire
Etre sans destin contient deux récits d’apprentissage
en un seul : celui de l’adolescent déporté,
et celui du narrateur survivant, qui, fort de son savoir,
réécrit l’histoire de l’enfant
disparu. Même si ce narrateur feint d’écrire
au plus près de l’enfant, c’est en adulte
qu’il le fait. Or cet adulte est tenu d’éprouver à l’intérieur
d’une nouvelle prison sa liberté révélée.
C’est aussi cette histoire que raconte, en sourdine,
Etre sans destin, à des gens supposés la comprendre.
En 1975, les lecteurs de Budapest l’ont forcément
bien compris. La réception actuelle de cette oeuvre
dans l’ici-maintenant d’une Europe libérale
pourrait faire oublier cela – sur quoi Kertész
revient avec d’autant plus d’insistance aujourd’hui.
Ce deuxième sens a nourri le contenu de pensée
du récit de déportation, au-delà de « l’événement » qu’il
relate. Le dispositif narratif nous le fait deviner. Le « pas à pas » du
héros, réfléchi à la fin par lui-même,
installe un jeu de miroirs entre deux présents :
celui de la déportation et celui de la narration, qui,
mobile et insituable, se montre étrangement proche et
lointain du premier. Cette proximité ambiguë a bien
sûr un contenu temporel, mais surtout politique. « J’ai
pu observer, non plus en tant qu’enfant, mais avec ma tête
d’adulte, le fonctionnement d’une dictature »,
dit Kertész en 2002 à Stockholm. Le temps de maturation
d’Etre sans destin ne fut pas seulement celui de la mémoire,
mais de l’observation.
Kertész a maintes fois ironisé sur le « communisme
préféré de l’Occident » que
fut, après la révolution de 1956 et les mois de
terreur qui suivirent, le régime de Kadar en Hongrie (1957-1989), « bourbier » consensuel
qui fit suffoquer l’individu qu’il tentait d’être.
A l’en croire, ce « communisme goulasch » ne
fut pas seulement pour sa mémoire du nazisme ce que fut
la « petite madeleine » pour le narrateur
proustien, mais le sujet caché d’Etre sans-destin.
Kertész est allé jusqu’à dire en effet,
dans un récent entretien publié en Hongrie, que
son roman d’Auschwitz avait en fait « décrit
le régime de Kadar », évoquant à la
fois le « présent » des années
70 et « la période de l’histoire de la
Hongrie qui suivit les événements de 1956 ».
Une telle affirmation doit être interprétée.
Comment un même texte, qui plus est un roman, pourrait-il « décrire » trois
phénomènes politiques si différents que
le génocide des Juifs, la terreur consécutive à la
répression du mouvement hongrois de 1956, enfin la vie
quotidienne dans ce qu’on a appelé « la
baraque la plus gaie du Goulag » ? C’est
là une manière tranchante de refuser l’interdit
de comparer les totalitarismes. C’est aussi refuser et
accepter à la fois d’être un « écrivain
de l’holocauste ». Mais comme souvent chez Kertész,
la formule abusive exprime « naturellement » une
vérité intime. Le propos invite moins à une « double » lecture
d’Etre sans destin - dont le sujet littéral (Auschwitz)
en cacherait un autre (la répression totalitaire) – qu’à une
lecture transversale : il faudrait y saisir une certaine
succession temporelle, vécue comme enchaînement
logique et surimposition ironique de violences politiques de
nature différente.
Etre sans destin n’est pas né d’un événement
qui, pour des raisons psychiques, aurait demandé un
long temps d’incubation – de 1960 à 1975.
Il est issu d’une succession d’événements
vécus comme un écho répété du
premier : son rappel incessant (pseudo-proustien). C’est
ce long temps-là qui lui a fait construire un système
et narrer un processus. Dans ce même entretien, Kertész
dit que son premier roman évoquait, à travers
le « processus d’adaptation » d’un
enfant dans les camps nazis, celui d’un adulte englué dans
un « monde présent », où il
se réveillait chaque jour « prisonnier »,
au-delà de la « période » de
l’après-1956. C’est dans cette prison
que le projet d’être écrivain dégénéra
en « manie ». Une manie qui n’avait
d’autre fonction que de le faire devenir un individu.
Il faut donc, au-delà des « périodes » biographiques
concernées, qui s’échelonnent sur plus de
trente ans - de 1944 à 1975 - chercher l’unique « sujet » du
roman dans le lien d’analogie et de continuité entre
plusieurs « processus d’adaptation »,
propres à l’adolescent, puis à l’adulte.
C’est ce lien subjectif (la « petite madeleine »)
et objectif (les totalitarismes) qui fait naître le « sans-destin » comme
figure d’une existence. Si le personnage d’Etre sans
destin est bien un Juif promis à l’anéantissement,
c’est moins le génocide que la machine totalitaire à l’œuvre
dans l’univers concentrationnaire que vise la structure
sérielle du roman. Sa conclusion réflexive annonce
le processus d’adaptation à venir.
Le récit de déportation se montre ainsi à la
fois achevé et ouvert, destiné à se prolonger
dans une suite, faite de nouveaux apprentissages forcés.
Si cette suite est aussi fictionnelle, elle n’emprunte
plus le « modèle linéaire »,
mais réflexif. Chaque récit réalise un tour
de vis supplémentaire dans le paradoxe initial du
destin d’un sans-destin. La partition atonale d’Etre
sans destin a préparé le « tissu musical » des
fictions ultérieures, chacune étant chargée,
dans sa tonalité propre, de réécrire la
vie à partir de la précédente, et finalement
de la première. Ainsi le matériau du premier récit
est-il constamment repris et réécrit, chaque étape
dépassant et niant la précédente. Au roman
de la déportation (Etre sans destin) fait suite celui
de l’inutilité sociale (Le Refus), puis de la création
destructrice (Kaddish), et enfin de l’héritage impossible
(Liquidation) : à ce sommet d’ironie réflexive,
l’écrivain survit à son propre suicide fictionnel.
Il n’est pas étonnant, dans ce jeu de spirales,
que la forme du récit d’apprentissage fasse retour à l’issue
du parcours de l’auteur, pour évoquer cette fois
la naissance de l’écrivain. Dans Le Drapeau anglais,
la narration de soi se dissémine en discours adressé par
un professeur à d’anciens élèves
rassemblés pour son anniversaire. Il n’est pas étonnant
non plus que ce récit de l’artiste naissant, situé en
Hongrie, ait un contenu violemment négatif, proprement
politique. Le narrateur s’observe de loin en fébrile « enfant
de Wotan » sur fond de nausée politique, quand
fut écrasé le feu follet de l’espoir qui
transporta Budapest en 1956. Le « seul et bref instant,
dira Kertész à Stockholm, où le pays est
devenu subjectif. Mais les chars soviétiques ont bien
vite rétabli l’objectivité ».
Jamais encore la relation entre le désir d’écrire
et l’horreur du mensonge d’Etat et de sa comédie
de pantins, n’avait été abordée si
directement. Comme s’il avait fallu une vie, le roman d’une
vie, pour écrire de quel dégoût violent était
née la « foi enfantine » dans l’art.
Après Le Refus, roman de la transmission ratée,
Le Drapeau anglais est le récit de la transmission attendue – car
les élèves réclament cette fois « l’histoire ».
Cette transmission-là se fait pourtant de manière
encore négative. Partant du principe que ces élèves « ne
pouvaient pas me comprendre », dit le professeur,
celui-ci s’explique en citant Dilthey, décrété « grand
philosophe de l’histoire » : « La
compréhension suppose un vécu, et le vécu
ne devient expérience de vie que par le fait que la compréhension
mène de l’étroitesse et de la subjectivité du
vécu aux régions du tout et du général ».
Et le narrateur ajoute : « En ce qui me concerne,
j’ai le sentiment d’avoir fait cela ».
Le chemin de la vie comme « méthode
heuristique »
Le Drapeau anglais, sans le savoir, prépare
le Discours de Stockholm. Il semble même en être
la répétition générale. En 2002, à Sotckholm,
le cadeau reçu fait dire au nobélisé son
embarras et sa gratitude ; puis, alors qu’on attend
de lui un discours, il raconte un récit. Celui de
sa vie bien sûr. Kertész rappelle combien comptèrent,
dans ses choix d’écrivain, les « minutes
humiliantes » du déporté à l’arrivée
d’Auschwitz ; puis ce qu’il « découvrit » dans « l’holocauste » : « la
condition humaine, le terminus d’une grande aventure
où les Européens sont arrivés au bout
de deux mille ans de culture et de morale »…
L’aventure personnelle commence avec ce terminus collectif.
Elle tâtonne et chemine non pas dans l’obscurité,
mais sans perspective. Kertész s’y montre avançant « pas à pas » sur
une route jalonnée de « prises de conscience » successives,
dont chacune est une suite de la toute première, qui décida
de son devenir d’écrivain :
"Mais moi, en 1955, par un beau jour
de printemps, j’ai compris d’un coup qu’il
n’existait qu’une seule réalité, et
que cette réalité, c’était moi, ma
vie, ce cadeau fragile et d’une durée incertaine
que des puissances étrangères et inconnues s’étaient
approprié, avaient nationalisé, déterminé et
scellé, et j’ai su que je devais la reprendre à ce
monstrueux Moloch qu’on appelle l’Histoire, car elle
m’appartenait qu’à moi et je devais en disposer
en tant que telle."
Cette compréhension subite a lieu « un
beau jour de printemps » : comme le départ
du père de Gyurka aux premières pages d’Etre
sans destin . Tout au long du Discours, Kertész multiplie
ces reflets, racontant son parcours comme l’histoire d’un
apprenti en progrès, qui toujours « peut mieux
faire ». Narrateur et professeur de lui-même,
il restitue telle sensation décisive – celle des « pas » entendus
dans le couloir - , tel « instant intense comme
je l’ai vécu ». Il dit enfin les « enseignements étonnants » tirés
de sa « méthode narrative » et son
avancée progressive dans la connaissance : « J’avançais
ainsi, pas à pas, sur la voie linéaire des découvertes ;
c’était, si on veut, ma méthode heuristique ».
Ainsi la « méthode narrative » des « pas » est-elle
devenue « méthode heuristique ».
Cette méthode a fait découvrir certaines choses
relatives à la littérature, qui s’expriment
en écorchant Sartre là encore :
"J’ai vite compris que les questions
de savoir pour qui et pour quoi j’écrivais ne m’intéressaient
pas. Une seule question me travaillait : qu’avais-je
encore en commun avec la littérature ? Car il était
clair qu’une ligne infranchissable me séparait de
la littérature et de ses idéaux, de son esprit ;
et cette ligne – comme tant d’autres choses – s’appelle
Auschwitz."
La question personnelle devient une affirmation
générale en s’énonçant sous
la forme d’un « savoir » obligé,
dont l’objet est une mise en suspens : « Quand
on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans
un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en
suspens ». Mais si la littérature est ainsi
suspendue, si Kertész s’en voit séparé par
la « ligne infranchissable » d’Auschwitz,
seule aussi la littérature, pour lui, peut tenter la traversée.
C’est dans ce suspens et cette traversée que prennent
sens le traitement « atonal » du premier
récit, puis le « tissu musical » du
Refus - qui, aux limites de la littérature, donne au passage
la parole au bourreau (« Moi, le bourreau »)
- et enfin la « fugue de mort » du Kaddish,
où le récit se débat avec le poème :
Celan et Radnoti travaillent un texte écrit à la
manière de Thomas Bernardt, ressassant l’image de
l’« autoliquidation », littéralisée
dans le roman suivant : Liquidation raconte à l’envers
l’histoire d’un écrivain qui se libère
de son propre théâtre en se supprimant, travaillant
par son absence un petit monde légataire.
La fiction d’Etre sans destin jouait avec
la mort de l’enfant déporté. Liquidation repasse
la « ligne infranchissable d’Auschwitz » en
jouant avec le suicide. Qu’il soit « vieux » ou
mort, l’auteur revient toujours à l’enfant
disparu. Si Kertész s’est amusé de sa propre
vieillesse alors qu’il n’était qu’un
homme mûr (Le Refus), c’est parce que son temps à lui,
le temps littéraire, lui faisait à volonté rejoindre
l’enfant mort à Auschwitz pour redonner vie à l’homme – l’écrivain
- qui y était né. Ce jeu littéraire est
un long évitement – et par là un refus -
du suicide. Le refus de « porter la main sur
soi » (Améry), lui aussi tâtonnant, expérimental,
conduit à l’énoncé de « Bé »,
l’hommé qui était né à Auschwitz en
1944 : « la vraie désobéissance / c’est
de vivre sa vie / (…) le seul moyen acceptable / du suicide
c’est la vie.. »
Si Kertész a appris en Hongrie que « l’espoir
est un instrument du mal », il fait de son propre
désespoir la matière d’un jeu littéraire,
et de la littérature un objet de « foi enfantine ».
Le roman de la vie ne saurait s’extraire du « récit
du monde », qui a « mis la littérature
en suspens ». Mais ce roman relate bien un parcours
d’écrivain, qui fait voir dans l’histoire
du monde un roman de mauvais genre : « A propos d’Auschwitz,
on ne peut écrire qu’un roman noir ou, sauf votre
respect, un roman-feuilleton dont l’action commence à Auschwitz
et dure jusqu’à nos jours » (Discours de Stockholm).
Le plus respectable lecteur de Kertész comprend ici qu’il
ne plaisante pas vraiment.
Le « salut » et
la « charge »
La « victoire d’Auschwitz » hypothèque
toute l’histoire européenne. Elle compromet le « salut » par
la littérature, qui, ne valant qu’à l’échelle
privée, ne saurait tenir lieu de conclusion éthique,
même personnelle. La littérature n’en est
pas moins le destin du survivant, sa propre création continuée.
De l’identité de l’adolescent et du survivant,
Kertész avait fait une figure : celle du sans-destin
qui devient le destin en méditant son histoire. Sous l’empire
de « l’esprit du récit »,
il fait mûrir ce personnage au fil des livres sans jamais
le doter d’une sagesse acquise ; mais d’une
certaine réceptivité sceptique, qui, trente ans
plus tard, lui fait dire toujours oui au roman d’apprentissage
de la vie.
On entend ce oui résonner, à l’extrême
pointe de l’œuvre, dans un récent entretien
accordé à une revue hongroise. Kertész y
donne à sa philosophie de l’acceptation un tour
effrayant, presque insupportable. Parlant du « destin
juif », il précise qu’il ne l’a
pas « choisi », mais « accepté »,
et qu’ainsi il peut à la fois partager le « destin
juif » et « agir pleinement en homme libre ».
Ce qui signifie, ici, accepter le « verdict » et « oser
rédiger cette vérité négative, que
beaucoup de Juifs ne veulent pas, ne peuvent pas ou n’osent
pas identifier ». A son interlocutrice, qui dit ne
pas « oser comprendre » de quel « verdict » il
parle, Kertész répond implacablement : « Disons
en résumé qu’il faut les exterminer. C’est
une véritable condamnation mondialement acceptée,
nous ne pouvons pas nous leurrer à cet égard, qui
a culminé à Auschwitz, et que j’ai pour ainsi
dire – point par point entendue, vécue et acceptée ».
Le petit oui quotidien du sceptique contient donc un Oui énorme,
monstrueux, à l’histoire des Juifs comme destin,
au sens d’incontournable vécu personnel, mais aussi
collectif. Un an après le Nobel, Kertész s’ébroue
quelque peu d’une consécration qui le gêne – celle
d’une Europe éprise de « bavardages creux » et « incapable
de résoudre ses problèmes fondamentaux ».
Mais ce dégoût de l’Europe présente
fait précisément système avec l’assomption
de l’expérience passée, qu’il semble
opposer, sans ironie cette fois, au déni de la catastrophe
accomplie, un déni que pratiqueraient selon lui les victimes
elles-même. Mais par cet apparent abandon aux forces de
l’histoire, dont il fustige la persistance en Europe - évoquant
en particulier les Balkans - , il adresse un salut souverain à l’antisémitisme
hongrois et nazi. Kertész dit avoir accepté « le
rôle du Juif déraciné et cosmopolite qui
ne fait pas partie de la littérature nationale »,
mais aussi « l’image la plus négative » des
Juifs, « créée à Auschwitz » : « J’ai
accepté cette image, je l’ai assimilée et
je suis arrivé ainsi au seuil de la mort ».
Cette « arrivée » est une « crise » que
seul un « travail » peut faire dépasser
: « Je suis arrivé ainsi – comme un malade – jusqu’à la
crise. (…) Et lorsqu’on arrive à ce
point extrême, l’on peut à partir de ces faits
négatifs – si l’on en est capable – construire
une personnalité et transformer tout ceci en travail créatif. »
Ce salut aux persécuteurs, qui passe par l’assimilation
complète d’une image, est clairement celui de l’écrivain.
C’est sur la construction de la personne et sur la création,
guidées par l’idée de « liberté » ou « lucidité »,
que semble reprendre l’espoir dont Jean Améry célébrait
sans fond le deuil. Privé non seulement de destin, mais
de « confiance dans le monde », Améry
se campait dans le libre refus de « ce qui s’est
passé », préparant dans ses livres un
suicide effectif. Kertész inverse sa philosophie du « ressentiment » en
reconduisant le souverain « acte libre »,
appris en plein cœur de la destruction, dans le domaine
de la vie d’après. Il met ainsi au cœur de
son œuvre ce qu’Améry refusait : le temps,
par quoi selon lui s’effaçait la valeur. Parce qu’il
regagne un sens en prenant forme, le temps est le matériau
même du « travail créatif » de
Kertész : l’affaire de l’écriture,
l’objet de l’apprentissage et le sujet du roman.
De la même manière, Kertész reprend à son
compte l’affirmation d’indépendance absolue
de Celan, intégrant et renversant à la fois le
système de négation qui anime sa poétique.
Son « refus » n’est pas celui de
l’Histoire ni du temps, mais de ceux qui réécrivent
l’histoire en ignorant le « pas à pas » du
déporté et le « jusqu’au bout » du
survivant.
A priori incompréhensible, inconceptualisable, inacceptable
au-delà de son destin, intransportable au-delà de
cette œuvre, ce oui effrayant, fait pour susciter le réflexe
du refus, est ce par quoi Kertész nous force à penser,
comme il l’a fait tout au long du roman de sa vie, le scandale
dont vit toute son œuvre : l’acceptation du
vécu le plus absurde comme seule forme de liberté vivable;
l’affrontement lucide du « point zéro » de
l’Occident comme seule création d’avenir.
Entièrement dépendante de la forme littéraire,
cette perspective se sait fragile, presque dérisoire.
En Hongrie, en 1975, Kertész a appris que son « salut » personnel
dépendait de ses lecteurs. La célébrité le
lui apprend différemment aujourd’hui. La question
du lecteur, rencontrée comme un accident désastreux
dans Le Refus, devient à nouveau centrale en présence
d’un public acquis. Car que signifie cet acquis et que
vaut cette célébrité ? Comment se fier
au lecteur, à une masse de lecteurs ?
A ceci, Kertész répond justement par une question
de confiance. Si le survivant n’a pas le « choix »,
son « travail créatif » impose au
contraire un « choix » au lecteur. La « sollicitation » cachée
dans « une telle matière », dit
Kertész, « ainsi rédigée »,
ne peut rester « sans réponse » :
le lecteur doit à son tour « accepter la charge »,
et ainsi « retrouver la catharsis ». S’il
choisit de ne pas le faire, alors il dira « oui à Auschwitz ».
S’il existe une « catharsis » pour
le « sans-destin », on comprend ici qu’elle
ne saurait ni acquiescer à Auschwitz, ni faire revenir
le modèle tragique révoqué : le survivant
reste bien un personnage « comique », le
sublime nihiliste est un comédien ridicule, la catharsis
s’est perdue. La « retrouver » impose
au lecteur d’« accepter » à son
tour : non Auschwitz, mais la « charge » d’Auschwitz.
Que signifie cette charge ? En quoi diffère-t-elle
de la perte de confiance dans le monde dont parlait Améry ?
Fait-elle revenir un quelconque Principe Espérance ?
A cette question, Kertész répond par un « oui » de
croyant, et non plus de sceptique ; mais il le fait par
la négative, nous disant ce qu’il est par ce qu’il
n’est pas :
"Je demande : peut-on croire en la
désespérance ? Car moi, il me suffit de croire
cela ; et je ne suis pas désespéré.
A quoi répond ailleurs une autre
question, suivie cette fois d’un refus :
Qui voit par nous ? Parce que, finalement,
nous devons savoir, et par conséquent vivre comme si quelqu’un
voyait – non pas nous-mêmes ni avec nos yeux, mais à travers
notre vie.
Qu’est-ce que cela veut dire au sens strict ? En aucun
cas une solution. « Je refuse d’errer avec une âme
sauvée dans un monde damné » (…)."
(texte sans son appareil de notes. Pour consulter
l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)