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"Naturellement". Déportation et acceptation.

Par Catherine Coquio, Cahier Imre Kertész, revue L'Animal, 2006.

« Néanmoins, je leur ai fait comprendre qu’on ne pouvait jamais commencer une nouvelle vie, on ne peut que poursuivre l’ancienne. »
Imre Kertész. Etre sans destin.

« - (…) Ainsi, moi, sur une scène gigantesque et dévastée – appelons-la la Terre – où l’on ne voit dans la lumière devenue grise que quelques tas de gravats, des morceaux de barbelés, une croix cassée en deux et les restes de quelques autres insignes : sous ce ciel gris, à genoux dans la poussière, le visage couvert de cendre, au nom terrible de la grâce, j’accepte Auschwitz.
- Tu n’as pas le droit de le faire, rétorquai-je aussitôt ; tout au plus, et encore il faudrait voir – si tu en meurs.
- Mais, dit alors K., l’écrivain, je ne fais que ça. L’histoire de ma vie est celle de mes morts, si je voulais parler de ma vie, je devrais raconter mes morts. »
Imre Kertész. Un autre.

 

 

Primo Levi a souvent dit qu’Auschwitz avait été son « université », et que sa brève expérience de déporté avait été suivie d’une longue et riche expérience de témoin, dont son « métier » d’écrivain s’était amplement nourri. Si Levi fit l’expérience aussi des limites de cette richesse-là, il ne s’en réclama pas moins d’un « optimisme » résolu, rare chez les rescapés d’Auschwitz - et qu’on ne saurait trouver, ainsi formulé en tout cas, chez Imre Kertész. Par son radicalisme critique, l’auteur d’Etre sans destin et de Liquidation semble à première vue plus proche de Jean Améry - auquel il rendit un hommage empathique et distancié - ou de la « cruauté masochiste » du Monde de pierre de Tadeusz Borowski, dont les « récits limpides » firent partie des « sources authentiques » qui comptèrent pour lui au moment d’écrire son roman d’Auschwitz.


On trouve cependant sous sa plume une formule qui s’apparente à celle de Levi. Dans sa Chronique d’une métamorphose, Kertész, devenu célèbre et invité hors de son pays, s’étonne de son aisance à passer de ville en ville après « quarante ans de captivité », c’est-à-dire de vie en Hongrie. « Cela signifie-t-il quelque chose? », demande-t-il. « Ce serait mentir que de répondre non. Je suis le personnage légèrement sceptique mais néanmoins réceptif de mon roman d’apprentissage in vivo. » (p 93).


C’est dire qu’une certaine extériorité mentale à la vie hongroise a fait partie de cette vie captive, et qu’une intériorisation acharnée de la liberté fut nécessaire à ce roman d’une vie. Surtout, Kertész métaphorise ainsi ce qu’il a toujours fait et continue de faire : apprendre et comprendre son existence au jour le jour en lui donnant forme littéraire.


Répondre « oui » à la question du sens de tel trait d’existence, c’est résister à la grande tentation du Non (« ce serait mentir… »), qui fait jubiler l’ironiste au jeu de massacre, après le massacre, comme pour le rejouer dans l’ordre du « formulable » : ce qu’il appelle « inventer Auschwitz », « préparer Auschwitz dans la langue ». Répondre à la vie comme roman d’apprentissage ce oui « légèrement sceptique et néanmoins réceptif », c’est « raconter quand même » ou « malgré tout » l’existence d’un « personnage » : l’enfant déporté d’Etre sans destin (1975)  ; le « vieux » écrivain sans public du Refus (1988); l’autoliquidateur de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1990) ; l’écrivain disparu enfin de Liquidation (2003) ; et comme on revient au départ, celui de l’œuvre cette fois, le jeune apprenti artiste du Drapeau anglais (2001).


Si cette vie d’adulte doit ainsi sans fin se raconter et s’apprendre, au point d’imaginer même sa postérité, c’est qu’elle a commencé avec la mort d’un enfant – mort dont est « née » cette œuvre, selon les termes de Kertész à la fin du « Discours de Stockholm ». Cette vie coupée en deux fut, on le sait, celle d’un Juif de Budapest qui avait 15 ans en 1944, année de sa déportation à Auschwitz, et qui, après avoir survécu à l’état de « musulman » dans le camp de Zeitz, près de Buchenwald, vécut sa vie d’adulte dans la Hongrie communiste, avant de connaître la célébrité à la faveur de la chute du Mur.


Cette vie à laquelle il est dit modérément oui, au terme d’une métamorphose en « un autre », est une vie d’après : non d’après la mort et la désappartenance, mais d’après la survivance, et même, si l’on en croit Un autre, d’après une œuvre de créateur : Kertész semble prendre congé de son « génie », comme le Prospero de Shakespeare ou le Rimbaud de l’« Adieu ». Au point qu’on se demande quelle forme il pourra donner encore au « personnage » de son « roman d’apprentissage in vivo ». Mais cet adieu à l’auteur est une nouvelle fiction annoncée, qui raconte un autre congé : mettant fin à sa vie, un écrivain a laissé quelques traces et énigmes brûlantes, qui reconduisent une fois encore à l’expérience du camp. La « pièce » à laquelle Kertész dit travailler dans Un autre célèbre le deuil du créateur qu’il n’est plus : l’auteur d’Etre sans destin, devenu, au fil de la « trilogie de l’absence de destin », personnage stylisé. Pourtant ce texte lui aussi « parle de la victoire d’Auschwitz », « vu que ‘l’esprit du récit’, le monde en tant que récit, parle de la même chose » (p 99). Dans Liquidation, le nouveau double ne s’appelle plus Köves, ni K., mais B., ou Bé ; son plus perplexe héritier – son éditeur - a pour nom « Keserü », qui, nous dit-on, signifie amer.


Si le « monde en tant que récit » parle encore de la « victoire d’Auschwitz », si rien n’a annulé ni « réfuté » Auschwitz, le récit de la vie ne peut que continuer à en parler. Et si l’on écoute bien Kertész acquiescer au roman de la vie dans Un autre, ce oui d’après se révèle être le lointain écho d’un autre oui, plus étrange, qu’on pourrait appeler le oui pendant : celui que Köves Gyorgy, le « héros » adolescent d’Etre sans destin, adresse à ce qu’il voit, entend, apprend et comprend du monde où l’a plongé en 1944 le « hasard » d’être Juif : un hasard qu’il lui faut désormais apprendre, puisque l’histoire nazie l’a mué en nécessité.


Le oui d’aujourd’hui, « légèrement sceptique et néanmoins réceptif », entre pourtant en contradiction avec le oui de jadis ; car ce que l’adolescent devait apprendre et comprendre était la mauvaise nouvelle des camps d’extermination, donc sa propre mort programmée, devenue, au gré de sa perception et de son entendement, « naturelle ».


Je voudrais ici faire entendre l’intime écho de ces deux « oui », l’un à la mort, l’autre à la vie, et tenter de saisir ce qu’il veut dire. Que signifie cette coexistence de deux oui contraires en une seule existence, quels refus suppose-t-elle? Comment peut-elle former un seul « destin », et que vaut pour nous ce destin ? Comment l’apprentissage d’Auschwitz peut-il conduire à ce que Kertész ose appeler, sous couvert d’ironie, son « acceptation » ?

 

 

« Pas à pas ». Le roman d’un « système ».


 "Réceptif », tel est bien l’ingénu de la fable qui, dans le premier récit de Kertész, entre sans rien comprendre, un beau jour d’été 1944, dans le train qui va le conduire à Auschwitz, après s’être laissé embarquer dans un bus par de gentils gendarmes hongrois, trois mois après le départ de son père pour un camp de travail. Et si ce très jeune homme ne peut encore être « sceptique », c’est qu’il est intensément, anormalement ignorant, au contraire de lecteurs informés - différemment en 1975 à Budapest et en 1998 à Paris, mais assez toujours pour savoir qu’il s’agit là d’un nouveau Candide, beaucoup plus effrayant que l’ancien : un Candide qu’il faut apprendre à reconnaître, néanmoins.


L’effort de ce « personnage » pour apprendre et comprendre - ces deux mots courent d’une page à l’autre de la partition « atonale » d’Etre sans destin - est à la mesure de son ignorance anormale, précipité de deux ignorances « normales » : celle, littéraire, du Candide des Lumières ou de l’adolescent du récit d’initiation; celle, historique, du Juif déporté, dont l’ignorance est fonction d’un non-sens inédit. Ce que font les nazis de la vie d’un Juif dans un camp d’extermination, puis de concentration, ne saurait se savoir, ni s’apprendre, ni se comprendre facilement. L’idiotie de Gyurka exagère cette difficulté car cette difficulté s’exagère elle-même : comprendre une telle chose demande du temps - celui d’apprendre à mourir. L’attente et l’ennui de ce déporté qui s’ignore sont les formes forcées de sa « réceptivité » anormale : celle qui, en vertu de son « innocence », lui fait trouver tout ce qui lui arrive « naturel ». Mais il apparaît d’emblée que, comme toute « écriture blanche », ce naturel est le comble de l’artifice, clairement assumé comme tel :

"Ce n’est pas parce que j’étais un enfant que le narrateur en est un. Il est un enfant parce que l’infantilisation est caractéristique de toute dictature. Et si c’est un enfant qui parle, c’est plus authentique que si c’était un adulte s’exprimant comme un enfant, ayant été abaissé à penser comme tel."

 

C’est donc par souci d’« authenticité » littéraire que Kertész a mué une donnée autobiographique – son adolescence déportée – en figure de l’infantilisation totalitaire, sans pour autant cesser d’y réfléchir sa propre enfance détruite. Créant son « personnage », Kertész préféra l’enfant docile à l’adulte infantilisé. Tirant un symbole de lui-même, il transformait l’innocence en « maléfice » et vouait son récit à l’humour noir. Au détour de chaque fait, le jeune déporté fait de l’antiphrase sans le savoir. Ainsi font les petites vérités du camp pour nous parvenir, grimaçantes, à travers son aveuglement.


La forme du récit d’apprentissage, plusieurs fois rappelée à propos d’Etre sans destin, relève du trompe-l’œil et de la stratégie littéraire. Kertész a choisi ce genre usé, ostensiblement allemand, pour se démarquer d’une mode littéraire en vigueur, celle du flux de conscience et des voyages mémoriels – dont Jorge Semprun s’était servi pour son récit de déportation (Le Grand voyage, 1963). Il se refusait ainsi avant tout à un mode de dramatisation qui prévalait dans les récits de déportation d’après-guerre. L’un en particulier des plus «littéraires », émanant d’ailleurs d’un autre Juif hongrois, racontait aussi la déportation d’un adolescent sous forme d’un roman d’apprentissage, ou plutôt de désapprentissage de la foi : dans La Nuit d’Elie Wiesel, préfacé par Mauriac en 1958, chaque découverte, au fil des chapitres, entraînait une chute dans l’abîme d’un nouveau néant.


Qu’il ait ou non lu Wiesel lorsqu’au début des années 60, Kertész entreprend d’écrire son roman, Etre sans destin semble écrit comme à l’envers ou en creux de La Nuit. Les aspects saillants du récit d’initiation y sont gommés pour raconter un autre désapprentissage : celui, non de la foi, mais de la « culture ». Dans les deux cas, il s’agit de sortir d’un monde dont le camp ne fait pas partie, et, racontant cette sortie, d’apprendre à vivre dans un nouveau monde : celui d’un savoir non partagé par les autres. Le récit de déportation se double ainsi d’un roman de formation qui, après la séquence du retour, conduit le narrateur à l’apprentissage de la vie même.


Kertész s’empare du récit d’apprentissage et du témoignage de déportation comme si, radicalisant cette forme-ci, il voulait nihiliser celle-là. La satire implacable de l’éducation académique, et du système scolaire et culturel contemporain d’Auschwitz, au cœur de ce roman de formation, confirme la teneur négative du modèle emprunté, proprement renversé : « C’est l’histoire d’une perte de la personnalité, dit Kertész, se déployant tout aussi lentement et impitoyablement que celle du devenir d’une personnalité » ; elle raconte « non comment l’on devient ce que l’on est, mais comment on devient ce que l’on n’est pas ».


La fable du « sans-destin » renverse à la fois le modèle goethéen et la formule sartrienne, comme pour mieux réécrire L’Etranger de Camus, dont la lecture fut plus décisive qu’aucune autre. Toute négativisée qu’elle soit, cette forme ultra-référée, marquée dans son caractère d’héritage, signe la vocation littéraire du témoignage selon Kertész. Laquelle s’exprime elle aussi par la négative. Mon travail, dira le « vieux » du Refus, a consisté à « atrophier systématiquement l’expérience dans l’intérêt d’une formule artificielle », afin d’aboutir à un « produit composé de signes abstraits, une œuvre d’art ». Pour Kertész, Etre sans destin devait « représenter l’histoire comme fiction » et « figurer Auschwitz comme système ». Comme si le vécu concentrationnaire imposait la fiction littéraire.


En retournant le roman d’apprentissage en récit d’un anéantissement de soi, le paradoxal « destin du sans-destin » renverse aussi la relation entre vie et littérature. Car la survie, ou relève de cet anéantissement programmé, prendra la forme d’un destin d’écrivain. Le roman d’Auschwitz et d’après Auschwitz est une destruction littéraire du vécu, une « atrophie » méthodique de l’autobiographie dans l’œuvre. Inversement, c’est en tant qu’œuvre aboutie que le récit de soi fera acte de témoignage. Il revient à la vie ainsi apprise, racontée et inventée dans l’art, de témoigner encore et toujours du camp, puis de la vie vécue à l’ombre de la « victoire d’Auschwitz ».


Si l’expérience doit s’atrophier « systématiquement », c’est que la « forme impassible » - qui émerge à titre de question ultime dans Un autre - veut être l’analogon de la machine totalitaire. La composition abstraite, sorte d’oeuvre totale négative affiliée à la fois au conte voltairien, au récit d’apprentissage à l’allemande, à L’Etranger de Camus et à l’atonalité du Schönberg d’Adorno, veut recréer la machine concentrationnaire et son emprise totale. Si le déporté doit être stylisé à l’extrême, jusqu’à devenir « l’être-sans-destin », figure vouée au paradigme, c’est que dans une forme autonome, seulement, la conscience se dégage de l’emprise du destin. L’objectivation artistique reflète ainsi la perte de subjectivité du héros.


Une telle stylisation repose sur deux principes : faire du déporté un enfant qui meurt sans le savoir, et faire du temps la forme du fatum totalitaire. L’espace sérialisé du camp devient un « monde total » et le temps linéarisé un « piège ». Kertész a dit dans ses entretiens combien la dimension temporelle de l’expérience avait pesé sur les choix formels d’Etre sans destin : la « technique des séries » et le « modèle linéaire » sont chargés de figurer la privation de destin. « Pris dans le piège morne de la linéarité » (Discours de Stockholm), écrasé par le temps, avançant « pas à pas » dans le temps de sa propre annulation, le « personnage » devient ce qu’il n’est pas : le réceptacle d’une « série » de « situations » programmées pour le réduire à une « vie fonctionnelle » (Galeerentagebuch).


Ce continuum implacable est chargé de diffuser dans le temps la violence nazie comme contrainte absolue. Cette violence s’exprime ainsi intégralement par la « voix » de la « conscience », mais une conscience déduite de cette « vie fonctionnelle ». L’attente et l’ennui sont les expressions subjectives de l’objectivité visée, les formes vides de l’acquiescement comme effet de structure. Le contenu de cet acquiescement est la mort, que l’ironie annonce tout au long. La matière narrative d’Etre sans destin est un processus d’adaptation qui ne se transformera pas en accoutumance : le héros finit par le comprendre un jour. Quoiqu’il apprenne, la mort est l’ultime contenu de son apprentissage. Il doit juste prendre le temps de s’y initier : c’est ce qu’il fait en attendant.


Au fil du récit, son oui ingénu à Auschwitz s’assourdit et s’aggrave. Plus son acquiescement s’intériorise, plus le monde lui devient extérieur, jusqu’à devenir ce champ de réel éclaté reçu par le musulman, dont le corps prononce un oui cette fois muet. Même sa légère tristesse à voir, étonné, le regard assombri de l’homme en visite parmi les enfants mourants dont il fait partie, naît de cette extériorité absolue. Gyurka ignore que cet homme est venu le soigner : étranger à tout désormais, et à son propre corps, il ne voit pas que ce chagrin extérieur vient de lui - comme la « colère » de ceux qui, à l’entrée d’Auschwitz, lui conseillaient de se vieillir d’un an. On aura rarement dit de manière si subtile le lien d’humanité en même temps que sa destruction.


Avant d’être ainsi réduit au silence, l’adolescent, suivi de tout près par son lointain narrateur, se montre bavard. L’effort d’adaptation s’agite en lui, fébrile, sous la forme de tics de langage, eux aussi artificiels. Hyperbolique, aberrant, ce oui de l’enfant déporté, intensément réceptif autant qu’obtus et aveugle, s’exprime par d’entêtantes formules d’acquiescement : « effectivement », « cela va sans dire », « indéniablement », et bien sûr « naturellement » - qui devient même « natürlich » lors de l’arrivée à Auschwitz : au seuil de l’absurde absolu qu’est le camp, Kertész flanque l’adverbe de sa version allemande.


Ce « naturellement » irritant, « cynique » à l’image du maléfice qu’est devenu « l’innocence », installe sourdement l’idée d’acceptation tout au long du récit. Cet adverbe, sorte de trille de conscience « réceptive », signale au fil du texte l’acquiescement de l’apprenti déporté au non-sens. S’il s’endort à répétition, ce n’est pas comme faisaient les anti-héros picaresques au champ de bataille, mais plutôt comme faisait l’Etranger dans le drame de sa propre existence. Son corps se laisse simplement pénétrer par le génie du lieu : la torpeur.


Dans la prose atonale d’Etre sans destin, « naturellement » est plaqué en accord presque mécanique à la fin de phrasés laborieux, scolairement occupés à compter ce qu’on a compris et appris au camp ce jour-là, ce qu’on est à présent en mesure de « pouvoir affirmer »… Le retour infernal de l’adverbe stylise et rythme une idée de Oui : celui, obligé, d’une conscience apprentie d’un monde fou, ouverte à tout vent donc au pire. Une conscience d’homme sans qualité livrée au mal – ce mal dont Musil se demandait, aux dernières pages de son « utopie inductive », s’il n’était pas le « moteur du monde ». Une conscience d’« étranger » pleine de perceptions et sensations lumineuses – comme Meursault, Gyurka aime beaucoup le soleil - et atroces : là où l’intelligence ne se manifeste qu’obstruée, empêchée, inutile, le monde sensible vient combler le vide du « pas de pourquoi ».


Si l’endormi se réveille à la fin de l’histoire, c’est qu’en lui l’étranger est mort en même temps que l’enfant. Bientôt adulte, il lui revient de raconter sa vie. Il lui faut apprendre, une fois sorti du camp, à parler à ceux qui n’y étaient pas : voisins, journalistes, et bientôt lecteurs. Il lui faut apprendre à écrire son histoire, puis à trouver un public. A moins qu’il ne faille apprendre à n’en avoir pas, puis brusquement à en avoir un, bruyant et croissant, qui un jour vous décerne un étrange prix Nobel.



« Jusqu’au bout » : la leçon du la « fable ».


Revenu « chez lui », le héros traduit son passé dans le langage de l’avenir. Une sorte de leçon de la fable s’énonce en pleine dispute : si Gyurka a renoncé à discuter avec le « journaliste », il faut répondre aux Fleischmann, opposer le « pas à pas » de l’histoire à leurs événements qui « arrivent » et à leur incontinent désir d’oubli : « ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout . (…) C’est moi qui avait marché pas à pas et non un autre, et j’ai déclaré que j’avais toujours été honnête dans mon destin donné. Voulaient-ils donc que ces quelques pas au moins honnêtes perdent tout leur sens ? »


Mis bout à bout les « pas » font revenir le sens. Mais un sens lui-même en attente, qui ne permet ni d’oublier, ni de raconter. L’injonction d’oublier des Fleischmann était l’autre face de l’injonction de raconter, propre au journaliste (« raconter quoi ? », répondait naturellement Gyurka). Là encore, le « personnage » attendait : faire trop tôt le récit de soi, ce serait emmêler les « pas » et rater le « bout ». Ce qui le fait ainsi attendre, c’est l’auteur à venir, qui s’interdira de témoigner sans « méthode de travail », sans « inventer Auschwitz » et donc « recréer le monde entier ».


Ainsi le « jusqu’au bout » du survivant conclut le « pas à pas » du déporté. Seul, il permet de réaffirmer un « moi » sujet de sa vie (« c’est moi qui l’ai vécu ») jusque dans l’expérience de sa dépossession (« ce n’était pas mon destin »). Aliéné au « destin de masse », interdit de « tragédie », c’est-à-dire de « choix », de « chute », « d’échec dans l’action », le moi selon Kertész redevient sujet s’il accepte de vivre tout de cette vie forcée jusqu’au bout. Accepter jusqu’au bout c’est sauver le sens, ou encore la liberté : « si la liberté existe, alors il n’y a pas de destin, (…) c’est-à-dire qu’alors nous sommes nous-même le destin ». Kertész dira trente ans plus tard :

"J’ai eu un destin, ou une absence de destin, comme on voudra le nommer. Mais au moment précis où je réfléchis à tout cela, j’ai mon destin. Pour un écrivain, apprendre à ne pas mentir est une tâche déjà bien suffisante. Elle suffit à toute une vie. "

 

Avoir son destin, c’est muer en tâche une fatalité personnelle. Dans le roman, ce « moment précis » où le « je » réfléchit son absence de destin trouve sa place à la fin, dans cette dispute sur l’art de narrer l’histoire et de vivre sa vie. Ce moment réflexif achève de signer comme tel le récit d’apprentissage. Mais en se disputant avec ses vieux voisins Gyurka remet la vieille forme à l’endroit. Il retrouve son destin, soit sa liberté en reste : celle de ne pas mentir sur ce qui fut vécu, en respectant l’au moins honnête « pas à pas ». Le jeune endormi se sent devenir le moins oublieux des hommes.


Parce qu’il veut vivre « jusqu’au bout » - dans le sens - ce qu’il a vécu « pas à pas » - dans le non-sens -, l’ingénu fait la leçon à des adultes qui lui font l’effet d’ « enfants » ignorants : chaque mot les montre sourds au poids contraignant de la réalité vécue, comme à la liberté qui peut en surgir. Pareillement, l’élève se révélait supérieur à ses maîtres à la fin des Désarrois de l’élève Törless, et Meursault devenait supérieur à ses juges à la fin de L’Etranger. Apprendre aux vieux à raconter l’histoire, c’est se préparer à l’écrire. Le Refus reviendra sur ce devenir littéraire du témoin, en racontant à nouveau, sur un ton cette fois kafkaïen, l’histoire de l’enfant emmené pour être tué.


Dans l’existence réelle, ce « moment » de la « réflexion » se prolonge dans le présent de l’écriture, qui, créant son « système », construit son temps propre. Au moment du mime artistique, la littérature sort de la vie et du destin à la fois : elle ne peut accomplir sa propre tâche éthique qu’en la dépassant. Le désapprentissage du mensonge suppose la maîtrise de l’artifice. Abriter le moment réflexif dans la forme artistique, c’est se placer hors la vie, hors destin. C’est pourquoi le temps social et privé, soit ce qui, de la vie, ne peut que rester extérieur au « travail » d’écrivain, fera problème : un problème – la femme, l’amour, l’enfantement - affronté dans Kaddish en même temps que le mystère du bien.


Le « mauvais juif », « mauvais fils » et mauvais époux qui refuse d’être même un mauvais père, désigne du doigt son contraire en pleine « autoliquidation » littéraire : le petit « instituteur », figure de l’inexplicable acte libre, est un père d’élection éthique choisi hors littérature. Ce père disparu a fait naître, au fond de l’enfant déporté, un enfant futur devenu « vieux » bavard. Mais ce bavardage tournera autour autour de son geste, qui au camp vint surprendre et instruire le travail de l’imagination (« qu’est-ce que tu t’imagines ? », avait demandé l’instituteur à l’enfant en lui rendant sa part de pain).


L’écriture « hors la vie », « hors destin », ne peut qu’éternellement tourner autour de la vie. Thomas Mann, une des « étoiles polaires » de Kertész avec Camus, avait montré comment, à ce jeu romantique de « l’esprit » et de la « vie », l’esprit devenait infiniment ironique. Au camp l’esprit s’est montré hostile à lui-même – comme l’avait si bien dit Jean Améry, lui aussi bon lecteur de Thomas Mann. « Un jour, dit Kertész dans Un autre, il faudrait analyser l’espèce de ressentiment que l’intellectuel de notre époque nourrit pour l’intellect. Il faudrait écrire l’histoire spirituelle de la haine de l’esprit… » (p 86)


A chaque époque son nihilisme. Celui de Kertész, encore amoureux de l’esprit et surtout des « plaisirs infâmes de l’écriture », prend la forme d’une « méthode de travail » devenue « manie » d’écrivain et drame d’exister. En vertu d’une « foi enfantine » dans la langue, « l’esprit du récit » renaît à la vie. Et plus le « monde comme récit » continue de raconter la « victoire d’Auschwitz », plus l’esprit exige à tout moment le présent de la « forme impassible ». C’est ainsi que la vie, naturellement, devient un roman.


Raconter et apprendre sans fin sa vie, c’est satisfaire par l’art un besoin de nature éthique : celui d’éprouver le « sérieux » d’une « stabilité » (Un autre) et de saisir une « trame » d’existence, là où la vie, comme l’histoire, s’abandonne à son plus grand hasard, à son absurdité radicale. Redonner sens à la vie vécue, c’est vouloir, encore et toujours, non « choisir » son destin ni même le « créer », mais, comme le dit Gyurka, puis à son tour Kertész, être le destin, c’est-à-dire devenir ce qu’on aurait dû avoir.


Avoir son destin au point d’être le destin, n’est-ce pas devoir se préparer à « l’aimer » ? Il fallait bien que Nietzsche – que Jean Améry avait dit périmé par Auschwitz – soit repris et renversé à son tour. Ce qu’il faut aimer n’est pas le grand commun fatum, régnant sur les ruines d’un monde usé, mais une absence de destin prononcée au seuil d’une certaine existence très privée. « Il n’est pas simple d’être une exception, dit Kertész à Stockholm. Et si le sort a fait de nous des exceptions, il faut se résigner à l’ordre absurde du hasard qui, pareil aux caprices d’un peloton d’exécution, règne sur nos vies soumises à des puissances inhumaines et à de terribles dictatures ». Se résigner, telle était déjà la fonction du cynique adverbe : dire « naturelle » une telle réalité vécue « pas à pas », c’était s’identifier à l’absence de destin, se préparer à devoir l’aimer.


En faisant d’une absence de destin le destin, le personnage trouve le sens de ce qui fut vécu, et avec lui une possibilité de « chute » et « d’échec dans l’action » : une possibilité, sinon de tragédie, de reconnaissance de soi. Le « reniement de soi comme œuvre », raconté aux vieux enfants hongrois du Drapeau anglais, est encore une manière d’acte libre dans un monde sans liberté. La tragédie, aimée toujours pour sa beauté brève et intense, restera l’objet d’une violente nostalgie. Mais la liberté, elle, se vit au présent, comme une « indestructible idée » dont la réalité du camp témoigna ( « qu’est-ce que tu t’imagines ? ).


Il faut accepter pour cela que cette liberté n’ait plus rien à voir avec le « choix ». Le libre-arbitre est renvoyé à un imaginaire hérité, dont relève encore « l’engagement » sartrien, avec, dit Kertész, son « rôle seigneurial » de l’intellectuel qui « se penche sur des destins » et « choisit ». La liberté du survivant ne prend sens que comme forme supérieure de « lucidité » : le Discours de Stockholm en fait un vibrant plaidoyer, qui fait revenir et se fier à l’Europe peut-être encore. La liberté de l’amor fati ici ne fait pas aimer l’inhumain - ce qui serait un « choix » - mais, au sein de l’absurde, l’intégralité d’un vécu dont l’inexplicable acte libre fait partie. Kertész n’est pas loin d’affirmer que l’« idée indestructible » ne pouvait s’exprimer que dans la destruction généralisée. C’est là sa manière d’espérer. Une manière « faiblement messianique », aurait dit Walter Benjamin – une manière libertaire après Auschwitz.


Vivre « pas à pas » et « jusqu’au bout » le destin ou l’absence de destin que l’histoire nous a assigné, telle est en tout cas la liberté selon Kertész, « notion  pure » qui s’énonce en pleine vie rageuse dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, et qui s’apprenait à l’aveugle, dans Etre sans destin, aux bons soins d’une forme impassible. L’honnête hébétude du héros déporté préparait sa curieuse intelligence finale. Par ce « jusqu’au bout », Gyurka montrait à son tour ce qu’un moment il appelait de « l’obstination », puissance de survie propre à tel croyant rencontré au camp. Le roman d’Auschwitz, ainsi, préparait sourdement son chemin à une autre « idée », théologique cette fois, qui s’énonce à la fin du Drapeau anglais : « qui voit par nous ? Vivre ai-je pensé, est une faveur qu’on fait à Dieu. »


Ce regard de Dieu est au « bout » d’un très singulier chemin de la liberté : celui qu’avait ouvert le « naturellement » de Gyurka, idiome atroce de l’impensable amor fati du déporté. Dire oui à la « vie fonctionnelle » et néanmoins vécue, c’était dire l’adéquation entre nécessité et liberté : une vieille idée en somme, mais à laquelle ce vécu singulier donnait une charge inédite.



Portrait de l’artiste en prison : l’enfilade totalitaire


Etre sans destin contient deux récits d’apprentissage en un seul : celui de l’adolescent déporté, et celui du narrateur survivant, qui, fort de son savoir, réécrit l’histoire de l’enfant disparu. Même si ce narrateur feint d’écrire au plus près de l’enfant, c’est en adulte qu’il le fait. Or cet adulte est tenu d’éprouver à l’intérieur d’une nouvelle prison sa liberté révélée. C’est aussi cette histoire que raconte, en sourdine, Etre sans destin, à des gens supposés la comprendre. En 1975, les lecteurs de Budapest l’ont forcément bien compris. La réception actuelle de cette oeuvre dans l’ici-maintenant d’une Europe libérale pourrait faire oublier cela – sur quoi Kertész revient avec d’autant plus d’insistance aujourd’hui.


Ce deuxième sens a nourri le contenu de pensée du récit de déportation, au-delà de « l’événement » qu’il relate. Le dispositif narratif nous le fait deviner. Le « pas à pas » du héros, réfléchi à la fin par lui-même, installe un jeu de miroirs entre deux présents : celui de la déportation et celui de la narration, qui, mobile et insituable, se montre étrangement proche et lointain du premier. Cette proximité ambiguë a bien sûr un contenu temporel, mais surtout politique. « J’ai pu observer, non plus en tant qu’enfant, mais avec ma tête d’adulte, le fonctionnement d’une dictature », dit Kertész en 2002 à Stockholm. Le temps de maturation d’Etre sans destin ne fut pas seulement celui de la mémoire, mais de l’observation.


Kertész a maintes fois ironisé sur le « communisme préféré de l’Occident » que fut, après la révolution de 1956 et les mois de terreur qui suivirent, le régime de Kadar en Hongrie (1957-1989), « bourbier » consensuel qui fit suffoquer l’individu qu’il tentait d’être. A l’en croire, ce « communisme goulasch » ne fut pas seulement pour sa mémoire du nazisme ce que fut la « petite madeleine » pour le narrateur proustien, mais le sujet caché d’Etre sans-destin. Kertész est allé jusqu’à dire en effet, dans un récent entretien publié en Hongrie, que son roman d’Auschwitz avait en fait « décrit le régime de Kadar », évoquant à la fois le « présent » des années 70 et « la période de l’histoire de la Hongrie qui suivit les événements de 1956 ».


Une telle affirmation doit être interprétée. Comment un même texte, qui plus est un roman, pourrait-il « décrire » trois phénomènes politiques si différents que le génocide des Juifs, la terreur consécutive à la répression du mouvement hongrois de 1956, enfin la vie quotidienne dans ce qu’on a appelé « la baraque la plus gaie du Goulag » ? C’est là une manière tranchante de refuser l’interdit de comparer les totalitarismes. C’est aussi refuser et accepter à la fois d’être un « écrivain de l’holocauste ». Mais comme souvent chez Kertész, la formule abusive exprime « naturellement » une vérité intime. Le propos invite moins à une « double » lecture d’Etre sans destin - dont le sujet littéral (Auschwitz) en cacherait un autre (la répression totalitaire) – qu’à une lecture transversale : il faudrait y saisir une certaine succession temporelle, vécue comme enchaînement logique et surimposition ironique de violences politiques de nature différente.


Etre sans destin n’est pas né d’un événement qui, pour des raisons psychiques, aurait demandé un long temps d’incubation – de 1960 à 1975. Il est issu d’une succession d’événements vécus comme un écho répété du premier : son rappel incessant (pseudo-proustien). C’est ce long temps-là qui lui a fait construire un système et narrer un processus. Dans ce même entretien, Kertész dit que son premier roman évoquait, à travers le « processus d’adaptation » d’un enfant dans les camps nazis, celui d’un adulte englué dans un « monde présent », où il se réveillait chaque jour « prisonnier », au-delà de la « période » de l’après-1956. C’est dans cette prison que le projet d’être écrivain dégénéra en « manie ». Une manie qui n’avait d’autre fonction que de le faire devenir un individu.


Il faut donc, au-delà des « périodes » biographiques concernées, qui s’échelonnent sur plus de trente ans - de 1944 à 1975 - chercher l’unique « sujet » du roman dans le lien d’analogie et de continuité entre plusieurs « processus d’adaptation », propres à l’adolescent, puis à l’adulte. C’est ce lien subjectif (la « petite madeleine ») et objectif (les totalitarismes) qui fait naître le « sans-destin » comme figure d’une existence. Si le personnage d’Etre sans destin est bien un Juif promis à l’anéantissement, c’est moins le génocide que la machine totalitaire à l’œuvre dans l’univers concentrationnaire que vise la structure sérielle du roman. Sa conclusion réflexive annonce le processus d’adaptation à venir.


Le récit de déportation se montre ainsi à la fois achevé et ouvert, destiné à se prolonger dans une suite, faite de nouveaux apprentissages forcés. Si cette suite est aussi fictionnelle, elle n’emprunte plus le « modèle linéaire », mais réflexif. Chaque récit réalise un tour de vis supplémentaire dans le paradoxe initial du destin d’un sans-destin. La partition atonale d’Etre sans destin a préparé le « tissu musical » des fictions ultérieures, chacune étant chargée, dans sa tonalité propre, de réécrire la vie à partir de la précédente, et finalement de la première. Ainsi le matériau du premier récit est-il constamment repris et réécrit, chaque étape dépassant et niant la précédente. Au roman de la déportation (Etre sans destin) fait suite celui de l’inutilité sociale (Le Refus), puis de la création destructrice (Kaddish), et enfin de l’héritage impossible (Liquidation) : à ce sommet d’ironie réflexive, l’écrivain survit à son propre suicide fictionnel.


Il n’est pas étonnant, dans ce jeu de spirales, que la forme du récit d’apprentissage fasse retour à l’issue du parcours de l’auteur, pour évoquer cette fois la naissance de l’écrivain. Dans Le Drapeau anglais, la narration de soi se dissémine en discours adressé par un professeur à d’anciens élèves rassemblés pour son anniversaire. Il n’est pas étonnant non plus que ce récit de l’artiste naissant, situé en Hongrie, ait un contenu violemment négatif, proprement politique. Le narrateur s’observe de loin en fébrile « enfant de Wotan » sur fond de nausée politique, quand fut écrasé le feu follet de l’espoir qui transporta Budapest en 1956. Le « seul et bref instant, dira Kertész à Stockholm, où le pays est devenu subjectif. Mais les chars soviétiques ont bien vite rétabli l’objectivité ».


Jamais encore la relation entre le désir d’écrire et l’horreur du mensonge d’Etat et de sa comédie de pantins, n’avait été abordée si directement. Comme s’il avait fallu une vie, le roman d’une vie, pour écrire de quel dégoût violent était née la « foi enfantine » dans l’art. Après Le Refus, roman de la transmission ratée, Le Drapeau anglais est le récit de la transmission attendue – car les élèves réclament cette fois « l’histoire ». Cette transmission-là se fait pourtant de manière encore négative. Partant du principe que ces élèves « ne pouvaient pas me comprendre », dit le professeur, celui-ci s’explique en citant Dilthey, décrété « grand philosophe de l’histoire » : « La compréhension suppose un vécu, et le vécu ne devient expérience de vie que par le fait que la compréhension mène de l’étroitesse et de la subjectivité du vécu aux régions du tout et du général ». Et le narrateur ajoute : « En ce qui me concerne, j’ai le sentiment d’avoir fait cela ».



Le chemin de la vie comme « méthode heuristique »


Le Drapeau anglais, sans le savoir, prépare le Discours de Stockholm. Il semble même en être la répétition générale. En 2002, à Sotckholm, le cadeau reçu fait dire au nobélisé son embarras et sa gratitude ; puis, alors qu’on attend de lui un discours, il raconte un récit. Celui de sa vie bien sûr. Kertész rappelle combien comptèrent, dans ses choix d’écrivain, les « minutes humiliantes » du déporté à l’arrivée d’Auschwitz ; puis ce qu’il « découvrit » dans « l’holocauste » : « la condition humaine, le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans de culture et de morale »…


L’aventure personnelle commence avec ce terminus collectif. Elle tâtonne et chemine non pas dans l’obscurité, mais sans perspective. Kertész s’y montre avançant « pas à pas » sur une route jalonnée de « prises de conscience » successives, dont chacune est une suite de la toute première, qui décida de son devenir d’écrivain : 

"Mais moi, en 1955, par un beau jour de printemps, j’ai compris d’un coup qu’il n’existait qu’une seule réalité, et que cette réalité, c’était moi, ma vie, ce cadeau fragile et d’une durée incertaine que des puissances étrangères et inconnues s’étaient approprié, avaient nationalisé, déterminé et scellé, et j’ai su que je devais la reprendre à ce monstrueux Moloch qu’on appelle l’Histoire, car elle m’appartenait qu’à moi et je devais en disposer en tant que telle."

 

Cette compréhension subite a lieu « un beau jour de printemps » : comme le départ du père de Gyurka aux premières pages d’Etre sans destin . Tout au long du Discours, Kertész multiplie ces reflets, racontant son parcours comme l’histoire d’un apprenti en progrès, qui toujours « peut mieux faire ». Narrateur et professeur de lui-même, il restitue telle sensation décisive – celle des « pas » entendus dans le couloir - , tel « instant intense comme je l’ai vécu ». Il dit enfin les « enseignements étonnants » tirés de sa « méthode narrative » et son avancée progressive dans la connaissance : « J’avançais ainsi, pas à pas, sur la voie linéaire des découvertes ; c’était, si on veut, ma méthode heuristique ».


Ainsi la « méthode narrative » des « pas » est-elle devenue « méthode heuristique ». Cette méthode a fait découvrir certaines choses relatives à la littérature, qui s’expriment en écorchant Sartre là encore :

"J’ai vite compris que les questions de savoir pour qui et pour quoi j’écrivais ne m’intéressaient pas. Une seule question me travaillait : qu’avais-je encore en commun avec la littérature ? Car il était clair qu’une ligne infranchissable me séparait de la littérature et de ses idéaux, de son esprit ; et cette ligne – comme tant d’autres choses – s’appelle Auschwitz."

 

La question personnelle devient une affirmation générale en s’énonçant sous la forme d’un « savoir » obligé, dont l’objet est une mise en suspens : « Quand on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens ». Mais si la littérature est ainsi suspendue, si Kertész s’en voit séparé par la « ligne infranchissable » d’Auschwitz, seule aussi la littérature, pour lui, peut tenter la traversée.


C’est dans ce suspens et cette traversée que prennent sens le traitement « atonal » du premier récit, puis le « tissu musical » du Refus - qui, aux limites de la littérature, donne au passage la parole au bourreau (« Moi, le bourreau ») - et enfin la « fugue de mort » du Kaddish, où le récit se débat avec le poème  : Celan et Radnoti travaillent un texte écrit à la manière de Thomas Bernardt, ressassant l’image de l’« autoliquidation », littéralisée dans le roman suivant : Liquidation raconte à l’envers l’histoire d’un écrivain qui se libère de son propre théâtre en se supprimant, travaillant par son absence un petit monde légataire.


La fiction d’Etre sans destin jouait avec la mort de l’enfant déporté. Liquidation repasse la « ligne infranchissable d’Auschwitz » en jouant avec le suicide. Qu’il soit « vieux » ou mort, l’auteur revient toujours à l’enfant disparu. Si Kertész s’est amusé de sa propre vieillesse alors qu’il n’était qu’un homme mûr (Le Refus), c’est parce que son temps à lui, le temps littéraire, lui faisait à volonté rejoindre l’enfant mort à Auschwitz pour redonner vie à l’homme – l’écrivain - qui y était né. Ce jeu littéraire est un long évitement – et par là un refus - du suicide. Le refus de « porter la main sur soi » (Améry), lui aussi tâtonnant, expérimental, conduit à l’énoncé de « Bé », l’hommé qui était né à Auschwitz en 1944 : « la vraie désobéissance / c’est de vivre sa vie / (…) le seul moyen acceptable / du suicide c’est la vie.. »


Si Kertész a appris en Hongrie que « l’espoir est un instrument du mal », il fait de son propre désespoir la matière d’un jeu littéraire, et de la littérature un objet de « foi enfantine ». Le roman de la vie ne saurait s’extraire du « récit du monde », qui a « mis la littérature en suspens ». Mais ce roman relate bien un parcours d’écrivain, qui fait voir dans l’histoire du monde un roman de mauvais genre : « A propos d’Auschwitz, on ne peut écrire qu’un roman noir ou, sauf votre respect, un roman-feuilleton dont l’action commence à Auschwitz et dure jusqu’à nos jours » (Discours de Stockholm). Le plus respectable lecteur de Kertész comprend ici qu’il ne plaisante pas vraiment.

 

Le « salut » et la « charge »


La « victoire d’Auschwitz » hypothèque toute l’histoire européenne. Elle compromet le « salut » par la littérature, qui, ne valant qu’à l’échelle privée, ne saurait tenir lieu de conclusion éthique, même personnelle. La littérature n’en est pas moins le destin du survivant, sa propre création continuée. De l’identité de l’adolescent et du survivant, Kertész avait fait une figure : celle du sans-destin qui devient le destin en méditant son histoire. Sous l’empire de « l’esprit du récit », il fait mûrir ce personnage au fil des livres sans jamais le doter d’une sagesse acquise ; mais d’une certaine réceptivité sceptique, qui, trente ans plus tard, lui fait dire toujours oui au roman d’apprentissage de la vie.


On entend ce oui résonner, à l’extrême pointe de l’œuvre, dans un récent entretien accordé à une revue hongroise. Kertész y donne à sa philosophie de l’acceptation un tour effrayant, presque insupportable. Parlant du « destin juif », il précise qu’il ne l’a pas « choisi », mais « accepté », et qu’ainsi il peut à la fois partager le « destin juif » et « agir pleinement en homme libre ». Ce qui signifie, ici, accepter le « verdict » et « oser rédiger cette vérité négative, que beaucoup de Juifs ne veulent pas, ne peuvent pas ou n’osent pas identifier ». A son interlocutrice, qui dit ne pas « oser comprendre » de quel « verdict » il parle, Kertész répond implacablement : « Disons en résumé qu’il faut les exterminer. C’est une véritable condamnation mondialement acceptée, nous ne pouvons pas nous leurrer à cet égard, qui a culminé à Auschwitz, et que j’ai pour ainsi dire – point par point entendue, vécue et acceptée ».


Le petit oui quotidien du sceptique contient donc un Oui énorme, monstrueux, à l’histoire des Juifs comme destin, au sens d’incontournable vécu personnel, mais aussi collectif. Un an après le Nobel, Kertész s’ébroue quelque peu d’une consécration qui le gêne – celle d’une Europe éprise de « bavardages creux » et « incapable de résoudre ses problèmes fondamentaux ». Mais ce dégoût de l’Europe présente fait précisément système avec l’assomption de l’expérience passée, qu’il semble opposer, sans ironie cette fois, au déni de la catastrophe accomplie, un déni que pratiqueraient selon lui les victimes elles-même. Mais par cet apparent abandon aux forces de l’histoire, dont il fustige la persistance en Europe - évoquant en particulier les Balkans - , il adresse un salut souverain à l’antisémitisme hongrois et nazi. Kertész dit avoir accepté « le rôle du Juif déraciné et cosmopolite qui ne fait pas partie de la littérature nationale », mais aussi « l’image la plus négative » des Juifs, « créée à Auschwitz » : « J’ai accepté cette image, je l’ai assimilée et je suis arrivé ainsi au seuil de la mort ». Cette « arrivée » est une « crise » que seul un « travail » peut faire dépasser : « Je suis arrivé ainsi – comme un malade – jusqu’à la crise. (…)  Et lorsqu’on arrive à ce point extrême, l’on peut à partir de ces faits négatifs – si l’on en est capable – construire une personnalité et transformer tout ceci en travail créatif. »


Ce salut aux persécuteurs, qui passe par l’assimilation complète d’une image, est clairement celui de l’écrivain. C’est sur la construction de la personne et sur la création, guidées par l’idée de « liberté » ou « lucidité », que semble reprendre l’espoir dont Jean Améry célébrait sans fond le deuil. Privé non seulement de destin, mais de « confiance dans le monde », Améry se campait dans le libre refus de « ce qui s’est passé », préparant dans ses livres un suicide effectif. Kertész inverse sa philosophie du « ressentiment » en reconduisant le souverain « acte libre », appris en plein cœur de la destruction, dans le domaine de la vie d’après. Il met ainsi au cœur de son œuvre ce qu’Améry refusait : le temps, par quoi selon lui s’effaçait la valeur. Parce qu’il regagne un sens en prenant forme, le temps est le matériau même du « travail créatif » de Kertész : l’affaire de l’écriture, l’objet de l’apprentissage et le sujet du roman. De la même manière, Kertész reprend à son compte l’affirmation d’indépendance absolue de Celan, intégrant et renversant à la fois le système de négation qui anime sa poétique. Son « refus » n’est pas celui de l’Histoire ni du temps, mais de ceux qui réécrivent l’histoire en ignorant le « pas à pas » du déporté et le « jusqu’au bout » du survivant.


A priori incompréhensible, inconceptualisable, inacceptable au-delà de son destin, intransportable au-delà de cette œuvre, ce oui effrayant, fait pour susciter le réflexe du refus, est ce par quoi Kertész nous force à penser, comme il l’a fait tout au long du roman de sa vie, le scandale dont vit toute son œuvre : l’acceptation du vécu le plus absurde comme seule forme de liberté vivable; l’affrontement lucide du « point zéro » de l’Occident comme seule création d’avenir.


Entièrement dépendante de la forme littéraire, cette perspective se sait fragile, presque dérisoire. En Hongrie, en 1975, Kertész a appris que son « salut » personnel dépendait de ses lecteurs. La célébrité le lui apprend différemment aujourd’hui. La question du lecteur, rencontrée comme un accident désastreux dans Le Refus, devient à nouveau centrale en présence d’un public acquis. Car que signifie cet acquis et que vaut cette célébrité ? Comment se fier au lecteur, à une masse de lecteurs ?


A ceci, Kertész répond justement par une question de confiance. Si le survivant n’a pas le « choix », son « travail créatif » impose au contraire un « choix » au lecteur. La « sollicitation » cachée dans « une telle matière », dit Kertész, « ainsi rédigée », ne peut rester « sans réponse » : le lecteur doit à son tour « accepter la charge », et ainsi « retrouver la catharsis ». S’il choisit de ne pas le faire, alors il dira « oui à Auschwitz ».


S’il existe une « catharsis » pour le « sans-destin », on comprend ici qu’elle ne saurait ni acquiescer à Auschwitz, ni faire revenir le modèle tragique révoqué : le survivant reste bien un personnage « comique », le sublime nihiliste est un comédien ridicule, la catharsis s’est perdue. La « retrouver » impose au lecteur d’« accepter » à son tour : non Auschwitz, mais la « charge » d’Auschwitz.
Que signifie cette charge ? En quoi diffère-t-elle de la perte de confiance dans le monde dont parlait Améry ? Fait-elle revenir un quelconque Principe Espérance ?


A cette question, Kertész répond par un « oui » de croyant, et non plus de sceptique ; mais il le fait par la négative, nous disant ce qu’il est par ce qu’il n’est pas :

"Je demande : peut-on croire en la désespérance ? Car moi, il me suffit de croire cela ; et je ne suis pas désespéré.

A quoi répond ailleurs une autre question, suivie cette fois d’un refus :

Qui voit par nous ? Parce que, finalement, nous devons savoir, et par conséquent vivre comme si quelqu’un voyait – non pas nous-mêmes ni avec nos yeux, mais à travers notre vie.
Qu’est-ce que cela veut dire au sens strict ? En aucun cas une solution. « Je refuse d’errer avec une âme sauvée dans un monde damné » (…)."

 

 

(texte sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)