Il faut peser ces mots éculés
comme s'ils étaient neufs, ce qu'ils étaient
pour l'enfant qui les écrivait, et puis il faut mesurer
l'habilité qui les inspirait de soumettre le traumatisme
d'Auschwitz au mètre de la versification. Ce sont des
poèmes d'enfant, dont la régularité devait
contrebalancer le chaos, c'était une tentative poétique
et thérapeutique à la fois d'opposer à ce
cirque absurde et destructeur dans lequel nous sombrions une
unité linguistique, rimée; autrement dit, en
fait, la plus vieille préoccupation esthétique
de tous les temps.
Ruth Klüger. Weiterleben. 1992.
Je veux ici réfléchir un
moment sur un phénomène singulier dans l'histoire
: le passage à l'acte d'écrire effectué par
des témoins, jusque là non écrivains, de
catastrophes historiques. J'entends par catastrophe un événement
de type non guerrier - comme celui évoqué ici par
Carine Trévisan - mais totalitaire ou génocidaire,
résultant d'une violence politique à la fois totale
et insensée, visant la destruction de toute vie individuelle
ou l'extermination définitive d'une collectivité.
La radicalité génocidaire et sa visée raciale,
en particulier, placent les témoins dans une situation
singulière : les membres de la collectivité visée
ont la certitude d'être tous destinés à mourir
- ou de survivre par miracle - et de mourir pour rien.
S'ils survivent, c'est alors pour écrire.
Il faut prendre la mesure anthropologique d'une telle situation
d'exception, qui se répète pourtant dans l'histoire
des hommes, et de ce qu'elle fait émerger dans l'histoire
culturelle : un telpassage collectif à l'écriture testimoniale fait
naître un nouveau type de "littérature",
qui se saisit à travers sa visée : le témoin écrit
pour attester l'événement incroyable et nié,
en laisser une trace tangible et saisir sa signification, tout
ceci à l'usage de l'humanité non atteinte. Les
conditions de production et de réception de cette production écrite
sont donc absolument singulières. La transmission qu'elles
mettent en place s'effectue comme de part et d'autre d'une
humanité déchirée par la désappartenance,
et cherche à rétablir un continuum humain en
pensant le non-sens de cette déchirure. Son appartenance
au monde de l'art est ambiguë, mais paradoxalement liée à son
statut testimonial. Et l'on ne s'étonne pas que cette "littérature",
même lorsqu'elle s'inscrit résolument dans le
domaine de l'art, montre un certain iconoclasme, en écho à la
violence reçue et à l'humanité détruite.
Difficultés d'une approche comparée
Si ce phénomène se répète, c'est
inégalement : il s'est manifesté de manière
plus frappante avec la Shoah, particulièrement dans la
phase précédant l'extermination, celle du parcage
des Juifs dans les ghettos polonais. L'imminence de la destruction
totale pressentie de jour en jour allait alors encore de pair
avec la possibilité d'écrire clandestinement -
ce qui, dans les camps, fut très rarement possible. Cette
situation provoqua une fièvre d'écriture qu'on
a du mal à imaginer. Pour en donner une idée, on
peut citer les propos de l'historien Emmanuel Ringelblum, qui,
avant d'être assassiné en mars 1944 sur les ruines
de Varsovie, avait dirigé l'entreprise d'archivage au
sein du ghetto (Oneg Shabbat)- travail qui fut,
avec les archives du ghetto de Lodz, à l'origine de l'historiographie
juive de la Shoah. Dans sa préface à la Chronique
du ghetto de Varsovie - qu'on retrouva après la guerre
enfouie sous terre dans des bidons de lait scellés -,
Poliakov cite cette note de Ringelblum :
"Tout le monde écrivait. Journalistes
et écrivains, cela va de soi, mais aussi les instituteurs,
les travailleurs sociaux, les jeunes, et même les enfants.
Pour la majeure partie, il s'agissait de journaux dans lesquels
les événements tragiques de cette époque
se trouvaient réfléchis par le prisme de l'expérience
vécue personnelle. Le nombre des écrits était
innombrable, mais la grande partie fut détruite lors de
l'extermination des Juifs de Varsovie".
Pour le seul ghetto de Varsovie, de nombreux
journaux sont restés, traduits en France du polonais ou
du yiddish au cours des années 80 et 90 surtout : Mary
Berg, Chaïm Kaplan, Abraham Lewin, E. Ringelblum, J. Korszack,
Hillel Seidman, Adam Czerniakow... A côté de ces
chroniques, nombre de journaux, mémoires, poèmes,
romans, chansons, virent le jour pendant la Shoah et à ses
lendemains immédiats, sous la plume d'auteurs inégalement
confirmés, voire totalement inconnus, qui n'avaient jamais écrit
jusque là. Leurs auteurs ayant pour la plupart disparu,
on a retrouvé leurs manuscrits après la guerre,
souvent dans des boîtes enfouies sous terre. L'un des textes
les plus impressionnants, sous ce rapport des conditions d'écriture
et de conservation, est la série de témoignages
des membres du Sonderkommando d'Auschwitz, retrouvés dans
des récipients enfouis à l'endroit des crématoires,
et publiés sous le titre Megilat Auschwitz, Le Rouleau
d'Auschwitz. Le cas du texte d'un des auteurs, Zalman
Gradowski est d'une teneur particulière : c'est de toute évidence
un poème, conçu et composé comme tel par
un homme qui n'était pas poète.
Il est nécessaire de faire la part d'un élément
de culture religieuse propre au peuple juif, qui nourrit une
injonction mémorielle liée à l'exil, celle
du Zakhor ("souviens-toi"), visant à préserver
les traces du peuple juif menacé de destruction, mais
aussi un culte de l'écrit, passant par la loi de sheymes,
née d'une conception théologique du langage. La
sécularisation de cette loi était déjà à l'œuvre
lorsqu'au moment des pogroms d'Europe orientale et d'Ukraine,
les poètes Anski et Peretz lancèrent un appel pour écrire
et conserver les traces du monde juif. Mais il s'agissait cette
fois de témoigner de la destruction totale. C'est-à-dire
de produire de nouvelles traces écrites qui prendraient
un caractère sacré lui-même nouveau. On trouve
ainsi sous la plume du même Ringelblum :
"C'est avec un tremblement de cœur
que le sofer prend la plume, car la moindre erreur dans
la copie signifierait la destruction de l'œuvre tout entière.
Or, c'est avec un sentiment tout pareil que j'ai procédé à ce
travail"
Le témoin assimile étrangement
son témoignage de la catastrophe à la copie d'un
texte sacré, alors que ce qu'il s'agit d'écrire
ici est la destruction de la vie des Juifs. Cette analogie implique
que la chronique de cette destruction soit une œuvre sacrée.
On voit donc se déplacer le sacré du modèle écrit à l'acte
de copier, c'est-à-dire ici de témoigner de la
réalité vécue. Ainsi le témoignage
est-il sacralisé à la fois comme trace, comme texte,
et comme contrat d'authenticité.
Il n'est donc pas étonnant que ces écrits aient
choisi de se transmettre sous une forme poétique. Rachel
Ertel, dans son anthologie critique de la poésie yiddish,
Dans la langue de personne, privilégie l'étude
de poètes consacrés comme Katzenelson, mais elle
cite aussi des recueils anonymes rassemblés après
la guerre, des auteurs qui se révèlèrent
poètes pendant la guerre et disparurent, comme Hirsch
Glik, Leyè Rudnicki et ceux rassemblés par Binem
Heller dans l'anthologie Dos Lid iz gebliebn (Varsovie,
1951).
Il faudrait, pour pouvoir procéder à des comparaisons
significatives dans ce domaine, faire la part des singularités
de chaque événement et de chaque communauté ciblée,
mais aussi celle de la disparité du travail d'édition
et de réflexion jusqu'ici consacré à tel
et tel événement génocidaire. Seul le génocide
des Juifs a suscité une telle fièvre d'écriture,
mais aussi un tel travail de transmission et de réflexion
: l'inventaire et la typologie des textes ne s'étant pas
faits ailleurs encore, il est difficile de tirer des conclusions.
Je me bornerai sur ce point à quelques constatations.
Il semble que l'histoire arménienne soit marquée
par deux autres phénomènes, l'un contraire et l'autre
contigu au premier. Le génocide a là aussi provoqué une "pulsion
testimoniale" (R. Ertel), mais de manière moins massive.
En l'absence d'une historiographie moderne, ce sont plutôt
les écrivains confirmés qui ont pris en charge
la transmission, soit en témoignant et en collectant des
témoignages (Andonian, Essayan), soit en travaillant à figurer
la Catastrophe (Ochagan), et c'est cette expérience littéraire
impossible qui fit éprouver une sorte d'effroi sacré.
En même temps, une certaine sacralisation de la littérature
répondait au désastre en vertu d'une autorité reconstruite
par un groupe d'écrivains qui tentèrent de penser
ensemble la littérature et la nation arméniennes
sous le signe d'une "esthétique de la langue",
unifiée et littérarisée (H. Ochagan). C'est
ainsi la littérature en tant que telle, écrite
dans la langue survivante, qui devint "témoignage".
Mais en fait, témoignage et littérature restèrent
la plupart du temps séparés. D'autre part, si l'on
regarde de près cette production littéraire abondante,
mais peu testimoniale, on s'aperçoit que les écrivains,
qu'ils soient ou non rescapés eux-même, furent presque
toujours orphelins. Et c'est la condition d'orphelin, plus encore
que de témoin, qui donna cette forme figurale et allusive à la
littérature arménienne de la Catastrophe.
Le Goulag, en Union Soviétique, a fait naître une
masse de témoignages encore non étudiés
- dont beaucoup sont entreposés en souffrance à la
Fondation Sakharov. Le rapport traditionnel des Russes à la
littérature fait comprendre que ce passage à l'acte
d'écrire ait pu être fréquent. Mais certains
grands témoignages émergent, dont la qualité littéraire
les a inscrits en lettres de feu dans l'histoire de la Russie
et de la littérature : ceux d'Alexandre Soljenytsine,
Varlam Chalamov (en cours de réédition française),
Evguenia Ginzburg, témoignent de l'expérience des
prisons et des camps. Celui, bouleversant, de Nadejda Mandelstam,
témoigne à la fois de la vie du poète Ossip
Mandelstam dans l'URSS des années 30, et d'une longue
expérience de relégation commune. Ce livre de "souvenirs",
que Chalamov plaçait très haut, est ainsi une réflexion
des plus profondes sur la fonction de la poésie dans un
régime inhumain de terreur et de délation, et sur
ce que peut devenir l'amour dans de telles conditions de vie
dégradée. Il relève pleinement de cette
littérature dite de non-écrivain, Nadejda s'interdisant
toute prétention littéraire.
L'"épuration ethnique" en ex-Yougoslavie a immédiatement
suscité nombre de textes, à la fois journalistiques,
testimoniaux, fictionnels et poétiques. Leur statut littéraire
se diversifie selon l'inscription culturelle des témoins.
Mais pour les oeuvres lues ici - celles, romanesques, de Vidosav
Stevanovic et de Janine Matillon, celle, poétique, de
Abdullah Sidran - la part de fictionnalisation semble dominer
sur le parti strictement testimonial. L'étude de cette
production, à la fois dans les littératures serbe,
croate et bosniaque, est à peine entamée.
Au Rwanda, où la culture du livre n'existe pas, et où les
mouvements littéraires africains liés aux émancipations
n'ont jamais pris, le génocide a fait naître ça
et là un désir d'écrire, au-delà des
témoignages suscités par les institutions judiciaires
nationales et internationales. Mais ces écrits, qui sont
souvent le résultat de sollicitations extérieures,
ou d'interventions de tiers occidentaux dans le processus d'écriture
ou d'édition, n'ont que peu de lecteurs dans le pays même
: le témoignage majeur de Yolande Mukagasana, dicté par
l'auteur et réécrit par un "écrivain" remercié en
préface, a été publié à Paris
et lu en France et en Belgique plus qu'au Rwanda. Celui, plus
politique, de Vénuste Kayimahe (Rwanda. Les coulisses
d'un génocide, Dagorno, 2002), a été suscité par
l'initiative française de Fest'Africa en 2000, qui rassemblait
par ailleurs des écrivains africains non rwandais pour écrire
sur le génocide. Le livre de témoignages rassemblés
par le journaliste Jean Hatzfeld sous le titre Dans le nu
de la vie, récits des marais rwandais (2000) a effectué en
France une réelle opération de transmission, au
prix d'une certaine ambiguïté quant au statut "littéraire" du
texte, réécrit à partir de témoignages
oraux traduits du kinyarwanda.
Au Cambodge enfin, où le processus judiciaire n'a pas
même été entamé, aggravant le sinistre
que connaît le pays depuis le génocide, il ne semble
pas que ce phénomène ait d'équivalent. De
rares témoignages ont été publiés
en Europe, sans s'être véritablement transmis. Cette
transmission s'effectue par l'intermédiaire des historiens,
et dans les films profonds du cinéaste cambodgien Rithy
Panh, lui-même rescapé du génocide. L'exemple
cambodgien laisse penser que le travail de la justice, et pas
seulement une situation économique et culturelle favorable,
est une des conditions d'apparition d'une production testimoniale.
On voit que l'étude d'une telle production nécessiterait
une anthropologie comparée, transévénementielle,
de toutes les formes de témoignages, littéraires
et non-littéraires. J'isolerai ici le phénomène
précis du passage à l'écriture de non-écrivains,
en cherchant à le comprendre, avant de citer quelques
exemples issus de la Shoah.
Témoignage et littérature.
Questions générales.
On peut se poser, face à ce phénomène, trois
grandes séries de questions :
- Quelles sont les raisons de ce passage à l'écriture?
Pourquoi l'essai de détruire une masse humaine fait que
nombre des individus visés s'individualisent encore en
devenant des sujets qui écrivent? Que dit ce passage de
la fonction de l'écriture?
- Où se situe exactement le passage à l'écriture littéraire?
Quelles sont les limites de la littérature? Un texte peut-il
devenir "littéraire" sans en avoir l'intention?
Comment l'intentionalité artistique peut-elle se conjuguer
avec la visée testimoniale? Ce phénomène
dit-il quelque chose d'essentiel ou de marginal sur l'activité littéraire?
- Comment parler de la "valeur" de ces textes, de leur
réussite et de leur échec, voire de leurs "procédés"?
Comment échapper à la gêne du discours critique,
et faut-il lui échapper?
Le lecteur confronté à ces textes est en effet
livré à deux tentations : celle de voir dans la
situation extrême se révéler une vérité générale;
celle de voir une activité artistique se révéler
dans la pratique d'un non-professionnel. Leur céder, c'est
prêter à la littérature de témoignage
un statut emblématique et une vertu heuristique concernant
l'acte d'écrire, dont, par sa fonction vitale, elle figurerait
une version en quelque sorte primitive, dépouillée,
fondamentale, et par là exemplaire. J'ai évoqué ailleurs
l'universalisme à l'œuvre dans cette espèce
de primitivisme volontiers pratiqué par les philosophes.
Je dirai un mot ici de cette saisie du littéraire à travers
le testimonial.
On pourrait parler, au sujet de cette littérature de témoins
non-écrivains, d'un "dilettantisme" particulier,
si ce terme ne supposait une légèreté et
une gratuité absentes ici. Dans de tels témoignages
en effet, l'écriture, née d'une proximité anormale
avec la mort, obéit à un engagement particulier à l'égard
du réel et du futur. Ce réel
est un excès de réel : il souffre de la pesanteur
du fait tout-puissant qui ne laisse pas de place pour
l'esprit, comme l'a formulé avec précision l'écrivain-témoin
Jean Améry (Par-delà le crime et le châtiment).
Le futur est celui d'une promesse concernant le passé.
Le rapport du témoin au réel et au temps est donc
grevé par un engagement absolu. Pourtant, le plaisir de
l'écriture entre en jeu dès lors que le témoignage
devient littéraire. L'écriture du témoin
crée une légèreté que la situation
interdit et empêche, mais qui, sans gratuité aucune,
dépend d'un besoin et d'une finalité des plus impérieux.
Elle tient au fait d'introduire une autre réalité et
une autre temporalité, virtuelles, dans l'espace-temps
présent qui ne contient que la mort certaine et son non-sens.
La superposition de l'avant, du pendant et de l'après
est d'ailleurs un des fréquents procédés
poétiques à l'œuvre dans ces textes.
Ce plaisir pourtant suppose l'accentuation d'un mal, puisque
l'évocation de la vie d'avant est d'abord, pour le déporté ou
le condamné, ce qu'il y a de plus douloureux. Une lecture
précise de ces textes montre que c'est le sens réapparu
au cœur du non-sens qui porte cette douleur et ce plaisir,
redonnant vie et valeur à l'esprit et la langue, ménageant
en pleine toute-puissance d'un réel de mort une aire
de jeu verbal, qui donne une forme de conscience et d'intellectualité à l'acte
de survivre. Ce mélange est d'une telle nature que si
le témoin survit, il arrive qu'il devienne et reste écrivain
: Primo Levi est l'exemple le plus fameux et le plus réfléchi
de cette métamorphose, qui suppose donc tout autre chose
qu'une forme de dilettantisme. Il s'agit plutôt d'une
passion véridictionnelle inédite. La nécessité de
dire une vérité dégradante pour soi et
l'humanité se complique d'une autre vérité à chercher,
qui porte cette fois sur l'usage possible du langage écrit
comme contre-vérité en acte : celle d'une part
d'humanité libre qui survit en attente d'être
reconnue.
Dans ces textes, donc, le plaisir d'écrire se
présente sous la forme d'un besoin vital particulier.
Saisir le sens de ce paradoxe, c'est peut-être saisir une
des motivations les plus simples et profondes de l'activité littéraire
: la nécessité de transmettre et laisser sa trace,
malgré son urgence spécifique ici, dirait le fait
de tout mobile d'écriture. Mais peut-on pour autant saisir
l'activité d'écrire à travers celle de témoigner?
Penser la littérature à partir du témoignage
littéraire, c'est la penser au moment peut-être
où elle est la moins "pure", la plus embarrassée
du réel le plus écrasant, le plus simplificateur,
qui devient même à ce titre une tâche : celle
de réintroduire la complexité humaine de vivre.
Ce paradoxe-là ne va pas de soi. Il suppose de s'entendre
sur la fonction respective du témoignage et de la littérature.
On peut dire du témoignage qu'il est un récit
assumé et adressé dont l'authenticité est
attestée par la présence du narrateur à l'événement
raconté, et qui assume deux fonctions distinctes : l'attestation des faits et
la révélation d'une vérité,
voire son incarnation - comme semble le dire l'origine religieuse
de la figure du "témoin; certains en voient une trace
dans l'idée de "témoin intégral" chez
Primo Levi, selon lequel le témoignage ultime est la disparition
(Les Naufragés et les rescapés). C'est
en tout cas dans le trajet du réel à la vérité qu'intervient
la mise en forme littéraire, qui postule la valeur d'un
sens. La littérature, définie a priori
comme l'ensemble des pratiques esthétiques du langage
humain, dépasse par son usage historique la problématique
du Beau et de la réception sensible. Elle désigne
la production d'une forme du discours par un sujet en transformation,
forme créatrice d'un système de valeurs qui transforme
en retour les données historiques de son expérience,
laqelle vise un modèle de véridiction spécifique,
expressif et masqué.
Dans quelle mesure le témoignage peut-il être littéraire?
Comment ces deux modes de véridiction peuvent-ils s'accorder?
On peut, pour tenter de répondre, mettre à l'essai
les concepts critiques d'un système poéticien à la
fois entièrement occupé à distinguer la
spécificité de la littérature, mais dont
l'objet est a priori étranger à ce corpus : dans Critique
du rythme, Henri Meschonnicl'auteur définit le texte
littéraire, ou plutôt le poème (qui le modélise),
comme un texte où "le discours tout entier est porté à l'état
de subjectivité." La poésie, parce qu'elle "porte
le je à la systématicité d'un discours",
devient la "parabole du sujet" et la "figure de
l'historicité de tout discours" (p 90). Il n'y a
poème, c'est-à-dire unité de rythme,
"... que quand un sujet s'inscrit
au maximum dans son discours, inscrit au maximum sa situation
dans un discours, qui en devient le système - contrainte
maximale. Au lieu que la plupart des discours sont inscrits dans
une situation, ne se comprennent qu'avec elle. (..) Quand la
situation passe, ils passent avec elle."
Deux points sont à reformuler ici
: l'idée d'inscription maximale d'un sujet dans
un discours devenu système rythmique, et la relation entre sujet
et situation. Dans les témoignages, les "situations" concentrationnaires
ou génocidaires semblent déterminantes, et le discours
ne se comprendrait pas sans elles. Or les textes ne "passent" pas
tous avec ces situations, d'autant moins que le passage à l'écriture
littéraire semble éterniser le désir de
témoigner. Quels sont alors les modes d'inscription maximale
du sujet et de sa situation dans un discours, alors
que cette situation détruit les sujets à l'échelle
collective? Comment le témoin d'une catastrophe historique
peut-il porter le discours à l'état d'unité sémantique
et rythmique? Bref, comment un témoin devient-il
un auteur?
Meschonnic écrit plus loin : "Dans l'écriture,
dans l'art, un sujet est devenu son œuvre. Ce qu'indique
la désignation commune : un nom d'auteur fait autre chose
qu'un nom de personne qui n'est pas un nom d'auteur. Il signifie,
en même temps qu'il désigne". (p 85)
Les témoignages des catastrophes historiques ne sont pas
toujours signés, mais l'auteur n'en existe pas moins si
en lui le sujet est devenu son œuvre, c'est-à-dire
un discours rythmé qui l'inscrit dans l'histoire, d'une
manière à la fois nécessaire et imprévisible.
Cette "aventure historique du sujet" suppose, dit Meschonnic, "une éthique
du sens, dont l'enjeu est l'historicité des valeurs et
du statut du sens" (p 91). Dans la poésie, donc,
la vérité ne serait pas en question, mais
le sens comme aventure infinie. Or, cette littérature
de témoignage ne cache ni sa passion du sens ni sa visée
de vérité. Doit-on alors penser la relation entre
littérature et témoignage à travers la relation
entre sens et vérité? Quel serait le rapport entre
l'éthique du sens propre au poème et l'éthique
de vérité propre au témoignage? Le devenir
littéraire du témoignage révèle-t-il,
en celui-ci, sa subjectivité fondamentale, ou révèle-t-il
plutôt un principe véridictionnel à l'œuvre
dans la littérature? La visée de vérité est-elle
un langage du sens parmi d'autres? Ne suppose-t-elle pas qu'une
limite soit posée à "l'historicité des
valeurs et du statut du sens"? Le témoignage littéraire,
dans sa visée de vérité, serait-il la marque
historique d'un nouveau statut du sens? Lire ces textes, alors,
ce serait saisir un genre littéraire nouveau où l'infinité du
sens se joue dans les limites du contrat testimonial. Et le langage
de la vérité y serait envisagée comme la
seule forme de subjectivation propre à transformer la
donnée sociale extrême qui la constitue.
Témoignage et testament.
L'étude inaugurale de Michel Borwicz.
Ces questions ne sont que rarement posées aujourd'hui
par ceux qui travaillent sur ces textes, sinon de manière
biaisée, ponctuelle et inaboutie. Etrangement, c'est à un
rescapé devenu sociologue, et non à un critique
de la littérature, qu'il revient de les avoir très
tôt formulées, de manière embryonnaire, certes,
mais réellement inaugurale. Le phénomène
du passage à l'écriture de non-écrivains
a été repéré et interprété,
dans le sillage des témoignages de la deuxième
guerre et de la Shoah, par l'écrivain juif polonais Michel
Borwicz (1911-1987).Témoin lui-même, Borwicz joua
un rôle important dans la constitution des archives juives
en Pologne, où il publia plusieurs anthologies de poèmes
nés des ghettos, des maquis et des camps, avant d'étudier
méthodiquement cette production dans un livre étonnant,
qui fit l'objet après la guerre d'une thèse soutenue
en France, intitulée Ecrits des condamnés à mort
sous l'occupation nazie.
Ce livre peu commenté présente un authentique travail
critique, consacré, comme le dit son titre, à l'interprétation
d'une écriture non seulement testimoniale mais testamentaire.
Il aborde au passage avec clarté un corpus de textes de
non-écrivains, appelés "débutants",
et interroge sa valeur "littéraire" dans une
perspective de sociologue intrinsèquement justifiée
par le phénomène étudié : au-delà de
l'histoire des faits, Borwicz veut interroger la généralisation d'une
pratique, l'écriture sous menace de mort, qu'il met en
relation directe avec le caractère d'"exception" de
ces "expériences" collectives (p 347). Le livre
invente donc une anthropologie de l'activité littéraire
en situation extrême, envisagée comme phénomène
social spontané, et procède à une phénoménologie
différentielle du travail de la pensée, dont les
conditions d'expression matérielle et psychologique sont
analysées avec précision, bien davantage que les
conditions culturelles. C'est là la limite du livre, liée à sa
perspective anthropologique universaliste - que Borwicz doit
sans doute en partie à son expérience politique.
Borwicz montre des individus forcés par l'histoire à une "structure
morale" spécifique, et distingue selon les situations
extérieures et les états intérieurs, comme
le montre la composition du livre.
En I sont décrits les "cadres sociaux" de l'expérience
: l'auteur analyse la généalogie, l'évolution
et les caractéristiques sociales du phénomène
et répertorie le type d'écrit et de diffusion (écrits
de résistance, écrits des camps, manuscrits ensevelis
et textes sortis en fraude, collections clandestines, archives
souterraines, chroniques de ghetto, notes et journaux, lettres,
inscriptions sur les murs de prison, et même dernières
paroles). En II, il procède à l"analyse des
textes", qu'il répertorie selon leurs destinataires,
l'époque de leur rédaction, les variations de l'état
de condamnation, les "genres littéraires", disant
la relativité de chacun de ces classements. Borwicz y étudie,
dans le "langage des condamnés", des éléments
d'ordre sémantique et formel : variations thématiques
(amour, rétrospections, famille, avenir, culpabilité et
absurdité, rites de mise à mort, paysages, contemplation
de la mort, adieux, anticipation du cadavre), motifs récurrents
(patriotiques, religieux, psychologiques), influence du langage
des bourreaux, éléments argotiques, formes rudimentaires
polarisation de la pensée entre Nous et les Autres (bourreaux,
peuples libres, "musulmans", "verts", autres
nationalités, traîtres), tension entre égotisme
et sentiments suprauniversels, enfin transformations sous l'effet
de l'expérience : recherche d'une ligne de conduite, faillite
des critères traditionnels, recherche de Dieu chez l'athée,
effondrement de la foi chez le croyant.
Le chapitre III propose des "explications" relatives
aux deux grandes fonctions de l'écriture : d'une
part, "compenser" le violent "déclassement" vécu,
d'autre part, conduire un processus de "clarification" propice à la
survie. Borwicz précise en ces termes la relation entre
les deux:
"Le processus de compensation (...
) le plus souvent s'entrepénètre avec celui de
clarification et d'interprétation des sentiments et des événements
vécus. La condamnation à mort change les lois de
la gravitation. Même pour confirmer le monde abandonné,
il faut le repenser, le reconstituer dans une perspective nouvelle."
C'est ici que Borwicz distingue entre écrivains
professionnels et débutants : pour les premiers, écrire
serait une réaction naturelle devant un matériau
d'exception, augmentée d'une demande sociale, qui ordonnerait
de faire plus que jamais son métier (p 344); pour les
débutants, c'est l'intensité des sentiments et
la découverte de nouvelles dimensions de la réalité qui
pousseraient à écrire. Borwicz note les différences
et les analogies entre ces débuts d'écriture et
la "maladie de la littérature" qui frappe communément
les adolescents (intensité de la réalité perçue
dans ses dimensions inconnues, nécessité de vivre
rapidement un destin dans la tourmente). Il cite le cas d'un
vieux fabricant de Lodz qui se met à écrire la
nuit des poèmes en yiddish, à la surprise de sa
femme et de ses enfants, en prêtant de plus en plus d'attention à la
forme; il évoque tels "textes intéressants" écrits
au ghetto par un maître-boulanger, un coordonnier, un serrurier,
et remarque que peu de ces auteurs débutants n'écrivirent
qu'un seul ouvrage : "dans la réalité qui
nous occupe, l'activité d'expression par écrits,
une fois déclenchée, n'abandonne plus, d'habitude,
les auteurs" (p 348). Borwicz insiste donc sur cette dimension
d'auteur en revenant sur sa propre tentation première,
qui était de favoriser l'anonymat de telles anthologies,
comme l'ont souvent fait les premiers préfaciers, en procédant
de manière thématique. Il remarque le malentendu
qui entoure la notion de "document", volontiers employée
pour désigner un texte expressif au point de susciter
des images et des sentiments adéquats à la réalité évoquée,
mais aussi des ouvrages qui, sans présenter ces qualités,
valent pour leurs informations factuelles.
C'est dans ce même chapitre qu'est abordée la question
de la valeur littéraire : tout en disant la difficulté de
ces évaluations, Borwicz affirme que la valeur est inversement
proportionnelle, sauf exceptions, à la "sincérité d'expression",
trop souvent exaltée par les préfaciers en vertu
d'un romantisme déplacé, qui se réclame
du "cœur", de la gaucherie, de la spontanéité,
et va jusqu'à se plaindre parfois d'une forme trop parfaite.
D'après Borwicz au contraire, le "primitif" tombe
facilement dans le cliché rhétorique, car la nouveauté des
expériences vécues n'implique pas celle de l'expression
littéraire. La justesse n'est pas l'effet de la sincérité,
mais du métier. Borwicz, concernant les réussites,
note une tendance générale à la simplicité de
style, la désagrégation du langage communicatif
traditionnel pour exprimer l'horreur restant exceptionnelle.
L'échec littéraire est analysé aussi en
termes phénoménologiques : devant la nécessité du
rythme, l'auteur use de mots bouche-trous, créant un "mélange
irréductible" de sens plein et de sens creux, de
synthèses abstraites et de détails concrets simplement
associés : la volonté de dire tout d'un seul coup,
malgré la surabondance de phénomènes impensables,
fait que la vision du monde se désagrège, livrant
une réalité composite sans unité, fatras
sans homogénéité de vision, manquant d'une
opération majeure : le choix. Les déportés,
dit Borwicz, sont assaillis par un chaos de sentiments et de
pensées où se mêlent urgences vitales et
questions métaphysiques : "rendre directement
ce charivari étrange ne serait que le prolonger et le
propager" (p 376). Cette propagation du chaos va contre
la fonction de clarification, comme si l'écriture désamorçait
son propre effort d'y voir clair dans le désir de faire
beau :
"Dans les conditions normales nous
pensons avec des phrases, même avec des tournures toutes
faites. Les désagréger pour retrouver leurs éléments
primaires, cela peut être considéré comme
un effort pour surmonter les pétrifications du langage,
un renouveau, bref, une lutte contre le mal. Ici au contraire, surréalités étaient
les catégories quotidiennes du penser. S'y opposer, cela
signifiait : tendre vers les formules claires et logiques,
redonner une hiérarchie aux choses et aux notions,
rechercher une phrase "scolaire" avec toutes ses "parties" (p
376-377)
La position de témoin infléchit
visiblement l'attitude du sociologue vers une compréhension
intime de la forme, interprétée à partir
des données partagées de l'expérience vécue.
Comme on le voit, ces analyses de faillites littéraires
correspondent assez précisément, a contrario, aux
propos tenus par des écrivains-témoins comme Antelme
et Lévi, sur la nécessité du choix et
de l'artifice, le bien-fondé du dépouillement
voué à l'effort de clarifier un réel
embrouillé. Elles rappellent aussi, très en amont,
les analyses que Broch et Musil avaient faites du "kitsch" dans
leur critique de l'esthétisme romantique.
Parmi ces exceptions à la règle du "primitif",
Borwicz prête une attention particulière aux écrits
des enfants, auteurs de cahiers secrets et de mémoires
rétrospectifs, qu'il isole dans une "documentation
hors série" (ch. 25). On y voit apparaître,
aux côtés du journal d'Anne Franck, écrits
de 13 à 15 ans, dont Borwicz interprète la valeur
en termes historicopsychologiques, ceux, totalement oubliés,
de Jeannette Hescheles et de David Rubinowicz, tous deux âgés
de douze ans. L'une, que Borwicz fit s'échapper à Cracovie
et qui écrivit à sa demande, témoigne à la
fois d'un pogrom, du ghetto, de la prison et de la déportation;
Borwicz insiste sur la "concision exceptionnelle" et "l'expressivité" de
son récit, qui relèvent, dit-il, non d'un "art
conscient", mais d'un "choix" inexplicablement
efficace effectué par la mémoire du fait de conditions
d'écriture; c'est ici, dit Borwicz, "le primitivsme
incontestable du journal qui lui assure sa cohérence".
Le journal du petit garçon, lui, note des événements
vécus en 1940, avant la déportation à Treblinka
où il mourut, en commentant sobrement les faits:
"Inimitable aussi est le style de
l'auteur, formellement plein de fautes et de syntaxe, mais en
même temps spontané, naturel, évocateur, émaillé d'expressions
et de tournures dialectales" (p 393).
Dans tels autres poèmes et chansons
d'enfants, Borwicz cite d'étranges effets de recyclage
et de distorsion : ainsi le poème "Locomotive",
qu'apprenaient les enfants en Pologne, fut utilisé par
une fillette de 11 ans au camp de Lwow dans un poème évoquant
la course du train de la mort, où les effets d'onomatopée
et de rythme mimétique avoisinaient les images macabres.
A côté des comptines enfantines, il évoque
telle chanson dite de "fou" ou telle berceuse macabre,
dont la dissonance scabreuse parvient à styliser la violence
du réel. C'est pourquoi il les compare aux poèmes
yiddish d'I. Katzenelson, où éclats et débris
de pensée avoisinent des passages épiques et lyriques
en un mélange formel détonnant, dont la facture
offre un équivalent réfléchi au chaos du
réel. Chez les enfants, précise pourtant Borwicz,
ce réalisme naïf n'a rien de commun avec cette "déformation
expressive" (p 422).
On retrouve donc, à propos de la production des enfants,
un embarras d'analyse que revèle le retour de formulations
primitivistes, pour penser le mystère d'une écriture
naïve qui, par sa réussite, serait la seule alternative à la
faillite du "débutant". Cette distinction d'un
corpus d'exception dont la qualité se soustrait à l'analyse
sociologique pose en creux la question de ce qu'est la littérature,
sans que le livre y réponde : tel n'était pas son
objet, même si l'auteur se sert du mot tout au long pour
juger les textes. Mais comment, face à de tels textes,
répondre à cette question?
Livres retrouvés : Simha
Guterman, Calel Perechodnik, Zalman Gradowski.
Je voudrais à présent évoquer trois exemples
de livres - un roman, un journal, un poème - dont le statut
ambigu, testimonial et littéraire à la fois, fait
vaciller l'assurance du commentaire. Il s'agit de livres récemment
publiés, inconnus à l'époque où écrivit
Borwicz : Le livre retrouvé de SimhaGuterman; Suis-je
un meurtrier? de Calel Perechodnik; et la partie du Rouleau
d'Auschwitz écrite par Zalman Gradowski. Des deux
premiers livres, l'historienne Annette Wieviorka, qui a préfacé le
second, a dit à raison "l'extraordinaire intérêt",
tout en affirmant leur "vocation littéraire".
Or cette littérarité, effective mais atypique,
ne va pas de soi, soi pour l'auteur, soit pour le lecteur qui
tente de la saisir, voire de la juger.
Ces textes ont été rédigés dans des
conditions matérielles étranges, voire inimaginables.
Le premier texte est un roman, écrit en yiddish par son
auteur, qui avait échappé avec sa famille à la
déportation des Juifs de Plock : lors de sa longue fuite
avec sa femme et son fils, il ne cessa d'écrire, sur n'importe
quel bout de papier, qu'il enterrait au long de sa route, jusqu'à ce
qu'il disparaisse après avoir rejoint, le 1er août
1944, le soulèvement de Varsovie. Parmi les bouteilles
enterrées au long de leur route, une seule a été trouvée à Radom,
qui contenait plusieurs manuscrits, dont un racontant l'histoire
des Juifs de Plock du début de la guerre à la liquidation
du ghetto, en mars 1941. Le texte est daté de janvier-mai
42, sans signature d'auteur, et fut difficile à attribuer.
Ce texte est pour une part un démenti à ce qu'écrit
Rachel Ertel sur l'inexistence des fictions écrites pendant
la Shoah, à quoi elle oppose l'intense activité poétique
dont elle a rendu compte. Il s'agit en effet d'un récit-témoignage
non signé, mais très littérarisé,
composé en chapitres, doté de personnages, de scènes,
et nourri d'éléments fictionnels jusque dans l'introjection
des personnages. L'évolution stylistique et formelle du
récit est la plus significative : le texte commence comme
un récit classique linéaire, à la 1ère
personne de l'imparfait. Un homme marche en forêt, dans
une atmosphère d'idylle lumineuse et parfumée,
malgré la question posée de la guerre des Allemands
contre tous. La description d'une maisonnette livre le sens de
cette illusion de bonheur : la maison est comparée à un
petit pansement sur la joue d'une jeune fille, ou à un
jouet depuis la création du monde. De cette nature miniaturisée, évoquée
par une série de métaphores précieuses et
convenues ("ruisseau serti de forêts", "terre
coiffée d'une calotte d'azur"), il ne restera à la
fin du roman qu'une nuée de corbeaux qui regarde une locomotive
noire : où va-t-elle? Entre-temps, le récit s'est étiré d'épisodes
en épisodes pour se fragmenter à la fin lors de
la "visite" d'un camp. Le chapitre, qui suit alors
la géographie du camp, c'est-à-dire la numérotation
des baraques, juxtapose au présent des scènes de
désolation aux titres plus ou moins ironiques ("Promenade").
N. Lapierre, dans sa préface, distingue entre la "valeur
documentaire" et l'"intérêt littéraire" du
texte écrit dans une forme narrative "hybride et
singulière". A la chronique factuelle s'ajoute une
thématique inspirée de la Thora et d'archétypes
religieux (le fou sage) caractéristiques du roman yiddish.
Il y a bien, dit la préfacière, scénarisation
et mise en intrigue, sans qu'on puisse parler de "témoignage
romancé" ni de "fiction", car il ne peut
exister aucun doute sur l'authenticité de l'expérience
racontée. Au-delà de ce raccourci, la teneur littéraire
du texte est rabattue sur des faits de biographie et de culture
- bien que rien malheureusement ne soit dit du métier
de l'auteur. L'auteur, dit N. Lapierre, y rend compte du désastre
d'une manière qui témoigne aussi de sa culture
et de sa sensibilité : celle de fils d'un père
très religieux, en rébellion contre lui. Le style
et la forme du texte sont donc expliqués en termes d'appartenance
culturelle, de sentiments, d'attention aux faits vécus
et d'honnêteté.
Or cette présentation ne rend pas compte de tout dans
le livre, où l'imagination narrative va souvent au-delà de
la mise en intrigue, ni surtout de son étrangeté générique,
qui relève bien plutôt de l'autobiographie romancée.
Elle esquive la question de la valeur littéraire, tout
en présentant le texte comme une "pièce à conviction
qui est aussi une œuvre". Une œuvre d'exception
qu'il importe cependant d'inscrire dans un paysage balisé,
celui de l'exception justement, à l'aide d'une citation :
Le Livre de Simha Guterman est, dit N. Lapierre, "une
de ces oeuvres rares qu'évoque ainsi Edmond Jabès
: 'Les vrais livres ne sont-ils que livres? Ne sont-ils pas aussi
la braise qui dort sous la cendre, comme les paroles des sages'"?".
Finalement, la désignation de la littérarité du
texte conduit à un propos d'inspiration religieuse, via
une métaphore poétique d'emprunt qui tend à sacraliser
le texte comme "vrai livre", mais hors littérature
: après la réduction sociologique, l'hommage par
la citation du poète-philosophe signe un renoncement à saisir
l'ambiguïté du texte, dans sa coappartenance à la
littérature et au témoignage, et à éviter
ce que Borwicz affrontait pleinement : le jugement sur la valeur
littéraire du livre, qui, comme j'ai tenté de le
suggérer, est évolutive et intermittente.
Le deuxième livre, Suis-je un meurtrier? de Carel
Perechodnik, est un témoignage tout différent : écrit
en polonais, il émane, au cœur de la "zone
grise" dont parlait Levi, d'un membre de la police juive
au ghetto de Ottwock, qui l'a rédigé dans une cachette
de la partie aryenne de Varsovie. Son auteur, qui a disparu lui
aussi en 1944, a confié son manuscrit à un obscur
personnage du ghetto, qui l'a transmis à son frère,
mais il ne fut publié beaucoup plus tard, en 1993, pour
des raisons sans doute éthiques, sur lesquelles A. Wieviorka
revient en préface. Ce témoignage d'un homme qui
fut à la fois victime et bourreau est en effet effrayant
de noirceur morale. Le texte est travaillé de culpabilité à l'égard
de sa femme et de sa fille, que l'auteur avoue avoir emmenées
lui-même à la déportation, et plein d'une
haine qu'il prête en retour à tout homme et toute
femme, en insistant sur les plus sombres mesquineries de chacun.
La composition du texte, et les changements de régime
de son écriture, montrent à l'œuvre un autre
phénomène d'intermittence, qui se situe cette fois
au plan de la visée littéraire, et non de sa qualité -
car un certain déni de la littérature empêche
d'appréhender ce texte comme pleinement littéraire.
Le récit commence lui aussi avec la guerre des Allemands
contre tous ("Vint l'an 1939."). A partir du 2e chapitre, "L'action",
il se présente comme un journal, écrit d'abord
sans effet apparent, puis suivant un crescendo implacable qui,
au-delà d'un témoignage oculaire, est celui d'une histoire personnelle
: celle de sa trahison abyssale, dont l'auteur tire au fil du
texte de plus en plus d'effets émotionnels. Le récit
s'interrompt par endroits pour des "pauses" lyriques
où l'imagination se ressource dans la rage ou se complait
dans sa propre perversité. La pensée se meut dans
un univers entièrement bouclé entre le "sadisme
allemand" et la "lâcheté juive",
et s'achève par un "testament de vengeance" :
l'auteur y raconte sa vie et le date (23 oct 1943), puis termine
avec un poème et une phrase énigmatique : "Ce
qui compte n'est pas que mon bateau accoste, mais que je poursuive
mon but". On imagine que le livre ne pouvait être
un but que s'il était lui-même un préparatif à la
mort. La mort y est d'ailleurs constamment anticipée : "j'ai
assisté à tant d'exécutions, dit l'auteur,
que je n'ai qu'à fermer les yeux pour voir les détails
de ma propre mort".
Dans la préface, l'auteur présentait ainsi son
entreprise :
"Nous sommes le 7 mai 1943.
Moi, ingénieur agronome Calel Perechodnik, représentant
typique de l'intelligentsia juive, j'entreprends de décrire
le sort de ma famille pendant l'occupation allemande. Ce n'est
pas une œuvre littéraire, je n'en ai ni l'ambition
ni la capacité. Ce n'est pas non plus une histoire des
Juifs polonais. C'est l'histoire d'un Juif et de sa famille juive.
C'est la confession de ma vie, une confession vraie et sincère."
La certitude de la mort et de l'impardonnabilité fonde
un contrat de sincérité totale, mais explique aussi
l'accentuation sadique du récit, qui forme un élément
de subjectivation déterminant, lui donne son homogénéité,
mais aussi l'implacabilité de sa forme, que signe un nom
d'auteur dont le nom est plusieurs fois répété.
Le texte, par sa préface et sa fin, tourne à l'état
civil en bouclant un texte piégé en tout point
par sa signature. Ce moi d'auteur qui se sait non-écrivain
se constitue par la suraccentuation de deux rôles juxtaposés,
moraux et juridiques : l'accusé et l'accusateur. Cette "ultime
confession" est celle d'un homme que nul ne saurait pardonner,
sauf sa femme, et qui ne peut plus que pousser un cri de rage
et de vengeance. Le contrat testimonial est intégralement
lié à cette insauvabilité morale, qui va
de pair avec le fait d'être un individu quelconque et sans
foi : "si je croyais à Dieu, au paradis, à l'enfer, à la
récompense ou au châtiment après la mort,
je n'écrirais point" .
La "confession" vient pourtant relayer cette absence
de foi, comme si la littérature seule pouvait recueillir
ce dont un Dieu s'est à ce point absenté. Or la
littérature est elle aussi déniée. Mais
elle est aussi visiblement tentée, au moins par endroits
destinés à bouleverser le lecteur, par le dégoût
surtout, par la pitié parfois. Si la haine, la culpabilité et
la rage donnent au texte une éprouvante unité de
ton, sa forme se relâche et se resserre avec sa tension.
Il faudrait, pour venir à bout d'un tel texte en sa teneur "littéraire" à la
fois niée, tentée et ratée, montrer que
ces intermittences de la mise en forme sont liées, non
seulement à un manque de "métier", mais à la
pauvreté du système de valeurs créé par
cette énonciation-là de la "vérité".
C'est
prolonger cette descente aux enfers que d'évoquer pour
finir le poème de Zalman Gradowski évoqué plus
haut, qui témoigne, en deux temps -"Notes" et "Au
cœur de l'enfer" - de l'extermination des Juifs et
de la chambre à gaz. Il est impossible ici de rentrer
dans le détail de ce texte plus qu'étrange, à la
fois hyperlittéraire et méconnaissable, fou en
un certain sens, si l'on songe qu'écrire un tel poème à ce
moment-là et dans ce lieu-là de l'histoire était
fou. Mais ce geste trace aussi le dessin d'une espérance
insondable qui, si l'on y songe un moment, fait trembler non
seulement tout le corpus hérité des lamentations,
mais l'édifice même de la transmission littéraire.
La "valeur" du texte, au-delà de son éloquence
rhétorique qu'on peut trouver boursouflée, tient
dans le dispositif par lequel l'auteur parvient à emmener
son lecteur pour l'initier à un lieu en même temps
qu'à un rythme : l'incipit des "Notes", "Viens
vers moi, toi, heureux citoyen du monde", est repris et
modulé en anaphore tout au long du texte, composé en
versets. Cette valeur d'exception tient à la rencontre
constamment surprenante, presque invraisemblable, entre des éléments
formels artificiels et recyclés, qui portent le poids
d'une appartenance vindicative au monde de l'art, fortement ancrée
dans une culture religieuse, et une situation d'inhumanité inédite,
inintégrable. Les moments les plus forts, au-delà de
l'effet continu d'anaphore et de crescendo rythmique des "Notes",
sont ceux, dans les fragments narratifs de "Au cœur
de l'enfer", où la forme, dans sa rudesse, exprime
une vérité de ce monde-là, comme lorsque
surgit l'image efficace et simple d'une lune dédoublée
:
"La lune, il y en a certainement deux.
Une pour les peuples, gentille et douce, qui sourit tendrement
au monde, qui entend le chant du bonheur et de la joie. Et une,
pour notre peuple, une Lune cruelle, brutale, qui se tient là calme
et raide, et qui entend les lamentations et les cris des coeurs,
des millions, qui se débattent avec elle, la mort, qui
marche vers eux".
Le chaos de la vision d'enfer est ici schématiquement
ordonné dans une allégorie dont le sens sous-tend
l'ensemble du témoignage et sa forme initiatique : celui-ci
est destiné, par l'entraînement lyrique du lecteur
tutoyé et interpellé, à faire communiquer
ces deux mondes dont on montre, par le récit du gazage
et de la crémation, comment ils se dissocient atrocement.
A la fin, dit le texte, "tu ne vois plus de corps, rien
qu'une salle de feu infernal qui contient quelque chose".
Que signifie ici l'intégration de la "situation" dans
un discours porté à l'état de subjectivité?
L'étrangeté de l'écriture elle-même
vient d'un héritage culturel assignable, mis en présence
d'une situation monstrueuse, qui la rend irréductible
aux modèles qu'elle emprunte, puisqu'elel témoigne à présent
d'un écartèlement d'humanité. Il y a un
malaise extrême à poser la question de la valeur
littéraire ici : le texte vaut pour sa capacité d'inciter
le lecteur à la compassion et à la colère
en lui communiquant un "feu". Chaque lecteur juge à son
propre feu que le texte parvient ou non à faire ce qu'il
dit. Mais il se sait surtout anormalement confronté à la
représentation de sa situation de lecture, en même
temps qu'à la situation d'exception de l'écrivain.
Il se prend, face à ces lignes enflammées, à imaginer
le témoignage ou le poème idéal : imagination
impossible, non du fait des limites de la littérature,
mais parce que la position de témoin - le rapport du "sujet" à la "situation" -
est impartageable et même trop pénible à imaginer.
Ici peut-être, la rencontre du témoignage et de
la littérature est de fait inimaginable. Et pourtant elle
a lieu. Le texte ne peut être réduit à l'état
de document, sauf à y intégrer pleinement son effort
et son désir littéraires. Il ne s'agit donc pas
d'un document historique, mais parler de "document humain" serait
inconvenant. Il ne s'agit pas non plus, comme le disait N. Lapierre
de S. Guterman, d'un "vrai" livre qui serait plus que
les livres parce qu'il contiendrait une "sagesse" couvant
sous la cendre. La vérité d'une cendre trop réelle
ici disperse la vieille image du feu qui couve, et avec elle
l'idée qu'il puisse y avoir, au-delà des livres
de littérature, de vrais livres de sagesse. Ce livre-là brûle
les doigts : le lecteur, rendu fou à son tour, le repose
après lecture très loin dans sa bibliothèque,
et ne le relira jamais par plaisir. Pourtant, seule le plaisir
pris par l'auteur à l'écrire permet de comprendre
sa théâtralité naïve autant que son
invraisemblable humanité.
Conclusion
On pourrait, pour tenter de sortir de l'enfer, songer à l'éclaboussante
lumière du journal d'Etty Hillesum, ou aux rires d'Anna
Novac en plein camp d'Auschwitz. On peut aussi penser à Ruth
Klüger, qui apprit à écrire des poèmes à Auschwitz,
dont elle commenta le prix et la faiblesse cinquante ans plus
tard, ou encore à Primo Lévi, que l'expérience
d'Auschwitz a rendu écrivain, et qui est revenu à plusieurs
reprises sur cette métamorphose "positive".
Ainsi dans un entretien de 1976, où il énumérait
ses différents "métiers" : chimiste, écrivain,
mais aussi "présentateur-commentateur de moi-même,
ou plutôt de cet autre et lointain moi-même qui avait
vécu l'épisode d'Auschwitz et l'avait raconté".
L'existence de
cet "autre et lointain
moi-même" a été interdite à Simha
Guterman et Zalman Gradowski. Or c'est dans cette distance entre
une expérience mortelle et une vie de témoin que
peut se mesurer le plus sûrement l'intervalle du "Je
est un autre" : cette phrase qui nous a aidés à penser
la poésie et la poétique modernes, est aussi celle
qui a inspiré à Imre Kertész le titre de
son dernier journal : Un autre. Chronique d'une métamorphose.
Longtemps après l'histoire du "sans-destin" d'Auschwitz,
l'écrivain s'observe témoigner toujours d'une expérience
de plus en plus lointaine. Destinée encore à faire
communiquer les deux univers désormais inscrits en soi,
l'écriture ne peut que rester passionnément fidèle à l'étrangeté d'un
monde définitivement dédoublé. Le lointain écho
du premier témoignage ne peut se faire entendre clairement
que dans la langue d'"un autre", celle d'un livre-poème
inventé, à écrire toujours pour survivre à l'expérience
du témoin. Peu importe, peut-être, que de tels livres-poèmes
appartiennent ou non à ce qu'on appelle "littérature".
(texte sans son appareil de notes. Pour consulter
l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)