Il faut que l’impuissance de l’État
cesse de paralyser la Nation… Les fonctionnaires ne
seront plus entravés dans leur action par des règlements
trop étroits et par des contrôles trop nombreux.
Ils seront plus libres ; ils agiront plus vite mais seront
responsables de leurs fautes…
Philippe Pétain s’adressant à la Nation
française le 11 juillet 1940
C’est donc en premier et dernier lieu à ce
peuple de France éperdu de liberté que nous reconnaissons
devoir notre survie, ce peuple qui ne voulut jamais céder,
et qui à l’heure décisive, unanime dans sa
volonté spontanée et indiscutée, effaça
d’un trait de plume les lois d’exception imposées
par l’ennemi.
Ainsi la France qui nous libéra en 1789 nous a libérés à nouveau
en 1944. La France elle aussi survit. Nous restons ses enfants,
natifs ou d’adoption. Nous avons repris, nous devons reprendre,
notre place à son foyer avec la discrétion que
commandent la souffrance et la dignité et continuer de
servir.
Edmond Dreyfuss le 19 mai 1946
Il ne reste plus beaucoup
de témoins
et cela n’a plus guère de signification. […]
On ne peut pas vivre tout le temps sur des souvenirs ou des rancoeurs.
François Mitterrand, 1992
Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés,
ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous.
Qui en parlerait si nous n’en parlions pas? Qui même
y penserait ? […] Si nous cessions d’y penser, nous
achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis
définitivement.
Vladimir Jankélévitch, Pardonner ?, 1971
Les innombrables morts
sont notre affaire à Tous.
Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de
les exterminer.
Puisse Auschwitz, lieu de souffrance et de mémoire,
faire de nous des vigilants.
Jacques Chirac, 1996
La France patrie des
Lumières et des
droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile,
ce jour-là accomplissait l’irréparable. Manquant à sa
parole, elle livrait ses protégés à leurs
bourreaux. […] Nous conservons à leur égard
une dette imprescriptible.
Jacques Chirac commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’,
juillet 1995
Depuis l’Occupation et Vichy, plus
de cinquante ans ont passé. La période reste pourtant
omniprésente dans les discours et l’espace public,
si bien qu’on entend dire aujourd’hui qu’elle
fait l’objet d’une mémoire « obsessionnelle »,
voire d’une « hantise ». Henry Rousso
avait mis en avant dès 1987, avec son Syndrome de Vichy,
ce que cette obsession avait de suspect, notamment dans certaines
de ses manifestations idéologiques : parmi elles,
le recouvrement de l’actualité politique hexagonale
par une focalisation sur le passé, et l’instrumentalisation
des clivages politiques et idéologiques hérités
de 39-45 dans le débat politique des années 70-80.
Depuis, nombre d’ouvrages, y compris philosophiques, essaient
de comprendre ce que cette « obsession » peut
avoir de révélateur dans notre rapport même
au passé, à l’histoire, à la mémoire « saturée », à l’oubli
devenu impossible. Et la plupart constatent la relation ambiguë de
cette obsession du « devoir de mémoire » avec
un manque d’attention, voire une surdité aux crimes
commis aujourd’hui et ailleurs.
En 1994, Annette Wieviorka et Nicolas Weill se penchaient sur
la construction de la mémoire de la Shoah à partir
d’une comparaison entre les cas français et israélien,
constatant que les « sociétés juives,
celles de la diaspora comme celles d’Israël, ne
parviennent pas à accomplir le deuil des victimes de
la Shoah ». Selon eux, les Juifs étant en
France très largement minoritaires, la relation entre
la mémoire et sa gestion institutionnelle y est plus
complexe et moins « directe ». C’est
justement cette relation que nous voudrions tenter d’explorer
ici, à partir de ses évolutions les plus récentes
(1990-2002). Dans les années 1990, la mémoire
du génocide est progressivement transférée
aux institutions publiques et ne reste donc plus le seul fait
des groupes qui en étaient porteurs. Ce processus va
de pair avec la mise en place d’une véritable « politique
de la mémoire ». Il ne s’agit pas de
critiquer cette institutionnalisation sous prétexte
qu’elle donnerait lieu à un « surinvestissement »,
mais plutôt de soumettre à un regard critique
la manière dont l’État, après avoir
reconnu avec difficulté sa responsabilité, « gère » la
mémoire. Ainsi la question serait bien plutôt
de savoir à quels « exercices de mémoire » donne
lieu le « devoir » du même nom.
Paradoxalement, l’État français a rechigné à reconnaître
ses crimes, à les assumer et les traduire par une action
politique, mais dans le même temps, en « intégrant » la
mémoire du génocide, il l’a transformée
et en a fait l’objet d’une politique.
Mémoire juive et mémoire
nationale : intégration et exclusions
La « politique de la mémoire » organise
les commémorations officielles, et se trouve par conséquent
liée au processus de reconnaissance de la responsabilité de
l’État dans les agissements de Vichy. Elle a joué un
grand rôle dans la mise en place de ce qu’on appelle
désormais le « devoir de mémoire »,
et si ce dernier existe depuis fort longtemps dans ses dimensions
identitaire et communautaire (« devoir de mémoire » de
la déportation dans son ensemble, et du génocide
des Juifs en particulier), il revêt, depuis sa prise en
charge par une « politique » institutionnelle,
un sens différent, à élucider.
On ne peut étudier la gestion politique et institutionnelle
de ce passé en France sans considérer la spécificité d’une
mémoire partagée entre sa dimension communautaire
(notamment à travers le rapport de la communauté juive
de France à Israël, la question d’une possible « instrumentalisation » de
la mémoire, et son rôle identitaire au sein du « modèle
républicain ») et celle, davantage « universaliste »,
d’un « devoir de mémoire » devenu
international. Cette double logique est à l’œuvre
dans de nombreux pays, et peut être éclairée à partir
du cas américain récemment étudié par
Peter Novick dans son livre L’Holocauste dans la vie américaine.
Cette étude de cas illustre le caractère désormais
transnational de la mémoire de la Shoah dans le monde
occidental, et met en évidence une « américanisation » de
la mémoire de l’événement consistant à la « déjudaïser » pour
en faire un impératif moral destiné à justifier
une « politique des Droits de l’homme »,
dont le caractère idéologique a parfois été dénoncé.
Ces deux dimensions – communautaire et internationale –,
tour à tour complémentaires et contradictoires,
figurent deux formes de la conscience contemporaine du génocide
des Juifs. Cette conscience, qui se manifeste à travers
des institutions (publiques, étatiques ou communautaires,
associatives et privées) et des événements à teneur
médiatique (manifestations culturelles ou scientifiques,
procédures judiciaires, scandales et polémiques),
est constituée par un ensemble de discours et de représentations.
Ce qui la caractérise aujourd’hui, c’est sa
visibilité institutionnelle, résultant d’une
politique de la reconnaissance « qui réalise
le partage entre ce qui a droit de cité dans le champ
mémoriel » et ce qui doit en être exclu,
et tend à la constituer en norme traversant l’ensemble
de l’espace public.
La troisième dimension à élucider ici, que
l’on pourrait dire « médiane »,
entre les dimensions communautaire et universelle, est précisément
la dimension « nationale » de la mémoire
de la Shoah, son intégration par la République
dans le champ mémoriel français. La construction
de la mémoire de la Shoah en France s’est faite
selon un mouvement contradictoire, oscillant entre une volonté d’intégration
de la mémoire communautaire à la mémoire
nationale et la revendication d’une spécificité de
la mémoire du génocide. Celle-ci se fait entendre
relativement tard dans l’espace public pour diverses raisons
et occupe le devant de la scène politique et médiatique
depuis les années 1980. Elle se heurte à la surdité évidente
d’un État dont certains fonctionnaires étaient
déjà hauts dignitaires, ou dans la fonction publique
et l’administration sous Vichy, surdité symbolisée
par l’attitude ambiguë d’un président,
François Mitterrand.
Cette revendication finit par aboutir à la reconnaissance
symbolique par l’État en 1995, par la voix du Président
de la République Jacques Chirac, de la spécificité du
génocide des Juifs dans sa dimension « universelle » à Auschwitz,
et au sein de la mémoire en France lors de la commémoration
de la journée nationale de la mémoire de la déportation
du 16 juillet 1995. Cette reconnaissance symbolique est précisée
par une nouvelle loi en 2000, puis se voit confirmée juridiquement
par une décision du Conseil d’État liée à l’affaire
Papon en avril 2002.
Ce long processus d’ « intégration » de
la mémoire de la Shoah se constitue de facto dans le contexte
de ce que le sociologue Jean-Michel Chaumont a décrit
comme une « concurrence des victimes ».
Ainsi la mémoire nationale, après avoir oublié la
mémoire juive derrière la mémoire résistante,
semble aujourd’hui « centrée » autour
de la mémoire de la Shoah. Si bien que c’est aujourd’hui
la mémoire de la Résistance qui semble s’effacer
derrière celle du génocide.
Cette mémoire litigieuse semble aussi s’être
constituée dans un oubli, tant originel que durable celui-là :
celui de la mémoire des Tsiganes, groupe de victimes
de l’extermination qui n’a pas fait l’objet
d’une politique de déportation en France, mais à propos
duquel la remarquable continuité des politiques d’exclusion,
des années 30 en passant par Vichy, jusqu’aux récentes
lois « sécuritaires » de Nicolas
Sarkozy, reste à interroger et soulève avec acuité la
question de la continuité des pratiques de l’État
français et de la République. La mémoire
des Tsiganes, celle d’une communauté oubliée,
reste encore en souffrance. Leur persécution aurait dû donner
lieu à une historiographie spécifique. Or l’écriture
de cette histoire-là fut tardive, et rencontra relativement
peu d’écho en comparaison avec celle du génocide
des Juifs. Un exemple illustre bien l’ampleur de cet oubli :
au début des années 1990, le Secrétariat
d’État aux Anciens Combattants souhaitait ériger
un monument pour rappeler l’internement des Tsiganes en
France. Or non seulement ce monument n’a jamais vu le jour,
mais c’est le site de Montreuil-Bellay qui fut alors choisi
pour le déroulement de la cérémonie de la
Journée nationale de la Déportation tsigane, alors
même que les Tsiganes de France n’ont pas été déportés
en nombre, et qu’aucun d’entre eux n’a été déporté depuis
le camp de Montreuil-Bellay. Comme le remarque Marie-Christine
Hubert, « le devoir de mémoire aboutit parfois à des
aberrations historiques »…
Pour mettre en évidence les caractéristiques propres à la
phase récente (1990-2002) de la construction de la mémoire
de la Shoah en France, à travers sa gestion politique,
judiciaire et institutionnelle, et dégager une éventuelle « singularité française »,
nous allons examiner par quelles mesures concrètes se
traduit la reconnaissance de la responsabilité d’un État
dans les crimes contre l’humanité et le génocide
commis à l’encontre des Juifs, mais aussi comment,
sur le plan symbolique, cette reconnaissance s’exprime
dans le discours institutionnel par un usage des notions d’ « État »,
de « République », de « Nation »,
de « France » en constante révision.
Cette étude passera par l’examen des différents
domaines où l’État est engagé et où sa
gestion s’exerce, soit de manière volontaire, voire
volontariste, soit de façon contrainte et forcée
par la pression de l’opinion publique dans ses manifestations
médiatiques, pression souvent portée par des groupes
investis de cette mémoire. C’est ce dernier
point, celui d’une politique de la mémoire souvent
impulsée par la société civile à travers
les groupes militants qui la constituent, qui fait peut-être
de la France un cas singulier. Après une analyse de la
dimension institutionnelle et officielle de la mémoire à travers
la place qu’y prend la reconnaissance symbolique d’une
responsabilité de l’exécutif (I), nous nous
pencherons sur la question de la gestion du passé de
l’État à travers ce qui constitue ses traces :
les archives, dont l’enjeu est juridique, mémoriel,
voire économique (II). Nous évoquerons ensuite
le dossier des « spoliations », qui a partie
liée avec la question des archives, et qui montre l’ambiguïté de
la reconnaissance de la continuité de l’État
depuis 1940 (III). Ce point nous permettra enfin d’aborder le
dossier juridique et judiciaire. Les procès de cette dernière
décennie résultent d’actions intentées
contre d’anciens fonctionnaires d’État (Touvier,
Papon, Leguay, Bousquet) dont certains le sont restés
après 1944 et jusqu’à une période
récente.
En revisitant les événements marquants de la dernière
décennie relatifs à la mémoire de la Shoah,
il nous sera peut-être possible de faire la part des choses
entre le « syndrome » de l’ « obsession » mémorielle
et le questionnement resté légitime sur les responsabilités
d’État, leur effacement ou leur affrontement assumé .
Nous pourrons tenter alors de répondre à quelques
questions : comment la République fait-elle jouer ses
institutions pour « intégrer » un
crime perpétré par un gouvernement passé (dont
elle se dit l’ennemie, mais à laquelle elle succède
de fait) ? Quels problèmes se posent à elle,
ce faisant ? Comment le « devoir de mémoire » en
ses bavardages, et la « politique » qu’il
implique peuvent-ils donner lieu à un véritable « travail
de mémoire » qui signifierait aussi une conscience
politique accrue quant aux événements actuels ?
I - De la « parenthèse » au « devoir
de mémoire » : l’Universel et le
particulier
Mémoire juive et mythe républicain
La mémoire nationale se forme d’après Henry
Rousso à la convergence de quatre principaux groupes de « vecteurs »,
proposant chacun un « type » de reconstruction
de l’événement à des fins sociales :
les vecteurs officiels (regroupant notamment l’ensemble
des « lieux de mémoire » mis en
place par l’État, et dont fait partie la justice) ;
les vecteurs associatifs ; les vecteurs culturels ;
enfin les vecteurs savants. Nous nous proposons d’analyser
la reconstruction de l’événement de la Shoah
propres aux vecteurs officiels et les relations avec les autres
types de vecteurs que cette reconstruction implique et révèle,
ce qui impose de revenir sur l’évolution de la mémoire
de l’événement durant ces dernières
décennies. Cette période voit un « devoir
de mémoire » souvent cantonné aux vecteurs
communautaire et associatif, évoluer vers sa traduction
politique et son intégration dans la mémoire officielle.
Dans l’introduction à son récent ouvrage
intitulé Vichy. L’événement, la mémoire,
l’histoire, Henry Rousso est amené à réviser
la chronologie de la mémoire des années noires établies
dans les deux livres précédents sur le sujet :
Le Syndrome de Vichy (1987) et Vichy, un passé qui ne
passe pas (1994). Cette réévaluation essaie de
tenir compte des évolutions récentes de la mémoire
et de son intégration dans l’espace public, tant
au plan politique que culturel, de 1996 à 2001. Les périodes
de « deuil inachevé » (allant de
1944 au milieu des années 1950), de « refoulement » (qui
comprend les années 1960, et est marquée par le
mythe résistancialiste de De Gaulle) et de « retour
du refoulé » (après 1967 et la Guerre
des Six jours pour la mémoire juive, et le tournant politique
de 1968 en France) dessinent une chronologie encore valide. En
revanche, la période du « syndrome »,
dans laquelle s’inscrivent le « réveil » de
la mémoire de l’Occupation et du génocide
en particulier, mérite d’être étendue.
Car ce qui apparaissait encore en 1994 comme une phase d’une
trentaine d’années, bientôt close par ce que
Rousso et Conan appelaient le « dernier procès
de l’épuration » (le procès de
Paul Touvier), se prolonge encore aujourd’hui. Concernant
la période la plus récente, on peut dire néanmoins
que l’histoire de la mémoire de la seconde Guerre
connaît depuis quelques années une nouvelle phase,
peut-être ultime : celle de la mise en place d’un
consensus national sur la façon de commémorer,
correspondant à l’intégration à la
mémoire nationale proprement dite du souvenir de la complicité française
dans la déportation des Juifs d’Europe, et de la
collaboration de l’État avec l’occupant.
Des années 1970 à aujourd’hui, l’hypothèse
d’un glissement mémoriel, décrit par Henry
Rousso dans Le Syndrome de Vichy, d’une mémoire
structurée autour de la Résistance à une
mémoire centrée sur le génocide des Juifs,
est amplement confirmée. L’institutionnalisation
de cette mémoire a été portée depuis
longtemps par l’impératif d’un « devoir
de mémoire » plus ancien que l’on voudrait
bien le croire : c’est dès la Libération
que le mouvement associatif des déportés fait de
cette lutte une priorité. Olivier Lalieu a récemment
tenté de retracer l’histoire et les mutations de
cette notion en analysant les groupes sociaux dont la vocation
affichée est de préserver le souvenir des années
d’Occupation. Cette préservation du souvenir suit
dès 1945 deux objectifs complémentaires :
se souvenir à travers le culte des disparus, et entretenir
la mémoire en tant que « champ plus large qui
touche à la fonction du souvenir dans la société ».
Or dès le départ, le souvenir est défini
comme une « arme politique » : l’entretien
de la mémoire définit la poursuite, au-delà de
la guerre, d’une lutte dépassant les clivages politiques
traditionnels, contre le fascisme, pour le respect des Droits
de l’homme et le maintien de la paix. Cet œcuménisme
affiché n’empêche pas les associations d’être
parfois manipulées par des partis, en particulier dans
le contexte de la guerre froide, ou à l’occasion
de la guerre d’Algérie. Ce qui explique le fait
qu’à partir des années 60, les associations
se rassemblent autour d’un consensus moins politisé :
celui d’un combat pour la « transmission de
la mémoire », en particulier à la jeunesse.
Parallèlement commence le transfert partiel de cette mission
de transmission aux institutions, avec l’adoption en 1954
de la loi instituant une journée nationale de la déportation.
La nation française reconnaissante envers les déportés « héros
et martyrs » « sacrifiés pour la
patrie » organise des commémorations sur l’ensemble
du territoire, et des programmes pédagogiques en milieu
scolaire sont définis pour sensibiliser la nouvelle génération
aux valeurs de solidarité, ainsi qu’au respect des
institutions démocratiques et républicaines.
Mais jusque dans les années 80, le « devoir
de mémoire » ne concerne que la déportation
politique, et le génocide des Juifs est passé sous
silence. Comme l’ont montré Annette Wieviorka et
Olivier Lalieu, le premier mouvement des anciens déportés
n’a pas engendré de mémoire autonome du génocide.
Le nombre modeste de rescapés juifs du génocide
(2500 sur un total de 37000 survivants du système concentrationnaire)
n’y trouve pas de représentation en tant que tel.
Les associations entendent en effet, souvent en accord avec les
survivants juifs et pour des raisons d’efficacité,
représenter l’ensemble des déportés
(hormis les droits communs) auprès des pouvoirs publics
et de la nation. Sur les deux organisations regroupant des victimes
juives, l’Amicale d’Auschwitz (qui regroupe les survivants
du camp sans distinction) et l’Association des anciens
déportés juifs de France, seule la seconde intègre à son
discours la spécificité de la déportation
sur critères « raciaux ». C’est
cette dernière qui organise la commémoration annuelle
du Vél’ d’Hiv’, et ses responsables
sont membres du Conseil représentatif des institutions
juives de France (CRIJF).
À côté de ces raisons d’ordre numérique
et structurel, il semble que la raison principale du silence
sur le génocide soit de nature idéologique. Au
sein même des associations d’anciens déportés,
le discours des rescapés doit, à travers le témoignage
du vécu de la déportation, transmettre des valeurs
de solidarité, de résistance de l’humanité face à l’ « inhumanité » du
camp. Le témoignage des rescapés juifs ne saurait
cadrer avec ce discours de l’humain résistant et
finalement victorieux sur la barbarie nazie. La victime ayant échappé à la
destruction génocidaire ne s’identifie ni au « martyr »,
ni au « héros » ; elle ne peut
témoigner que d’une destruction accomplie, et de
l’inhumanité au cœur même de l’humain.
Son témoignage reste inaudible jusque dans les années
1980 en partie pour cette raison. Quant à l’ensemble
de la société française, ainsi que l’État
et ses institutions, ils se sont reconstruits sur le mythe résistancialiste
imposé par de Gaulle à la Libération, au
nom d’une communauté nationale réunie après
l’épreuve de la division et de l’épuration.
L’effacement de la mémoire du génocide reste
avant tout dû au fait que « la priorité du
national a dicté sa loi ». Et si l’on
insiste souvent sur le fait que les rescapés des camps
et de la Shoah ont contribué à un relatif effacement
de la mémoire du génocide par désir d’ « intégration »,
d’autres facteurs, au premier chef les décisions
politiques, ont joué en ce sens, souvent contre l’avis
des victimes. Ainsi la journée nationale de la déportation,
le dernier dimanche d’avril (instituée en 1954)
ne sera réformée qu’en 1985 puis en 1988
pour inscrire la spécificité de la Shoah dans « le
fait historique global que représente la déportation ».
Mais au cours des années 1970 et 1980, la mémoire
juive se manifeste dans sa singularité. L’impact
de la Guerre des Six jours puis de celle du Kippour entraîne
pour la première fois un conflit entre identité juive
et identité nationale. L’émergence du phénomène
négationniste, les attentats visant des Juifs en France
ainsi que la profanation de Carpentras ravivent le souvenir des
persécutions, et contribuent à mobiliser une communauté juive.
La discordance entre mémoire nationale et mémoire
communautaire apparaît au grand jour. À l’origine
de cette évolution dans la perception de la Shoah, il
faut souligner l’activisme du couple Klarsfeld, représentatif
de la seconde génération, celle des enfants nés
juste avant ou pendant la guerre. Serge Klarsfeld crée
l’association des Fils et Filles de déportés
juifs de France en 1979, rassemblant autour d’un noyau
de militants (dont des membres de la LICRA) ceux que le mouvement
des anciens déportés n’avait su intégrer
dans ses rangs. La mémoire du génocide prend alors
la forme d’un combat militant dont le but est de dénoncer
les complicités de Vichy dans la déportation des
Juifs de France. Les associations de survivants continuent cependant
de jouer leur rôle dans l’entretien de la mémoire
et son inscription dans l’espace public par la collecte
de témoignages, l’organisation de commémorations
et d’interventions en milieu scolaire. Mais les associations
regroupant de nouvelles catégories de victimes (enfants
cachés, enfants de déportés) prennent la
relève de cette action militante, et sont à l’origine
d’initiatives consistant à interpeller les pouvoirs
publics. Les actions du couple Klarsfeld attirent l’attention
des médias, et trouvent une grande résonance dans
l’opinion. Serge Klarsfeld, devenu avocat, s’engage
dans des procédures judiciaires (la loi française
permettant aux associations de se porter partie civile à partir
de 1980). Son action joue ainsi un rôle prépondérant
dans l’émergence durant les années 1980-1990
d’une mémoire de la Shoah militante et revendicative.
C’est donc par ce biais que les victimes demandent des
comptes à l’État français durant la
dernière décennie : elle le font en mettant
en accusation des hommes ayant occupé des postes à responsabilité en
1940-44. Mais elles réclament aussi des comptes « symboliques ».
Car tandis que la République fédérale d’Allemagne
se reconnaît, dès 1951, « comptable » de
ce qu’a fait le IIIe Reich, la vision gaulliste, qui perdure
globalement jusque dans les années 1990, considère
1940-1944 comme une « parenthèse ».
L’ « État français » de
Vichy ayant démis et répudié la République,
la « France » survit ailleurs que dans
l’appareil du pouvoir, dans la Résistance intérieure
et extérieure. Elle survit enfin dans une « certaine
idée » de la Nation, historiquement et de fait
divisée, une de ses parties ayant perpétré des
actes déviants par rapport aux règles qu’elle
s’était prescrites, mais bientôt réunifiée
avec l’épuration et la restauration de la République
au lendemain de la guerre. Ainsi le crime national reste sans
auteur, du moins sans auteur étatique, mis entre parenthèses,
ou entre guillemets (l’ « État français » de
Vichy), car il est « cet événement incompatible
avec les représentations constitutives de l’identité nationale ».
L’ordonnance de 1944 rétablissant la République
a été la traduction juridique d’un mouvement
qui perdure jusqu’à aujourd’hui : celui
d’une dissociation schizophrénique entre l’État
agissant sur le réel à travers le pouvoir de son
appareil, et sa position symbolique de gardien des principes
universels. Il n’est rien de plus banal que ce dédoublement
au sein des nations occidentales. La RFA par exemple a mis en
place dès les années 50 une véritable « double
stratégie » consistant à se démarquer
du nazisme sur les plans symbolique et politique en proclamant
l’importance désormais des valeurs démocratiques
ainsi que son rejet des valeurs du IIIe Reich, tout en réintégrant
d’anciens nazis dans la vie politique et économique.
Mais ce dédoublement prend en France une coloration particulière,
que l’on peut directement rattacher au système de
représentations sur lequel s’est construite la nation
française depuis 1789, tel qu’il a été étudié par
P. Bouretz. Vichy et la collaboration d’État dans
le génocide des Juifs conçus comme une parenthèse
incongrue dans une histoire de la nation dominée par les
principes « universels », rendent impensable
pendant très longtemps la mise en cause de la France au
travers de ses dirigeants politiques, de son administration,
ou même de comportements collectifs. Ils rendent la parole
officielle prudente, et déterminent sa rhétorique.
C’est donc seulement dans les années 1990, sous
la pression de l’opinion publique, et de la communauté juive
en particulier, que l’État français est sommé de
remettre en question la mise entre parenthèses de l’ « État
français ».
C’est à l’occasion du procès de Klaus
Barbie (1987), initié par les époux Klarsfeld,
qu’est formulé le « devoir de mémoire » relatif à la
Shoah, et non plus seulement au phénomène global
de la déportation. C’est à ce moment que
les rescapés du génocide acquièrent, à travers
les témoignages entendus au procès et relayés
par les médias, une visibilité sociale qui leur
permet de sortir du mutisme où ils étaient cantonnés
depuis la Libération. Le « devoir de mémoire » s’exerce
ici au nom de la légitimité d’une demande
de réparation pour les persécutions endurées,
et se donne pour but « pédagogique » de
tirer des leçons de cet épisode de l’histoire
nationale. Le procès Barbie revêt sur ces deux points
un rôle comparable au procès Eichmann en Israël.
Aujourd’hui est peut-être arrivée l’heure
d’un possible bilan de ce qui s’annonce comme la
phase ultime d’un cycle décrit par Annette Wieviorka.
Car en 2002, on peut dire que les derniers témoins directs
sont en train de disparaître, et que leur disparition entraînera
de fait la fin de l’ « ère du témoignage » de
la Shoah. Cette dernière phase serait celle d’une
mise en évidence de la responsabilité de l’État,
les plus hautes autorités et les gouvernants ayant été interpellés
par les victimes et leurs descendants. Comme le fait remarquer
Olivier Lalieu, les critiques adressées aujourd’hui à l’encontre
du devoir de mémoire traduisent à la fois « son
passage de la sphère des victimes au pouvoir politique
et à la société dans son ensemble » et « son
recentrage sur la Shoah. »
La commémoration du Vél’ d’Hiv’ : « …ne
lui demandez pas de comptes, à cette République ! »
Le cinquantenaire de la rafle du Vél’d’Hiv’,
le 16 juillet 1992, devait être l’occasion de reconnaître
pour la première fois de manière officielle la
complicité de Vichy dans le génocide des Juifs.
Sur le plan international, le moment clé que constitue
la déclaration de culpabilité de l’État
dans un « rite » de repentance se situait
en continuité avec le geste symbolique de Willy Brandt
au ghetto de Varsovie en 1970, et la demande de pardon à Israël
par Lech Walesa en 1991. En France, le moment s’inscrivait
dans la chronologie complexe de la « seconde épuration »,
sur fond d’enlisement des procédures en cours (contre
Maurice Papon, René Bousquet et Jean Leguay), l’ex-milicien
Paul Touvier ayant bénéficié d’un
non-lieu de la cour d’appel de Paris peu de temps auparavant
(13 avril 1992). Ainsi il se chargeait de fait d’une signification
symbolique forte, le « geste » présidentiel
de reconnaissance tentant de pallier les lenteurs et atermoiements
des procédures judiciaires. Il ne s’agissait pas
d’admettre la responsabilité de la République
et de l’État dans leur continuité depuis
1940, mais d’assumer l’histoire de l’Occupation
et de la complicité d’État à travers
un acte politique au nom de la continuité de la France.
La revendication se fit impérieuse, et fut l’occasion
pour certains intellectuels (notamment à travers la pétition
lancée par le Comité Vél’ d’Hiv’ 1942)
de fustiger l’État dans sa capacité d’oubli
et de contester la version officielle de l’histoire nationale.
L’oubli, exercé notamment à travers les mesures
d’amnistie prises depuis 1945 et les grâces présidentielles,
scandalisait une partie des Français en 1994. Le débat
qui s’ensuivit souffrit d’imprécisions certaines :
la teneur de l’épuration après 1945, mal
connue, fut minimisée, tandis que la part de responsabilité réelle
de Vichy dans le génocide fut parfois présentée
comme une volonté d’extermination propre au régime.
Or cette dernière n’a jamais existé, et en
1992, la catégorie de la « collaboration d’État » est
encore vague (elle ne sera clarifiée que lors du procès
Touvier, et surtout du procès Papon).
En 1992-93, la revendication du geste présidentiel s’inscrit
aussi dans une période de polémiques virulentes,
liées à l’ambiguïté de Mitterrand,
et qui se prolonge jusqu’en 1994. Rappelons quelques faits :
en 1992, le dépôt par François Mitterrand
d’une gerbe sur la tombe de Pétain soulève
l’indignation. Cette habitude présidentielle, prise
depuis 1987, inspirée de ses prédécesseurs
De Gaulle et Giscard d’Estaing, est définie par
l’entourage du chef de l’État comme une « tradition
républicaine » s’inscrivant dans la commémoration
de la Première guerre mondiale fêtée le 11
novembre. C’est dans ce contexte tendu que Mitterrand répond
par une fin de non-recevoir aux revendications des associations
dans son discours du 14 juillet 1992, en différenciant
la République, universaliste, respectueuse des Droits
de l’Homme et de ses citoyens, et l’ « État
français » du régime de Vichy. En continuité avec
l’attitude de ses prédécesseurs, Mitterrand
reprend ainsi la distinction entérinée pendant
plus de cinquante ans par l’idéologie gaulliste.
La politique d’oubli de De Gaulle reposait sur un consensus
qui permettait aux hommes politiques s’étant peu
ou prou « accommodés » de la collaboration
de partager les fonctions d’autorité à condition
de reconnaître la préséance de ceux qui s’étaient
engagés dans la Résistance (et qui ont presque
constamment détenu le pouvoir jusqu’en 1969). Or
ses successeurs, de Pompidou à Mitterrand, optent pour
une politique d’oubli global : le premier gracie Touvier,
tandis que le second protège son ami Bousquet. Mais ce
qui avait pu passer presque inaperçu en 1971 fait scandale
dans les années 90, quand la mémoire juive est
entrée dans un combat militant pour sa reconnaissance.
Le 16 juillet tourne au fiasco : hué, Mitterrand
ne prononce pas de discours. C’est Robert Badinter, alors
président du Conseil constitutionnel, qui monte à la
tribune et reprend avec véhémence les arguments
développés par François Mitterrand le 14, à savoir
que la République « ne saurait être tenue
pour comptable des crimes commis par les hommes de Vichy, ses
ennemis ». Affirmant implicitement l’identité fondamentale
de la République et des Droits de l’homme, Mitterrand
et Badinter proposent une définition strictement juridico-idéologique
de la République : gardienne des droits de l’Homme
et du Citoyen, la République a cessé d’exister
légalement en 1940 pour renaître, intacte, en 1944.
Cette affirmation qui trouve son origine chez De Gaulle s’est
muée en principe législatif à la Libération.
Ainsi, ce qui s’est produit pendant la « parenthèse » de
l’ « État français » de
Vichy ne regarde pas la République. Selon la théorie
de la continuité républicaine, le pouvoir politique, à travers
De Gaulle et la France libre, est resté garant des valeurs
démocratiques. Cette lecture revient, comme le remarque
Dimitri Nicolaïdis, à protéger les institutions « à l’intérieur
d’une tautologie ». Ce point de vue va rester
dominant pendant presque toute la décennie, et ne sera
remis en cause que de manière apparente jusqu’à la
récente décision du Conseil d’État
en 2002.
Quelques jours après la commémoration ratée,
le Comité Vél’ d’Hiv’ 1942 prend
l’initiative d’inviter les parlementaires à voter
une loi faisant du 16 juillet une « journée
nationale de commémoration des persécutions et
des crimes perpétrés contre les juifs par l’État
français de Vichy ». Ce projet donne lieu à un
débat constitutionnel qui, selon Henry Rousso, relève
certes d’un « juridisme tardif »,
mais a le mérite de toucher au cœur du problème : « qui
est comptable des crimes de Vichy ? La France ? Les
Français ? L’État ? La Nation ?
La République ? » Poser ces questions
revient tout bonnement à discuter la mise entre parenthèses
juridique et politique du régime de Vichy par De Gaulle
en 1944. La mise en évidence d’une continuité entre
les crimes de Vichy et les silences de la République est
alors discutée, notamment à travers la question
de la continuité entre les deux régimes au sein
de l’administration : même relative, celle-ci
n’en reste pas moins intolérable pour les victimes
(en particulier lorsque l’on considère la longévité de
la carrière d’un haut fonctionnaire tel que Maurice
Papon, devenu ministre sous Giscard d’Estaing). La continuité au
niveau juridique et politique de certaines mesures prises déjà sous
la IIIème République est également abordée :
marginalisation des étrangers, absence de contrôle
et de condamnation de la xénophobie et de l’antisémitisme,
et surtout répression et enfermement des « indésirables », « métèques » et
autres « apatrides » « suspects »,
sans parler du recours à la propagande et les discours
dénonciateurs pour expliquer la crise économique
et sociale des années 30. On peut parler à cet égard
d’une tradition française de mise entre parenthèses
et d’oubli, à resituer toujours dans un projet de « réconciliation » nationale
qui ne peut que laisser en souffrance la mémoire de certains
groupes.
C’est dans ce contexte polémique que Mitterrand
choisit de fleurir à nouveau la tombe de Pétain,
le 9 novembre 1992, au nom de la continuité de la « France » :
ce geste soulève l’indignation des associations
d’anciens déportés, et se retrouve rapidement
instrumentalisé sur la scène politique. C’est
d’abord la droite (à travers Jacques Chirac et Edouard
Balladur notamment) qui condamne le geste présidentiel,
avant le désaveu quasi unanime de la gauche. Quant à François
Mitterrand, il choisit de s’expliquer sur Radio J, ramenant
ainsi les polémiques concernant la mémoire du génocide à leur
simple dimension communautaire, niant par-là leur caractère
national. Et s’il recule un peu sur la forme, il ne cède
en rien sur le fond : « La nation française
n’a pas été engagée dans cette affaire,
ni la République, c’était un régime
nouveau, différent, occasionnel ».
C’est seulement quelques mois plus tard, en février
1993, que Mitterrand institue une « Journée
nationale commémorative des persécutions racistes
et antisémites commises sous l’autorité de
fait dite ‘gouvernement de l’État français’ »,
et dont la date est fixée au 16 juillet, jour de la rafle
du Vel’ d’Hiv’. C’est un premier tournant.
On a déjà beaucoup glosé cette formulation
de compromis de « l’autorité de fait » niant
toute légalité au régime de Vichy. L’expression « sous
son autorité » passe sous silence une complicité qui
aurait dû être explicitée davantage, sans
même parler de l’idéologie propre du régime à laquelle
il n’est pas fait allusion. Ces réserves sont d’autant
plus importantes qu’il s’agissait là de la
formule destinée à être inscrite désormais
sur les stèles et plaques du souvenir. Cependant, cette
décision présidentielle met momentanément
fin à la polémique. C’est dans le calme que
Balladur prononce son discours le 16 juillet 1993, rappelant
que si l’on condamne « l’affreuse complicité du
régime installé sous l’Occupation », « la
France demeurera aux yeux du monde la patrie des Droits de l’homme »… L’institution
de cette journée s’inscrit dans la logique de renversement
amorcé depuis les années 1970 dans la mémoire
des années d’Occupation. Tandis que la déportation
est désormais commémorée deux fois (Journée
de la déportation d’avril, consacrée au souvenir
de tous les déportés, et nouvelle journée
du 16 juillet consacrée aux déportés juifs),
aucune commémoration de même nature n’est
spécifiquement dédiée à la Résistance
(le 18 juin n’est pas une fête nationale, même
s’il est souvent fêté, et aucune journée
n’est consacrée à la Résistance intérieure).
Le cas Mitterrand
Une autre polémique agite l’opinion publique pendant
l’année 1994. Elle concerne la personne même
du Président Mitterrand et naît à l’occasion
de la parution de plusieurs ouvrages sur sa carrière politique,
dont celui de Pierre Péan, Une Jeunesse française.
La presse révèle son intégration tardive
dans la Résistance, après avoir occupé un
poste au Commissariat aux prisonniers de guerre de Vichy. Poste
qui lui valu d’être honoré de la Francisque
gallique, une distinction créée en mai 1941 par
Pétain pour récompenser les « services
rendus à l’État français ».
Alors qu’il continue de déposer tous les ans des
gerbes sur la tombe du Maréchal, il avait choisi lors
de son élection de poser une simple rose sur la tombe
de Jean Moulin, faisant de sa mémoire de la Résistance
une affaire personnelle et romantique. La gerbe sur la tombe
de Pétain, en revanche, marque bien un geste accompli
au nom de la République et de la nation. On est tenté de
rapprocher le dépôt de la rose d’un autre « pèlerinage » présidentiel, à Auschwitz,
cette fois, en juin 1989 : Mitterrand inscrit alors dans
le livre du souvenir du camp d’Auschwitz trois mots quelque
peu énigmatiques : « Pitié, angoisse,
résolution ». Il choisit là aussi semble-t-il
de se situer dans un registre mémoriel privé, éminemment
subjectif. La notion ambiguë de « pitié » semble
pour le moins décalée, et montre bien avec quelle
distance le président français aborde le sujet
du génocide. Quant à la « résolution »,
ce n’était assurément pas celle de désavouer
son ami Bousquet, ni celle de donner à la mémoire
du génocide une place à part entière dans
la mémoire nationale, encore moins de refuser d’impliquer
la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda qui aura
lieu en 1994.
À l’occasion des révélations sur le
passé de François Mitterrand, les Français
découvrent que leur président été l’un
de ces médiocres petits cadres de l’ « État
français », que la Résistance est parvenue à acquérir à sa
cause à partir de 1943, lorsqu’il était devenu
clair aux yeux de tous que la victoire avait changé de
camp… Dans l’opinion, cette polémique achève
de démystifier une certaine idée de la Résistance,
dont on découvre à cette occasion qu’elle
fut un phénomène multiforme, complexe, contradictoire
parfois (notamment avec la dynamique entre Résistances « interne » et « externe »).
Quant à la « découverte » du
passé du chef de l’État, elle prend alors
une signification très chargée en s’inscrivant
dans les débats relatifs à la responsabilité de
Vichy, et dans le sillage des révélations relatives
aux hommages répétés à Pétain
et aux amitiés (Bousquet) et indulgences (Touvier) présidentielles.
D’autant plus que la polémique éclate à quelques
mois de la fin du second septennat de Mitterrand, donc de sa
carrière politique, période propice aux instrumentalisations
intempestives.
La vie du Président de la République accumule les
zones d’ombre et les ambiguïtés. Mitterrand
a connu René Bousquet et lui a conservé son amitié alors
que le passé de l’ancien secrétaire général à la
Police était connu, et révélé à l’opinion
depuis son inculpation pour crime contre l’humanité,
précédée de celle de son ancien adjoint
Jean Leguay en 1979. Plus grave : le Président avoue
avoir freiné les procédures engagées contre
son ami. Car Mitterrand ne croit pas au bien fondé d’une
justice tardive. Il va même jusqu’à disqualifier
complètement l’idée de procès d’anciens
fonctionnaires de Vichy, niant avec brutalité la mémoire
des victimes : selon lui, Bousquet constitue certes « le
prototype même de ces hauts fonctionnaires qui ont été compromis
ou se sont laissés compromettre », ce qui « a été jugé », « après
la guerre ». En 1994, comme il l’affirme avec
une franchise stupéfiante : « il ne reste
plus beaucoup de témoins et cela n’a plus guère
de signification. […] On ne peut pas vivre tout le temps
sur des souvenirs ou des rancœurs » et juger
des « vieillards ». Lors d’une intervention
télévisée en septembre 1994, loin de regretter
ses relations prolongées avec Bousquet, il les assume
avec calme et bonhomie. Lorsqu’on l’interroge sur
les lois antijuives françaises, il réplique avec
aplomb : « Vous me dites : ‘les lois antijuives’ ;
il s’agissait – ce qui ne corrige rien et ne pardonne
rien – d’une législation contre les juifs étrangers,
et dont j’ignorais tout ». Il va sans dire qu’il était
impossible d’attendre la reconnaissance tant attendue des
responsabilités de la « France » dans
le passé de Vichy de la part d’un tel béotien… Mitterrand
se montre ici pris dans une forme d’antisémitisme
que l’on pourrait dire « traditionnellement » français,
relevant à la fois du catholicisme et de l’assimilationnisme
juif du XIXème siècle : celui qui a conduit
les Juifs de France à se démarquer des Juifs de
l’est perçus comme des « étrangers » restés
enfermés dans un particularisme religieux, culturel et
social.
Une dette imprescriptible :
la Nation, l’État et la République
C’est donc le nouveau Président de la République,
Jacques Chirac, qui met fin aux polémiques suscitées
par l’ambiguïté et le flegme de Mitterrand,
en prononçant un discours lors du 53ème anniversaire
de la rafle du Vel’ d’Hiv’, le 16 juillet 1995,
date qui figure le second grand tournant de la décennie
au plan « symbolique ». Certains affirment à cette
occasion que la République se déclare enfin « comptable » de
la persécution des Juifs par Vichy. Mais le discours de
Chirac, petit chef d’œuvre de rhétorique,
reste en fait ambigu. Son argumentation est fondée sur
une lecture rigoureuse de l’histoire, mais elle réveille,
dans le contexte de 1995, d’importantes divergences d’opinions
sur le problème de la continuité des institutions
et de l’autorité de l’État. Pour Emma
Schnur, la commémoration assure le passage de la mémoire
communautaire restée privée à la mémoire
collective de la nation : le sort des Juifs en France devient
un passé français. Et de ce point de vue, « l’essentiel » est « dans
le simple fait de la commémoration », non dans « la
nature du monument ou les mots des discours officiels ».
Mais pour le sujet qui nous occupe, les mots au contraire ont
toute leur importance. Car ce qui est en jeu à travers
les termes employés dans les discours officiels, ce sont
les conceptions de la représentation politique et du pouvoir,
et la responsabilité de ces derniers à travers
les notions de « régime » (de Vichy
ou républicain), d’État français (avec
ou sans guillemets), de « nation » et de « France ».
Les mots de Jacques Chirac, abondamment glosés, ont suscité en
leur temps de multiples débats parfois inattendus dans
le paysage politique, tout en faisant l’objet d’un
large consensus approbateur dans les rangs de ceux qui attendaient
un geste présidentiel. Dans son discours du 16 juillet
1995, le chef de l’État avouait avec habileté que « la
folie criminelle de l’occupant » avait été « secondée
par des Français, par l’État français ».
C’est donc « la France, patrie des Lumières
et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile » qui « accomplissait l’irréparable » :
cette phrase semble presque dénoncer la conception tautologique
et juridico-idéologique de la tradition de Gaulle-Mitterrand-Badinter.
L’idée même de la « France » est
formulée dans sa duplicité, le grand écart
entre ses idéaux et ses actes est évoqué,
et l’État français dont on reconnaît
les « fautes », n’est plus mis entre
guillemets, donc entre parenthèses. Il s’agit, ajoute
Chirac, de « Témoigner encore et encore. Reconnaître
les fautes du passé, et les fautes commises par l’État »,
car « Ne rien occulter des heures sombres de notre
Histoire, c’est tout simplement défendre une idée
de l’Homme, de sa liberté, de sa dignité ».
Le changement de perspective est de taille, la « responsabilité française » est
bien celle de l’ « État » tout
court, et la « nation » est également
impliquée, Chirac parlant de « faute collective ».
Mais ce changement suppose en fait un glissement qui sauve in
fine une autre idée de la « France », « une
certaine idée », restée intacte :
« Certes, il y a les erreurs
commises, il y a les fautes, il y a une faute collective.
Mais il y a aussi la France, une certaine idée de
la France, droite, généreuse, fidèle à ses
traditions, à son génie. Cette France n’a
jamais été à Vichy ».
Faut-il y voir un tour de passe-passe rhétorique ?
Eric Conan et Henry Rousso remarquent à juste titre qu’il était
absurde « de demander à la République
d’assumer les crimes d’un régime qui l’avait
défaite et condamnée », et qu’il était
déjà remarquable d’entendre un président
de la République s’exprimer dans un langage aussi
dépourvu d’ambiguïté sur la question
de la responsabilité de l’État dans un crime.
Une partie de la nation française avait bien choisi d’entrer
en résistance et de combattre le régime de Vichy,
De Gaulle se définissant alors comme opposant à l’État
français au nom de la « France ».
Nathalie Heinich résume clairement l’alternative
posée par les controverses autour du discours de Chirac.
Pour les uns (qui approuvent le discours présidentiel)
les différences entre nation, gouvernement et État
sont minimes :
« un gouvernement représentant (même
illégitimement) l’État engage la nation tout
entière, non seulement au présent, mais aussi dans
l’avenir ; pour les autres (de Gaulle, Mitterrand),
la différence est fondamentale, puisqu’un gouvernement
n’a de légitimité à représenter
l’État que s’il se conforme à l’esprit
et aux règles du régime qui est le sien, à savoir
la République ».
Cette ligne de fracture d’ordre politique se double d’une
autre fracture « qui touche aux façons de se
situer dans le temps » : les uns « jugent
la chose en fonction du passé » en approuvant
la condamnation de Vichy par Chirac. Pour les autres,
« qui jugent en fonction du présent, la question
pertinente est celle de la gestion de la mémoire collective
par les générations futures : alors l’épreuve
de pertinence n’est plus dans le contexte en question (résister
ou collaborer) mais la position par rapport à l’histoire,
envisagée comme histoire (passée) et non plus comme événement. »
Cette position conduit à se démarquer des actes
illégitimes de l’État en refusant d’en
assumer l’héritage.
En fait, il existe une autre manière encore de poser le
problème, au regard d’un autre présent, plus
directement politique. Selon cette perspective, redonner toute
sa pertinence au passé consisterait précisément à prendre
la mesure de l’événement en en assumant l’héritage
dans l’action politique présente : on peut
dire dans cet esprit comme Tzvetan Todorov que « la
meilleure façon de commémorer le cinquantième
anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’ » eut été de
combattre les crimes serbes. Ce constat désabusé au
regard de l’actualité mortifère des crimes
commis avec la complicité passive ou active de l’État
ne peut que mener à un rejet de la position de Mitterrand
comme de celle de Chirac, et à la dénonciation
d’une rhétorique officielle qui ne fait qu’accentuer
l’écart entre discours et action politiques. La
fin du discours présidentiel de 1995 prend à cet égard
une résonance particulière dans le contexte de
l’époque, révélant bien le point aveugle
du « devoir de mémoire » institutionnel :
celui où s’articulent le « devoir de
mémoire » d’ici, et le génocide
et l’oubli ailleurs. Chirac évoqua en effet les
fameuses valeurs « de liberté, de justice,
de tolérance qui fondent l’identité française et
nous obligent pour l’avenir » en s’autorisant
une sortie sur le présent de la guerre en Bosnie, et sur
son appel lancé à Londres, Washington et Bonn pour
une intervention internationale. Or lorsque l’on regarde
de près la chronologie des événements en
Bosnie, on voit bien de quelle façon la République
sait demeurer « intacte » : dans sa
schizophrénie, en commémorant le génocide
des Juifs en France, et en le laissant faire en Bosnie, après
avoir été complice direct d’un autre génocide
au Rwanda.
La question de la continuité de l’État se
pose donc toujours au présent, et au-delà du registre
symbolique, à travers des pratiques étatiques en
politique étrangère, mais aussi en politique intérieure.
Rappelons que les lois de « sécurité intérieure » sont
une tradition solidement ancrée dans la société « républicaine » et « démocratique », à travers
la question des lois françaises de Vichy, préfigurées
par certaines mesures d’exclusion sous la IIIème
République : celles-ci, disent Henry Rousso et Eric
Conan, « exprimaient un principe d’exclusion
politique et sociale inscrit au cœur d’une certaine
tradition française et qui reste aujourd’hui encore
vivante ». Les récentes lois « sécuritaires » d’un
Sarkozy à l’encontre des « gens du voyage » pourraient,
toutes proportions gardées, être resituées
dans cette « tradition ».
Nathalie Heinich repère une troisième fracture,
d’ordre éthique, qui opposerait « une éthique
du pardon et de la dette, basée sur la culpabilité collective,
et d’autre part une éthique de la justice, basée
sur la responsabilité individuelle ». C’est
cette fracture que met à jour Chirac en parlant d’ « imprescriptibilité » d’une
dette « irréparable » contractée
par la nation et la communauté tout entière à l’encontre
d’une de ses parties (les Juifs de France). Le paradoxe
ici soulevé, et qui consiste en une « perversion
sémantique » de la notion d’imprescriptibilité glissant
de l’éthique de la justice à l’éthique
de la dette, entraîne, selon Nathalie Heinich un déni
du droit. Là où Mitterrand voulait soustraire les
coupables à la loi, Chirac nie l’action de la justice
d’une autre façon,
« en affirmant une culpabilité collective qui
[…] fait de l’imprescriptibilité non la propriété des
crimes effectivement commis par des individus, mais la propriété d’un
sentiment collectif de dette, rendant impossible toute justice
et ne trouvant de résolution que dans la contrition infinie,
ou le pardon ».
À cet argument on peut répliquer avec Eric Conan
et Henry Rousso que le discours de Chirac a le mérite
d’assumer la complexité de la situation : il
admet implicitement la légalité du régime
de Pétain, rompant avec la lecture qui prévaut
jusqu’à Mitterrand, reconnaissant ainsi une responsabilité qui
dépasse le cadre de Vichy pour toucher celle de l’État
dans son principe et sa continuité. Il prend acte du fait
que la majorité de la classe politique et des élites
ait accepté l’armistice en 1940 :
« La faillite [de 1940], c’est l’État,
les élites, les institutions qui en portent la responsabilité,
avant que l’action du général De Gaulle et
celle de son délégué Jean Moulin ne tendent
précisément à faire renaître cet État.
En 1940, aucun corps constitué, aucun parti, aucune structure
collective n’a appelé à résister. »
Dans le même temps, il prend soin de préciser que
cet État ne peut a posteriori représenter légitimement
l’ensemble des Français, même si l’entrée
en Résistance fut d’abord le fait d’individus
rarement issus des élites et de la classe dirigeante.
La préservation des fameuses valeurs de République
et de la France éternelle, au moment de la faillite de
l’État et de l’ensemble de ses institutions,
a été le fait d’un groupe restreint, ce qui
explique pour Rousso et Conan « la difficulté encore
aujourd’hui pour la plupart des partis, l’Eglise,
l’Université, les corps professionnels, d’exprimer,
en tant que groupes, la mémoire de cette période. »
Il semble donc que l’on bute toujours contre le même
problème : comment définir et éventuellement
sanctionner la responsabilité de l’État,
située à la croisée entre responsabilité individuelle
(relevant de la justice) et « collective » (relevant
d’une « reconnaissance » restant
symbolique) ? Lors d’un interview accordé au
journal Libération en mars 1996, Maurice Papon exprimait
sur un mode martyrologique – et antisémite – qu’il
n’avait pas à assumer la responsabilité de
l’État français en tant qu’individu,
et que Chirac, en l’assumant au nom de l’État
se situait « sur le plan de la politique, pas de la
fonction publique. Il y a une confusion qui n’est pas involontaire
entre fonction publique et autorité politique ».
Papon, en loyal fonctionnaire de l’État, fait jouer
l’ambiguïté entre responsabilité individuelle
et responsabilité collective : qui est responsable
de crimes inscrits en leur temps dans la légalité ?
Et comment situer la fonction publique ? Pourtant, juger
les individus prend toute sa pertinence quand la continuité de
l’État se lit précisément à travers
la continuité de ses dirigeants politiques et de ses « serviteurs » de
la fonction publique.
Sur ces questions, une loi va clarifier les double-sens encore
latents dans la rhétorique présidentielle :
le 29 février 2000, l’Assemblée nationale
adopte à l’unanimité une proposition de
loi déposée par le député socialiste
Jean Le Garrec, président de la Commission des affaires
sociales, qui institue le 16 juillet « Journée
nationale à la mémoire des victimes de crimes
racistes et antisémites de l’État français
et d’hommage aux ‘justes de France’ ».
Le but de cette loi est de lever les ambiguïtés
que contenait le décret de 1993, qui précisait
que ces persécutions avaient été « commises
sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement
de l’État français ( 1940-1944 )’ »,
en mentionnant explicitement « les crimes racistes
et antisémites de l’État français » sans
guillemets.
Annette Wieviorka et Nicolas Weill se demandaient en 1994 quel
impact aurait la nouvelle journée du 16 juillet dans
une France « où la commémoration
est en crise » et où la mémoire de
la Shoah, malgré la vocation universaliste du « devoir
de mémoire », reste avant tout communautaire.
Emma Schnur, de son côté, affirme en tant que
fille de déporté l’importance – toute
subjective – de l’ « étrange
expérience » de « la transmutation
d’une date ». Le passage « d’un
refoulement massif à une culpabilité massive – du
mythe d’une France entièrement résistante
au mythe d’une France entièrement coupable de
collaboration » a parfois un goût amer dans
ses excès mêmes. Mais le soulagement lié à la « transmutation » de
la date du 16 juillet, date intime et douloureuse enfin devenue
publique, « point de repère » pour
les contemporains et non plus « secret partagé par
les seuls descendants », donne tout son sens au
rite commémoratif. Car c’est justement ce à quoi
servent les commémorations « dans toute leur
solennité : à faire assumer par la collectivité une
mémoire qui, sans cela, alourdirait comme le souvenir
lancinant d’une faute la mémoire individuelle
des témoins ou des survivants. »
On peut donc espérer que l’instauration de cette
commémoration du 16 juillet aura rempli son rôle,
même symbolique, même limité. Si Annette Wieviorka
et Nicolas Weill s’inquiétaient de l’avenir
d’une commémoration en crise, Emma Schnur affirme
qu’il s’agit là du paradoxe propre au fait
commémoratif : les commémorations
« sont indispensables aussi longtemps qu’elles
n’ont pas lieu. Plus elles sont là, réunissant
des officiels indifférents et des témoins de plus
en plus âgés, plus elles se fossilisent. La commémoration
accomplit un travail de mémoire qui conduit à l’oubli :
en quoi consiste justement le travail du deuil. »
Les propos aux accents désabusés d’un Vladimir
Jankélévitch en 1970 sur la lutte inégale « entre
la marée irrésistible de l’oubli » et « les
protestations désespérées, mais intermittentes
de la mémoire » sont à resituer dans
un contexte où la mémoire du génocide était
encore cantonnée à sa dimension communautaire.
Il est indéniable qu’une évolution du rapport
au passé en France permet à Emma Schnur de parler
d’un « travail de mémoire » autorisant
un travail de deuil, et conduisant à un éventuel
oubli en 1997. Cet « oubli » n’a
pas grand chose à voir avec le « droit à l’oubli » que
certains appellent de leurs vœux. Car il faut rappeler
que lorsque l’on oppose le « devoir de mémoire » au « droit à l’oubli »,
on prend ici le « droit » de se prononcer
sur ce qui, par définition, ne peut faire l’objet
d’aucun commandement ni d’aucune injonction. Et comme
l’exprime Pierre Bouretz, on peut voir, derrière
cette revendication, une critique latente du « judéocentrisme » de
la mémoire qui, en en singularisant une partie, perpétue
une fragmentation du corps social et empêcherait une mémoire
nationale unitaire. Or il faudrait idéalement maintenir
la distinction entre ce qui relève d’un besoin de
commémorer individuel, ou propre à un groupe, qui
garderait ses distances avec les formes de confiscations médiatique
ou sociopolitique, et la commémoration institutionnalisée.
Le passage du premier à la seconde résulte d’un
besoin légitime et compréhensible de reconnaissance,
et relève bien souvent d’une exigence de transmission
aux autres groupes et aux générations suivantes.
Il peut ensuite mener à adopter des formes critiquables
de revendication d’une spécificité culturelle,
ethnique ou politique, dans lesquelles Régine Robin lit
un « discours de la ‘contre-assimilation’ » caractéristique
de notre époque, et dont un des effets pervers serait
précisément de ne pas pouvoir faire le deuil dont
parle Emma Schnur. Car la ritualisation est toujours à double
tranchant, et « l’hyperritualisation risque
toujours de vider de toute substance l’objet auquel elle
touche ». L’institutionnalisation de la mémoire
de la Shoah soulève aujourd’hui ce problème
et semble dangereusement s’approcher de cet écueil.
Lieux de mémoire : musées,
stèles, monuments
Entretenir la mémoire de l’événement,
c’est garder la mémoire des dates, mais aussi des
lieux. Le silence qui règne jusque dans les années
1970-1980 autour de la question du génocide dans la mémoire
nationale est particulièrement lisible dans les « lieux
de mémoire » institutionnels consacrés à 1939-45.
Jusque dans les années 1980, les camps d’internement
sont présentés comme lieux de souffrances des « patriotes »,
incarnant la France de la Résistance, et quand les victimes
juives sont mentionnées, Vichy ne l’est en aucun
cas. Hormis le mémorial du martyr juif inconnu inauguré dès
1956, c’est à l’initiative de l’Association
des anciens déportés juifs de France, et non à celle
de l’État, que sont commémorés la
rafle du Vél’ d’Hiv et l’ouverture en
1941 des premiers camps d’internement. C’est seulement
depuis 1987 (à la suite du procès Barbie) que les
déportationseles et la responsabilité du gouvernement
de Vichy sont explicitement mentionnées sur les stèles érigées
aux emplacements des camps. Et comme le souligne Anne Grynberg,
s’il y a « plusieurs mémoires » des
camps français, cette pluralité est longtemps niée,
si bien que Juifs et résistants sont présentés
comme ayant été déportés sans distinction,
et sans que soit soulignée la spécificité du
processus d’extermination. En 1994 est apposée, à l’initiative
de l’Union des étudiants juifs de France et des
Fils et Filles de déportés juifs de France, une
stèle rappelant l’arrestation et l’internement
dans le camp de Rivesaltes, en zone libre, de milliers de Juifs étrangers
par Vichy.
Pour ce qui est des lieux de mémoire « institutionnels »,
il est décidé en 1993, dans la foulée de
l’instauration d’une journée commémorative
le 16 juillet, d’instituer un « comité pour
la défense de la mémoire » chargé de
concevoir un monument à l’emplacement du Vel’ d’Hiv’ et
deux stèles, l’une sur un camp d’internement
(c’est Gurs qui sera finalement choisi, au terme d’une
lutte de concurrence non entre groupes de victimes, mais entre
lieux d’internement), l’autre à la maison
d’Izieu, dont le mémorial est inauguré le
24 avril 1994. Ce comité doit également rédiger
un texte qui sera inscrit sur le monument du Vél’ d’Hiv’,
sur les stèles et sur une plaque apposée dans le
chef lieu de chaque département français. Le cas
de la stèle d’Izieu présente un paradoxe,
et non des moindres : afin de préciser la responsabilité des
nazis dans la déportation des enfants d’Izieu, le
comité décide de modifier la formule générique
destinée à être inscrite sur les stèles
du souvenir. Au lieu de l’expression qualifiant les crimes
comme « commis sous l’autorité de fait
dite ‘Gouvernement de l’État français’ »,
il est précisé sur la stèle d’Izieu : « commis
avec la complicité du gouvernement de Vichy, dit ‘gouvernement
de l’État français’ ». Comme
le font remarquer Eric Conan et Henry Rousso, il est fait mention
de la « complicité » de Vichy en
un lieu où est commémoré un crime dans lequel
Vichy ne joua aucun rôle, tandis que sur le monument du
Vél’ d’Hiv’, érigé pour
rappeler sa responsabilité et sa complicité avec
l’occupant, il n’est question que de crimes commis « sous » son
autorité… La stèle de Gurs, et la question épineuse
du texte à y inscrire soulèvent de virulentes polémiques.
Deux écueils apparaissent alors : « l’amalgame
indistinct entre toutes les catégories d’internés, à l’encontre
de toute réalité historique ; les guerres
de mémoire, à l’encontre de toute éthique. » Le
seul moyen de les éviter est la reconnaissance officielle
des responsabilités du régime de Vichy qui, sans être
en filiation directe avec la IIIème République,
prolonge et accentue ses dérives.
Le Musée-mémorial des Enfants d’Izieu représente
la première tentative de « muséification » du
génocide des Juifs en France. Largement financé par
l’État, il semble être la tentative réussie
d’allier un lieu de réflexion à une entreprise
pédagogique et commémorative. Le centre de documentation
qu’il abrite est un lieu d’information et de recherche
où sont régulièrement organisés des
colloques et des séminaires. D’autres musées
bénéficiant d’un financement de l’État,
non spécifiquement dédiés à la Shoah,
consacrent une partie de leur exposition permanente à l’histoire
des persécutions antisémites et du génocide
en France, tout en étant davantage axés sur une
visée pédagogique que commémorative. Mentionnons
ici les principaux d’entre eux, comme le Mémorial
de Caen (inauguré en 1988), qui propose une visite à visée
pédagogique axée sur la guerre au XXème
siècle (le Mémorial se veut « Musée
pour la paix »), et consacre dans ce cadre une partie
de son exposition au génocide des Juifs. La distinction
entre le génocide des Juifs et le contexte de guerre dans
lequel il s’est déroulé est cependant bien
faite, mais a conduit à un hiatus dans le parti-pris de
l’exposition : la partie de l’exposition consacrée à la
Shoah est d’inspiration quasiment « pieuse ».
Une telle « sanctification » des victimes,
dont les photos sont éclairées par de petites bougies,
n’est peut-être pas la meilleure manière d’atteindre
le but « pédagogique » fixé.
Le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation
de Lyon (1992), plus important à cet égard puisqu’il
est aussi un centre de recherches, est implanté à Lyon
qui fut la capitale de la Résistance en zone non occupée.
Aménagé symboliquement sur les lieux mêmes
où la Gestapo s’était installée, il
se veut à la fois un lieu de mémoire, un lieu d’histoire
et un lieu d’étude, de même que le musée
de la Résistance et de la Déportation de Grenoble
(1993-94). Mais les expositions sont dans ces deux cas largement
centrées non plus sur la guerre, mais sur la Résistance,
le génocide des Juifs étant inclus dans le fait
global de la déportation et de la collaboration avec l’occupant.
On observe donc un relatif effacement de la mémoire de
la Résistance sur le plan commémoratif, mais sa
forte prédominance en ce qui concerne les musées.
Ce qui semble confirmé par la récente décision
de créer le « Centre européen du résistant
déporté dans le système concentrationnaire
nazi », qui devient en 2005 le nouveau lieu de « mémoire
et de vigilance » du camp du Struthof. « Ce
centre raconte l’histoire de l’opposition entre la
résistance et la répression, de la fin de la Première
Guerre mondiale à la fin de la Seconde Guerre mondiale »,
a expliqué Valérie Dreschsler, chargée de
mission auprès de la direction de la mémoire, du
patrimoine et des archives du ministère français
de la Défense.
Pédagogie de la mémoire
? L’École de la République
Si sur un plan institutionnel, la mémoire de la Shoah
et des années noires a pris une place prépondérante
dans la société française, notamment à travers
les rites commémoratifs et les monuments, il faudrait
examiner aussi comment l’école de la République
accomplit ses devoirs… de mémoire. Car il est difficile
de répondre à la question d’Annette Wieviorka
et Nicolas Weill concernant l’impact de la commémoration
du 16 juillet sans prendre en compte les autres dimensions de
l’intégration du génocide à la mémoire
nationale, et ce à travers le « vecteur de
mémoire » officiel très puissant que
représente l’école. Cette question a donné lieu à une
enquête en 1993, dont le constat quelque peu alarmiste
a fait l’objet d’une remise en perspective par Henry
Conan et Henry Rousso dans Vichy, un passé qui ne passe
pas. Olivier Lalieu montre dans ses travaux que le souci de transmission
de la mémoire de la déportation se trouvait déjà au
centre des préoccupations des premières associations
de déportés. Progressivement transférée
aux institutions scolaires et universitaires, la mission de sensibilisation
de la jeunesse à travers l’enseignement de l’histoire
de l’Occupation et de la déportation met un certain
temps à s’imposer aux pouvoirs publics : l’étude
de la seconde Guerre mondiale ne devient obligatoire qu’en
1962, tandis que les références au génocide
demeurent très allusives jusque dans les années
1980. Aujourd’hui, les programmes d’histoire consacrent
une place importante à l’Occupation et à la
Shoah, et certains témoignages de rescapés, comme
celui de Primo Levi, récemment au programme du bac littéraire
(2003), semblent rentrés dans le patrimoine scolaire.
Cependant la période 1939-45 n’est plus au programme
du bac en histoire et n’est abordée qu’en
fin de première, juste avant la fin de l’année
scolaire, ce qui pénalise son enseignement. Se pose en
outre la question de la manière d’enseigner sur
ces questions sans verser dans la leçon universaliste
et moralisatrice. Cette question mériterait aujourd’hui
une nouvelle enquête, qui prendrait en compte l’évolution
des manuels depuis 1994 et la manière dont l’Education
nationale définit les programmes actuels, dont il est
question de les remodeler au sein d’un programme commun
d’enseignement de l’histoire en France et en Allemagne.
II - « Sans archives,
pas d’État, pas d’Histoire, pas de République »
L’expression percutante de Guy Braibant dans son rapport
ministériel en 1996 donne à réfléchir.
Et l’on pourrait ce faisant être tenté d’inverser
partiellement la phrase : « Sans certains secrets
d’archives, plus d’État, plus de République ! »… Et
peut-être en revanche davantage d’Histoire, même
si les historiens ont appris, depuis l’apparition du courant
des Annales et l’émergence d’une « histoire
du temps présent », à se passer de certaines
sources pour aller en explorer d’inédites, inaugurant
ainsi une autre manière de faire l’histoire en contournant
les problèmes liés à la classification et
aux délais de communication des archives de l’État
et de son appareil administratif.
Le crime contre l’humanité et le génocide
trouvent dans les archives un lieu d’inscription ambigu.
Ils y laissent des traces, mais des traces que les bourreaux
prennent la plupart du temps le soin d’effacer. C’est
même là le propre du génocide que d’être
un événement si possible sans traces, et sans preuves.
Mais c’est aussi le propre des génocides et des
crimes contre l’humanité de s’inscrire, en
tant que crimes d’État, dans les archives et comme à l’insu
de l’État s’en étant rendu complice
ou coupable. Si les archives faisant clairement apparaître
les ordres et intentions « d’exterminer en tout
ou en partie un groupe religieux, ethnique ou national en tant
que tel » font toujours défaut, les documents
relatifs à la mise en oeuvre logistique et bureaucratique
du processus génocidaire existent. Ils révèlent
la complicité de l’État français à travers
la façon dont son administration s’est mise au service
d’un régime qui a collaboré à la « solution
finale ». Quel sort l’État français
réserve-t-il alors à ses archives relatives aux
crimes d’État commis par Vichy ? Comment gère-t-il
des fonds d’archives souvent dits « sensibles »,
et dont l’ouverture au public peut encore alimenter des
procédures judiciaires aujourd’hui ?
Deux sujets sont au centre de tout questionnement sur les archives :
la destruction et la dérogation. Le premier donne souvent
lieu à des reproches de la part des historiens ou des
juristes adressés aux archivistes et à l’État,
accusés de procéder à des éliminations
intempestives des pièces. La destruction, au lendemain
de la guerre, des fichiers mentionnant la « race » et
celle, au début des années 1960, des dossiers de
dommages de guerre, qui seraient aujourd’hui si utiles
pour instruire les demandes de restitution et d’indemnisation,
alimentent encore aujourd’hui ce débat. Quant aux
dérogations, elles sont au coeur des polémiques
de la dernière décennie concernant les archives
de l’État français. À partir de 1991,
un important mouvement d’opinion se développe, et
la revendication d’une ouverture des archives de l’État émerge,
en particulier à propos des archives de la Préfecture
sur les massacres d’Algériens en octobre 1961 et
des archives démontrant la complicité de l’État
français dans le génocide des Juifs, notamment,
là encore, à travers son appareil répressif
et policier.
L’affaire du dit « fichier juif » illustre
l’articulation entre les deux zones d’ombre de l’archive,
au croisement entre les pratiques de « dérogation » et
d’ « élimination ». Le
13 novembre 1991, Le Monde annonce la découverte par Serge
Klarsfeld aux archives des Anciens Combattants du fameux grand
fichier du recensement des Juifs de la Seine effectué par
la préfecture de police de Paris entre le 3 et le 19 octobre
1940. Cette trouvaille repose la question de la continuité de
l’État, cette fois à travers les pratiques
de l’administration et l’éventuelle volonté de
dissimulation de cette dernière. Elle soulève ensuite
la question de la conservation, et notamment de son lieu : le
CDJC, le Mémorial du martyr juif inconnu ou les Archives
nationales ? L’enjeu a son importance : faut-il
soustraire ce fichier aux Archives nationales pour le confier à une
institution « communautaire », ce qui reviendrait à « privatiser » un
pan de la mémoire nationale ? Ou faut-il même détruire
le fichier ? Ce débat voit intervenir les associations
et institutions les plus diverses (Amicale des anciens déportés
juifs de France, CRIF, LICRA, épiscopat, Grande Loge de
France, CNIL…) et déchaîne les passions.
Il faudra que le ministre de la Culture de l’époque,
Jack Lang, nomme une commission ad hoc présidée
par René Rémond, président du Conseil supérieur
des Archives de France (qui avait déjà présidé la
commission d’enquête sur les relations entre Paul
Touvier et l’Église) pour mettre la méprise
au jour : il ne s’agissait pas du fameux fichier,
mais d’un autre, constitué de fiches de victimes
arrêtées ou déportées. Subsistaient
les questions, quelle que soit la nature des documents retrouvés, « de
leur destination, de leur usage et de leur communication ».
La question de la conservation et/ou destruction éventuelle
du dit « fichier juif » est finalement
résolue à l’initiative de Jean Kahn (président
du CRIF et membre de la commission Rémond) : les
fichiers originaux sont déposés dans une enclave
des Archives nationales implantée dans la crypte du Mémorial
qui jouxte alors les locaux du CDJC. Restait posée celle
de la communication : l’administration des archives
avoue alors avoir fonctionné dans une « forme
d’illégalité », étant prise
entre le caractère libéral de la loi de 1979 et
des instructions hiérarchiques lui interdisant la communication
de certains documents « sensibles », comme
cela apparaît dans le rapport de l’Inspection générale
des Anciens Combattants.
Une autre affaire du même type passionne au même
moment les médias et une partie de l’opinion :
l’affaire Schaechter, du nom d’un rescapé des
arrestations de 1942 dans le Tarn et Garonne – affaire
révélatrice même si elle débouche
sur un non-lieu pour prescription, confirmé en juin 2004
par la Cour d’appel de Paris. Comme beaucoup d’anciens
déportés ou fils de déportés, il
s’interroge sur le sort de ses proches lorsque la presse
se met à parler, au début des années 1990,
des camps d’internement français. Il fait une demande
de dérogation auprès de l’administration
des archives départementales, qu’il obtient, et
se plonge dans les documents administratifs de la bureaucratie
de Vichy. Il croit alors y découvrir des preuves irréfutables
attestant d’une substitution de l’appareil administratif à l’État
pendant l’Occupation : « L’outil
administratif […] s’est pris pour l’État »,
et il s’agit désormais de « faire exploser
le secret » en mettant à la disposition du
public les archives pour lesquelles il avait obtenu sa dérogation.
Le même Kurt Werner Schaechter dépose une plainte
contre la SNCF en 2002, produisant des documents des archives
départementales de Toulouse photocopiés illégalement,
notamment des relevés et factures des trains de déportation
de la SNCF de la région du Sud-ouest. Fin décembre
2002, un Français expatrié au Canada, Jean-Jacques
Fraenkel, dépose également une plainte. À travers
la mise en accusation de cette compagnie nationale, c’est
l’État français qui est visé dans
ces procédures pour crimes contre l’humanité.
Bientôt relayé par une plainte collective déposée
aux États-Unis, Schaechter réclame de la SNCF l’ouverture
des archives de l’entreprise publique. Le plaignant demande à la
justice d’exiger de la SNCF qu’elle lève le
secret de ses documents comptables et qu’elle les mette à la
disposition de la justice. Or la SNCF se contente de répondre,
sans plus de commentaire, que ses archives « sont
ouvertes à tous dans les conditions déterminées
par la loi ». Quelle est donc la part du mythe et
la part de réalité dans ces « secrets » des
archives ?
La loi du 3 janvier 1979, premier grand texte français
en matière d’archives depuis la Révolution,
est d’abord destinée à réglementer
le système de conservation et communication des documents
d’archive, en fixant le délai de communication à trente
ans (article 6 de la loi), libéralisant considérablement
l’accès aux documents administratifs. Avant sa promulgation,
l’ensemble des archives publiques postérieures à la
date butoir du 10 juillet 1940 étaient incommunicable,
et cette date n’avait évidemment rien d’innocent.
Cependant, les ministères de la Défense et des
Affaires étrangères conservent leur autonomie en
matière de conservation et de communication de leurs archives – comme
du reste dans la majorité des pays européens – échappant
au régime général des Archives nationales.
Et un autre article (art. 7) dresse une liste de documents consultables
seulement après des délais s’échelonnant
de soixante à cent cinquante ans. Très vite, la
loi s’avère donc être un obstacle au travail
des historiens et de la justice. Son obsolescence se révèle
au-delà du cercle des victimes et des chercheurs, pour
concerner l’ensemble de la société. Car elle
définit un régime spécial en ce qui concerne
les archives dites « sensibles », ajoutant
un délai supplémentaire à la période
de trente ans.
Cette notion d’archive « sensible » ne
fait l’objet d’aucune définition, ni juridique,
ni scientifique. Elle désigne de manière implicite
les documents dits « politiques » (produits
et conservés par le Président, le Premier ministre,
le ministère de l’Intérieur, la Police nationale,
les Renseignements généraux, les inspections générales
de l’Administration et du fisc) qui sont considérés
comme privés, au nom des principes du secret d’État,
du secret défense et de la protection de la vie privée.
C’est l’interprétation de la notion de « vie
privée » qui pose problème dans la plupart
des cas, celle de « sûreté de l’État » étant
rarement invoquée. Or tous ces documents « sensibles » recèlent
par définition des informations de nature nominative,
si bien que l’on assiste à une interprétation
extensive de la notion de « protection de la vie privée ».
La clause prolongeant les délais de communication semble
donc illégitime à maints égards, elle paraît
destinée surtout à protéger la vie privée
de l’État, c’est-à-dire entre autres
celle de ses agents dans l’exercice de leurs fonctions.
Ainsi, dès qu’un document mentionne un nom propre,
il n’est pas communicable. Et comme les documents d’archives
restent sous la tutelle des administrations versantes, la direction
des Archives nationales jouant essentiellement un rôle
de médiation entre ces dernières et le public,
c’est le principe même du système des dérogations
qui est ici en jeu.
La dispersion des lieux de conservation et cette hétérogénéité des
règles de communication, ont fait parler de « balkanisation » des
archives en France et interdisent d’assurer une application
correcte de la loi de 1979. Le processus de décentralisation
complique encore la donne. Ajoutons que le problème du
système d’organisation indépendant en matière
de gestion des archives dont bénéficient les ministères
de la Défense et des Affaires étrangères
a été amplifié par l’absorption récente
du Ministère des Anciens Combattants par la Défense,
et de la Coopération par le Quai d’Orsay. Ainsi,
l’évolution institutionnelle des archives est parfois
venue aggraver une situation vivement critiquée, en l’absence
d’une autorité transversale de contrôle. Les
différentes administrations se sont ainsi empressées
de reconstituer, par une série de décrets, les
obstacles que la loi de 1979 avait partiellement levés.
Pour certains fonds d’archives départementales,
le principe des dérogations est appliqué de manière
fort restrictive : la préfecture de Police de Paris
exploite un service d’archives autonome depuis 1968, dont
elle fixe elle-même les conditions d’accès
en octroyant sans contrôle externe les dérogations
(ce à quoi le décret de 1968 ne l’autorise
pas) ; le ministère de l’Intérieur conserve
les archives de l’ex-secrétariat général à la
Police et de l’administration territoriale, qui concernent
au premier chef l’histoire de la répression et des
persécutions françaises sous Vichy. Or ces fonds
d’archives restent très difficiles d’accès,
comme l’a récemment démontré l’affaire
Papon-Einaudi : en février 1999, l’ancien préfet
de Police intentait un procès en diffamation à l’historien
Jean-Luc Einaudi, lequel avait avancé le chiffre de plusieurs
centaines de victimes de la brutalité policière
le 17 octobre 1961. Papon, s’estimant diffamé, exigea
des « preuves », or les archives concernées
n’étaient pas communicables. C’est grâce à un
acte de désobéissance civique de deux conservateurs
en charge des archives judiciaires, qui vinrent témoigner
en faveur d’Einaudi, que Papon perdit son procès.
Une récente décision du tribunal administratif
(avril 2003) a annulé les sanctions dont les archivistes
ont été victimes à la suite de leur témoignage.
Mais en attendant, ils ont subi quatre ans de mise au placard… Si
les demandes de dérogations sont souvent satisfaites,
les refus en la matière ont nourri une polémique
dont les archivistes ont souvent fait les frais, alors qu’ils
sont eux-mêmes tributaires de l’accord des autorités
versantes.
Le rapport de Guy Braibant en 1996 souligne la nécessité de
réformer la loi de 1979. La création, en 1998,
d’un « observatoire des dérogations » a
permis de partiellement lever le voile sur ces pratiques controversées.
Mais l’impossibilité d’une réforme
rapide amène Lionel Jospin à employer la voie dite
de « dérogation générale » en
1997 et 1998 pour ouvrir un ensemble de fonds relatifs à la
période de l’Occupation par une refonte des décrets
restrictifs d’application. Cette ouverture connaît
un fort impact public, et coïncide avec les travaux de la
commission présidée par Jean Mattéoli. Mais
elle reste limitée, les décrets ne concernant que
les Archives nationales. Ainsi lorsqu’en avril 2000 la
Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France
remet son rapport, elle formule dix-neuf recommandations dont
la plupart concernent la gestion institutionnelle des archives.
Celles concernant la création d’une Fondation pour
la mémoire de la Shoah et la restitution des biens individuels
ont été rapidement mises en œuvres par les
pouvoirs publics, « comme s’il était
urgent dans le domaine matériel d’apurer définitivement
les comptes de Vichy comme ils l’avaient été symboliquement
par le discours de Chirac du 16 juillet 1995 ». Or
la priorité de la Mission restait le travail historique,
et en tête des recommandations figuraient celles visant à améliorer
l’accès aux archives. Ce qui supposait notamment
une remise en question du système de dérogation
individuelle, ainsi que l’amélioration des moyens
de collecte, d’inventaire et de communication au public.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans
leurs relations avec les administrations étend les compétences
de la Commission d’accès aux documents administratifs.
Et un projet de loi (pour l’instant renvoyé à la
Commission des affaires culturelles, familiales et sociales)
prévoit de raccourcir sensiblement les délais de
communication des archives publiques. Il a pour but affiché de
promouvoir le « travail de mémoire » pour échapper à « deux
menaces symétriques », la sacralisation et
la banalisation, et témoigne d’une indéniable
ouverture politique.
En novembre 2001, en ouverture du colloque « Les Français
et leurs archives », Lionel Jospin, alors Premier
ministre, a mis le doigt sur la relation de la question des archives
et de la reconnaissance de la responsabilité du pouvoir à travers
l’administration :
« Réaffirmer la responsabilité de l’État
français à l’égard de l’irréparable
commis au ‘Vel’ d’Hiv’’, souhaiter
que soit réintégré dans la mémoire
collective le souvenir de ces soldats de la Grande Guerre qui,
après avoir tant combattu, refusèrent d’être
sacrifiés, mettre fin à l’hypocrisie des
mots par la loi du 18 octobre 1999 qui qualifie de ‘guerre’ les
opérations militaires conduites en Algérie :
voilà autant de temps forts de cette démarche. »
Cependant, là encore, le point aveugle du « devoir
de mémoire » même ainsi élargi
reste le présent des complicités françaises :
ainsi l’hypocrisie consistant à appeler « actions
antiterroristes » les agissement criminels de l’actuel
gouvernement algérien reste une autre affaire dont les
archives garderont le secret et qui concerne encore, et parions-le,
pour longtemps, la « vie privée » de
l’État français… Le discours du Premier
ministre avait justement le mérite, mais comme à son
insu, de souligner l’importance de la question des archives à travers
sa continuité et sa transversalité concernant les
affaires liées à des « crimes d’État ».
Considérer la nécessité d’une plus
grande transparence n’empêche nullement de prendre
au sérieux l’argument de la « protection
de la vie privée », comme y invitent Eric Conan
et Henry Rousso, ni l’archiviste de rester fidèle
au « devoir de responsabilité ».
Citons ici l’exemple des États-Unis, où le « freedom
of information act » a permis de déclassifier
dès 2001 les archives du Pentagone relatives au dossier
rwandais, révélant que les dirigeants américains étaient
informés du génocide qui se préparait, bien
avant son déclenchement.
Si les archives concernant le Seconde Guerre mondiale et la collaboration
d’État recèlent encore des secrets, il
semble que ceux-ci commencent à se faire rares. Mais
pour ce qui est des autres événements marquant
l’histoire des responsabilités et complicités
françaises dans des crimes de guerre, crimes contre
l’humanité et génocides jusqu’à la
période la plus récente, il est évident
que le secret d’État domine l’archive.
La gestion des archives pose également le problème
de leur usage. Comment écrit-on l’histoire avec
elles ? Y cherche-t-on une preuve en vue d’une procédure
judiciaire ? Ou la considère-t-on comme une trace
toujours bouleversante en son unicité d’un passé révolu,
mais encore présent par elle ? Les historiens déplorent
parfois l’usage inconsidéré des archives
par les rescapés, leurs proches, ou par des militants
et amateurs, souvent non fondé scientifiquement (comme
le montre la première affaire Schaechter). Mais ils oublient
parfois trop vite la signification de cette mise en présence
du rescapé avec l’archive « attestant » du
crime. Comme le fait remarquer Annette Wieviorka, l’archive
est « relique » et peut avoir « un
effet de réel bouleversant » en semblant dire
le « vrai ». Mais l’important est
avant tout ce qu’on lui fait dire : elle ne s’explique
pas par elle-même, « mais dans sa corrélation,
dans sa liaison avec d’autres traces ». C’est
pourquoi la question de la déclassification revêt
aujourd’hui une grande importance : la transparence
dans les modes de sélection, de conservation, et de communication
s’avère une nécessité dans un contexte
où le « goût de l’archive » ne
cesse de se confirmer, et où
« la migration des débats de mémoire
de la Seconde Guerre mondiale à celle de la guerre d’Algérie
montre la place fondamentale qu’occupe désormais
la nécessité éthique et politique de revisiter
le passé de notre pays ».
La mémoire du génocide des Juifs remplit ici bon
an mal an, comme sur d’autres sujets, un rôle paradigmatique
dans les sociétés occidentales et en France même,
dans un contexte de multiplication et de répétition
d’événements susceptibles de produire le
fond sans fond d’archives dites « sensibles » :
les crimes d’État dont la France se rend complice
ou coupable. Comme le souligne Annette Wieviorka en conclusion
de son article, les circulaires concernant des déclassifications
ponctuelles restent des réponses au coup par coup du pouvoir
aux situations d’urgences, et
« par leur nature même – réglementaire
et non législative –, elles privent le pays du grand
débat démocratique que mériteraient les
questions des délais de consultation et, plus largement,
la définition d’une véritable politique en
matière d’archives ».
III - Spoliation, r éparation, restitution :
le paradoxe d’une responsabilité étatique
assumée
Durant la période 1990-2002, un autre dossier d’importance
a occupé la justice, les historiens, les victimes et leurs
héritiers : la question de la « réparation »,
c’est-à-dire les procédures d’indemnisation
et de restitution des biens juifs spoliés pendant la guerre.
Le 17 juillet 1995, suite à des révélations
de Serge Klarsfeld sur l’absence d’indemnisation
des biens confisqués aux Juifs internés à Drancy, éclate
une polémique sur l’absence d’indemnisation
par la République des Juifs spoliés par les mesures
d’ « aryanisation ». Or c’est
la veille que Jacques Chirac a prononcé son discours commémoratif
en parlant de responsabilité de l’État « français ».
Cette responsabilité est-elle entendue au sens juridique ?
La mission Mattéoli, chargée en 1997 par le Premier
ministre de l’époque Alain Juppé, d’une étude
sur la spoliation des biens des Juifs de France, devait déterminer à partir
de l’examen des différents fonds d’archive,
les conditions dans lesquelles les spoliations organisées
dans le cadre de la législation de Vichy ont eu lieu,
et ce qui a pu être restitué (ou non) depuis la
Libération. Ses conclusions, présentées
le 17 avril 2000 à Lionel Jospin, mettent en lumière
l’ampleur de la spoliation qui a frappé la population
juive en France. Pour Annette Wieviorka, loin de se limiter à un
acte de dépossession, les spoliations, comme l’avait
déjà montré Raul Hilberg dans La Destruction
des Juifs d’Europe, « font partie de tout une
politique d’exclusion qui est une des étapes de
la Solution finale ». Le rapport révèle
surtout la complexité des mécanismes de ce processus,
qui a touché tous les secteurs de l’économie
(à l’exception du secteur primaire) : industrie,
fonction publique, commerce et services. Il établit que
si 90 % des biens ont été restitués ou indemnisés,
une partie ne l’est pas encore en 2000, les restitutions
effectuées à la Libération ayant surtout
profité aux grandes entreprises. Les conclusions de ce
rapport entraînent la mise en place de la « Commission
pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues
du fait des législations antisémites en vigueur
pendant l’Occupation » (CIVS), présidée
par Pierre Drai, ancien premier président de la Cour de
cassation. Cette commission n’est chargée d’examiner
que les demandes concernant les « biens individuels ».
Mais en juillet 2000, le gouvernement français prend un
décret sans précédent sur la demande de
Serge Klarsfeld, appuyée par la mission Mattéoli :
il consiste à indemniser les enfants des victimes, les
orphelins de la Shoah, sous la forme d’une indemnité viagère.
Il s’agit d’une compensation financière pour
les traumatismes subis par les enfants cachés, qui durent
grandir ensuite sans le soutien de leurs parents disparus dans
les camps. Cette mesure s’inscrit dans la continuité directe
du discours de 1995 reconnaissant la responsabilité de
l’État français et sa « dette
imprescriptible ». Enfin, en 1997, la Caisse des dépôts
et consignations, pièce essentielle de l’appareil
financier public français, fait appel à un Comité historique
présidé par René Rémond. Les résultats
des travaux du comité (menés en liaison avec la
mission Mattéoli) ont été exposés
lors d’un colloque organisé en novembre 2001, et
mettent en lumière la façon dont la Caisse des
dépôts s’est, dès l’été 1940,
mise au service de l’État français de Vichy:
cette institution s’était trouvée au cœur
du dispositif des spoliations, jouant un rôle considérable
dans l’application de la loi du 22 juillet 1941 visant à éliminer « l’influence
juive » de l’économie nationale.
L’évolution du traitement de la question des spoliations
soulève un paradoxe qui invite à méditer
une logique d’État ici encore en contradiction avec
elle-même : dès 1944, le Gouvernement Provisoire à Alger
admet le principe de la restitution des biens spoliés
résultant de l’ « autorité de
fait » de Vichy ; la IVème République
de la même façon admet immédiatement la « responsabilité » de
l’État dans la politique d’aryanisation. Comment
interpréter la conception d’une responsabilité variable,
selon qu’elle concerne la spoliation économique
ou plus directement la persécution raciale à travers
les lois antijuives visant à exclure les Juifs de la vie
publique ? Refusant de reconnaître la continuité de
l’ « État » en ce qui concerne
la question des rafles et déportations résultant
des lois antijuives de Vichy, la France « républicaine » représentée
par le Gouvernement provisoire avait reconnu et assumé cette
responsabilité dès 1944 pour les spoliations…
La contradiction d’ordre éthique qui opposerait
une « éthique du pardon » et de
la dette collective, et une « éthique de la
justice » trouve une illustration dans le contexte
des procédures engagées à propos des spoliations.
Selon Henry Rousso, la contradiction selon laquelle « on
réclame une réparation, de manière légitime,
tout en proclamant d’un même mouvement que le crime
est irréparable » enferme le « devoir
de mémoire » dans un « dilemme insoluble ».
L’historien met en garde contre une particularisation de
la mémoire communautaire juive au sein de la mémoire
nationale, enfermée dans un désir contradictoire
de reconnaissance d’une singularité et d’intégration
nationale. Ce qui relance à nouveau un débat sans
fin, déjà évoqué à propos
de la question du lieu de conservation du « fichier
juif », et au fond toujours latent. Jean Mattéoli
(lui-même ancien résistant, déporté à Bergen-Belsen)
déclare en 1999, alors que les travaux de sa commission
sont en cours, que dans les années 50 les Juifs de France « avaient
considéré que tout avait été réglé comme
il convenait » ; il met en garde contre la création
d’un « précédent très fâcheux
dont finalement pourraient être victimes les juifs eux-mêmes » si
l’on tirait la conclusion qu’ils avaient droit à une
réparation particulière pour avoir été déportés
sur des critères raciaux car, dit-il, « ce
sont les Allemands qui ont fait cette distinction » entre
Juifs et aryens. On peut s’étonner que cet ancien
résistant omette de mentionner les lois antijuives françaises
de 1940 et 1941, mais surtout qu’il fasse preuve d’une
telle confusion.
On ne peut opposer, comme le fait Henry Rousso, la revendication
des victimes proclamant une dette « irréparable »,
et la rhétorique juridique qui prétend « réparer » ou
s’acquitter d’une dette. Le paradoxe consistant à affirmer
le caractère « irréparable » d’une
dette tout en demandant des « réparations » n’en
est pas un. Les « réparations » de « réparent » pas,
elles « indemnisent » ou « restituent » un
dû. L’ « éthique de la dette
collective » (Heinich) est certes contestable, mais
elle revêt une fonction symbolique importante. Quant à l’éthique
de la justice, elle reste hétérogène à la
première, et vient même briser le cycle de la
faute, de la culpabilité et du ressentiment appelant
la vengeance « pour lui substituer l’énoncé solennel
de la faute, et l’application de la sanction infligée
au nom du droit, et non plus seulement au nom des victimes ».
Le terme « irréparable » dans
la bouche des victimes ou de leurs descendants signifie que
même « réparée »,
la spoliation reste ineffaçable et « irréparable ».
Même puni, et donc d’une certaine façon « réparé » sur
le plan judiciaire, le crime reste subjectivement « irréparable ».
C’est là ce qui caractérise précisément
le crime contre l’humanité : ayant soustrait une
partie de l’humanité à elle-même,
ce crime est par définition « irréparable » pour
l’humanité, et a fortiori pour la communauté ou
le groupe visé.
Ces prises de position posent en tout cas un problème
de fond : quel rôle est dévolu à la
justice française pour gérer le passé de
l’État français ? Cette question est
périodiquement relancée, et reste d’actualité puisque
des procédures restent en cours : c’est en
1998 qu’était déposée la première
plainte contre l’État français concernant
la spoliation de biens pendant l’Occupation. Le plaignant
attaquait l’État pour "recel" et pour
complicité de crimes contre l’humanité. Le
Tribunal de Grande Instance de Paris a conclu en mai 2002 par
un ‘‘Avis d’Ordonnance Rendue’’: "l’information
n’a pas permis de caractériser l’infraction
de recel et de vol, ou à la supposer, d’en identifier
les auteurs". Il a classé l’affaire. Mais il
n’est pas exclu que s’ouvrent d’autres procédures
liées à la question des biens des personnes définies
comme juives par Vichy. La justice est ici l’instrument
de la réparation d’un tort causé aux victimes
(sur un plan individuel), mais elle revêt aussi une dimension
symbolique au plan national.
IV - Si la construction de notre
mémoire était un puzzle…
Durant les trois dernières décennies, l’émergence
dans la conscience collective de la spécificité de
la politique antijuive de Vichy s’est traduite par des
procédures judiciaires à l’encontre d’anciens
dignitaires du régime. La façon dont les procès
de la période 1944-1953 ont appréhendé la
politique antijuive de Vichy et sa complicité dans le
génocide ont donné lieu à des travaux scientifiques
qui ont permis de réévaluer le poids de l’épuration
dans la société française et dans l’appareil
d’État. La réflexion sur la continuité de
l’État, et le constat du maintien de ses fonctionnaires,
ont cristallisé des polémiques qui méritaient
cet examen approfondi. La question essentielle – savoir
pourquoi l’épuration de la Libération a ignoré le
sujet de l’antisémitisme et des persécutions
raciales – est au centre de ce que Rousso appelle une « seconde épuration ».
Dans les procédures judiciaires entamées pendant
les années 1970, et dont la dernière a donné lieu à la
condamnation par contumace d’Aloïs Brunner, il faut
différencier celles qui concernent des criminels allemands
(procès de Klaus Barbie et Aloïs Brunner) de celles
qui visent d’anciens fonctionnaires français du
régime de Vichy. Mais le premier procès en France
pour crime contre l’humanité, celui de Barbie, n’en
revêt pas moins un rôle fondamental dans les procédures
qui suivent et qui concernent des Français : la jurisprudence
de 1985, qui définit pour la première fois le crime
contre l’humanité en France, a fortement contribué à la
possibilité de l’application de cette notion à des
ressortissants français.
C’est seulement au cours des procédures qui concernent
d’anciens fonctionnaires de l’État français
restés dans l’appareil d’État et ayant
mené une brillante carrière après la guerre,
que la question de la continuité de l’État
se pose de manière très concrète, de la
IIIème République à Vichy, puis de Vichy
aux IVème et Vème. Or on n’a cessé d’insister
sur le fait que les procédures, ne concernant que des
individus, n’étaient en aucun cas destinées à faire
le procès d’un régime, et encore moins de
la continuité de l’État. Reste qu’aux
yeux de l’opinion et des victimes, les procès de
Paul Touvier et de Maurice Papon furent l’occasion d’un
examen approfondi, sous forme de chronique judiciaire, de l’implication
de Vichy dans la « solution finale ». Les
travaux des historiens appelés à témoigner
y furent débattus lors de procès à visée « pédagogique ».
Après avoir reconnu une continuité aux plans symbolique
et économique, la France est sommée de la sanctionner
au plan juridique à travers le jugement d’individus
ayant représenté l’État français
(avec et sans guillemets). Dans ces procès tardifs, il
s’agit d’affaires exclusivement liées au génocide
des Juifs, ce qui marque une inflexion selon l’historien
Michael Marrus. Car à l’inverse des procès
d’épuration, la fonction de « transition » s’efface,
et la transmission de la mémoire du génocide devient
l’enjeu central. Si les procès de l’épuration
ont été menés à l’instigation
de l’État, dans le cadre de juridictions créées
pour la circonstance, ce sont les cours d’assises traditionnelles
qui sont sollicitées dans ceux de la « seconde épuration »,
cette fois à l’initiative de victimes (ou groupes
de victimes constitués en associations) se portant parties
civiles. Dans les deux cas cependant, c’est la justice
française qui agit, dans une continuité symbolique
et institutionnelle.
« Si la construction de notre mémoire collective était
comparée à un puzzle, y figureraient déjà les
pièces que sont les travaux des historiens, les témoignages,
les écrits multiples, les repentances et les réparations.
Ces procès qui sont la phase judiciaire de notre histoire ont
constitué l’ultime pièce du puzzle, celle
que l’on enfonce un peu difficilement avec le doigt afin
que le puzzle soit complet »,
écrit Michel Zaoui en conclusion de son article sur les
procès de la « seconde épuration ».
Est-ce à dire que la justice a enfin mis le doigt là où la
France a mal à sa mémoire : la mémoire
de l’État (et par ce biais peut-être, de la
nation) dans sa continuité ? Pour questionner
cette « seconde épuration », Annette
Wieviorka se demande comment définir en droit les auteurs
et les victimes de crimes contre l’humanité. Cette
notion peut-elle s’appliquer à un fonctionnaire
de l’ « État français » de
Vichy, resté fonctionnaire tout au long d’une carrière
politique ? Si oui, comment l’État assume-t-il
ses responsabilités à travers le vecteur judiciaire,
et comment la justice définit-elle la responsabilité de
l’État à travers le jugement d’un individu
qui l’a servi ?
Depuis les années 1970, la justice semble être devenue
le vecteur de mémoire par excellence, et c’est pour
beaucoup le lieu même où doit s’écrire
l’Histoire. On lui demande à la fois de juger les
crimes impunis et de faire œuvre de pédagogie civique,
notamment en faisant appel aux travaux des historiens au cours
des procédures. Les décalages entre justice, mémoire
et histoire posent ici des problèmes d’ordre aussi
bien épistémologique que politique, les premiers
cachant bien souvent les seconds. Ce qui soulève la question
de la pertinence du droit et de la justice en tant que « vecteur
de mémoire » lorsqu’il s’agit de
juger au-delà de l’acte individuel, un agissement
commis au nom d’un État. Dans cette perspective,
la question des lois que se donne l’État a
une importance primordiale : il faudrait discuter dans cette
optique tant l’incrimination de crime contre l’humanité dans
le nouveau Code pénal de 1994, qui autorise la tenue de
tels procès, que les textes tels que la loi Gayssot. Les
questions de la « judiciarisation » de
l’histoire et de la mémoire, à travers ces
normes de droit positif et la notion d’imprescriptibilité propre à la
catégorie juridique de crime contre l’humanité,
la nouveauté de la centralité du témoignage
dans les récents procès, ainsi que la notion même
de justice pénale censée juger non l’État
même mais un individu dans ses relations avec l’État
qu’il a pu servir, posent des problèmes épistémologiques
que nous ne pouvons traiter dans le cadre limité de cette étude.
Les conflits qu’ils engendrent cachent en fait toujours
des enjeux politiques qui concernent les limites respectives
de la justice, du droit et de l’histoire.
Le nazi, le milicien et le fonctionnaire,
ou l’introuvable crime contre l’humanité français
Peu de temps avant la période qui nous occupe, la France
a connu son premier procès pour « crime contre
l’humanité », visant l’Allemand
Klaus Barbie. Dans les années 80, l’intervention
de la justice dans les affaires concernant le passé de
l’État français marque un tournant dans la
gestion politique du passé de Vichy. L’aval symbolique
de la loi donne alors à la mémoire de la Shoah
une assise officielle et institutionnelle qui en fait une affaire
nationale.
Affaires Leguay et Barbie
Cette intervention judiciaire avait en fait commencé dès
la mise en accusation de Paul Touvier en 1973 (il s’agit
de la première plainte, en France, pour crime contre l’humanité)
et surtout avec l’inculpation de Jean Leguay, le 12 mars
1979, au nom de la loi sur l’imprescriptibilité des
crimes contre l’humanité. L’inculpation de
Leguay, ancien délégué général à Paris
pour les Territoires occupés, apparaît a posteriori
comme centrale dans le traitement des dossiers qui suivront.
Il s’agit en effet du premier cas de mise en application
de la loi à l’encontre d’un Français.
Or ce dossier n’a jamais soulevé un émoi
comparable à celui entraîné par les affaires
Darquier, Touvier, Barbie et surtout Papon, malgré les
grandes responsabilités de l’inculpé dans
l’appareil d’État français de Vichy.
Suite à son décès en juillet 1989 (juste
avant le renvoi du dossier devant la cour d’assises), le
juge d’instruction clôt l’affaire, tout en
se prononçant sur la participation de Leguay à des
crimes contre l’humanité. C’est donc le premier
haut fonctionnaire d’État français officiellement
accusé et inculpé pour crime contre l’humanité.
L’affaire Barbie en revanche est d’emblée
entrée dans le registre du symbolique. Pour Henry Rousso, « elle
exprime le désir manifeste d’un pouvoir politique
d’offrir à la mémoire collective un moment
exceptionnel » à travers le procès de
la barbarie nazie exercée à l’encontre de
la Résistance et des Juifs ; et ce, « au
nom de l’État de droit et d’un impossible
oubli », en invitant les Français « à communier
autour d’une célébration unitaire, celle
des victimes et des héros, hors du champ commémoratif étatique,
donc hors de toute considération politique, puisque le
principal acteur sera la Justice ».
Mais le procès met à jour certaines contradictions
entre la mémoire, l’histoire et le droit, qui seront
réactivées lors des deux procès suivants,
ceux de Touvier et Papon. Ces contradictions tiennent notamment
aux particularités du régime juridique de la preuve,
censée établir la culpabilité d’un
individu et non celle d’un système ou d’un
régime. Elles résident aussi dans le caractère
pluriel de la mémoire de l’événement,
mémoire partagée par plusieurs groupes de victimes
(résistants, Juifs, sans oublier les résistants
juifs…) et dont les singularités irréductibles
apparaissent au grand jour lors de la décision d’étendre
la notion de crime contre l’humanité (arrêt
de décembre 1985), permettant d’intégrer
dans l’accusation des actes commis à l’encontre
des résistants. Cette décision souleva de vives
protestations en son temps. Cet arrêt historique étend
donc le crime contre l’humanité à l’ « adhésion à une
politique d’hégémonie idéologique ».
Elle permet de dissocier le concept de crime contre l’humanité du
nazisme, ce qui joue un rôle non négligeable dans
les instructions menées contre Leguay, Touvier, Bousquet
et Papon : elle laisse entrevoir l’application de
la définition du « crime contre l’humanité » à un
autre État que le IIIème Reich, celui de l’ « État
français » de Vichy qui aurait éventuellement
pratiqué une « politique d’hégémonie
idéologique ». Mais les procédures suivantes
vont toutes confirmer une propension de la justice à protéger
l’État français, et l’extension de
la définition du crime contre l’humanité acquise
ici, et entérinée depuis par le nouveau code pénal
de 1994, n’a pas encore trouvé d’application
dans une procédure contre un criminel français.
Le procès de René Bousquet
Dans les quatre procédures concernant d’anciens
fonctionnaires de l’ « État français »,
on assiste à un infléchissement notoire de la justice
dans des affaires mettant en jeu la question des persécutions
raciales sous Vichy. Les lenteurs des procédures n’ont
pas été étrangères à la virulence
des polémiques suscitées par cette mise en accusation
de l’exécutif par le judiciaire. L’affaire
concernant René Bousquet ouvre la période qui nous
occupe. En octobre 1990, le parquet conclut que l’ancien
ancien secrétaire général à la Police
ne peut être jugé par une juridiction de droit commun.
En tant qu’ancien dignitaire de Vichy, il doit l’être
sur les bases de l’ordonnance du 18 novembre 1944, ce qui
revient en pratique à reconstituer en 1990 la Haute Cour
de 1945 avec, de surcroît, les parlementaires de l’époque… Cette
décision semble indiquer de manière limpide la
position du chef de l’État, François Mitterrand
n’ayant pas fait mystère de son amitié pour
Bousquet et ayant avoué son ingérence dans la procédure. Mais
elle reflète aussi les hésitations largement partagées
par nombre d’acteurs potentiels du procès (anciens
résistants, magistrats, historiens), autant que par les
responsables politiques : comment en effet évaluer
la légitimité d’une procédure reposant
sur le régime d’imprescriptibilité ?
Le débat sur l’alternative entre droit à la
justice et « droit à l’oubli » met à jour
des réticences parfois inattendues. Finalement inculpé le
1er mars 1991, Bousquet meurt assassiné le 8 juin 1993
avant d’avoir été jugé. Or son procès
aurait assurément permis de déterminer avec précision
si Vichy avait de sa propre initiative commis des crimes antisémites,
et d’évaluer la politique antisémite française
dès 1993, malgré le caractère individuel
de l’accusation. Il faudra attendre le procès Papon
pour voir cette question réellement abordée par
le droit et la justice.
Le procès Touvier
La controverse autour de la légitimité du régime
d’imprescriptibilité, et avec elle de l’action
en justice, est à nouveau centrale dans l’affaire
Paul Touvier. Cette affaire aboutit bien à un procès
cette fois, après une procédure interminable. Le
non-lieu accordé en avril 1992 par la cour d’appel
de Paris soulève l’indignation, sur fond d’enlisement
des autres procédures en cours. Finalement renvoyé devant
les assises de Versailles, Paul Touvier voit son procès
s’ouvrir en 1994. Si son cas est banal (il s’agit
d’un milicien antisémite aux responsabilités
limitées), son procès aura été exceptionnel à maints égards.
Touvier a en effet compromis un grand nombre de dignitaires de
l’Eglise catholique. Certains hauts fonctionnaires, et
deux présidents de la République ont été critiqués
pour leur attitude à son égard : Pompidou
(qui l’a gracié en 1971) et Mitterrand. Son cas
cristallise la question de la continuité du pouvoir exécutif à travers
l’administration, et semble stigmatiser une certaine idée
de l’appareil de pouvoir en tant que « bloc
solidaire dont la continuité institutionnelle résiste
au temps et répugne à s’autoaccuser ».
Nombre de hauts fonctionnaires expriment à cette occasion
leurs doutes quant à la légitimité d’un
procès et au bien fondé d’une justice aussi
tardive. Leurs positions sont emblématiques d’un
souci primordial de préservation de l’appareil d’État,
qui tend à garder ses fonctionnaires à l’abri
d’une procédure judiciaire, quand bien même
il aurait été mis en cause par le comportement
d’individus le servant. Ainsi, tandis que Jacques Chaban-Delmas « ne
voi[t] pas en quoi ces procès peuvent s’imposer » et « trouve
qu’il faut laisser les morts enterrer les morts »,
Pierre Messmer pense que les poursuites « sont sans
doute juridiquement fondées », mais « que
le moment est venu de jeter le voile de l’oubli sur les
actes individuels entre 1940 et 1945 ». Il va de soi
que les victimes ou leurs descendants ne sauraient suivre cette
logique de l’oubli défendue au nom de l’Histoire
et des limites de la justice en tant que vecteur de la mémoire
nationale. La justice, en ce qui les concerne, reste vecteur
de leur mémoire, individuelle tout comme l’est le
crime des fonctionnaires qu’ils accusent, et que cette
justice peut juger et sanctionner en tant que tel.
Mais le procès Touvier est surtout la mise à l’épreuve
ratée de la notion élargie de crime contre l’humanité commis
dans le cadre d’une « politique d’hégémonie
idéologique » appliquée à l’État
français de Vichy. En tant que membre de la Milice, créée
par l’État français comme instrument de cette
politique hégémonique, les faits lui étant
reprochés sont censés relever du crime contre l’humanité.
C’est pourquoi l’arrêt de non-lieu stupéfia
les parties civiles et l’opinion, et reste discuté par
nombre d’historiens. Les magistrats contestent la notion
d’ « hégémonie idéologique » appliquée à Vichy.
L’arrêt est partiellement cassé le 27 novembre
1992, la Cour de cassation ne retenant qu’un des crimes
reprochés à Touvier, celui de l’assassinat
d’otages juifs à Rilleux-la-Pape, revenant ainsi à la
définition du crime contre l’humanité de
Nuremberg : les otages ont été exécutés
sur ordre de la Gestapo, organisation appartenant à un « État
pratiquant une politique d’hégémonie »,
c’est-à-dire l’Allemagne nazie. Le nouvel
arrêt ajoute que « les auteurs ou complices
de crimes contre l’humanité ne sont punis que s’ils
ont agi pour le compte d’un pays européen de l’Axe »,
dont la France de Vichy ne fait pas partie. Comme le remarquent
Conan et Rousso, alors que la justice avait montré en
1985 (arrêt Barbie)
« qu’elle pouvait ‘s’adapter’ à certains
enjeux de mémoire et ne pas rester indifférente
aux revendications de certains groupes de pression […]
elle a fait là la sourde oreille à ceux qui réclamaient
un procès du Vichy antisémite, à tout le
moins celui de la Milice, en tout cas le procès d’une
politique française, quand bien même le droit ne
permet en aucun cas de juger un État, mais seulement un
individu ».
Cette décision révèle un décalage
certain entre la reconnaissance symbolique de crimes contre l’humanité commis « sous
l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l’État
français’ » et la reconnaissance juridique
de la responsabilité de l’État. Elle réduit à néant
l’interrogation qui était à l’origine
des poursuites contre des Français depuis la fin des années
1970 en éludant la question du rôle de Vichy dans
la Solution finale, et relève d’une lecture contestable
au plan historique : le seul élément allant
dans le sens de la thèse de l’intervention allemande
dans l’affaire de Rilleux repose sur les déclarations
de l’accusé lui-même. On a donc condamné en
Touvier un collaborateur des nazis, là où il était
l’exemple même du milicien français de Vichy,
et ce en vertu d’une interprétation stricte du droit
de Nuremberg et un net recul relativement à la jurisprudence
Barbie, alors qu’il s’agissait justement de les appliquer à des
crimes français et non plus nazis : « le
crime contre les Juifs reste ligoté à l’antisémitisme
nazi ». Cette évolution remet en question l’éventuelle
pertinence de la justice comme « vecteur de mémoire » et
sa prétention pédagogique.
Un nouvel espoir naît cependant avec l’entrée
en vigueur, en mars 1994, du nouveau Code pénal voté en
1992, qui contient de nouvelles définitions du génocide
et du crime contre l’humanité, désormais
indépendantes du droit de Nuremberg. Le génocide
(article 211-1) est clairement distingué des « autres » crimes
contre l’humanité (articles 212-1 à 212-3).
Les actes commis contre les résistants sont intégrés
dans les crimes contre l’humanité commis en temps
de guerre (article 212-2), le code entérinant ainsi l’arrêt
Barbie de 1985. Et il n’est fait aucune mention du contexte
de guerre (hormis dans l’article 212-2). Le droit des crimes
contre l’humanité existe désormais en dehors
du contexte de la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’écarte
du droit international sur plusieurs points cruciaux, et notamment
sur celui de l’exigence d’un « plan concerté » comme élément
constitutif de l’incrimination d’un crime contre
l’humanité, dont on sait combien il est difficile à prouver.
Le procès Papon
En 1998, avec le procès de Maurice Papon, l’État
français et son appareil administratif se retrouvent plus
directement mis en cause. Mais l’ancien secrétaire
général de la préfecture de Gironde, inculpé en
1983 et jugé en 1998, ne l’est que pour complicité de
crime contre l’humanité, restriction qui apparaît
comme une conséquence directe de l’affaire Touvier.
Il s’agit donc d’une application un peu frileuse
de la catégorie juridique de crime contre l’humanité.
Et même cette complicité est réduite à la
seule « complicité dans les arrestations et
la séquestration arbitraire des Juifs », c’est-à-dire
dans l’organisation des déportations, et non de
l’extermination. La complicité d’assassinat,
supposant de prouver que Papon avait connaissance du sort qui
attendait les déportés, est impossible à démontrer
aux yeux de la justice. Papon est donc condamné le 2 avril
1998 à dix ans de réclusion pour complicité de
crime contre l’humanité, mais il est acquitté de
complicité d’assassinat. Il est en outre condamné (le
3 avril) à verser 4,6 millions de francs aux parties civiles.
Son procès a achevé d’ « acclimat[er]
dans le paysage juridique et dans l’opinion publique la
notion de crime contre l’humanité ».
Mais comme le fait remarquer Michel Zaoui, « son application
pratique fut balbutiante surtout lorsque le complice du crime était
Français, et, au surplus, un grand commis de l’État ».
Les seules « arrestations et séquestrations » suffisent à signer
la complicité de crime contre l’humanité,
dans la mesure, certes, où elles ont été effectuées « dans
le cadre d’un plan concerté » et pour
le compte d’un pays de l’Axe « pratiquant
une politique d’hégémonie idéologique »,
sans pour autant que cette complicité implique l’adhésion
aux thèses de cette idéologie, ou à une
organisation criminelle telle que définie à Nuremberg.
Mais les suites du procès Papon apparaissent décisives
au regard d’une reconnaissance officielle de la responsabilité de
l’État français et cette fois dans sa continuité.
Le 6 mars 2000, la Fédération Nationale des Déportés
et Internés Résistants et Patriotes (FNDIRP) saisit
le Tribunal administratif de Paris, afin de voir reconnaître
la responsabilité de l’État dans l’affaire
Papon. La FNDIRP demande un franc d’indemnité symbolique à l’État
pour marquer cette responsabilité. En novembre 1999, la
FNDIRP avait déjà demandé au ministre de
l’Intérieur de l’époque, Jean-Pierre
Chevènement, de reconnaître que l’État
français était « civilement responsable
des fautes » de Maurice Papon, demande à laquelle
M. Chevènement avait répondu par la négative.
La FNDIRP s’est donc adressée au Tribunal administratif
en évoquant « la permanence et la continuité de
l’État », en se réclamant des
travaux de nombreux historiens, ainsi que de la jurisprudence
du Conseil d’État pour établir « la
permanence de l’administration publique »,
expliquant que « le caractère illégitime
du gouvernement de Vichy ne peut en aucun cas exonérer
de sa responsabilité l’État au nom
duquel des fonctionnaires ont commis des fautes constitutives
de complicité de crimes contre l’humanité ».
Notons que la FNDIRP n’avait justement rien réclamé de
Papon en avril 1998, se réservant la possibilité de
solliciter le paiement auprès de l’État français,
défini comme « civilement responsable des fautes
de son fonctionnaire ». La demande de la FNDIRP aboutit
le 12 avril 2002 : le Conseil d’État reconnaît
que « la responsabilité de l’État
républicain est engagée » (c’est
nous qui soulignons) dans la déportation des Juifs de
Gironde sous l’Occupation.
Mais Papon est remis en liberté le 19 septembre 2002,
après son recours contre la justice française devant
la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 1999.
La raison officielle avancée pour la libération
de Papon est son mauvais état de santé et son grand âge… Si
le gouvernement Raffarin prend ses distances avec cette décision
pour le moins contestable de la cour d’appel de Paris (rappelons
que Jacques Chirac a déjà précédemment
refusé trois recours en grâce de Maurice Papon),
la réaction des organisations juives, de défense
des droits de l’homme et d’anciens déportés
est autrement plus virulente. Dans les rangs du pouvoir en revanche,
beaucoup approuvent publiquement la libération de Papon
(notamment Pierre Messmer et Jean-Louis Debré), et la
plupart des hommes politiques gardent le silence. Robert Badinter
a à cette occasion un mot resté fameux : « On
dit crime contre l’humanité, je dirais qu’il
y a un moment où l’humanité doit prévaloir
sur le crime ». Différentes réactions
en faveur de Papon se fédèrent à l’occasion
d’une demande collective (parmi les personnalités
marquantes, on compte Jean Mattéoli, Germaine Tillion,
Raymond Barre et Pierre Messmer) qui avance notamment ceci :
« les faits imputés remontent à près
de soixante ans et l’on fait supporter à ce seul
fonctionnaire subalterne le poids de la responsabilité de
la fonction publique sous la contrainte de l’occupation
allemande ».
La formulation, qui fait considérablement reculer les
acquis de l’analyse désormais admise de l’autonomie
de Vichy, marque le signe d’un consensus au sein de la
classe dirigeante : celui de soustraire la fonction publique,
en l’occurrence les fonctionnaires, à l’action
d’une justice qui voudrait juger un crime d’État.
Et elle rappelle fâcheusement les arguments de Papon déplorant
d’être associé, en tant qu’accusé de
complicité de crime contre l’humanité, à un
René Bousquet, « responsable politique » alors
qu’il n’était, lui, qu’un simple « fonctionnaire » qui
n’avait pas le choix de désobéir à l’occupant
ni à l’État qu’il servait.
Dans une des nombreuses procédures qu’il a engagées
contre l’État, Papon obtient du Conseil d’État
le 12 avril 2002 que l’État verse la moitié des
dommages et intérêts dus aux familles de ses victimes.
Enfin, le Conseil d’État rétablit en juillet
2003 le versement de sa pension de retraite en qualité d’ex-préfet,
supprimé après sa condamnation pour « complicité de
crimes contre l’humanité ». Notons que
cette pension pourra être saisie par les parties civiles
pour obtenir leurs dommages et intérêts.
Si la libération de Papon est en tous points intolérable
pour ses victimes directes, le recours en justice a eu le mérite
d’engendrer une avancée « symbolique » importante :
l’État reconnaît sa responsabilité en
payant la moitié des dommages et intérêts
de Papon et admet pour la première fois la responsabilité de
l’État républicain. L’acte politique
de Chirac en 1995, confirmé par l’adoption de la
loi du 29 février 2000 sur la journée du 16 juillet,
se voit ainsi appuyé sur le plan juridique. Et pour la
première fois, le Conseil d’État établit
une continuité entre les fautes du régime de Vichy
et la République française en estimant que la responsabilité de
l’État républicain a été engagée à raison
des actes législatifs du régime de Vichy établissant
une discrimination fondée sur l’origine juive. Pour
Michel Zaoui, avec cette décision,
« le Conseil d’État reconnaît la
continuité de l’État, de Vichy à nos
jours. C’est une manière de dire que Vichy n’est
pas une parenthèse dans l’histoire de France. Cette
décision ajoute une reconnaissance juridique aux reconnaissances
historiques et politiques. Cette dernière pièce
au puzzle le rend cohérent. »
Dans l’affaire Papon, rappelons pour conclure que c’est
l’immense travail accompli par les associations de victimes
qui a permis le déclenchement des procédures judiciaires,
et leur pression a dû être d’autant plus importante,
et leur action déterminée, qu’aucune poursuite
ne fut provoquée à l’initiative du ministère
public. Lors du procès, non seulement le parquet n’a
jamais requis la mise en détention provisoire, mais il
n’a jamais pris l’initiative d’étendre
le champ des poursuites, alors que la Cour d’assises n’avait été saisie
que pour le cas de 74 déportés sur… 1560.
Faute d’ayant droits, aucune constitution de parties civiles
n’était possible. Comme le remarque Denis Salas, « la
synergie entre des groupes porteurs de la mémoire et du
judiciaire tranche singulièrement avec la relative inertie
des autorités politiques ». Mais le cœur
du problème reste la définition de la responsabilité de
l’État : la logique juridique ne condamne que
des faits individuels, non un « crime de bureau ».
C’est la fonction même du jugement qui s’avère
impossible lorsque l’idée de responsabilité individuelle
ne permet pas de rendre compte de la réalité des
mécanismes génocidaires. Comment juger un système étatique,
un appareil d’État ? Comme le dit François
Brayard, « L’identité du crime et de
l’appareil d’État est une réalité historique
qui est le point aveugle du procès ».
Conclusion ; du « bon
usage » de la mémoire : devoir, politique
ou travail ?
Quel bilan pouvons-nous tirer à partir de cet examen de
l’intégration dans les pratiques politiques nationales
de la mémoire du génocide et de la responsabilité de
l’État ? En 1997, Georges Bensoussan craignait
qu’en laissant dans l’ombre « la question-clé des
responsabilités de l’appareil d’État »,
la mémoire institutionnelle devienne une « amnésie
ritualisée, non sur le malheur lui-même, mais sur
ce qui l’a rendu possible ». Aujourd’hui,
en 2003, la revendication des associations de victimes a permis
de faire officiellement reconnaître cette responsabilité de
l’État dans le crime. Durant cette dernière
décennie, sous la pression de l’opinion publique,
et de la communauté juive en particulier, l’État
français a été sommé d’opérer
un retour réflexif sur son passé et sa collaboration
active dans le génocide orchestré par les nazis.
La République a admis la responsabilité de l’État
et de la France, à travers le discours de son président
et de son gouvernement. Cette responsabilité de l’État,
d’abord formulée sur le plan symbolique, a été confirmée
sur plan juridique en 2000. Cette période a vu s’inscrire,
parallèlement, l’institutionnalisation du « devoir
de mémoire » relatif à la Shoah dans
les pratiques politiques, l’État organisant désormais
des commémorations, jouant un rôle important dans
la création et la subvention de musées, de programmes éducatifs à l’intention
des nouvelles générations « après
Auschwitz », pour « éduquer contre
Auschwitz ». Une véritable « mutation
mémorielle » semble s’être accomplie :
le « devoir de mémoire », recentré sur
la Shoah depuis les années 1980, est passé de la
sphère des victimes et de leurs héritiers au pouvoir
politique et à la société dans son ensemble.
On pourrait se féliciter de cette évolution, et
voir en elle le début d’une ère nouvelle
où l’État saurait s’engager dans d’autres
démarches réflexives sur ses pratiques criminelles
et ses complicités. Mais un malaise subsiste, lisible
dans les critiques souvent virulentes auxquelles s’expose
le « devoir de mémoire », et qui
tient à de nombreux facteurs.
Tout d’abord, le processus de reconnaissance par l’État
de sa responsabilité a été un parcours semé d’obstacles,
que les pouvoirs publics ont rechigné à lever ou à contourner.
Ce qui ressort de ce parcours, c’est avant tout la continuité de
l’attitude des pouvoirs publics, qui n’ont réagi
que sous la pression de l’opinion ou des associations à l’initiative
de procédures judiciaires, et parfois à la traîne
de la justice, voire en faisant obstruction à son action.
Aucune procédure n’a été engagée à l’initiative
du ministère public. À travers tel discours d’homme
politique remettant en cause la légitimité d’une
justice tardive, telle décision ambiguë du Conseil
d’État qui, tout en reconnaissant la responsabilité de
l’État dans les agissements des fonctionnaires,
décide de rétablir la pension de Papon, ou encore
telle décision du Sénat décidant de la libération
du même Papon, on observe une propension continue des institutions à préserver
le champ de leur action politique en protégeant notamment
les membres de l’appareil d’État. La reconnaissance
symbolique n’engage aucune pratique, ou presque. Et quand
des actes sont engagés, c’est au nom d’ un œcuménisme
des Droits de l’homme, un « devoir de mémoire » qui
reste bien souvent cantonné au domaine commémoratif,
et qui fait écho à un consensus bientôt international
au sujet de la mémoire de la Shoah.
Sur le plan national, l’État célèbre
le « temps de la mémoire » en sombrant
dans l’excès inverse du déni ou de l’oubli :
il fait entendre un brave mea culpa qui va parfois à l’encontre
de la vérité historique, en présentant les
rafles et les déportations de Juifs comme si les Allemands
n’avaient pas été là. Avec cette mutation, « la
complicité de crime contre l’humanité a remplacé la
collaboration comme paradigme de la faute », selon
l’expression de Paul Thibaud. Mais au fur et à mesure
que la mémoire du génocide s’est institutionnalisée
et « étatisée », elle a perdu
sa dimension critique, si bien que l’on peut se demander
avec Annette Wieviorka si une mémoire devenue non conflictuelle
ne serait pas condamnée à perdre sa « vitalité ».
Tant que l’institution refusait de l’intégrer
dans la mémoire nationale, elle s’inscrivait dans
une lutte pour sa reconnaissance. Or aujourd’hui, la gestion
institutionnelle de la mémoire donne lieu à un
large consensus à vertu « pédagogique ».
Il ne s’agit nullement de souscrire ici à une vision
qui verrait dans la « commémorite » actuelle
une hantise suspecte au nom du « droit à l’oubli ».
Et encore moins de tenir la mémoire des Juifs pour responsable
de l’oubli des crimes présents, ce qui reviendrait,
comme l’écrit Catherine Coquio, à « les
rendre comptables d’une logique étatique dont ils
firent les pires frais ». On assiste aujourd’hui
au paradoxe d’une intégration et d’une institutionnalisation
de la mémoire du crime d’État qui lui fait
précisément perdre sa portée politique.
On est en droit de se demander si cette institutionnalisation
du « devoir de mémoire » n’est
pas la forme banale que prend l’adaptation du pouvoir politique.
La mémoire nationale, dans sa dimension collective, consacre
ainsi une séparation des pratiques (politiques) et des
savoirs : comme l’écrit Alain Brossat, « il
n’y a aucune raison pour que la politique de la mémoire
de ceux qui président aujourd’hui à l’institutionnalisation
mémorielle du génocide se déploie selon
d’autres paradigmes que leur politique tout court. »
En 1998, Georges Bensoussan critiquait ce qui semble devenu une
véritable « religion civile » de
la mémoire. L’expression vaut « dès
lors que le passé historique fait lien en donnant naissance à un
rituel commémoratif dont la fonction est nettement identitaire ».
Quelle est donc cette fonction identitaire qui ne concerne
plus seulement les Juifs, mais la communauté nationale,
et qui se construit paradoxalement sur la mémoire officialisée
d’un crime d’État ?
L’officialisation par l’État de sa responsabilité dans
le crime est aujourd’hui au cœur de nombreuses critiques.
Pour Paul Thibaud, les excès actuels du « devoir
de mémoire » font partie des effets au long
cours de l’obtuse politique de refus de « refaire » la
mémoire nationale, de Pompidou à Mitterrand. P.
Thibaud et Henry Rousso s’accordent à lire dans
cette forte présence de la mémoire du génocide,
autant qu’un résultat de l’éveil de
la mémoire juive, le symptôme d’un conflit
de générations : la nouvelle génération
reproche à la précédente son attitude pendant
la guerre, ses compromissions, son silence. Dans ce conflit de
société larvé, l’État jouerait
en fait le rôle de bouc émissaire. Le changement
du rôle de l’État dans le « régime
mémoriel » marquerait le passage de l’institution « garante
de l’idéal commun » à l’institution « dépositaire
des pires fautes », vouée au passé et
politiquement en crise.
La critique des pouvoirs publics cache bien souvent de fait un
malaise, lié au caractère collectif de la faute
et à l’acceptation massive, à l’échelle
de la nation, des persécutions antisémites. L’ensemble
des acteurs politiques et sociaux sont en cause, il suffit
de mentionner ici le Conseil d’État, qui n’a
jamais opéré de retour réflexif sur son
attitude pendant la guerre. À cet égard, la mise
en accusation de « l’État » comme
notion abstraite continue sûrement d’épargner
les élites à travers les institutions. La notion
imprécise et restrictive de crime contre l’humanité reste
insatisfaisante quand il s’agit de faire retour sur un
crime relevant d’une dilution des responsabilités,
comme l’est tout crime de génocide. Ceci tient
au caractère forcément limité de la logique
juridique, qui ne se prononce que sur la culpabilité d’un
individu. Là où l’on aurait aimé pouvoir
faire le procès d’un concepteur à l’origine
de décisions comme Bousquet, la justice reste rivée à sa
demande de preuve et se retrouve incapable de juger l’obéissance
du fonctionnaire Papon. La définition même du
crime ne permet pas de juger le « crime de bureau » d’un
exécutant qui obéit au pouvoir et à la
hiérarchie. Ce crime concerne au premier
chef l’État, mais exigerait l’examen approfondi
des comportements de tels ou tels groupes : corps constitués,
universités, magistrature…
L’État reste le lieu d’exercice de la violence
légitime, et son appareil l’instrument de cette
violence. À ce titre, leur remise en question et l’analyse
de leur responsabilité à travers leurs multiples
compromissions restent pleinement légitimes et nécessaires.
Et il nous semble périlleux d’affirmer que le « devoir
de mémoire » institutionnalisé est le
symptôme d’une attente excessive, voire infantile, à l’égard
de l’État sommé de faire son mea culpa. Dans
cette perspective le discours de Chirac aurait dû mettre
un point final à la controverse autour de la responsabilité politique
dans la participation au génocide. Dans l’évocation
par Chirac de la responsabilité à prendre en Bosnie
au nom de « cette France » « qui
n’a jamais été à Vichy »,
Paul Thibaud voit le signe d’une dynamique née de
l’opposition entre l’État français
(coupable) et la République (intacte, soit la France libre).
Le scandale ne réside ni dans une crispation obsessionnelle
sur la responsabilité de l’État dans le passé,
ni dans un discours méaculpiste dont les excès
se compensent par l’exaltation de Droits de l’homme
et d’une République plus que jamais abstraits. Le
scandale, c’est l’écart entre le discours
et la pratique qu’il faut lire entre ses lignes. L’homme
politique ne se contente plus de taire, d’effacer, de nier :
il se risque allègrement aux dénégations
les plus obscènes, sachant que les nouveaux « devoirs
de mémoire » encore en souffrance ne le rattraperont
pas de sitôt.
Les propos de Chirac sur la responsabilité à prendre
en Bosnie au nom d’une leçon tirée d’Auschwitz
relève de ce scandale, dont on pourrait multiplier les
exemples. Il laisse finalement la France et la République
intactes (à travers ses « valeurs »).
Certes, il rompt avec l’idée selon laquelle un gouvernement
n’a de légitimité à représenter
l’État que s’il se conforme à l’esprit
et aux règles du régime qui est le sien (à savoir
la République). Il reconnaît que c’était
bien l’État qui perpétrait le crime. Mais
un État en rupture de France et de République.
En 2000, Pierre Bouretz se livrait à une précieuse
lecture de l’idéologie républicaine à travers
la passion française de l’ « universel » :
selon lui, la France a vécu son histoire comme un récit
de l’universel, convaincue qu’il se confondait avec
la singularité de son histoire nationale. Parallèlement,
elle a toujours cultivé le goût de la commémoration, « comme
une manifestation sans doute de ce qui combat en elle la passion
de l’universel : l’amour de soi national corrigé du
mot ‘république’ ». Contrainte
de renoncer à des formes de commémoration qui ne
seraient qu’autocélébration pour opérer
un retour réflexif sur son passé, la France a bien
dû reconnaître que certains moments de son histoire
avaient signé le divorce entre les formes de la république
et la nation qui leur donnait un fond. L’universel a ainsi
rompu avec le particulier de l’histoire nationale, pour
se replier dans des valeurs républicaines dont la France
ne peut que se réclamer désormais, tout en admettant
ne pas y avoir été toujours fidèle… À la
lecture de Vichy comme « trahison » de
l’idéal républicain, préservé par
la « France libre », succède la
reconnaissance forcée d’une trahison qu’aucune « autre
France » n’est susceptible de racheter ou d’effacer.
Cette évolution explique pour Bouretz une certaine tendance
aujourd’hui à vouloir refermer le dossier et à réhabiliter
l’État contre un « devoir de mémoire »,
sans que cette histoire n’ait donné lieu à un
véritable débat sur les formes et les degrés
de culpabilité de la nation, de l’État, de
la République. Cette tendance s’illustrerait dans
l’attitude de l’historiographie française :
une certaine « politique française de l’histoire » procédant
d’une conception de la connaissance historique qui « devrait
en quelque sorte régler ses ambitions par le souci politique
de ne point trop aviver les blessures qu’elle réveille ».
L’historien reste ainsi garant du mythe républicain,
et l’État, après avoir accompli son devoir
de mémoire, doit céder la place à une certaine
dose d’oubli nécessaire à la préservation
de l’unité du corps social, unité qui reste
la condition de toute politique. Une certaine dose de secret,
aussi, doit être admise en tant que constitutive de l’exercice
même du pouvoir : Henry Rousso, s’il ne défend
pas le secret des archives qui règne encore concernant
des période plus récentes que l’Occupation,
adopte une attitude résignée au secret d’État,
qu’il oppose à un certain idéalisme de veine
utopiste hérité de 1968. Par cette manifestation
de sagesse « réaliste », l’historien
se fait juge et moraliste de son époque, et veut sauver
l’État, y compris de lui-même, en le mettant
en garde contre les excès du « devoir de mémoire ».
La revendication de la singularité du génocide
dans la mémoire des années d’Occupation a été analysée
comme exemplaire d’un phénomène contemporain
de nos sociétés : la « communauté juive »,
paradigme des « nouveaux acteurs sociaux » d’une
société multiculturelle, militerait pour une reconnaissance
publique de sa différence. Or un des dangers souvent perçu
dans la multiplication des exercices de mémoire étatiques
est celui d’une fragmentation du corps social, d’un éclatement
des mémoires particulières, d’où les
critiques actuelles du « particularisme mémoriel ».
Dans cette approche, un trait pertinent doit être considéré :
la reconnaissance de la responsabilité d’État
dans le génocide des Juifs s’est faite au prix d’une
inévitable lutte mémorielle. Pour sortir des malentendus
qui en résultent, il faut soumettre le « devoir
de mémoire » de l’État à une
critique beaucoup plus attentive et systématique, axée
sur le présent en même temps que sur le passé :
comment le pouvoir s’est-il finalement accommodé de
la mémoire de son crime ?
La reconnaissance des crimes d’État et des complicités
françaises se fait selon une géométrie variable.
La Shoah constitue en quelque sorte le paradigme, y compris au
niveau international, d’une culpabilité finalement
assumée. Mais cette reconnaissance s’accomplit selon
une logique double, parfois contradictoire : relayant la
lutte mémorielle, le politique prolonge et accentue un
raidissement de mémoires conflictuelles. Dans le même
temps, il cède à l’universalisme ambiant
en matière de discours sur les Droits de l’homme,
ce qui lui permet de perpétuer la tradition républicaine
de soi-disant fidélité aux valeurs démocratiques :
au nom d’Auschwitz, il faut intervenir en Bosnie (enfin
dire qu’on va le faire) et au Kosovo (mais en lançant
des bombes via l’OTAN, et non en choisissant de faire appel à l’ONU
ni en préconisant une intervention terrestre) tout en
continuant d’être secrètement complice de
crimes contre l’humanité et de génocides
ailleurs. La crainte de Georges Bensoussan de voir se mettre
en place une « amnésie ritualisée » est
aujourd’hui confirmée. Mais paradoxalement, elle
s’est réalisée malgré la reconnaissance
de la responsabilité de l’État. Catherine
Coquio a montré que l’amnésie étatique
qui se cache derrière le « devoir de mémoire » est
l’œuvre du mythe en elle : « Forte
de ses affinités avec l’État, la raison mythique
tend à l’institution ». Il s’agit
de comprendre aujourd’hui comment on en est arrivé à ce
paradoxe : le mythe républicain a intégré la
mémoire d’un crime contre l’humanité dont
l’État français s’est dit coresponsable.
Cette mémoire n’est plus nécessairement associée « au
tabou, à la dissension, à l’oubli organisé » :
tout est universalisable et intégrable dans le mythe national à la
fois. Aujourd’hui, le tabou s’est clairement déplacé :
il frappe la responsabilité ou la complicité de
l’État dans d’autres génocides, ailleurs.
(texte sans son appareil de notes. Pour consulter
l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)