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"Les innombrables morts sont notre affaire à tous" : la mémoire de la Shoah en France, entre ‘devoir’ et ‘politique’.

Par Aurélia Kalisky, in Des crimes contre l'humanité en République française, L'Harmattan, 2006.

Il faut que l’impuissance de l’État cesse de paralyser la Nation… Les fonctionnaires ne seront plus entravés dans leur action par des règlements trop étroits et par des contrôles trop nombreux. Ils seront plus libres ; ils agiront plus vite mais seront responsables de leurs fautes…
Philippe Pétain s’adressant à la Nation française le 11 juillet 1940

C’est donc en premier et dernier lieu à ce peuple de France éperdu de liberté que nous reconnaissons devoir notre survie, ce peuple qui ne voulut jamais céder, et qui à l’heure décisive, unanime dans sa volonté spontanée et indiscutée, effaça d’un trait de plume les lois d’exception imposées par l’ennemi.
Ainsi la France qui nous libéra en 1789 nous a libérés à nouveau en 1944. La France elle aussi survit. Nous restons ses enfants, natifs ou d’adoption. Nous avons repris, nous devons reprendre, notre place à son foyer avec la discrétion que commandent la souffrance et la dignité et continuer de servir.
Edmond Dreyfuss le 19 mai 1946

Il ne reste plus beaucoup de témoins et cela n’a plus guère de signification. […] On ne peut pas vivre tout le temps sur des souvenirs ou des rancoeurs.
François Mitterrand, 1992

Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas? Qui même y penserait ? […] Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.
Vladimir Jankélévitch, Pardonner ?, 1971

Les innombrables morts sont notre affaire à Tous. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer.
Puisse Auschwitz, lieu de souffrance et de mémoire, faire de nous des vigilants.
Jacques Chirac, 1996

La France patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, ce jour-là accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. […] Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible.
Jacques Chirac commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’, juillet 1995

 

 

Depuis l’Occupation et Vichy, plus de cinquante ans ont passé. La période reste pourtant omniprésente dans les discours et l’espace public, si bien qu’on entend dire aujourd’hui qu’elle fait l’objet d’une mémoire « obsessionnelle », voire d’une « hantise ». Henry Rousso avait mis en avant dès 1987, avec son Syndrome de Vichy, ce que cette obsession avait de suspect, notamment dans certaines de ses manifestations idéologiques : parmi elles, le recouvrement de l’actualité politique hexagonale par une focalisation sur le passé, et l’instrumentalisation des clivages politiques et idéologiques hérités de 39-45 dans le débat politique des années 70-80. Depuis, nombre d’ouvrages, y compris philosophiques, essaient de comprendre ce que cette « obsession » peut avoir de révélateur dans notre rapport même au passé, à l’histoire, à la mémoire « saturée », à l’oubli devenu impossible. Et la plupart constatent la relation ambiguë de cette obsession du « devoir de mémoire » avec un manque d’attention, voire une surdité aux crimes commis aujourd’hui et ailleurs.


En 1994, Annette Wieviorka et Nicolas Weill se penchaient sur la construction de la mémoire de la Shoah à partir d’une comparaison entre les cas français et israélien, constatant que les « sociétés juives, celles de la diaspora comme celles d’Israël, ne parviennent pas à accomplir le deuil des victimes de la Shoah ». Selon eux, les Juifs étant en France très largement minoritaires, la relation entre la mémoire et sa gestion institutionnelle y est plus complexe et moins « directe ». C’est justement cette relation que nous voudrions tenter d’explorer ici, à partir de ses évolutions les plus récentes (1990-2002). Dans les années 1990, la mémoire du génocide est progressivement transférée aux institutions publiques et ne reste donc plus le seul fait des groupes qui en étaient porteurs. Ce processus va de pair avec la mise en place d’une véritable « politique de la mémoire ». Il ne s’agit pas de critiquer cette institutionnalisation sous prétexte qu’elle donnerait lieu à un « surinvestissement », mais plutôt de soumettre à un regard critique la manière dont l’État, après avoir reconnu avec difficulté sa responsabilité, « gère » la mémoire. Ainsi la question serait bien plutôt de savoir à quels « exercices de mémoire » donne lieu le « devoir » du même nom. Paradoxalement, l’État français a rechigné à reconnaître ses crimes, à les assumer et les traduire par une action politique, mais dans le même temps, en « intégrant » la mémoire du génocide, il l’a transformée et en a fait l’objet d’une politique.

 

Mémoire juive et mémoire nationale : intégration et exclusions


La « politique de la mémoire » organise les commémorations officielles, et se trouve par conséquent liée au processus de reconnaissance de la responsabilité de l’État dans les agissements de Vichy. Elle a joué un grand rôle dans la mise en place de ce qu’on appelle désormais le « devoir de mémoire », et si ce dernier existe depuis fort longtemps dans ses dimensions identitaire et communautaire (« devoir de mémoire » de la déportation dans son ensemble, et du génocide des Juifs en particulier), il revêt, depuis sa prise en charge par une « politique » institutionnelle, un sens différent, à élucider.


On ne peut étudier la gestion politique et institutionnelle de ce passé en France sans considérer la spécificité d’une mémoire partagée entre sa dimension communautaire (notamment à travers le rapport de la communauté juive de France à Israël, la question d’une possible « instrumentalisation » de la mémoire, et son rôle identitaire au sein du « modèle républicain ») et celle, davantage « universaliste », d’un « devoir de mémoire » devenu international. Cette double logique est à l’œuvre dans de nombreux pays, et peut être éclairée à partir du cas américain récemment étudié par Peter Novick dans son livre L’Holocauste dans la vie américaine. Cette étude de cas illustre le caractère désormais transnational de la mémoire de la Shoah dans le monde occidental, et met en évidence une « américanisation » de la mémoire de l’événement consistant à la « déjudaïser » pour en faire un impératif moral destiné à justifier une « politique des Droits de l’homme », dont le caractère idéologique a parfois été dénoncé. Ces deux dimensions – communautaire et internationale –, tour à tour complémentaires et contradictoires, figurent deux formes de la conscience contemporaine du génocide des Juifs. Cette conscience, qui se manifeste à travers des institutions (publiques, étatiques ou communautaires, associatives et privées) et des événements à teneur médiatique (manifestations culturelles ou scientifiques, procédures judiciaires, scandales et polémiques), est constituée par un ensemble de discours et de représentations. Ce qui la caractérise aujourd’hui, c’est sa visibilité institutionnelle, résultant d’une politique de la reconnaissance « qui réalise le partage entre ce qui a droit de cité dans le champ mémoriel » et ce qui doit en être exclu, et tend à la constituer en norme traversant l’ensemble de l’espace public.


La troisième dimension à élucider ici, que l’on pourrait dire « médiane », entre les dimensions communautaire et universelle, est précisément la dimension « nationale » de la mémoire de la Shoah, son intégration par la République dans le champ mémoriel français. La construction de la mémoire de la Shoah en France s’est faite selon un mouvement contradictoire, oscillant entre une volonté d’intégration de la mémoire communautaire à la mémoire nationale et la revendication d’une spécificité de la mémoire du génocide. Celle-ci se fait entendre relativement tard dans l’espace public pour diverses raisons et occupe le devant de la scène politique et médiatique depuis les années 1980. Elle se heurte à la surdité évidente d’un État dont certains fonctionnaires étaient déjà hauts dignitaires, ou dans la fonction publique et l’administration sous Vichy, surdité symbolisée par l’attitude ambiguë d’un président, François Mitterrand.
Cette revendication finit par aboutir à la reconnaissance symbolique par l’État en 1995, par la voix du Président de la République Jacques Chirac, de la spécificité du génocide des Juifs dans sa dimension « universelle » à Auschwitz, et au sein de la mémoire en France lors de la commémoration de la journée nationale de la mémoire de la déportation du 16 juillet 1995. Cette reconnaissance symbolique est précisée par une nouvelle loi en 2000, puis se voit confirmée juridiquement par une décision du Conseil d’État liée à l’affaire Papon en avril 2002.


Ce long processus d’ « intégration » de la mémoire de la Shoah se constitue de facto dans le contexte de ce que le sociologue Jean-Michel Chaumont a décrit comme une « concurrence des victimes ». Ainsi la mémoire nationale, après avoir oublié la mémoire juive derrière la mémoire résistante, semble aujourd’hui « centrée » autour de la mémoire de la Shoah. Si bien que c’est aujourd’hui la mémoire de la Résistance qui semble s’effacer derrière celle du génocide.


Cette mémoire litigieuse semble aussi s’être constituée dans un oubli, tant originel que durable celui-là : celui de la mémoire des Tsiganes, groupe de victimes de l’extermination qui n’a pas fait l’objet d’une politique de déportation en France, mais à propos duquel la remarquable continuité des politiques d’exclusion, des années 30 en passant par Vichy, jusqu’aux récentes lois « sécuritaires » de Nicolas Sarkozy, reste à interroger et soulève avec acuité la question de la continuité des pratiques de l’État français et de la République. La mémoire des Tsiganes, celle d’une communauté oubliée, reste encore en souffrance. Leur persécution aurait dû donner lieu à une historiographie spécifique. Or l’écriture de cette histoire-là fut tardive, et rencontra relativement peu d’écho en comparaison avec celle du génocide des Juifs. Un exemple illustre bien l’ampleur de cet oubli : au début des années 1990, le Secrétariat d’État aux Anciens Combattants souhaitait ériger un monument pour rappeler l’internement des Tsiganes en France. Or non seulement ce monument n’a jamais vu le jour, mais c’est le site de Montreuil-Bellay qui fut alors choisi pour le déroulement de la cérémonie de la Journée nationale de la Déportation tsigane, alors même que les Tsiganes de France n’ont pas été déportés en nombre, et qu’aucun d’entre eux n’a été déporté depuis le camp de Montreuil-Bellay. Comme le remarque Marie-Christine Hubert, « le devoir de mémoire aboutit parfois à des aberrations historiques »…


Pour mettre en évidence les caractéristiques propres à la phase récente (1990-2002) de la construction de la mémoire de la Shoah en France, à travers sa gestion politique, judiciaire et institutionnelle, et dégager une éventuelle « singularité française », nous allons examiner par quelles mesures concrètes se traduit la reconnaissance de la responsabilité d’un État dans les crimes contre l’humanité et le génocide commis à l’encontre des Juifs, mais aussi comment, sur le plan symbolique, cette reconnaissance s’exprime dans le discours institutionnel par un usage des notions d’ « État », de « République », de « Nation », de « France » en constante révision.


Cette étude passera par l’examen des différents domaines où l’État est engagé et où sa gestion s’exerce, soit de manière volontaire, voire volontariste, soit de façon contrainte et forcée par la pression de l’opinion publique dans ses manifestations médiatiques, pression souvent portée par des groupes investis de cette mémoire. C’est ce dernier point, celui d’une politique de la mémoire souvent impulsée par la société civile à travers les groupes militants qui la constituent, qui fait peut-être de la France un cas singulier. Après une analyse de la dimension institutionnelle et officielle de la mémoire à travers la place qu’y prend la reconnaissance symbolique d’une responsabilité de l’exécutif (I), nous nous pencherons sur la question de la gestion du passé de l’État à travers ce qui constitue ses traces : les archives, dont l’enjeu est juridique, mémoriel, voire économique (II). Nous évoquerons ensuite le dossier des « spoliations », qui a partie liée avec la question des archives, et qui montre l’ambiguïté de la reconnaissance de la continuité de l’État depuis 1940 (III). Ce point nous permettra enfin d’aborder le dossier juridique et judiciaire. Les procès de cette dernière décennie résultent d’actions intentées contre d’anciens fonctionnaires d’État (Touvier, Papon, Leguay, Bousquet) dont certains le sont restés après 1944 et jusqu’à une période récente.



En revisitant les événements marquants de la dernière décennie relatifs à la mémoire de la Shoah, il nous sera peut-être possible de faire la part des choses entre le « syndrome » de l’ « obsession » mémorielle et le questionnement resté légitime sur les responsabilités d’État, leur effacement ou leur affrontement assumé . Nous pourrons tenter alors de répondre à quelques questions : comment la République fait-elle jouer ses institutions pour « intégrer » un crime perpétré par un gouvernement passé (dont elle se dit l’ennemie, mais à laquelle elle succède de fait) ? Quels problèmes se posent à elle, ce faisant ? Comment le « devoir de mémoire » en ses bavardages, et la « politique » qu’il implique peuvent-ils donner lieu à un véritable « travail de mémoire » qui signifierait aussi une conscience politique accrue quant aux événements actuels ?


I - De la « parenthèse » au « devoir de mémoire » : l’Universel et le particulier

Mémoire juive et mythe républicain


La mémoire nationale se forme d’après Henry Rousso à la convergence de quatre principaux groupes de « vecteurs », proposant chacun un « type » de reconstruction de l’événement à des fins sociales : les vecteurs officiels (regroupant notamment l’ensemble des « lieux de mémoire » mis en place par l’État, et dont fait partie la justice) ; les vecteurs associatifs ; les vecteurs culturels ; enfin les vecteurs savants. Nous nous proposons d’analyser la reconstruction de l’événement de la Shoah propres aux vecteurs officiels et les relations avec les autres types de vecteurs que cette reconstruction implique et révèle, ce qui impose de revenir sur l’évolution de la mémoire de l’événement durant ces dernières décennies. Cette période voit un « devoir de mémoire » souvent cantonné aux vecteurs communautaire et associatif, évoluer vers sa traduction politique et son intégration dans la mémoire officielle.


Dans l’introduction à son récent ouvrage intitulé Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Henry Rousso est amené à réviser la chronologie de la mémoire des années noires établies dans les deux livres précédents sur le sujet : Le Syndrome de Vichy (1987) et Vichy, un passé qui ne passe pas (1994). Cette réévaluation essaie de tenir compte des évolutions récentes de la mémoire et de son intégration dans l’espace public, tant au plan politique que culturel, de 1996 à 2001. Les périodes de « deuil inachevé » (allant de 1944 au milieu des années 1950), de « refoulement » (qui comprend les années 1960, et est marquée par le mythe résistancialiste de De Gaulle) et de « retour du refoulé » (après 1967 et la Guerre des Six jours pour la mémoire juive, et le tournant politique de 1968 en France) dessinent une chronologie encore valide. En revanche, la période du « syndrome », dans laquelle s’inscrivent le « réveil » de la mémoire de l’Occupation et du génocide en particulier, mérite d’être étendue. Car ce qui apparaissait encore en 1994 comme une phase d’une trentaine d’années, bientôt close par ce que Rousso et Conan appelaient le « dernier procès de l’épuration » (le procès de Paul Touvier), se prolonge encore aujourd’hui. Concernant la période la plus récente, on peut dire néanmoins que l’histoire de la mémoire de la seconde Guerre connaît depuis quelques années une nouvelle phase, peut-être ultime : celle de la mise en place d’un consensus national sur la façon de commémorer, correspondant à l’intégration à la mémoire nationale proprement dite du souvenir de la complicité française dans la déportation des Juifs d’Europe, et de la collaboration de l’État avec l’occupant.


Des années 1970 à aujourd’hui, l’hypothèse d’un glissement mémoriel, décrit par Henry Rousso dans Le Syndrome de Vichy, d’une mémoire structurée autour de la Résistance à une mémoire centrée sur le génocide des Juifs, est amplement confirmée. L’institutionnalisation de cette mémoire a été portée depuis longtemps par l’impératif d’un « devoir de mémoire » plus ancien que l’on voudrait bien le croire : c’est dès la Libération que le mouvement associatif des déportés fait de cette lutte une priorité. Olivier Lalieu a récemment tenté de retracer l’histoire et les mutations de cette notion en analysant les groupes sociaux dont la vocation affichée est de préserver le souvenir des années d’Occupation. Cette préservation du souvenir suit dès 1945 deux objectifs complémentaires : se souvenir à travers le culte des disparus, et entretenir la mémoire en tant que « champ plus large qui touche à la fonction du souvenir dans la société ». Or dès le départ, le souvenir est défini comme une « arme politique » : l’entretien de la mémoire définit la poursuite, au-delà de la guerre, d’une lutte dépassant les clivages politiques traditionnels, contre le fascisme, pour le respect des Droits de l’homme et le maintien de la paix. Cet œcuménisme affiché n’empêche pas les associations d’être parfois manipulées par des partis, en particulier dans le contexte de la guerre froide, ou à l’occasion de la guerre d’Algérie. Ce qui explique le fait qu’à partir des années 60, les associations se rassemblent autour d’un consensus moins politisé : celui d’un combat pour la « transmission de la mémoire », en particulier à la jeunesse. Parallèlement commence le transfert partiel de cette mission de transmission aux institutions, avec l’adoption en 1954 de la loi instituant une journée nationale de la déportation. La nation française reconnaissante envers les déportés « héros et martyrs » « sacrifiés pour la patrie » organise des commémorations sur l’ensemble du territoire, et des programmes pédagogiques en milieu scolaire sont définis pour sensibiliser la nouvelle génération aux valeurs de solidarité, ainsi qu’au respect des institutions démocratiques et républicaines.


Mais jusque dans les années 80, le « devoir de mémoire » ne concerne que la déportation politique, et le génocide des Juifs est passé sous silence. Comme l’ont montré Annette Wieviorka et Olivier Lalieu, le premier mouvement des anciens déportés n’a pas engendré de mémoire autonome du génocide. Le nombre modeste de rescapés juifs du génocide (2500 sur un total de 37000 survivants du système concentrationnaire) n’y trouve pas de représentation en tant que tel. Les associations entendent en effet, souvent en accord avec les survivants juifs et pour des raisons d’efficacité, représenter l’ensemble des déportés (hormis les droits communs) auprès des pouvoirs publics et de la nation. Sur les deux organisations regroupant des victimes juives, l’Amicale d’Auschwitz (qui regroupe les survivants du camp sans distinction) et l’Association des anciens déportés juifs de France, seule la seconde intègre à son discours la spécificité de la déportation sur critères « raciaux ». C’est cette dernière qui organise la commémoration annuelle du Vél’ d’Hiv’, et ses responsables sont membres du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIJF).


À côté de ces raisons d’ordre numérique et structurel, il semble que la raison principale du silence sur le génocide soit de nature idéologique. Au sein même des associations d’anciens déportés, le discours des rescapés doit, à travers le témoignage du vécu de la déportation, transmettre des valeurs de solidarité, de résistance de l’humanité face à l’ « inhumanité » du camp. Le témoignage des rescapés juifs ne saurait cadrer avec ce discours de l’humain résistant et finalement victorieux sur la barbarie nazie. La victime ayant échappé à la destruction génocidaire ne s’identifie ni au « martyr », ni au « héros » ; elle ne peut témoigner que d’une destruction accomplie, et de l’inhumanité au cœur même de l’humain. Son témoignage reste inaudible jusque dans les années 1980 en partie pour cette raison. Quant à l’ensemble de la société française, ainsi que l’État et ses institutions, ils se sont reconstruits sur le mythe résistancialiste imposé par de Gaulle à la Libération, au nom d’une communauté nationale réunie après l’épreuve de la division et de l’épuration. L’effacement de la mémoire du génocide reste avant tout dû au fait que « la priorité du national a dicté sa loi ». Et si l’on insiste souvent sur le fait que les rescapés des camps et de la Shoah ont contribué à un relatif effacement de la mémoire du génocide par désir d’ « intégration », d’autres facteurs, au premier chef les décisions politiques, ont joué en ce sens, souvent contre l’avis des victimes. Ainsi la journée nationale de la déportation, le dernier dimanche d’avril (instituée en 1954) ne sera réformée qu’en 1985 puis en 1988 pour inscrire la spécificité de la Shoah dans « le fait historique global que représente la déportation ».


Mais au cours des années 1970 et 1980, la mémoire juive se manifeste dans sa singularité. L’impact de la Guerre des Six jours puis de celle du Kippour entraîne pour la première fois un conflit entre identité juive et identité nationale. L’émergence du phénomène négationniste, les attentats visant des Juifs en France ainsi que la profanation de Carpentras ravivent le souvenir des persécutions, et contribuent à mobiliser une communauté juive. La discordance entre mémoire nationale et mémoire communautaire apparaît au grand jour. À l’origine de cette évolution dans la perception de la Shoah, il faut souligner l’activisme du couple Klarsfeld, représentatif de la seconde génération, celle des enfants nés juste avant ou pendant la guerre. Serge Klarsfeld crée l’association des Fils et Filles de déportés juifs de France en 1979, rassemblant autour d’un noyau de militants (dont des membres de la LICRA) ceux que le mouvement des anciens déportés n’avait su intégrer dans ses rangs. La mémoire du génocide prend alors la forme d’un combat militant dont le but est de dénoncer les complicités de Vichy dans la déportation des Juifs de France. Les associations de survivants continuent cependant de jouer leur rôle dans l’entretien de la mémoire et son inscription dans l’espace public par la collecte de témoignages, l’organisation de commémorations et d’interventions en milieu scolaire. Mais les associations regroupant de nouvelles catégories de victimes (enfants cachés, enfants de déportés) prennent la relève de cette action militante, et sont à l’origine d’initiatives consistant à interpeller les pouvoirs publics. Les actions du couple Klarsfeld attirent l’attention des médias, et trouvent une grande résonance dans l’opinion. Serge Klarsfeld, devenu avocat, s’engage dans des procédures judiciaires (la loi française permettant aux associations de se porter partie civile à partir de 1980). Son action joue ainsi un rôle prépondérant dans l’émergence durant les années 1980-1990 d’une mémoire de la Shoah militante et revendicative.


C’est donc par ce biais que les victimes demandent des comptes à l’État français durant la dernière décennie : elle le font en mettant en accusation des hommes ayant occupé des postes à responsabilité en 1940-44. Mais elles réclament aussi des comptes « symboliques ». Car tandis que la République fédérale d’Allemagne se reconnaît, dès 1951, « comptable » de ce qu’a fait le IIIe Reich, la vision gaulliste, qui perdure globalement jusque dans les années 1990, considère 1940-1944 comme une « parenthèse ». L’ « État français » de Vichy ayant démis et répudié la République, la « France » survit ailleurs que dans l’appareil du pouvoir, dans la Résistance intérieure et extérieure. Elle survit enfin dans une « certaine idée » de la Nation, historiquement et de fait divisée, une de ses parties ayant perpétré des actes déviants par rapport aux règles qu’elle s’était prescrites, mais bientôt réunifiée avec l’épuration et la restauration de la République au lendemain de la guerre. Ainsi le crime national reste sans auteur, du moins sans auteur étatique, mis entre parenthèses, ou entre guillemets (l’ « État français » de Vichy), car il est « cet événement incompatible avec les représentations constitutives de l’identité nationale ».


L’ordonnance de 1944 rétablissant la République a été la traduction juridique d’un mouvement qui perdure jusqu’à aujourd’hui : celui d’une dissociation schizophrénique entre l’État agissant sur le réel à travers le pouvoir de son appareil, et sa position symbolique de gardien des principes universels. Il n’est rien de plus banal que ce dédoublement au sein des nations occidentales. La RFA par exemple a mis en place dès les années 50 une véritable « double stratégie » consistant à se démarquer du nazisme sur les plans symbolique et politique en proclamant l’importance désormais des valeurs démocratiques ainsi que son rejet des valeurs du IIIe Reich, tout en réintégrant d’anciens nazis dans la vie politique et économique. Mais ce dédoublement prend en France une coloration particulière, que l’on peut directement rattacher au système de représentations sur lequel s’est construite la nation française depuis 1789, tel qu’il a été étudié par P. Bouretz. Vichy et la collaboration d’État dans le génocide des Juifs conçus comme une parenthèse incongrue dans une histoire de la nation dominée par les principes « universels », rendent impensable pendant très longtemps la mise en cause de la France au travers de ses dirigeants politiques, de son administration, ou même de comportements collectifs. Ils rendent la parole officielle prudente, et déterminent sa rhétorique. C’est donc seulement dans les années 1990, sous la pression de l’opinion publique, et de la communauté juive en particulier, que l’État français est sommé de remettre en question la mise entre parenthèses de l’ « État français ».


C’est à l’occasion du procès de Klaus Barbie (1987), initié par les époux Klarsfeld, qu’est formulé le « devoir de mémoire » relatif à la Shoah, et non plus seulement au phénomène global de la déportation. C’est à ce moment que les rescapés du génocide acquièrent, à travers les témoignages entendus au procès et relayés par les médias, une visibilité sociale qui leur permet de sortir du mutisme où ils étaient cantonnés depuis la Libération. Le « devoir de mémoire » s’exerce ici au nom de la légitimité d’une demande de réparation pour les persécutions endurées, et se donne pour but « pédagogique » de tirer des leçons de cet épisode de l’histoire nationale. Le procès Barbie revêt sur ces deux points un rôle comparable au procès Eichmann en Israël.


Aujourd’hui est peut-être arrivée l’heure d’un possible bilan de ce qui s’annonce comme la phase ultime d’un cycle décrit par Annette Wieviorka. Car en 2002, on peut dire que les derniers témoins directs sont en train de disparaître, et que leur disparition entraînera de fait la fin de l’ « ère du témoignage » de la Shoah. Cette dernière phase serait celle d’une mise en évidence de la responsabilité de l’État, les plus hautes autorités et les gouvernants ayant été interpellés par les victimes et leurs descendants. Comme le fait remarquer Olivier Lalieu, les critiques adressées aujourd’hui à l’encontre du devoir de mémoire traduisent à la fois « son passage de la sphère des victimes au pouvoir politique et à la société dans son ensemble » et « son recentrage sur la Shoah. »

 

La commémoration du Vél’ d’Hiv’ : « …ne lui demandez pas de comptes, à cette République ! »


Le cinquantenaire de la rafle du Vél’d’Hiv’, le 16 juillet 1992, devait être l’occasion de reconnaître pour la première fois de manière officielle la complicité de Vichy dans le génocide des Juifs. Sur le plan international, le moment clé que constitue la déclaration de culpabilité de l’État dans un « rite » de repentance se situait en continuité avec le geste symbolique de Willy Brandt au ghetto de Varsovie en 1970, et la demande de pardon à Israël par Lech Walesa en 1991. En France, le moment s’inscrivait dans la chronologie complexe de la « seconde épuration », sur fond d’enlisement des procédures en cours (contre Maurice Papon, René Bousquet et Jean Leguay), l’ex-milicien Paul Touvier ayant bénéficié d’un non-lieu de la cour d’appel de Paris peu de temps auparavant (13 avril 1992). Ainsi il se chargeait de fait d’une signification symbolique forte, le « geste » présidentiel de reconnaissance tentant de pallier les lenteurs et atermoiements des procédures judiciaires. Il ne s’agissait pas d’admettre la responsabilité de la République et de l’État dans leur continuité depuis 1940, mais d’assumer l’histoire de l’Occupation et de la complicité d’État à travers un acte politique au nom de la continuité de la France. La revendication se fit impérieuse, et fut l’occasion pour certains intellectuels (notamment à travers la pétition lancée par le Comité Vél’ d’Hiv’ 1942) de fustiger l’État dans sa capacité d’oubli et de contester la version officielle de l’histoire nationale. L’oubli, exercé notamment à travers les mesures d’amnistie prises depuis 1945 et les grâces présidentielles, scandalisait une partie des Français en 1994. Le débat qui s’ensuivit souffrit d’imprécisions certaines : la teneur de l’épuration après 1945, mal connue, fut minimisée, tandis que la part de responsabilité réelle de Vichy dans le génocide fut parfois présentée comme une volonté d’extermination propre au régime. Or cette dernière n’a jamais existé, et en 1992, la catégorie de la « collaboration d’État » est encore vague (elle ne sera clarifiée que lors du procès Touvier, et surtout du procès Papon).


En 1992-93, la revendication du geste présidentiel s’inscrit aussi dans une période de polémiques virulentes, liées à l’ambiguïté de Mitterrand, et qui se prolonge jusqu’en 1994. Rappelons quelques faits : en 1992, le dépôt par François Mitterrand d’une gerbe sur la tombe de Pétain soulève l’indignation. Cette habitude présidentielle, prise depuis 1987, inspirée de ses prédécesseurs De Gaulle et Giscard d’Estaing, est définie par l’entourage du chef de l’État comme une « tradition républicaine » s’inscrivant dans la commémoration de la Première guerre mondiale fêtée le 11 novembre. C’est dans ce contexte tendu que Mitterrand répond par une fin de non-recevoir aux revendications des associations dans son discours du 14 juillet 1992, en différenciant la République, universaliste, respectueuse des Droits de l’Homme et de ses citoyens, et l’ « État français » du régime de Vichy. En continuité avec l’attitude de ses prédécesseurs, Mitterrand reprend ainsi la distinction entérinée pendant plus de cinquante ans par l’idéologie gaulliste. La politique d’oubli de De Gaulle reposait sur un consensus qui permettait aux hommes politiques s’étant peu ou prou « accommodés » de la collaboration de partager les fonctions d’autorité à condition de reconnaître la préséance de ceux qui s’étaient engagés dans la Résistance (et qui ont presque constamment détenu le pouvoir jusqu’en 1969). Or ses successeurs, de Pompidou à Mitterrand, optent pour une politique d’oubli global : le premier gracie Touvier, tandis que le second protège son ami Bousquet. Mais ce qui avait pu passer presque inaperçu en 1971 fait scandale dans les années 90, quand la mémoire juive est entrée dans un combat militant pour sa reconnaissance.


Le 16 juillet tourne au fiasco : hué, Mitterrand ne prononce pas de discours. C’est Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, qui monte à la tribune et reprend avec véhémence les arguments développés par François Mitterrand le 14, à savoir que la République « ne saurait être tenue pour comptable des crimes commis par les hommes de Vichy, ses ennemis ». Affirmant implicitement l’identité fondamentale de la République et des Droits de l’homme, Mitterrand et Badinter proposent une définition strictement juridico-idéologique de la République : gardienne des droits de l’Homme et du Citoyen, la République a cessé d’exister légalement en 1940 pour renaître, intacte, en 1944. Cette affirmation qui trouve son origine chez De Gaulle s’est muée en principe législatif à la Libération. Ainsi, ce qui s’est produit pendant la « parenthèse » de l’ « État français » de Vichy ne regarde pas la République. Selon la théorie de la continuité républicaine, le pouvoir politique, à travers De Gaulle et la France libre, est resté garant des valeurs démocratiques. Cette lecture revient, comme le remarque Dimitri Nicolaïdis, à protéger les institutions « à l’intérieur d’une tautologie ». Ce point de vue va rester dominant pendant presque toute la décennie, et ne sera remis en cause que de manière apparente jusqu’à la récente décision du Conseil d’État en 2002.


Quelques jours après la commémoration ratée, le Comité Vél’ d’Hiv’ 1942 prend l’initiative d’inviter les parlementaires à voter une loi faisant du 16 juillet une « journée nationale de commémoration des persécutions et des crimes perpétrés contre les juifs par l’État français de Vichy ». Ce projet donne lieu à un débat constitutionnel qui, selon Henry Rousso, relève certes d’un « juridisme tardif », mais a le mérite de toucher au cœur du problème : « qui est comptable des crimes de Vichy ? La France ? Les Français ? L’État ? La Nation ? La République ? » Poser ces questions revient tout bonnement à discuter la mise entre parenthèses juridique et politique du régime de Vichy par De Gaulle en 1944. La mise en évidence d’une continuité entre les crimes de Vichy et les silences de la République est alors discutée, notamment à travers la question de la continuité entre les deux régimes au sein de l’administration : même relative, celle-ci n’en reste pas moins intolérable pour les victimes (en particulier lorsque l’on considère la longévité de la carrière d’un haut fonctionnaire tel que Maurice Papon, devenu ministre sous Giscard d’Estaing). La continuité au niveau juridique et politique de certaines mesures prises déjà sous la IIIème République est également abordée : marginalisation des étrangers, absence de contrôle et de condamnation de la xénophobie et de l’antisémitisme, et surtout répression et enfermement des « indésirables », « métèques » et autres « apatrides » « suspects », sans parler du recours à la propagande et les discours dénonciateurs pour expliquer la crise économique et sociale des années 30. On peut parler à cet égard d’une tradition française de mise entre parenthèses et d’oubli, à resituer toujours dans un projet de « réconciliation » nationale qui ne peut que laisser en souffrance la mémoire de certains groupes.


C’est dans ce contexte polémique que Mitterrand choisit de fleurir à nouveau la tombe de Pétain, le 9 novembre 1992, au nom de la continuité de la « France » : ce geste soulève l’indignation des associations d’anciens déportés, et se retrouve rapidement instrumentalisé sur la scène politique. C’est d’abord la droite (à travers Jacques Chirac et Edouard Balladur notamment) qui condamne le geste présidentiel, avant le désaveu quasi unanime de la gauche. Quant à François Mitterrand, il choisit de s’expliquer sur Radio J, ramenant ainsi les polémiques concernant la mémoire du génocide à leur simple dimension communautaire, niant par-là leur caractère national. Et s’il recule un peu sur la forme, il ne cède en rien sur le fond : « La nation française n’a pas été engagée dans cette affaire, ni la République, c’était un régime nouveau, différent, occasionnel ».


C’est seulement quelques mois plus tard, en février 1993, que Mitterrand institue une « Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l’État français’ », et dont la date est fixée au 16 juillet, jour de la rafle du Vel’ d’Hiv’. C’est un premier tournant. On a déjà beaucoup glosé cette formulation de compromis de « l’autorité de fait » niant toute légalité au régime de Vichy. L’expression « sous son autorité » passe sous silence une complicité qui aurait dû être explicitée davantage, sans même parler de l’idéologie propre du régime à laquelle il n’est pas fait allusion. Ces réserves sont d’autant plus importantes qu’il s’agissait là de la formule destinée à être inscrite désormais sur les stèles et plaques du souvenir. Cependant, cette décision présidentielle met momentanément fin à la polémique. C’est dans le calme que Balladur prononce son discours le 16 juillet 1993, rappelant que si l’on condamne « l’affreuse complicité du régime installé sous l’Occupation », « la France demeurera aux yeux du monde la patrie des Droits de l’homme »… L’institution de cette journée s’inscrit dans la logique de renversement amorcé depuis les années 1970 dans la mémoire des années d’Occupation. Tandis que la déportation est désormais commémorée deux fois (Journée de la déportation d’avril, consacrée au souvenir de tous les déportés, et nouvelle journée du 16 juillet consacrée aux déportés juifs), aucune commémoration de même nature n’est spécifiquement dédiée à la Résistance (le 18 juin n’est pas une fête nationale, même s’il est souvent fêté, et aucune journée n’est consacrée à la Résistance intérieure).

 

Le cas Mitterrand


Une autre polémique agite l’opinion publique pendant l’année 1994. Elle concerne la personne même du Président Mitterrand et naît à l’occasion de la parution de plusieurs ouvrages sur sa carrière politique, dont celui de Pierre Péan, Une Jeunesse française. La presse révèle son intégration tardive dans la Résistance, après avoir occupé un poste au Commissariat aux prisonniers de guerre de Vichy. Poste qui lui valu d’être honoré de la Francisque gallique, une distinction créée en mai 1941 par Pétain pour récompenser les « services rendus à l’État français ». Alors qu’il continue de déposer tous les ans des gerbes sur la tombe du Maréchal, il avait choisi lors de son élection de poser une simple rose sur la tombe de Jean Moulin, faisant de sa mémoire de la Résistance une affaire personnelle et romantique. La gerbe sur la tombe de Pétain, en revanche, marque bien un geste accompli au nom de la République et de la nation. On est tenté de rapprocher le dépôt de la rose d’un autre « pèlerinage » présidentiel, à Auschwitz, cette fois, en juin 1989 : Mitterrand inscrit alors dans le livre du souvenir du camp d’Auschwitz trois mots quelque peu énigmatiques : « Pitié, angoisse, résolution ». Il choisit là aussi semble-t-il de se situer dans un registre mémoriel privé, éminemment subjectif. La notion ambiguë de « pitié » semble pour le moins décalée, et montre bien avec quelle distance le président français aborde le sujet du génocide. Quant à la « résolution », ce n’était assurément pas celle de désavouer son ami Bousquet, ni celle de donner à la mémoire du génocide une place à part entière dans la mémoire nationale, encore moins de refuser d’impliquer la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda qui aura lieu en 1994.


À l’occasion des révélations sur le passé de François Mitterrand, les Français découvrent que leur président été l’un de ces médiocres petits cadres de l’ « État français », que la Résistance est parvenue à acquérir à sa cause à partir de 1943, lorsqu’il était devenu clair aux yeux de tous que la victoire avait changé de camp… Dans l’opinion, cette polémique achève de démystifier une certaine idée de la Résistance, dont on découvre à cette occasion qu’elle fut un phénomène multiforme, complexe, contradictoire parfois (notamment avec la dynamique entre Résistances « interne » et « externe »). Quant à la « découverte » du passé du chef de l’État, elle prend alors une signification très chargée en s’inscrivant dans les débats relatifs à la responsabilité de Vichy, et dans le sillage des révélations relatives aux hommages répétés à Pétain et aux amitiés (Bousquet) et indulgences (Touvier) présidentielles. D’autant plus que la polémique éclate à quelques mois de la fin du second septennat de Mitterrand, donc de sa carrière politique, période propice aux instrumentalisations intempestives.


La vie du Président de la République accumule les zones d’ombre et les ambiguïtés. Mitterrand a connu René Bousquet et lui a conservé son amitié alors que le passé de l’ancien secrétaire général à la Police était connu, et révélé à l’opinion depuis son inculpation pour crime contre l’humanité, précédée de celle de son ancien adjoint Jean Leguay en 1979. Plus grave : le Président avoue avoir freiné les procédures engagées contre son ami. Car Mitterrand ne croit pas au bien fondé d’une justice tardive. Il va même jusqu’à disqualifier complètement l’idée de procès d’anciens fonctionnaires de Vichy, niant avec brutalité la mémoire des victimes : selon lui, Bousquet constitue certes « le prototype même de ces hauts fonctionnaires qui ont été compromis ou se sont laissés compromettre », ce qui « a été jugé », « après la guerre ». En 1994, comme il l’affirme avec une franchise stupéfiante : « il ne reste plus beaucoup de témoins et cela n’a plus guère de signification. […] On ne peut pas vivre tout le temps sur des souvenirs ou des rancœurs » et juger des « vieillards ». Lors d’une intervention télévisée en septembre 1994, loin de regretter ses relations prolongées avec Bousquet, il les assume avec calme et bonhomie. Lorsqu’on l’interroge sur les lois antijuives françaises, il réplique avec aplomb : « Vous me dites : ‘les lois antijuives’ ; il s’agissait – ce qui ne corrige rien et ne pardonne rien – d’une législation contre les juifs étrangers, et dont j’ignorais tout ». Il va sans dire qu’il était impossible d’attendre la reconnaissance tant attendue des responsabilités de la « France » dans le passé de Vichy de la part d’un tel béotien… Mitterrand se montre ici pris dans une forme d’antisémitisme que l’on pourrait dire « traditionnellement » français, relevant à la fois du catholicisme et de l’assimilationnisme juif du XIXème siècle : celui qui a conduit les Juifs de France à se démarquer des Juifs de l’est perçus comme des « étrangers » restés enfermés dans un particularisme religieux, culturel et social.

 

Une dette imprescriptible : la Nation, l’État et la République


C’est donc le nouveau Président de la République, Jacques Chirac, qui met fin aux polémiques suscitées par l’ambiguïté et le flegme de Mitterrand, en prononçant un discours lors du 53ème anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’, le 16 juillet 1995, date qui figure le second grand tournant de la décennie au plan « symbolique ». Certains affirment à cette occasion que la République se déclare enfin « comptable » de la persécution des Juifs par Vichy. Mais le discours de Chirac, petit chef d’œuvre de rhétorique, reste en fait ambigu. Son argumentation est fondée sur une lecture rigoureuse de l’histoire, mais elle réveille, dans le contexte de 1995, d’importantes divergences d’opinions sur le problème de la continuité des institutions et de l’autorité de l’État. Pour Emma Schnur, la commémoration assure le passage de la mémoire communautaire restée privée à la mémoire collective de la nation : le sort des Juifs en France devient un passé français. Et de ce point de vue, « l’essentiel » est « dans le simple fait de la commémoration », non dans « la nature du monument ou les mots des discours officiels ». Mais pour le sujet qui nous occupe, les mots au contraire ont toute leur importance. Car ce qui est en jeu à travers les termes employés dans les discours officiels, ce sont les conceptions de la représentation politique et du pouvoir, et la responsabilité de ces derniers à travers les notions de « régime » (de Vichy ou républicain), d’État français (avec ou sans guillemets), de « nation » et de « France ».


Les mots de Jacques Chirac, abondamment glosés, ont suscité en leur temps de multiples débats parfois inattendus dans le paysage politique, tout en faisant l’objet d’un large consensus approbateur dans les rangs de ceux qui attendaient un geste présidentiel. Dans son discours du 16 juillet 1995, le chef de l’État avouait avec habileté que « la folie criminelle de l’occupant » avait été « secondée par des Français, par l’État français ». C’est donc « la France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile » qui « accomplissait  l’irréparable » : cette phrase semble presque dénoncer la conception tautologique et juridico-idéologique de la tradition de Gaulle-Mitterrand-Badinter. L’idée même de la « France » est formulée dans sa duplicité, le grand écart entre ses idéaux et ses actes est évoqué, et l’État français dont on reconnaît les « fautes », n’est plus mis entre guillemets, donc entre parenthèses. Il s’agit, ajoute Chirac, de « Témoigner encore et encore. Reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l’État », car « Ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté, de sa dignité ». Le changement de perspective est de taille, la « responsabilité française » est bien celle de l’ « État » tout court, et la « nation » est également impliquée, Chirac parlant de « faute collective ».


Mais ce changement suppose en fait un glissement qui sauve in fine une autre idée de la « France », « une certaine idée », restée intacte :


« Certes, il y a les erreurs commises, il y a les fautes, il y a une faute collective. Mais il y a aussi la France, une certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses traditions, à son génie. Cette France n’a jamais été à Vichy ».


Faut-il y voir un tour de passe-passe rhétorique ? Eric Conan et Henry Rousso remarquent à juste titre qu’il était absurde « de demander à la République d’assumer les crimes d’un régime qui l’avait défaite et condamnée », et qu’il était déjà remarquable d’entendre un président de la République s’exprimer dans un langage aussi dépourvu d’ambiguïté sur la question de la responsabilité de l’État dans un crime. Une partie de la nation française avait bien choisi d’entrer en résistance et de combattre le régime de Vichy, De Gaulle se définissant alors comme opposant à l’État français au nom de la « France ». Nathalie Heinich résume clairement l’alternative posée par les controverses autour du discours de Chirac. Pour les uns (qui approuvent le discours présidentiel) les différences entre nation, gouvernement et État sont minimes :


« un gouvernement représentant (même illégitimement) l’État engage la nation tout entière, non seulement au présent, mais aussi dans l’avenir ; pour les autres (de Gaulle, Mitterrand), la différence est fondamentale, puisqu’un gouvernement n’a de légitimité à représenter l’État que s’il se conforme à l’esprit et aux règles du régime qui est le sien, à savoir la République ».


Cette ligne de fracture d’ordre politique se double d’une autre fracture « qui touche aux façons de se situer dans le temps » : les uns « jugent la chose en fonction du passé » en approuvant la condamnation de Vichy par Chirac. Pour les autres,


« qui jugent en fonction du présent, la question pertinente est celle de la gestion de la mémoire collective par les générations futures : alors l’épreuve de pertinence n’est plus dans le contexte en question (résister ou collaborer) mais la position par rapport à l’histoire, envisagée comme histoire (passée) et non plus comme événement. »


Cette position conduit à se démarquer des actes illégitimes de l’État en refusant d’en assumer l’héritage.
En fait, il existe une autre manière encore de poser le problème, au regard d’un autre présent, plus directement politique. Selon cette perspective, redonner toute sa pertinence au passé consisterait précisément à prendre la mesure de l’événement en en assumant l’héritage dans l’action politique présente : on peut dire dans cet esprit comme Tzvetan Todorov que « la meilleure façon de commémorer le cinquantième anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’ » eut été de combattre les crimes serbes. Ce constat désabusé au regard de l’actualité mortifère des crimes commis avec la complicité passive ou active de l’État ne peut que mener à un rejet de la position de Mitterrand comme de celle de Chirac, et à la dénonciation d’une rhétorique officielle qui ne fait qu’accentuer l’écart entre discours et action politiques. La fin du discours présidentiel de 1995 prend à cet égard une résonance particulière dans le contexte de l’époque, révélant bien le point aveugle du « devoir de mémoire » institutionnel : celui où s’articulent le « devoir de mémoire » d’ici, et le génocide et l’oubli ailleurs. Chirac évoqua en effet les fameuses valeurs « de liberté, de justice, de tolérance qui fondent l’identité française et nous obligent pour l’avenir » en s’autorisant une sortie sur le présent de la guerre en Bosnie, et sur son appel lancé à Londres, Washington et Bonn pour une intervention internationale. Or lorsque l’on regarde de près la chronologie des événements en Bosnie, on voit bien de quelle façon la République sait demeurer « intacte » : dans sa schizophrénie, en commémorant le génocide des Juifs en France, et en le laissant faire en Bosnie, après avoir été complice direct d’un autre génocide au Rwanda.


La question de la continuité de l’État se pose donc toujours au présent, et au-delà du registre symbolique, à travers des pratiques étatiques en politique étrangère, mais aussi en politique intérieure. Rappelons que les lois de « sécurité intérieure » sont une tradition solidement ancrée dans la société « républicaine » et « démocratique », à travers la question des lois françaises de Vichy, préfigurées par certaines mesures d’exclusion sous la IIIème République : celles-ci, disent Henry Rousso et Eric Conan, « exprimaient un principe d’exclusion politique et sociale inscrit au cœur d’une certaine tradition française et qui reste aujourd’hui encore vivante ». Les récentes lois « sécuritaires » d’un Sarkozy à l’encontre des « gens du voyage » pourraient, toutes proportions gardées, être resituées dans cette « tradition ».


Nathalie Heinich repère une troisième fracture, d’ordre éthique, qui opposerait « une éthique du pardon et de la dette, basée sur la culpabilité collective, et d’autre part une éthique de la justice, basée sur la responsabilité individuelle ». C’est cette fracture que met à jour Chirac en parlant d’ « imprescriptibilité » d’une dette « irréparable » contractée par la nation et la communauté tout entière à l’encontre d’une de ses parties (les Juifs de France). Le paradoxe ici soulevé, et qui consiste en une « perversion sémantique » de la notion d’imprescriptibilité glissant de l’éthique de la justice à l’éthique de la dette, entraîne, selon Nathalie Heinich un déni du droit. Là où Mitterrand voulait soustraire les coupables à la loi, Chirac nie l’action de la justice d’une autre façon,


« en affirmant une culpabilité collective qui […] fait de l’imprescriptibilité non la propriété des crimes effectivement commis par des individus, mais la propriété d’un sentiment collectif de dette, rendant impossible toute justice et ne trouvant de résolution que dans la contrition infinie, ou le pardon ».


À cet argument on peut répliquer avec Eric Conan et Henry Rousso que le discours de Chirac a le mérite d’assumer la complexité de la situation : il admet implicitement la légalité du régime de Pétain, rompant avec la lecture qui prévaut jusqu’à Mitterrand, reconnaissant ainsi une responsabilité qui dépasse le cadre de Vichy pour toucher celle de l’État dans son principe et sa continuité. Il prend acte du fait que la majorité de la classe politique et des élites ait accepté l’armistice en 1940 :


« La faillite [de 1940], c’est l’État, les élites, les institutions qui en portent la responsabilité, avant que l’action du général De Gaulle et celle de son délégué Jean Moulin ne tendent précisément à faire renaître cet État. En 1940, aucun corps constitué, aucun parti, aucune structure collective n’a appelé à résister. »
Dans le même temps, il prend soin de préciser que cet État ne peut a posteriori représenter légitimement l’ensemble des Français, même si l’entrée en Résistance fut d’abord le fait d’individus rarement issus des élites et de la classe dirigeante. La préservation des fameuses valeurs de République et de la France éternelle, au moment de la faillite de l’État et de l’ensemble de ses institutions, a été le fait d’un groupe restreint, ce qui explique pour Rousso et Conan « la difficulté encore aujourd’hui pour la plupart des partis, l’Eglise, l’Université, les corps professionnels, d’exprimer, en tant que groupes, la mémoire de cette période. »


Il semble donc que l’on bute toujours contre le même problème : comment définir et éventuellement sanctionner la responsabilité de l’État, située à la croisée entre responsabilité individuelle (relevant de la justice) et « collective » (relevant d’une « reconnaissance » restant symbolique) ? Lors d’un interview accordé au journal Libération en mars 1996, Maurice Papon exprimait sur un mode martyrologique – et antisémite – qu’il n’avait pas à assumer la responsabilité de l’État français en tant qu’individu, et que Chirac, en l’assumant au nom de l’État se situait « sur le plan de la politique, pas de la fonction publique. Il y a une confusion qui n’est pas involontaire entre fonction publique et autorité politique ». Papon, en loyal fonctionnaire de l’État, fait jouer l’ambiguïté entre responsabilité individuelle et responsabilité collective : qui est responsable de crimes inscrits en leur temps dans la légalité ? Et comment situer la fonction publique ? Pourtant, juger les individus prend toute sa pertinence quand la continuité de l’État se lit précisément à travers la continuité de ses dirigeants politiques et de ses « serviteurs » de la fonction publique.


Sur ces questions, une loi va clarifier les double-sens encore latents dans la rhétorique présidentielle : le 29 février 2000, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité une proposition de loi déposée par le député socialiste Jean Le Garrec, président de la Commission des affaires sociales, qui institue le 16 juillet « Journée nationale à la mémoire des victimes de crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux ‘justes de France’ ». Le but de cette loi est de lever les ambiguïtés que contenait le décret de 1993, qui précisait que ces persécutions avaient été « commises sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l’État français ( 1940-1944 )’ », en mentionnant explicitement « les crimes racistes et antisémites de l’État français » sans guillemets.


Annette Wieviorka et Nicolas Weill se demandaient en 1994 quel impact aurait la nouvelle journée du 16 juillet dans une France « où la commémoration est en crise » et où la mémoire de la Shoah, malgré la vocation universaliste du « devoir de mémoire », reste avant tout communautaire. Emma Schnur, de son côté, affirme en tant que fille de déporté l’importance – toute subjective – de l’ « étrange expérience » de « la transmutation d’une date ». Le passage « d’un refoulement massif à une culpabilité massive – du mythe d’une France entièrement résistante au mythe d’une France entièrement coupable de collaboration » a parfois un goût amer dans ses excès mêmes. Mais le soulagement lié à la « transmutation » de la date du 16 juillet, date intime et douloureuse enfin devenue publique, « point de repère » pour les contemporains et non plus « secret partagé par les seuls descendants », donne tout son sens au rite commémoratif. Car c’est justement ce à quoi servent les commémorations « dans toute leur solennité : à faire assumer par la collectivité une mémoire qui, sans cela, alourdirait comme le souvenir lancinant d’une faute la mémoire individuelle des témoins ou des survivants. »


On peut donc espérer que l’instauration de cette commémoration du 16 juillet aura rempli son rôle, même symbolique, même limité. Si Annette Wieviorka et Nicolas Weill s’inquiétaient de l’avenir d’une commémoration en crise, Emma Schnur affirme qu’il s’agit là du paradoxe propre au fait commémoratif : les commémorations


« sont indispensables aussi longtemps qu’elles n’ont pas lieu. Plus elles sont là, réunissant des officiels indifférents et des témoins de plus en plus âgés, plus elles se fossilisent. La commémoration accomplit un travail de mémoire qui conduit à l’oubli : en quoi consiste justement le travail du deuil. »


Les propos aux accents désabusés d’un Vladimir Jankélévitch en 1970 sur la lutte inégale « entre la marée irrésistible de l’oubli » et « les protestations désespérées, mais intermittentes de la mémoire » sont à resituer dans un contexte où la mémoire du génocide était encore cantonnée à sa dimension communautaire. Il est indéniable qu’une évolution du rapport au passé en France permet à Emma Schnur de parler d’un « travail de mémoire » autorisant un travail de deuil, et conduisant à un éventuel oubli en 1997. Cet « oubli » n’a pas grand chose à voir avec le « droit à l’oubli » que certains appellent de leurs vœux. Car il faut rappeler que lorsque l’on oppose le « devoir de mémoire » au « droit à l’oubli », on prend ici le « droit » de se prononcer sur ce qui, par définition, ne peut faire l’objet d’aucun commandement ni d’aucune injonction. Et comme l’exprime Pierre Bouretz, on peut voir, derrière cette revendication, une critique latente du « judéocentrisme » de la mémoire qui, en en singularisant une partie, perpétue une fragmentation du corps social et empêcherait une mémoire nationale unitaire. Or il faudrait idéalement maintenir la distinction entre ce qui relève d’un besoin de commémorer individuel, ou propre à un groupe, qui garderait ses distances avec les formes de confiscations médiatique ou sociopolitique, et la commémoration institutionnalisée. Le passage du premier à la seconde résulte d’un besoin légitime et compréhensible de reconnaissance, et relève bien souvent d’une exigence de transmission aux autres groupes et aux générations suivantes. Il peut ensuite mener à adopter des formes critiquables de revendication d’une spécificité culturelle, ethnique ou politique, dans lesquelles Régine Robin lit un « discours de la ‘contre-assimilation’ » caractéristique de notre époque, et dont un des effets pervers serait précisément de ne pas pouvoir faire le deuil dont parle Emma Schnur. Car la ritualisation est toujours à double tranchant, et « l’hyperritualisation risque toujours de vider de toute substance l’objet auquel elle touche ». L’institutionnalisation de la mémoire de la Shoah soulève aujourd’hui ce problème et semble dangereusement s’approcher de cet écueil.

 

Lieux de mémoire : musées, stèles, monuments


Entretenir la mémoire de l’événement, c’est garder la mémoire des dates, mais aussi des lieux. Le silence qui règne jusque dans les années 1970-1980 autour de la question du génocide dans la mémoire nationale est particulièrement lisible dans les « lieux de mémoire » institutionnels consacrés à 1939-45. Jusque dans les années 1980, les camps d’internement sont présentés comme lieux de souffrances des « patriotes », incarnant la France de la Résistance, et quand les victimes juives sont mentionnées, Vichy ne l’est en aucun cas. Hormis le mémorial du martyr juif inconnu inauguré dès 1956, c’est à l’initiative de l’Association des anciens déportés juifs de France, et non à celle de l’État, que sont commémorés la rafle du Vél’ d’Hiv et l’ouverture en 1941 des premiers camps d’internement. C’est seulement depuis 1987 (à la suite du procès Barbie) que les déportationseles et la responsabilité du gouvernement de Vichy sont explicitement mentionnées sur les stèles érigées aux emplacements des camps. Et comme le souligne Anne Grynberg, s’il y a « plusieurs mémoires » des camps français, cette pluralité est longtemps niée, si bien que Juifs et résistants sont présentés comme ayant été déportés sans distinction, et sans que soit soulignée la spécificité du processus d’extermination. En 1994 est apposée, à l’initiative de l’Union des étudiants juifs de France et des Fils et Filles de déportés juifs de France, une stèle rappelant l’arrestation et l’internement dans le camp de Rivesaltes, en zone libre, de milliers de Juifs étrangers par Vichy.


Pour ce qui est des lieux de mémoire « institutionnels », il est décidé en 1993, dans la foulée de l’instauration d’une journée commémorative le 16 juillet, d’instituer un « comité pour la défense de la mémoire » chargé de concevoir un monument à l’emplacement du Vel’ d’Hiv’ et deux stèles, l’une sur un camp d’internement (c’est Gurs qui sera finalement choisi, au terme d’une lutte de concurrence non entre groupes de victimes, mais entre lieux d’internement), l’autre à la maison d’Izieu, dont le mémorial est inauguré le 24 avril 1994. Ce comité doit également rédiger un texte qui sera inscrit sur le monument du Vél’ d’Hiv’, sur les stèles et sur une plaque apposée dans le chef lieu de chaque département français. Le cas de la stèle d’Izieu présente un paradoxe, et non des moindres : afin de préciser la responsabilité des nazis dans la déportation des enfants d’Izieu, le comité décide de modifier la formule générique destinée à être inscrite sur les stèles du souvenir. Au lieu de l’expression qualifiant les crimes comme « commis sous l’autorité de fait dite ‘Gouvernement de l’État français’ », il est précisé sur la stèle d’Izieu : « commis avec la complicité du gouvernement de Vichy, dit ‘gouvernement de l’État français’ ». Comme le font remarquer Eric Conan et Henry Rousso, il est fait mention de la « complicité » de Vichy en un lieu où est commémoré un crime dans lequel Vichy ne joua aucun rôle, tandis que sur le monument du Vél’ d’Hiv’, érigé pour rappeler sa responsabilité et sa complicité avec l’occupant, il n’est question que de crimes commis « sous » son autorité… La stèle de Gurs, et la question épineuse du texte à y inscrire soulèvent de virulentes polémiques. Deux écueils apparaissent alors : « l’amalgame indistinct entre toutes les catégories d’internés, à l’encontre de toute réalité historique ; les guerres de mémoire, à l’encontre de toute éthique. » Le seul moyen de les éviter est la reconnaissance officielle des responsabilités du régime de Vichy qui, sans être en filiation directe avec la IIIème République, prolonge et accentue ses dérives. 


Le Musée-mémorial des Enfants d’Izieu représente la première tentative de « muséification » du génocide des Juifs en France. Largement financé par l’État, il semble être la tentative réussie d’allier un lieu de réflexion à une entreprise pédagogique et commémorative. Le centre de documentation qu’il abrite est un lieu d’information et de recherche où sont régulièrement organisés des colloques et des séminaires. D’autres musées bénéficiant d’un financement de l’État, non spécifiquement dédiés à la Shoah, consacrent une partie de leur exposition permanente à l’histoire des persécutions antisémites et du génocide en France, tout en étant davantage axés sur une visée pédagogique que commémorative. Mentionnons ici les principaux d’entre eux, comme le Mémorial de Caen (inauguré en 1988), qui propose une visite à visée pédagogique axée sur la guerre au XXème siècle (le Mémorial se veut « Musée pour la paix »), et consacre dans ce cadre une partie de son exposition au génocide des Juifs. La distinction entre le génocide des Juifs et le contexte de guerre dans lequel il s’est déroulé est cependant bien faite, mais a conduit à un hiatus dans le parti-pris de l’exposition : la partie de l’exposition consacrée à la Shoah est d’inspiration quasiment « pieuse ». Une telle « sanctification » des victimes, dont les photos sont éclairées par de petites bougies, n’est peut-être pas la meilleure manière d’atteindre le but « pédagogique » fixé. Le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation de Lyon (1992), plus important à cet égard puisqu’il est aussi un centre de recherches, est implanté à Lyon qui fut la capitale de la Résistance en zone non occupée. Aménagé symboliquement sur les lieux mêmes où la Gestapo s’était installée, il se veut à la fois un lieu de mémoire, un lieu d’histoire et un lieu d’étude, de même que le musée de la Résistance et de la Déportation de Grenoble (1993-94). Mais les expositions sont dans ces deux cas largement centrées non plus sur la guerre, mais sur la Résistance, le génocide des Juifs étant inclus dans le fait global de la déportation et de la collaboration avec l’occupant. On observe donc un relatif effacement de la mémoire de la Résistance sur le plan commémoratif, mais sa forte prédominance en ce qui concerne les musées. Ce qui semble confirmé par la récente décision de créer le « Centre européen du résistant déporté dans le système concentrationnaire nazi », qui devient en 2005 le nouveau lieu de « mémoire et de vigilance » du camp du Struthof. « Ce centre raconte l’histoire de l’opposition entre la résistance et la répression, de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin de la Seconde Guerre mondiale », a expliqué Valérie Dreschsler, chargée de mission auprès de la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère français de la Défense.

 

Pédagogie de la mémoire ? L’École de la République


Si sur un plan institutionnel, la mémoire de la Shoah et des années noires a pris une place prépondérante dans la société française, notamment à travers les rites commémoratifs et les monuments, il faudrait examiner aussi comment l’école de la République accomplit ses devoirs… de mémoire. Car il est difficile de répondre à la question d’Annette Wieviorka et Nicolas Weill concernant l’impact de la commémoration du 16 juillet sans prendre en compte les autres dimensions de l’intégration du génocide à la mémoire nationale, et ce à travers le « vecteur de mémoire » officiel très puissant que représente l’école. Cette question a donné lieu à une enquête en 1993, dont le constat quelque peu alarmiste a fait l’objet d’une remise en perspective par Henry Conan et Henry Rousso dans Vichy, un passé qui ne passe pas. Olivier Lalieu montre dans ses travaux que le souci de transmission de la mémoire de la déportation se trouvait déjà au centre des préoccupations des premières associations de déportés. Progressivement transférée aux institutions scolaires et universitaires, la mission de sensibilisation de la jeunesse à travers l’enseignement de l’histoire de l’Occupation et de la déportation met un certain temps à s’imposer aux pouvoirs publics : l’étude de la seconde Guerre mondiale ne devient obligatoire qu’en 1962, tandis que les références au génocide demeurent très allusives jusque dans les années 1980. Aujourd’hui, les programmes d’histoire consacrent une place importante à l’Occupation et à la Shoah, et certains témoignages de rescapés, comme celui de Primo Levi, récemment au programme du bac littéraire (2003), semblent rentrés dans le patrimoine scolaire. Cependant la période 1939-45 n’est plus au programme du bac en histoire et n’est abordée qu’en fin de première, juste avant la fin de l’année scolaire, ce qui pénalise son enseignement. Se pose en outre la question de la manière d’enseigner sur ces questions sans verser dans la leçon universaliste et moralisatrice. Cette question mériterait aujourd’hui une nouvelle enquête, qui prendrait en compte l’évolution des manuels depuis 1994 et la manière dont l’Education nationale définit les programmes actuels, dont il est question de les remodeler au sein d’un programme commun d’enseignement de l’histoire en France et en Allemagne.

 

II - « Sans archives, pas d’État, pas d’Histoire, pas de République »


L’expression percutante de Guy Braibant dans son rapport ministériel en 1996 donne à réfléchir. Et l’on pourrait ce faisant être tenté d’inverser partiellement la phrase : « Sans certains secrets d’archives, plus d’État, plus de République ! »… Et peut-être en revanche davantage d’Histoire, même si les historiens ont appris, depuis l’apparition du courant des Annales et l’émergence d’une « histoire du temps présent », à se passer de certaines sources pour aller en explorer d’inédites, inaugurant ainsi une autre manière de faire l’histoire en contournant les problèmes liés à la classification et aux délais de communication des archives de l’État et de son appareil administratif.


Le crime contre l’humanité et le génocide trouvent dans les archives un lieu d’inscription ambigu. Ils y laissent des traces, mais des traces que les bourreaux prennent la plupart du temps le soin d’effacer. C’est même là le propre du génocide que d’être un événement si possible sans traces, et sans preuves. Mais c’est aussi le propre des génocides et des crimes contre l’humanité de s’inscrire, en tant que crimes d’État, dans les archives et comme à l’insu de l’État s’en étant rendu complice ou coupable. Si les archives faisant clairement apparaître les ordres et intentions « d’exterminer en tout ou en partie un groupe religieux, ethnique ou national en tant que tel » font toujours défaut, les documents relatifs à la mise en oeuvre logistique et bureaucratique du processus génocidaire existent. Ils révèlent la complicité de l’État français à travers la façon dont son administration s’est mise au service d’un régime qui a collaboré à la « solution finale ». Quel sort l’État français réserve-t-il alors à ses archives relatives aux crimes d’État commis par Vichy ? Comment gère-t-il des fonds d’archives souvent dits « sensibles », et dont l’ouverture au public peut encore alimenter des procédures judiciaires aujourd’hui ?


Deux sujets sont au centre de tout questionnement sur les archives : la destruction et la dérogation. Le premier donne souvent lieu à des reproches de la part des historiens ou des juristes adressés aux archivistes et à l’État, accusés de procéder à des éliminations intempestives des pièces. La destruction, au lendemain de la guerre, des fichiers mentionnant la « race » et celle, au début des années 1960, des dossiers de dommages de guerre, qui seraient aujourd’hui si utiles pour instruire les demandes de restitution et d’indemnisation, alimentent encore aujourd’hui ce débat. Quant aux dérogations, elles sont au coeur des polémiques de la dernière décennie concernant les archives de l’État français. À partir de 1991, un important mouvement d’opinion se développe, et la revendication d’une ouverture des archives de l’État émerge, en particulier à propos des archives de la Préfecture sur les massacres d’Algériens en octobre 1961 et des archives démontrant la complicité de l’État français dans le génocide des Juifs, notamment, là encore, à travers son appareil répressif et policier.


L’affaire du dit « fichier juif » illustre l’articulation entre les deux zones d’ombre de l’archive, au croisement entre les pratiques de « dérogation » et d’ « élimination ». Le 13 novembre 1991, Le Monde annonce la découverte par Serge Klarsfeld aux archives des Anciens Combattants du fameux grand fichier du recensement des Juifs de la Seine effectué par la préfecture de police de Paris entre le 3 et le 19 octobre 1940. Cette trouvaille repose la question de la continuité de l’État, cette fois à travers les pratiques de l’administration et l’éventuelle volonté de dissimulation de cette dernière. Elle soulève ensuite la question de la conservation, et notamment de son lieu : le CDJC, le Mémorial du martyr juif inconnu ou les Archives nationales ? L’enjeu a son importance : faut-il soustraire ce fichier aux Archives nationales pour le confier à une institution « communautaire », ce qui reviendrait à « privatiser » un pan de la mémoire nationale ? Ou faut-il même détruire le fichier ? Ce débat voit intervenir les associations et institutions les plus diverses (Amicale des anciens déportés juifs de France, CRIF, LICRA, épiscopat, Grande Loge de France, CNIL…) et déchaîne les passions. Il faudra que le ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, nomme une commission ad hoc présidée par René Rémond, président du Conseil supérieur des Archives de France (qui avait déjà présidé la commission d’enquête sur les relations entre Paul Touvier et l’Église) pour mettre la méprise au jour : il ne s’agissait pas du fameux fichier, mais d’un autre, constitué de fiches de victimes arrêtées ou déportées. Subsistaient les questions, quelle que soit la nature des documents retrouvés, « de leur destination, de leur usage et de leur communication ». La question de la conservation et/ou destruction éventuelle du dit « fichier juif » est finalement résolue à l’initiative de Jean Kahn (président du CRIF et membre de la commission Rémond) : les fichiers originaux sont déposés dans une enclave des Archives nationales implantée dans la crypte du Mémorial qui jouxte alors les locaux du CDJC. Restait posée celle de la communication : l’administration des archives avoue alors avoir fonctionné dans une « forme d’illégalité », étant prise entre le caractère libéral de la loi de 1979 et des instructions hiérarchiques lui interdisant la communication de certains documents « sensibles », comme cela apparaît dans le rapport de l’Inspection générale des Anciens Combattants.


Une autre affaire du même type passionne au même moment les médias et une partie de l’opinion : l’affaire Schaechter, du nom d’un rescapé des arrestations de 1942 dans le Tarn et Garonne – affaire révélatrice même si elle débouche sur un non-lieu pour prescription, confirmé en juin 2004 par la Cour d’appel de Paris. Comme beaucoup d’anciens déportés ou fils de déportés, il s’interroge sur le sort de ses proches lorsque la presse se met à parler, au début des années 1990, des camps d’internement français. Il fait une demande de dérogation auprès de l’administration des archives départementales, qu’il obtient, et se plonge dans les documents administratifs de la bureaucratie de Vichy. Il croit alors y découvrir des preuves irréfutables attestant d’une substitution de l’appareil administratif à l’État pendant l’Occupation : « L’outil administratif […] s’est pris pour l’État », et il s’agit désormais de « faire exploser le secret » en mettant à la disposition du public les archives pour lesquelles il avait obtenu sa dérogation. Le même Kurt Werner Schaechter dépose une plainte contre la SNCF en 2002, produisant des documents des archives départementales de Toulouse photocopiés illégalement, notamment des relevés et factures des trains de déportation de la SNCF de la région du Sud-ouest. Fin décembre 2002, un Français expatrié au Canada, Jean-Jacques Fraenkel, dépose également une plainte. À travers la mise en accusation de cette compagnie nationale, c’est l’État français qui est visé dans ces procédures pour crimes contre l’humanité. Bientôt relayé par une plainte collective déposée aux États-Unis, Schaechter réclame de la SNCF l’ouverture des archives de l’entreprise publique. Le plaignant demande à la justice d’exiger de la SNCF qu’elle lève le secret de ses documents comptables et qu’elle les mette à la disposition de la justice. Or la SNCF se contente de répondre, sans plus de commentaire, que ses archives « sont ouvertes à tous dans les conditions déterminées par la loi ». Quelle est donc la part du mythe et la part de réalité dans ces « secrets » des archives ?


La loi du 3 janvier 1979, premier grand texte français en matière d’archives depuis la Révolution, est d’abord destinée à réglementer le système de conservation et communication des documents d’archive, en fixant le délai de communication à trente ans (article 6 de la loi), libéralisant considérablement l’accès aux documents administratifs. Avant sa promulgation, l’ensemble des archives publiques postérieures à la date butoir du 10 juillet 1940 étaient incommunicable, et cette date n’avait évidemment rien d’innocent. Cependant, les ministères de la Défense et des Affaires étrangères conservent leur autonomie en matière de conservation et de communication de leurs archives – comme du reste dans la majorité des pays européens – échappant au régime général des Archives nationales. Et un autre article (art. 7) dresse une liste de documents consultables seulement après des délais s’échelonnant de soixante à cent cinquante ans. Très vite, la loi s’avère donc être un obstacle au travail des historiens et de la justice. Son obsolescence se révèle au-delà du cercle des victimes et des chercheurs, pour concerner l’ensemble de la société. Car elle définit un régime spécial en ce qui concerne les archives dites « sensibles », ajoutant un délai supplémentaire à la période de trente ans.


Cette notion d’archive « sensible » ne fait l’objet d’aucune définition, ni juridique, ni scientifique. Elle désigne de manière implicite les documents dits « politiques » (produits et conservés par le Président, le Premier ministre, le ministère de l’Intérieur, la Police nationale, les Renseignements généraux, les inspections générales de l’Administration et du fisc) qui sont considérés comme privés, au nom des principes du secret d’État, du secret défense et de la protection de la vie privée. C’est l’interprétation de la notion de « vie privée » qui pose problème dans la plupart des cas, celle de « sûreté de l’État » étant rarement invoquée. Or tous ces documents « sensibles » recèlent par définition des informations de nature nominative, si bien que l’on assiste à une interprétation extensive de la notion de « protection de la vie privée ». La clause prolongeant les délais de communication semble donc illégitime à maints égards, elle paraît destinée surtout à protéger la vie privée de l’État, c’est-à-dire entre autres celle de ses agents dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi, dès qu’un document mentionne un nom propre, il n’est pas communicable. Et comme les documents d’archives restent sous la tutelle des administrations versantes, la direction des Archives nationales jouant essentiellement un rôle de médiation entre ces dernières et le public, c’est le principe même du système des dérogations qui est ici en jeu.


La dispersion des lieux de conservation et cette hétérogénéité des règles de communication, ont fait parler de « balkanisation » des archives en France et interdisent d’assurer une application correcte de la loi de 1979. Le processus de décentralisation complique encore la donne. Ajoutons que le problème du système d’organisation indépendant en matière de gestion des archives dont bénéficient les ministères de la Défense et des Affaires étrangères a été amplifié par l’absorption récente du Ministère des Anciens Combattants par la Défense, et de la Coopération par le Quai d’Orsay. Ainsi, l’évolution institutionnelle des archives est parfois venue aggraver une situation vivement critiquée, en l’absence d’une autorité transversale de contrôle. Les différentes administrations se sont ainsi empressées de reconstituer, par une série de décrets, les obstacles que la loi de 1979 avait partiellement levés. Pour certains fonds d’archives départementales, le principe des dérogations est appliqué de manière fort restrictive : la préfecture de Police de Paris exploite un service d’archives autonome depuis 1968, dont elle fixe elle-même les conditions d’accès en octroyant sans contrôle externe les dérogations (ce à quoi le décret de 1968 ne l’autorise pas) ; le ministère de l’Intérieur conserve les archives de l’ex-secrétariat général à la Police et de l’administration territoriale, qui concernent au premier chef l’histoire de la répression et des persécutions françaises sous Vichy. Or ces fonds d’archives restent très difficiles d’accès, comme l’a récemment démontré l’affaire Papon-Einaudi : en février 1999, l’ancien préfet de Police intentait un procès en diffamation à l’historien Jean-Luc Einaudi, lequel avait avancé le chiffre de plusieurs centaines de victimes de la brutalité policière le 17 octobre 1961. Papon, s’estimant diffamé, exigea des « preuves », or les archives concernées n’étaient pas communicables. C’est grâce à un acte de désobéissance civique de deux conservateurs en charge des archives judiciaires, qui vinrent témoigner en faveur d’Einaudi, que Papon perdit son procès. Une récente décision du tribunal administratif (avril 2003) a annulé les sanctions dont les archivistes ont été victimes à la suite de leur témoignage. Mais en attendant, ils ont subi quatre ans de mise au placard… Si les demandes de dérogations sont souvent satisfaites, les refus en la matière ont nourri une polémique dont les archivistes ont souvent fait les frais, alors qu’ils sont eux-mêmes tributaires de l’accord des autorités versantes.


Le rapport de Guy Braibant en 1996 souligne la nécessité de réformer la loi de 1979. La création, en 1998, d’un « observatoire des dérogations » a permis de partiellement lever le voile sur ces pratiques controversées. Mais l’impossibilité d’une réforme rapide amène Lionel Jospin à employer la voie dite de « dérogation générale » en 1997 et 1998 pour ouvrir un ensemble de fonds relatifs à la période de l’Occupation par une refonte des décrets restrictifs d’application. Cette ouverture connaît un fort impact public, et coïncide avec les travaux de la commission présidée par Jean Mattéoli. Mais elle reste limitée, les décrets ne concernant que les Archives nationales. Ainsi lorsqu’en avril 2000 la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France remet son rapport, elle formule dix-neuf recommandations dont la plupart concernent la gestion institutionnelle des archives. Celles concernant la création d’une Fondation pour la mémoire de la Shoah et la restitution des biens individuels ont été rapidement mises en œuvres par les pouvoirs publics, « comme s’il était urgent dans le domaine matériel d’apurer définitivement les comptes de Vichy comme ils l’avaient été symboliquement par le discours de Chirac du 16 juillet 1995 ». Or la priorité de la Mission restait le travail historique, et en tête des recommandations figuraient celles visant à améliorer l’accès aux archives. Ce qui supposait notamment une remise en question du système de dérogation individuelle, ainsi que l’amélioration des moyens de collecte, d’inventaire et de communication au public. La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations étend les compétences de la Commission d’accès aux documents administratifs. Et un projet de loi (pour l’instant renvoyé à la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales) prévoit de raccourcir sensiblement les délais de communication des archives publiques. Il a pour but affiché de promouvoir le « travail de mémoire » pour échapper à « deux menaces symétriques », la sacralisation et la banalisation, et témoigne d’une indéniable ouverture politique.


En novembre 2001, en ouverture du colloque « Les Français et leurs archives », Lionel Jospin, alors Premier ministre, a mis le doigt sur la relation de la question des archives et de la reconnaissance de la responsabilité du pouvoir à travers l’administration :


« Réaffirmer la responsabilité de l’État français à l’égard de l’irréparable commis au ‘Vel’ d’Hiv’’, souhaiter que soit réintégré dans la mémoire collective le souvenir de ces soldats de la Grande Guerre qui, après avoir tant combattu, refusèrent d’être sacrifiés, mettre fin à l’hypocrisie des mots par la loi du 18 octobre 1999 qui qualifie de ‘guerre’ les opérations militaires conduites en Algérie : voilà autant de temps forts de cette démarche. »


Cependant, là encore, le point aveugle du « devoir de mémoire » même ainsi élargi reste le présent des complicités françaises : ainsi l’hypocrisie consistant à appeler « actions antiterroristes » les agissement criminels de l’actuel gouvernement algérien reste une autre affaire dont les archives garderont le secret et qui concerne encore, et parions-le, pour longtemps, la « vie privée » de l’État français… Le discours du Premier ministre avait justement le mérite, mais comme à son insu, de souligner l’importance de la question des archives à travers sa continuité et sa transversalité concernant les affaires liées à des « crimes d’État ». Considérer la nécessité d’une plus grande transparence n’empêche nullement de prendre au sérieux l’argument de la « protection de la vie privée », comme y invitent Eric Conan et Henry Rousso, ni l’archiviste de rester fidèle au « devoir de responsabilité ». Citons ici l’exemple des États-Unis, où le « freedom of information act » a permis de déclassifier dès 2001 les archives du Pentagone relatives au dossier rwandais, révélant que les dirigeants américains étaient informés du génocide qui se préparait, bien avant son déclenchement.


Si les archives concernant le Seconde Guerre mondiale et la collaboration d’État recèlent encore des secrets, il semble que ceux-ci commencent à se faire rares. Mais pour ce qui est des autres événements marquant l’histoire des responsabilités et complicités françaises dans des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides jusqu’à la période la plus récente, il est évident que le secret d’État domine l’archive.


La gestion des archives pose également le problème de leur usage. Comment écrit-on l’histoire avec elles ? Y cherche-t-on une preuve en vue d’une procédure judiciaire ? Ou la considère-t-on comme une trace toujours bouleversante en son unicité d’un passé révolu, mais encore présent par elle ? Les historiens déplorent parfois l’usage inconsidéré des archives par les rescapés, leurs proches, ou par des militants et amateurs, souvent non fondé scientifiquement (comme le montre la première affaire Schaechter). Mais ils oublient parfois trop vite la signification de cette mise en présence du rescapé avec l’archive « attestant » du crime. Comme le fait remarquer Annette Wieviorka, l’archive est « relique » et peut avoir « un effet de réel bouleversant » en semblant dire le « vrai ». Mais l’important est avant tout ce qu’on lui fait dire : elle ne s’explique pas par elle-même, « mais dans sa corrélation, dans sa liaison avec d’autres traces ». C’est pourquoi la question de la déclassification revêt aujourd’hui une grande importance : la transparence dans les modes de sélection, de conservation, et de communication s’avère une nécessité dans un contexte où le « goût de l’archive » ne cesse de se confirmer, et où


« la migration des débats de mémoire de la Seconde Guerre mondiale à celle de la guerre d’Algérie montre la place fondamentale qu’occupe désormais la nécessité éthique et politique de revisiter le passé de notre pays ».


La mémoire du génocide des Juifs remplit ici bon an mal an, comme sur d’autres sujets, un rôle paradigmatique dans les sociétés occidentales et en France même, dans un contexte de multiplication et de répétition d’événements susceptibles de produire le fond sans fond d’archives dites « sensibles » : les crimes d’État dont la France se rend complice ou coupable. Comme le souligne Annette Wieviorka en conclusion de son article, les circulaires concernant des déclassifications ponctuelles restent des réponses au coup par coup du pouvoir aux situations d’urgences, et


« par leur nature même – réglementaire et non législative –, elles privent le pays du grand débat démocratique que mériteraient les questions des délais de consultation et, plus largement, la définition d’une véritable politique en matière d’archives ».


III - Spoliation, r éparation, restitution : le paradoxe d’une responsabilité étatique assumée


Durant la période 1990-2002, un autre dossier d’importance a occupé la justice, les historiens, les victimes et leurs héritiers : la question de la  « réparation », c’est-à-dire les procédures d’indemnisation et de restitution des biens juifs spoliés pendant la guerre. Le 17 juillet 1995, suite à des révélations de Serge Klarsfeld sur l’absence d’indemnisation des biens confisqués aux Juifs internés à Drancy, éclate une polémique sur l’absence d’indemnisation par la République des Juifs spoliés par les mesures d’ « aryanisation ». Or c’est la veille que Jacques Chirac a prononcé son discours commémoratif en parlant de responsabilité de l’État « français ». Cette responsabilité est-elle entendue au sens juridique ?


La mission Mattéoli, chargée en 1997 par le Premier ministre de l’époque Alain Juppé, d’une étude sur la spoliation des biens des Juifs de France, devait déterminer à partir de l’examen des différents fonds d’archive, les conditions dans lesquelles les spoliations organisées dans le cadre de la législation de Vichy ont eu lieu, et ce qui a pu être restitué (ou non) depuis la Libération. Ses conclusions, présentées le 17 avril 2000 à Lionel Jospin, mettent en lumière l’ampleur de la spoliation qui a frappé la population juive en France. Pour Annette Wieviorka, loin de se limiter à un acte de dépossession, les spoliations, comme l’avait déjà montré Raul Hilberg dans La Destruction des Juifs d’Europe, « font partie de tout une politique d’exclusion qui est une des étapes de la Solution finale ». Le rapport révèle surtout la complexité des mécanismes de ce processus, qui a touché tous les secteurs de l’économie (à l’exception du secteur primaire) : industrie, fonction publique, commerce et services. Il établit que si 90 % des biens ont été restitués ou indemnisés, une partie ne l’est pas encore en 2000, les restitutions effectuées à la Libération ayant surtout profité aux grandes entreprises. Les conclusions de ce rapport entraînent la mise en place de la « Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation » (CIVS), présidée par Pierre Drai, ancien premier président de la Cour de cassation. Cette commission n’est chargée d’examiner que les demandes concernant les  « biens individuels ». Mais en juillet 2000, le gouvernement français prend un décret sans précédent sur la demande de Serge Klarsfeld, appuyée par la mission Mattéoli : il consiste à indemniser les enfants des victimes, les orphelins de la Shoah, sous la forme d’une indemnité viagère. Il s’agit d’une compensation financière pour les traumatismes subis par les enfants cachés, qui durent grandir ensuite sans le soutien de leurs parents disparus dans les camps. Cette mesure s’inscrit dans la continuité directe du discours de 1995 reconnaissant la responsabilité de l’État français et sa « dette imprescriptible ». Enfin, en 1997, la Caisse des dépôts et consignations, pièce essentielle de l’appareil financier public français, fait appel à un Comité historique présidé par René Rémond. Les résultats des travaux du comité (menés en liaison avec la mission Mattéoli) ont été exposés lors d’un colloque organisé en novembre 2001, et mettent en lumière la façon dont la Caisse des dépôts s’est, dès l’été 1940, mise au service de l’État français de Vichy: cette institution s’était trouvée au cœur du dispositif des spoliations, jouant un rôle considérable dans l’application de la loi du 22 juillet 1941 visant à  éliminer « l’influence juive » de l’économie nationale.


L’évolution du traitement de la question des spoliations soulève un paradoxe qui invite à méditer une logique d’État ici encore en contradiction avec elle-même : dès 1944, le Gouvernement Provisoire à Alger admet le principe de la restitution des biens spoliés résultant de l’ « autorité de fait » de Vichy ; la IVème République de la même façon admet immédiatement la « responsabilité » de l’État dans la politique d’aryanisation. Comment interpréter la conception d’une responsabilité variable, selon qu’elle concerne la spoliation économique ou plus directement la persécution raciale à travers les lois antijuives visant à exclure les Juifs de la vie publique ? Refusant de reconnaître la continuité de l’ « État » en ce qui concerne la question des rafles et déportations résultant des lois antijuives de Vichy, la France « républicaine » représentée par le Gouvernement provisoire avait reconnu et assumé cette responsabilité dès 1944 pour les spoliations…


La contradiction d’ordre éthique qui opposerait une « éthique du pardon » et de la dette collective, et une « éthique de la justice » trouve une illustration dans le contexte des procédures engagées à propos des spoliations. Selon Henry Rousso, la contradiction selon laquelle « on réclame une réparation, de manière légitime, tout en proclamant d’un même mouvement que le crime est irréparable » enferme le « devoir de mémoire » dans un « dilemme insoluble ». L’historien met en garde contre une particularisation de la mémoire communautaire juive au sein de la mémoire nationale, enfermée dans un désir contradictoire de reconnaissance d’une singularité et d’intégration nationale. Ce qui relance à nouveau un débat sans fin, déjà évoqué à propos de la question du lieu de conservation du « fichier juif », et au fond toujours latent. Jean Mattéoli (lui-même ancien résistant, déporté à Bergen-Belsen) déclare en 1999, alors que les travaux de sa commission sont en cours, que dans les années 50 les Juifs de France  « avaient considéré que tout avait été réglé comme il convenait » ; il met en garde contre la création d’un « précédent très fâcheux dont finalement pourraient être victimes les juifs eux-mêmes » si l’on tirait la conclusion qu’ils avaient droit à une réparation particulière pour avoir été déportés sur des critères raciaux car, dit-il, « ce sont les Allemands qui ont fait cette distinction » entre Juifs et aryens. On peut s’étonner que cet ancien résistant omette de mentionner les lois antijuives françaises de 1940 et 1941, mais surtout qu’il fasse preuve d’une telle confusion.


On ne peut opposer, comme le fait Henry Rousso, la revendication des victimes proclamant une dette « irréparable », et la rhétorique juridique qui prétend « réparer » ou s’acquitter d’une dette. Le paradoxe consistant à affirmer le caractère « irréparable » d’une dette tout en demandant des « réparations » n’en est pas un. Les « réparations » de « réparent » pas, elles « indemnisent » ou « restituent » un dû. L’ « éthique de la dette collective » (Heinich) est certes contestable, mais elle revêt une fonction symbolique importante. Quant à l’éthique de la justice, elle reste hétérogène à la première, et vient même briser le cycle de la faute, de la culpabilité et du ressentiment appelant la vengeance « pour lui substituer l’énoncé solennel de la faute, et l’application de la sanction infligée au nom du droit, et non plus seulement au nom des victimes ». Le terme « irréparable » dans la bouche des victimes ou de leurs descendants signifie que même « réparée », la spoliation reste ineffaçable et « irréparable ». Même puni, et donc d’une certaine façon « réparé » sur le plan judiciaire, le crime reste subjectivement « irréparable ». C’est là ce qui caractérise précisément le crime contre l’humanité : ayant soustrait une partie de l’humanité à elle-même, ce crime est par définition « irréparable » pour l’humanité, et a fortiori pour la communauté ou le groupe visé.


Ces prises de position posent en tout cas un problème de fond : quel rôle est dévolu à la justice française pour gérer le passé de l’État français ? Cette question est périodiquement relancée, et reste d’actualité puisque des procédures restent en cours : c’est en 1998 qu’était déposée la première plainte contre l’État français concernant la spoliation de biens pendant l’Occupation. Le plaignant attaquait l’État pour "recel" et pour complicité de crimes contre l’humanité. Le Tribunal de Grande Instance de Paris a conclu en mai 2002 par un ‘‘Avis d’Ordonnance Rendue’’: "l’information n’a pas permis de caractériser l’infraction de recel et de vol, ou à la supposer, d’en identifier les auteurs". Il a classé l’affaire. Mais il n’est pas exclu que s’ouvrent d’autres procédures liées à la question des biens des personnes définies comme juives par Vichy. La justice est ici l’instrument de la réparation d’un tort causé aux victimes (sur un plan individuel), mais elle revêt aussi une dimension symbolique au plan national.

 

IV - Si la construction de notre mémoire était un puzzle…


Durant les trois dernières décennies, l’émergence dans la conscience collective de la spécificité de la politique antijuive de Vichy s’est traduite par des procédures judiciaires à l’encontre d’anciens dignitaires du régime. La façon dont les procès de la période 1944-1953 ont appréhendé la politique antijuive de Vichy et sa complicité dans le génocide ont donné lieu à des travaux scientifiques qui ont permis de réévaluer le poids de l’épuration dans la société française et dans l’appareil d’État. La réflexion sur la continuité de l’État, et le constat du maintien de ses fonctionnaires, ont cristallisé des polémiques qui méritaient cet examen approfondi. La question essentielle – savoir pourquoi l’épuration de la Libération a ignoré le sujet de l’antisémitisme et des persécutions raciales – est au centre de ce que Rousso appelle une « seconde épuration ». Dans les procédures judiciaires entamées pendant les années 1970, et dont la dernière a donné lieu à la condamnation par contumace d’Aloïs Brunner, il faut différencier celles qui concernent des criminels allemands (procès de Klaus Barbie et Aloïs Brunner) de celles qui visent d’anciens fonctionnaires français du régime de Vichy. Mais le premier procès en France pour crime contre l’humanité, celui de Barbie, n’en revêt pas moins un rôle fondamental dans les procédures qui suivent et qui concernent des Français : la jurisprudence de 1985, qui définit pour la première fois le crime contre l’humanité en France, a fortement contribué à la possibilité de l’application de cette notion à des ressortissants français.


C’est seulement au cours des procédures qui concernent d’anciens fonctionnaires de l’État français restés dans l’appareil d’État et ayant mené une brillante carrière après la guerre, que la question de la continuité de l’État se pose de manière très concrète, de la IIIème République à Vichy, puis de Vichy aux IVème et Vème. Or on n’a cessé d’insister sur le fait que les procédures, ne concernant que des individus, n’étaient en aucun cas destinées à faire le procès d’un régime, et encore moins de la continuité de l’État. Reste qu’aux yeux de l’opinion et des victimes, les procès de Paul Touvier et de Maurice Papon furent l’occasion d’un examen approfondi, sous forme de chronique judiciaire, de l’implication de Vichy dans la « solution finale ». Les travaux des historiens appelés à témoigner y furent débattus lors de procès à visée « pédagogique ». Après avoir reconnu une continuité aux plans symbolique et économique, la France est sommée de la sanctionner au plan juridique à travers le jugement d’individus ayant représenté l’État français (avec et sans guillemets). Dans ces procès tardifs, il s’agit d’affaires exclusivement liées au génocide des Juifs, ce qui marque une inflexion selon l’historien Michael Marrus. Car à l’inverse des procès d’épuration, la fonction de « transition » s’efface, et la transmission de la mémoire du génocide devient l’enjeu central. Si les procès de l’épuration ont été menés à l’instigation de l’État, dans le cadre de juridictions créées pour la circonstance, ce sont les cours d’assises traditionnelles qui sont sollicitées dans ceux de la « seconde épuration », cette fois à l’initiative de victimes (ou groupes de victimes constitués en associations) se portant parties civiles. Dans les deux cas cependant, c’est la justice française qui agit, dans une continuité symbolique et institutionnelle.


« Si la construction de notre mémoire collective était comparée à un puzzle, y figureraient déjà les pièces que sont les travaux des historiens, les témoignages, les écrits multiples, les repentances et les réparations. Ces procès qui sont la phase judiciaire de notre histoire ont constitué l’ultime pièce du puzzle, celle que l’on enfonce un peu difficilement avec le doigt afin que le puzzle soit complet »,


écrit Michel Zaoui en conclusion de son article sur les procès de la « seconde épuration ». Est-ce à dire que la justice a enfin mis le doigt là où la France a mal à sa mémoire : la mémoire de l’État (et par ce biais peut-être, de la nation)  dans sa continuité ? Pour questionner cette « seconde épuration », Annette Wieviorka se demande comment définir en droit les auteurs et les victimes de crimes contre l’humanité. Cette notion peut-elle s’appliquer à un fonctionnaire de l’ « État français » de Vichy, resté fonctionnaire tout au long d’une carrière politique ? Si oui, comment l’État assume-t-il ses responsabilités à travers le vecteur judiciaire, et comment la justice définit-elle la responsabilité de l’État à travers le jugement d’un individu qui l’a servi ?


Depuis les années 1970, la justice semble être devenue le vecteur de mémoire par excellence, et c’est pour beaucoup le lieu même où doit s’écrire l’Histoire. On lui demande à la fois de juger les crimes impunis et de faire œuvre de pédagogie civique, notamment en faisant appel aux travaux des historiens au cours des procédures. Les décalages entre justice, mémoire et histoire posent ici des problèmes d’ordre aussi bien épistémologique que politique, les premiers cachant bien souvent les seconds. Ce qui soulève la question de la pertinence du droit et de la justice en tant que « vecteur de mémoire » lorsqu’il s’agit de juger au-delà de l’acte individuel, un agissement commis au nom d’un État. Dans cette perspective, la question des lois que se donne l’État a une importance primordiale : il faudrait discuter dans cette optique tant l’incrimination de crime contre l’humanité dans le nouveau Code pénal de 1994, qui autorise la tenue de tels procès, que les textes tels que la loi Gayssot. Les questions de la « judiciarisation » de l’histoire et de la mémoire, à travers ces normes de droit positif et la notion d’imprescriptibilité propre à la catégorie juridique de crime contre l’humanité, la nouveauté de la centralité du témoignage dans les récents procès, ainsi que la notion même de justice pénale censée juger non l’État même mais un individu dans ses relations avec l’État qu’il a pu servir, posent des problèmes épistémologiques que nous ne pouvons traiter dans le cadre limité de cette étude. Les conflits qu’ils engendrent cachent en fait toujours des enjeux politiques qui concernent les limites respectives de la justice, du droit et de l’histoire.

 

Le nazi, le milicien et le fonctionnaire, ou l’introuvable crime contre l’humanité français


Peu de temps avant la période qui nous occupe, la France a connu son premier procès pour « crime contre l’humanité », visant l’Allemand Klaus Barbie. Dans les années 80, l’intervention de la justice dans les affaires concernant le passé de l’État français marque un tournant dans la gestion politique du passé de Vichy. L’aval symbolique de la loi donne alors à la mémoire de la Shoah une assise officielle et institutionnelle qui en fait une affaire nationale.

 

Affaires Leguay et Barbie
Cette intervention judiciaire avait en fait commencé dès la mise en accusation de Paul Touvier en 1973 (il s’agit de la première plainte, en France, pour crime contre l’humanité) et surtout avec l’inculpation de Jean Leguay, le 12 mars 1979, au nom de la loi sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. L’inculpation de Leguay, ancien délégué général à Paris pour les Territoires occupés, apparaît a posteriori comme centrale dans le traitement des dossiers qui suivront. Il s’agit en effet du premier cas de mise en application de la loi à l’encontre d’un Français. Or ce dossier n’a jamais soulevé un émoi comparable à celui entraîné par les affaires Darquier, Touvier, Barbie et surtout Papon, malgré les grandes responsabilités de l’inculpé dans l’appareil d’État français de Vichy. Suite à son décès en juillet 1989 (juste avant le renvoi du dossier devant la cour d’assises), le juge d’instruction clôt l’affaire, tout en se prononçant sur la participation de Leguay à des crimes contre l’humanité. C’est donc le premier haut fonctionnaire d’État français officiellement accusé et inculpé pour crime contre l’humanité.


L’affaire Barbie en revanche est d’emblée entrée dans le registre du symbolique. Pour Henry Rousso, « elle exprime le désir manifeste d’un pouvoir politique d’offrir à la mémoire collective un moment exceptionnel » à travers le procès de la barbarie nazie exercée à l’encontre de la Résistance et des Juifs ; et ce, « au nom de l’État de droit et d’un impossible oubli », en invitant les Français « à communier autour d’une célébration unitaire, celle des victimes et des héros, hors du champ commémoratif étatique, donc hors de toute considération politique, puisque le principal acteur sera la Justice ».


Mais le procès met à jour certaines contradictions entre la mémoire, l’histoire et le droit, qui seront réactivées lors des deux procès suivants, ceux de Touvier et Papon. Ces contradictions tiennent notamment aux particularités du régime juridique de la preuve, censée établir la culpabilité d’un individu et non celle d’un système ou d’un régime. Elles résident aussi dans le caractère pluriel de la mémoire de l’événement, mémoire partagée par plusieurs groupes de victimes (résistants, Juifs, sans oublier les résistants juifs…) et dont les singularités irréductibles apparaissent au grand jour lors de la décision d’étendre la notion de crime contre l’humanité (arrêt de décembre 1985), permettant d’intégrer dans l’accusation des actes commis à l’encontre des résistants. Cette décision souleva de vives protestations en son temps. Cet arrêt historique étend donc le crime contre l’humanité à l’ « adhésion à une politique d’hégémonie idéologique ». Elle permet de dissocier le concept de crime contre l’humanité du nazisme, ce qui joue un rôle non négligeable dans les instructions menées contre Leguay, Touvier, Bousquet et Papon : elle laisse entrevoir l’application de la définition du « crime contre l’humanité » à un autre État que le IIIème Reich, celui de l’ « État français » de Vichy qui aurait éventuellement pratiqué une « politique d’hégémonie idéologique ». Mais les procédures suivantes vont toutes confirmer une propension de la justice à protéger l’État français, et l’extension de la définition du crime contre l’humanité acquise ici, et entérinée depuis par le nouveau code pénal de 1994, n’a pas encore trouvé d’application dans une procédure contre un criminel français.

 

Le procès de René Bousquet
Dans les quatre procédures concernant d’anciens fonctionnaires de l’ « État français », on assiste à un infléchissement notoire de la justice dans des affaires mettant en jeu la question des persécutions raciales sous Vichy. Les lenteurs des procédures n’ont pas été étrangères à la virulence des polémiques suscitées par cette mise en accusation de l’exécutif par le judiciaire. L’affaire concernant René Bousquet ouvre la période qui nous occupe. En octobre 1990, le parquet conclut que l’ancien ancien secrétaire général à la Police ne peut être jugé par une juridiction de droit commun. En tant qu’ancien dignitaire de Vichy, il doit l’être sur les bases de l’ordonnance du 18 novembre 1944, ce qui revient en pratique à reconstituer en 1990 la Haute Cour de 1945 avec, de surcroît, les parlementaires de l’époque… Cette décision semble indiquer de manière limpide la position du chef de l’État, François Mitterrand n’ayant pas fait mystère de son amitié pour Bousquet et ayant avoué son ingérence dans la procédure.  Mais elle reflète aussi les hésitations largement partagées par nombre d’acteurs potentiels du procès (anciens résistants, magistrats, historiens), autant que par les responsables politiques : comment en effet évaluer la légitimité d’une procédure reposant sur le régime d’imprescriptibilité ? Le débat sur l’alternative entre droit à la justice et « droit à l’oubli » met à jour des réticences parfois inattendues. Finalement inculpé le 1er mars 1991, Bousquet meurt assassiné le 8 juin 1993 avant d’avoir été jugé. Or son procès aurait assurément permis de déterminer avec précision si Vichy avait de sa propre initiative commis des crimes antisémites, et d’évaluer la politique antisémite française dès 1993, malgré le caractère individuel de l’accusation. Il faudra attendre le procès Papon pour voir cette question réellement abordée par le droit et la justice.

 

Le procès Touvier
La controverse autour de la légitimité du régime d’imprescriptibilité, et avec elle de l’action en justice, est à nouveau centrale dans l’affaire Paul Touvier. Cette affaire aboutit bien à un procès cette fois, après une procédure interminable. Le non-lieu accordé en avril 1992 par la cour d’appel de Paris soulève l’indignation, sur fond d’enlisement des autres procédures en cours. Finalement renvoyé devant les assises de Versailles, Paul Touvier voit son procès s’ouvrir en 1994. Si son cas est banal (il s’agit d’un milicien antisémite aux responsabilités limitées), son procès aura été exceptionnel à maints égards. Touvier a en effet compromis un grand nombre de dignitaires de l’Eglise catholique. Certains hauts fonctionnaires, et deux présidents de la République ont été critiqués pour leur attitude à son égard : Pompidou (qui l’a gracié en 1971) et Mitterrand. Son cas cristallise la question de la continuité du pouvoir exécutif à travers l’administration, et semble stigmatiser une certaine idée de l’appareil de pouvoir en tant que « bloc solidaire dont la continuité institutionnelle résiste au temps et répugne à s’autoaccuser ». Nombre de hauts fonctionnaires expriment à cette occasion leurs doutes quant à la légitimité d’un procès et au bien fondé d’une justice aussi tardive. Leurs positions sont emblématiques d’un souci primordial de préservation de l’appareil d’État, qui tend à garder ses fonctionnaires à l’abri d’une procédure judiciaire, quand bien même il aurait été mis en cause par le comportement d’individus le servant. Ainsi, tandis que Jacques Chaban-Delmas « ne voi[t] pas en quoi ces procès peuvent s’imposer » et « trouve qu’il faut laisser les morts enterrer les morts », Pierre Messmer pense que les poursuites « sont sans doute juridiquement fondées », mais « que le moment est venu de jeter le voile de l’oubli sur les actes individuels entre 1940 et 1945 ». Il va de soi que les victimes ou leurs descendants ne sauraient suivre cette logique de l’oubli défendue au nom de l’Histoire et des limites de la justice en tant que vecteur de la mémoire nationale. La justice, en ce qui les concerne, reste vecteur de leur mémoire, individuelle tout comme l’est le crime des fonctionnaires qu’ils accusent, et que cette justice peut juger et sanctionner en tant que tel.


Mais le procès Touvier est surtout la mise à l’épreuve ratée de la notion élargie de crime contre l’humanité commis dans le cadre d’une « politique d’hégémonie idéologique » appliquée à l’État français de Vichy. En tant que membre de la Milice, créée par l’État français comme instrument de cette politique hégémonique, les faits lui étant reprochés sont censés relever du crime contre l’humanité. C’est pourquoi l’arrêt de non-lieu stupéfia les parties civiles et l’opinion, et reste discuté par nombre d’historiens. Les magistrats contestent la notion d’ « hégémonie idéologique » appliquée à Vichy. L’arrêt est partiellement cassé le 27 novembre 1992, la Cour de cassation ne retenant qu’un des crimes reprochés à Touvier, celui de l’assassinat d’otages juifs à Rilleux-la-Pape, revenant ainsi à la définition du crime contre l’humanité de Nuremberg : les otages ont été exécutés sur ordre de la Gestapo, organisation appartenant à un « État pratiquant une politique d’hégémonie », c’est-à-dire l’Allemagne nazie. Le nouvel arrêt ajoute que « les auteurs ou complices de crimes contre l’humanité ne sont punis que s’ils ont agi pour le compte d’un pays européen de l’Axe », dont la France de Vichy ne fait pas partie. Comme le remarquent Conan et Rousso, alors que la justice avait montré en 1985 (arrêt Barbie)


« qu’elle pouvait ‘s’adapter’ à certains enjeux de mémoire et ne pas rester indifférente aux revendications de certains groupes de pression […] elle a fait là la sourde oreille à ceux qui réclamaient un procès du Vichy antisémite, à tout le moins celui de la Milice, en tout cas le procès d’une politique française, quand bien même le droit ne permet en aucun cas de juger un État, mais seulement un individu ».


Cette décision révèle un décalage certain entre la reconnaissance symbolique de crimes contre l’humanité commis « sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l’État français’ » et la reconnaissance juridique de la responsabilité de l’État. Elle réduit à néant l’interrogation qui était à l’origine des poursuites contre des Français depuis la fin des années 1970 en éludant la question du rôle de Vichy dans la Solution finale, et relève d’une lecture contestable au plan historique : le seul élément allant dans le sens de la thèse de l’intervention allemande dans l’affaire de Rilleux repose sur les déclarations de l’accusé lui-même. On a donc condamné en Touvier un collaborateur des nazis, là où il était l’exemple même du milicien français de Vichy, et ce en vertu d’une interprétation stricte du droit de Nuremberg et un net recul relativement à la jurisprudence Barbie, alors qu’il s’agissait justement de les appliquer à des crimes français et non plus nazis : « le crime contre les Juifs reste ligoté à l’antisémitisme nazi ». Cette évolution remet en question l’éventuelle pertinence de la justice comme « vecteur de mémoire » et sa prétention pédagogique.


Un nouvel espoir naît cependant avec l’entrée en vigueur, en mars 1994, du nouveau Code pénal voté en 1992, qui contient de nouvelles définitions du génocide et du crime contre l’humanité, désormais indépendantes du droit de Nuremberg. Le génocide (article 211-1) est clairement distingué des « autres » crimes contre l’humanité (articles 212-1 à 212-3). Les actes commis contre les résistants sont intégrés dans les crimes contre l’humanité commis en temps de guerre (article 212-2), le code entérinant ainsi l’arrêt Barbie de 1985. Et il n’est fait aucune mention du contexte de guerre (hormis dans l’article 212-2). Le droit des crimes contre l’humanité existe désormais en dehors du contexte de la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’écarte du droit international sur plusieurs points cruciaux, et notamment sur celui de l’exigence d’un « plan concerté » comme élément constitutif de l’incrimination d’un crime contre l’humanité, dont on sait combien il est difficile à prouver.

 

Le procès Papon
En 1998, avec le procès de Maurice Papon, l’État français et son appareil administratif se retrouvent plus directement mis en cause. Mais l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde, inculpé en 1983 et jugé en 1998, ne l’est que pour complicité de crime contre l’humanité, restriction qui apparaît comme une conséquence directe de l’affaire Touvier. Il s’agit donc d’une application un peu frileuse de la catégorie juridique de crime contre l’humanité. Et même cette complicité est réduite à la seule « complicité dans les arrestations et la séquestration arbitraire des Juifs », c’est-à-dire dans l’organisation des déportations, et non de l’extermination. La complicité d’assassinat, supposant de prouver que Papon avait connaissance du sort qui attendait les déportés, est impossible à démontrer aux yeux de la justice. Papon est donc condamné le 2 avril 1998 à dix ans de réclusion pour complicité de crime contre l’humanité, mais il est acquitté de complicité d’assassinat. Il est en outre condamné (le 3 avril) à verser 4,6 millions de francs aux parties civiles. Son procès a achevé d’ « acclimat[er] dans le paysage juridique et dans l’opinion publique la notion de crime contre l’humanité ». Mais comme le fait remarquer Michel Zaoui, « son application pratique fut balbutiante surtout lorsque le complice du crime était Français, et, au surplus, un grand commis de l’État ». Les seules « arrestations et séquestrations » suffisent à signer la complicité de crime contre l’humanité, dans la mesure, certes, où elles ont été effectuées « dans le cadre d’un plan concerté » et pour le compte d’un pays de l’Axe « pratiquant une politique d’hégémonie idéologique », sans pour autant que cette complicité implique l’adhésion aux thèses de cette idéologie, ou à une organisation criminelle telle que définie à Nuremberg.


Mais les suites du procès Papon apparaissent décisives au regard d’une reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État français et cette fois dans sa continuité. Le 6 mars 2000, la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes (FNDIRP) saisit le Tribunal administratif de Paris, afin de voir reconnaître la responsabilité de l’État dans l’affaire Papon. La FNDIRP demande un franc d’indemnité symbolique à l’État pour marquer cette responsabilité. En novembre 1999, la FNDIRP avait déjà demandé au ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, de reconnaître que l’État français était « civilement responsable des fautes » de Maurice Papon, demande à laquelle M. Chevènement avait répondu par la négative. La FNDIRP s’est donc adressée au Tribunal administratif en évoquant « la permanence et la continuité de l’État », en se réclamant des travaux de nombreux historiens, ainsi que de la jurisprudence du Conseil d’État pour établir « la permanence de l’administration publique », expliquant que « le caractère illégitime du gouvernement de Vichy ne peut en aucun cas exonérer de sa responsabilité  l’État au nom duquel des fonctionnaires ont commis des fautes constitutives de complicité de crimes contre l’humanité ».


Notons que la FNDIRP n’avait justement rien réclamé de Papon en avril 1998, se réservant la possibilité de solliciter le paiement auprès de l’État français, défini comme « civilement responsable des fautes de son fonctionnaire ». La demande de la FNDIRP aboutit le 12 avril 2002 : le Conseil d’État reconnaît que « la responsabilité de l’État républicain est engagée » (c’est nous qui soulignons) dans la déportation des Juifs de Gironde sous l’Occupation.


Mais Papon est remis en liberté le 19 septembre 2002, après son recours contre la justice française devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 1999. La raison officielle avancée pour la libération de Papon est son mauvais état de santé et son grand âge… Si le gouvernement Raffarin prend ses distances avec cette décision pour le moins contestable de la cour d’appel de Paris (rappelons que Jacques Chirac a déjà précédemment refusé trois recours en grâce de Maurice Papon), la réaction des organisations juives, de défense des droits de l’homme et d’anciens déportés est autrement plus virulente. Dans les rangs du pouvoir en revanche, beaucoup approuvent publiquement la libération de Papon (notamment Pierre Messmer et Jean-Louis Debré), et la plupart des hommes politiques gardent le silence. Robert Badinter a à cette occasion un mot resté fameux : « On dit crime contre l’humanité, je dirais qu’il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime ». Différentes réactions en faveur de Papon se fédèrent à l’occasion d’une demande collective (parmi les personnalités marquantes, on compte Jean Mattéoli, Germaine Tillion, Raymond Barre et Pierre Messmer) qui avance notamment ceci :


« les faits imputés remontent à près de soixante ans et l’on fait supporter à ce seul fonctionnaire subalterne le poids de la responsabilité de la fonction publique sous la contrainte de l’occupation allemande ».


La formulation, qui fait considérablement reculer les acquis de l’analyse désormais admise de l’autonomie de Vichy, marque le signe d’un consensus au sein de la classe dirigeante : celui de soustraire la fonction publique, en l’occurrence les fonctionnaires, à l’action d’une justice qui voudrait juger un crime d’État. Et elle rappelle fâcheusement les arguments de Papon déplorant d’être associé, en tant qu’accusé de complicité de crime contre l’humanité, à un René Bousquet, « responsable politique » alors qu’il n’était, lui, qu’un simple « fonctionnaire » qui n’avait pas le choix de désobéir à l’occupant ni à l’État qu’il servait.


Dans une des nombreuses procédures qu’il a engagées contre l’État, Papon obtient du Conseil d’État le 12 avril 2002 que l’État verse la moitié des dommages et intérêts dus aux familles de ses victimes. Enfin, le Conseil d’État rétablit en juillet 2003 le versement de sa pension de retraite en qualité d’ex-préfet, supprimé après sa condamnation pour « complicité de crimes contre l’humanité ». Notons que cette pension pourra être saisie par les parties civiles pour obtenir leurs dommages et intérêts.


Si la libération de Papon est en tous points intolérable pour ses victimes directes, le recours en justice a eu le mérite d’engendrer une avancée « symbolique » importante : l’État reconnaît sa responsabilité en payant la moitié des dommages et intérêts de Papon et admet pour la première fois la responsabilité de l’État républicain. L’acte politique de Chirac en 1995, confirmé par l’adoption de la loi du 29 février 2000 sur la journée du 16 juillet, se voit ainsi appuyé sur le plan juridique. Et pour la première fois, le Conseil d’État établit une continuité entre les fautes du régime de Vichy et la République française en estimant que la responsabilité de l’État républicain a été engagée à raison des actes législatifs du régime de Vichy établissant une discrimination fondée sur l’origine juive. Pour Michel Zaoui, avec cette décision,
« le Conseil d’État reconnaît la continuité de l’État, de Vichy à nos jours. C’est une manière de dire que Vichy n’est pas une parenthèse dans l’histoire de France. Cette décision ajoute une reconnaissance juridique aux reconnaissances historiques et politiques. Cette dernière pièce au puzzle le rend cohérent. »


Dans l’affaire Papon, rappelons pour conclure que c’est l’immense travail accompli par les associations de victimes qui a permis le déclenchement des procédures judiciaires, et leur pression a dû être d’autant plus importante, et leur action déterminée, qu’aucune poursuite ne fut provoquée à l’initiative du ministère public. Lors du procès, non seulement le parquet n’a jamais requis la mise en détention provisoire, mais il n’a jamais pris l’initiative d’étendre le champ des poursuites, alors que la Cour d’assises n’avait été saisie que pour le cas de 74 déportés sur… 1560. Faute d’ayant droits, aucune constitution de parties civiles n’était possible. Comme le remarque Denis Salas, « la synergie entre des groupes porteurs de la mémoire et du judiciaire tranche singulièrement avec la relative inertie des autorités politiques ». Mais le cœur du problème reste la définition de la responsabilité de l’État : la logique juridique ne condamne que des faits individuels, non un « crime de bureau ». C’est la fonction même du jugement qui s’avère impossible lorsque l’idée de responsabilité individuelle ne permet pas de rendre compte de la réalité des mécanismes génocidaires. Comment juger un système étatique, un appareil d’État ? Comme le dit François Brayard, « L’identité du crime et de l’appareil d’État est une réalité historique qui est le point aveugle du procès ».

 

Conclusion ; du « bon usage » de la mémoire : devoir, politique ou travail ?


Quel bilan pouvons-nous tirer à partir de cet examen de l’intégration dans les pratiques politiques nationales de la mémoire du génocide et de la responsabilité de l’État ? En 1997, Georges Bensoussan craignait qu’en laissant dans l’ombre « la question-clé des responsabilités de l’appareil d’État », la mémoire institutionnelle devienne une « amnésie ritualisée, non sur le malheur lui-même, mais sur ce qui l’a rendu possible ». Aujourd’hui, en 2003, la revendication des associations de victimes a permis de faire officiellement reconnaître cette responsabilité de l’État dans le crime. Durant cette dernière décennie, sous la pression de l’opinion publique, et de la communauté juive en particulier, l’État français a été sommé d’opérer un retour réflexif sur son passé et sa collaboration active dans le génocide orchestré par les nazis. La République a admis la responsabilité de l’État et de la France, à travers le discours de son président et de son gouvernement. Cette responsabilité de l’État, d’abord formulée sur le plan symbolique, a été confirmée sur plan juridique en 2000. Cette période a vu s’inscrire, parallèlement, l’institutionnalisation du « devoir de mémoire » relatif à la Shoah dans les pratiques politiques, l’État organisant désormais des commémorations, jouant un rôle important dans la création et la subvention de musées, de programmes éducatifs à l’intention des nouvelles générations « après Auschwitz », pour « éduquer contre Auschwitz ». Une véritable « mutation mémorielle » semble s’être accomplie : le « devoir de mémoire », recentré sur la Shoah depuis les années 1980, est passé de la sphère des victimes et de leurs héritiers au pouvoir politique et à la société dans son ensemble. On pourrait se féliciter de cette évolution, et voir en elle le début d’une ère nouvelle où l’État saurait s’engager dans d’autres démarches réflexives sur ses pratiques criminelles et ses complicités. Mais un malaise subsiste, lisible dans les critiques souvent virulentes auxquelles s’expose le « devoir de mémoire », et qui tient à de nombreux facteurs.


Tout d’abord, le processus de reconnaissance par l’État de sa responsabilité a été un parcours semé d’obstacles, que les pouvoirs publics ont rechigné à lever ou à contourner. Ce qui ressort de ce parcours, c’est avant tout la continuité de l’attitude des pouvoirs publics, qui n’ont réagi que sous la pression de l’opinion ou des associations à l’initiative de procédures judiciaires, et parfois à la traîne de la justice, voire en faisant obstruction à son action. Aucune procédure n’a été engagée à l’initiative du ministère public. À travers tel discours d’homme politique remettant en cause la légitimité d’une justice tardive, telle décision ambiguë du Conseil d’État qui, tout en reconnaissant la responsabilité de l’État dans les agissements des fonctionnaires, décide de rétablir la pension de Papon, ou encore telle décision du Sénat décidant de la libération du même Papon, on observe une propension continue des institutions à préserver le champ de leur action politique en protégeant notamment les membres de l’appareil d’État. La reconnaissance symbolique n’engage aucune pratique, ou presque. Et quand des actes sont engagés, c’est au nom d’ un œcuménisme des Droits de l’homme, un « devoir de mémoire » qui reste bien souvent cantonné au domaine commémoratif, et qui fait écho à un consensus bientôt international au sujet de la mémoire de la Shoah.


Sur le plan national, l’État célèbre le « temps de la mémoire » en sombrant dans l’excès inverse du déni ou de l’oubli : il fait entendre un brave mea culpa qui va parfois à l’encontre de la vérité historique, en présentant les rafles et les déportations de Juifs comme si les Allemands n’avaient pas été là. Avec cette mutation, « la complicité de crime contre l’humanité a remplacé la collaboration comme paradigme de la faute », selon l’expression de Paul Thibaud. Mais au fur et à mesure que la mémoire du génocide s’est institutionnalisée et « étatisée », elle a perdu sa dimension critique, si bien que l’on peut se demander avec Annette Wieviorka si une mémoire devenue non conflictuelle ne serait pas condamnée à perdre sa « vitalité ». Tant que l’institution refusait de l’intégrer dans la mémoire nationale, elle s’inscrivait dans une lutte pour sa reconnaissance. Or aujourd’hui, la gestion institutionnelle de la mémoire donne lieu à un large consensus à vertu « pédagogique ». Il ne s’agit nullement de souscrire ici à une vision qui verrait dans la « commémorite » actuelle une hantise suspecte au nom du « droit à l’oubli ». Et encore moins de tenir la mémoire des Juifs pour responsable de l’oubli des crimes présents, ce qui reviendrait, comme l’écrit Catherine Coquio, à « les rendre comptables d’une logique étatique dont ils firent les pires frais ». On assiste aujourd’hui au paradoxe d’une intégration et d’une institutionnalisation de la mémoire du crime d’État qui lui fait précisément perdre sa portée politique. On est en droit de se demander si cette institutionnalisation du « devoir de mémoire » n’est pas la forme banale que prend l’adaptation du pouvoir politique. La mémoire nationale, dans sa dimension collective, consacre ainsi une séparation des pratiques (politiques) et des savoirs : comme l’écrit Alain Brossat, « il n’y a aucune raison pour que la politique de la mémoire de ceux qui président aujourd’hui à l’institutionnalisation mémorielle du génocide se déploie selon d’autres paradigmes que leur politique tout court. »


En 1998, Georges Bensoussan critiquait ce qui semble devenu une véritable « religion civile » de la mémoire. L’expression vaut « dès lors que le passé historique fait lien en donnant naissance à un rituel commémoratif dont la fonction est nettement identitaire ». Quelle est donc cette fonction identitaire qui ne concerne plus seulement les Juifs, mais la communauté nationale, et qui se construit paradoxalement sur la mémoire officialisée d’un crime d’État ?


L’officialisation par l’État de sa responsabilité dans le crime est aujourd’hui au cœur de nombreuses critiques. Pour Paul Thibaud, les excès actuels du « devoir de mémoire » font partie des effets au long cours de l’obtuse politique de refus de « refaire » la mémoire nationale, de Pompidou à Mitterrand. P. Thibaud et Henry Rousso s’accordent à lire dans cette forte présence de la mémoire du génocide, autant qu’un résultat de l’éveil de la mémoire juive, le symptôme d’un conflit de générations : la nouvelle génération reproche à la précédente son attitude pendant la guerre, ses compromissions, son silence. Dans ce conflit de société larvé, l’État jouerait en fait le rôle de bouc émissaire. Le changement du rôle de l’État dans le « régime mémoriel » marquerait le passage de l’institution « garante de l’idéal commun » à l’institution « dépositaire des pires fautes », vouée au passé et politiquement en crise.


La critique des pouvoirs publics cache bien souvent de fait un malaise, lié au caractère collectif de la faute et à l’acceptation massive, à l’échelle de la nation, des persécutions antisémites. L’ensemble des acteurs politiques et sociaux sont en cause, il suffit de mentionner ici le Conseil d’État, qui n’a jamais opéré de retour réflexif sur son attitude pendant la guerre. À cet égard, la mise en accusation de « l’État » comme notion abstraite continue sûrement d’épargner les élites à travers les institutions. La notion imprécise et restrictive de crime contre l’humanité reste insatisfaisante quand il s’agit de faire retour sur un crime relevant d’une dilution des responsabilités, comme l’est tout crime de génocide. Ceci tient au caractère forcément limité de la logique juridique, qui ne se prononce que sur la culpabilité d’un individu. Là où l’on aurait aimé pouvoir faire le procès d’un concepteur à l’origine de décisions comme Bousquet, la justice reste rivée à sa demande de preuve et se retrouve incapable de juger l’obéissance du fonctionnaire Papon. La définition même du crime ne permet pas de juger le « crime de bureau » d’un exécutant qui obéit au pouvoir et à la hiérarchie.  Ce crime concerne au premier chef l’État, mais exigerait l’examen approfondi des comportements de tels ou tels groupes : corps constitués, universités, magistrature…


L’État reste le lieu d’exercice de la violence légitime, et son appareil l’instrument de cette violence. À ce titre, leur remise en question et l’analyse de leur responsabilité à travers leurs multiples compromissions restent pleinement légitimes et nécessaires. Et il nous semble périlleux d’affirmer que le « devoir de mémoire » institutionnalisé est le symptôme d’une attente excessive, voire infantile, à l’égard de l’État sommé de faire son mea culpa. Dans cette perspective le discours de Chirac aurait dû mettre un point final à la controverse autour de la responsabilité politique dans la participation au génocide. Dans l’évocation par Chirac de la responsabilité à prendre en Bosnie au nom de « cette France » « qui n’a jamais été à Vichy », Paul Thibaud voit le signe d’une dynamique née de l’opposition entre l’État français (coupable) et la République (intacte, soit la France libre). Le scandale ne réside ni dans une crispation obsessionnelle sur la responsabilité de l’État dans le passé, ni dans un discours méaculpiste dont les excès se compensent par l’exaltation de Droits de l’homme et d’une République plus que jamais abstraits. Le scandale, c’est l’écart entre le discours et la pratique qu’il faut lire entre ses lignes. L’homme politique ne se contente plus de taire, d’effacer, de nier : il se risque allègrement aux dénégations les plus obscènes, sachant que les nouveaux « devoirs de mémoire » encore en souffrance ne le rattraperont pas de sitôt.


Les propos de Chirac sur la responsabilité à prendre en Bosnie au nom d’une leçon tirée d’Auschwitz relève de ce scandale, dont on pourrait multiplier les exemples. Il laisse finalement la France et la République intactes (à travers ses « valeurs »). Certes, il rompt avec l’idée selon laquelle un gouvernement n’a de légitimité à représenter l’État que s’il se conforme à l’esprit et aux règles du régime qui est le sien (à savoir la République). Il reconnaît que c’était bien l’État qui perpétrait le crime. Mais un État en rupture de France et de République. En 2000, Pierre Bouretz se livrait à une précieuse lecture de l’idéologie républicaine à travers la passion française de l’ « universel » : selon lui, la France a vécu son histoire comme un récit de l’universel, convaincue qu’il se confondait avec la singularité de son histoire nationale. Parallèlement, elle a toujours cultivé le goût de la commémoration, « comme une manifestation sans doute de ce qui combat en elle la passion de l’universel : l’amour de soi national corrigé du mot ‘république’ ». Contrainte de renoncer à des formes de commémoration qui ne seraient qu’autocélébration pour opérer un retour réflexif sur son passé, la France a bien dû reconnaître que certains moments de son histoire avaient signé le divorce entre les formes de la république et la nation qui leur donnait un fond. L’universel a ainsi rompu avec le particulier de l’histoire nationale, pour se replier dans des valeurs républicaines dont la France ne peut que se réclamer désormais, tout en admettant ne pas y avoir été toujours fidèle… À la lecture de Vichy comme « trahison » de l’idéal républicain, préservé par la « France libre », succède la reconnaissance forcée d’une trahison qu’aucune « autre France » n’est susceptible de racheter ou d’effacer.


Cette évolution explique pour Bouretz une certaine tendance aujourd’hui à vouloir refermer le dossier et à réhabiliter l’État contre un « devoir de mémoire », sans que cette histoire n’ait donné lieu à un véritable débat sur les formes et les degrés de culpabilité de la nation, de l’État, de la République. Cette tendance s’illustrerait dans l’attitude de l’historiographie française : une certaine « politique française de l’histoire » procédant d’une conception de la connaissance historique qui « devrait en quelque sorte régler ses ambitions par le souci politique de ne point trop aviver les blessures qu’elle réveille ». L’historien reste ainsi garant du mythe républicain, et l’État, après avoir accompli son devoir de mémoire, doit céder la place à une certaine dose d’oubli nécessaire à la préservation de l’unité du corps social, unité qui reste la condition de toute politique. Une certaine dose de secret, aussi, doit être admise en tant que constitutive de l’exercice même du pouvoir : Henry Rousso, s’il ne défend pas le secret des archives qui règne encore concernant des période plus récentes que l’Occupation, adopte une attitude résignée au secret d’État, qu’il oppose à un certain idéalisme de veine utopiste hérité de 1968. Par cette manifestation de sagesse « réaliste », l’historien se fait juge et moraliste de son époque, et veut sauver l’État, y compris de lui-même, en le mettant en garde contre les excès du « devoir de mémoire ».


La revendication de la singularité du génocide dans la mémoire des années d’Occupation a été analysée comme exemplaire d’un phénomène contemporain de nos sociétés : la « communauté juive », paradigme des « nouveaux acteurs sociaux » d’une société multiculturelle, militerait pour une reconnaissance publique de sa différence. Or un des dangers souvent perçu dans la multiplication des exercices de mémoire étatiques est celui d’une fragmentation du corps social, d’un éclatement des mémoires particulières, d’où les critiques actuelles du « particularisme mémoriel ». Dans cette approche, un trait pertinent doit être considéré : la reconnaissance de la responsabilité d’État dans le génocide des Juifs s’est faite au prix d’une inévitable lutte mémorielle. Pour sortir des malentendus qui en résultent, il faut soumettre le « devoir de mémoire » de l’État à une critique beaucoup plus attentive et systématique, axée sur le présent en même temps que sur le passé : comment le pouvoir s’est-il finalement accommodé de la mémoire de son crime ?


La reconnaissance des crimes d’État et des complicités françaises se fait selon une géométrie variable. La Shoah constitue en quelque sorte le paradigme, y compris au niveau international, d’une culpabilité finalement assumée. Mais cette reconnaissance s’accomplit selon une logique double, parfois contradictoire : relayant la lutte mémorielle, le politique prolonge et accentue un raidissement de mémoires conflictuelles. Dans le même temps, il cède à l’universalisme ambiant en matière de discours sur les Droits de l’homme, ce qui lui permet de perpétuer la tradition républicaine de soi-disant fidélité aux valeurs démocratiques : au nom d’Auschwitz, il faut intervenir en Bosnie (enfin dire qu’on va le faire) et au Kosovo (mais en lançant des bombes via l’OTAN, et non en choisissant de faire appel à l’ONU ni en préconisant une intervention terrestre) tout en continuant d’être secrètement complice de crimes contre l’humanité et de génocides ailleurs. La crainte de Georges Bensoussan de voir se mettre en place une « amnésie ritualisée » est aujourd’hui confirmée. Mais paradoxalement, elle s’est réalisée malgré la reconnaissance de la responsabilité de l’État. Catherine Coquio a montré que l’amnésie étatique qui se cache derrière le « devoir de mémoire » est l’œuvre du mythe en elle : « Forte de ses affinités avec l’État, la raison mythique tend à l’institution ». Il s’agit de comprendre aujourd’hui comment on en est arrivé à ce paradoxe : le mythe républicain a intégré la mémoire d’un crime contre l’humanité dont l’État français s’est dit coresponsable. Cette mémoire n’est plus nécessairement associée « au tabou, à la dissension, à l’oubli organisé » : tout est universalisable et intégrable dans le mythe national à la fois. Aujourd’hui, le tabou s’est clairement déplacé : il frappe la responsabilité ou la complicité de l’État dans d’autres génocides, ailleurs.

 

(texte sans son appareil de notes. Pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée)