Depuis une dizaine d'années, le puissant
courant en faveur des droits de l'homme qui traverse notre époque
s'est emparé, à juste titre, de l'oubli dans
lequel avait été plongé le sort fait aux
Tsiganes sous le régime nazi, pour affirmer la volonté de
reconnaissance internationale de "l'autre génocide".
Mais la bataille pour le droit au Passé emploie souvent
des armes importées du droit anglo-saxon qui brouillent
la complexité des faits et ne favorisent pas la stabilisation
de son inscription mémorielle. Si une réflexion
d'ensemble sur l'écriture historique n'est pas menée à son
terme, la prise de conscience collective du rôle central
de l'extermination des Juifs d'Europe dans l'histoire européenne
du XXe siècle sera balayée par le relativisme
moral conviant la défense des opprimés de tous
les temps et de tous les lieux en un unique mouvement d'affirmation
victimaire.
La "marginalisation du crime commis" a pourtant connu
de beaux jours depuis la fin de la guerre, et il serait nécessaire
de "multiplier les angles de vue" pour donner à chacun
une sépulture historique décente. En d'autres termes,
deux nouveaux dangers risquent de s'ajouter aux menaces du négationnisme
: d'un côté le refus de l'historicité de
la Shoah au nom de "l'indicible", et de l'autre le
relativisme de l'activisme judiciaire qui place les victimes
en équivalence marchande, pour des "compensations" pécuniaires
ou morales.
Les historiens ne devraient pas s'associer à ce marchandage
de dupes. Ils sont confrontés à un défi
bien plus considérable que de savoir si telle œuvre
d'art spoliée sera restituée au descendant de son
légitime propriétaire. Il leur faut donner à voir, à chacun
d'entre nous que la question intéresse (ceci n'est pas
une obligation), les territoires de l'extermination, et ce défi
se pose en termes prométhéens, car il est actuellement
rendu réalisable par l'immense masse de la documentation
accessible.
Les historiens ont, à présent, les moyens documentaires
de restituer chaque acte de mort dans sa dimension d'assassinat
personnel à l'échelle d'un continent démultiplié en
millions de personnes. Ce que la mémoire familiale réorganise
si difficilement, avec des lambeaux de souvenirs accrochés à une
photographie silencieuse, quelquefois les pièces d'archives
le permettent. Ce serait donc faire injure aux victimes que de
leur refuser une vie avant le génocide, sous le prétexte
du nombre et de l'anonymat ; se priver de comprendre l'élaboration
dans chaque famille des stratégies de survie ou d'anticipation,
de résistance aussi, peut-être dérisoires,
mais dignes de respect.
Dans l'investigation généalogique complexe se trouve
la clé de la répétition de ce type de crime:
au "plus jamais ça", répété depuis
l'après-guerre comme une formule incantatoire, alors que
le siècle est achevé, doit succéder la prise
de conscience indiciaire du "comment ceci a-t-il eu lieu,
ici, de cette façon, à propos de ces gens là, à ce
moment précis"? Nous pourrons, peut-être, à ce
prix, prétendre exercer une vraie vigilance sur le caractère
reproductible de conduites collectives infâmes.
Notre intervention n'a pas pour objectif de dresser un tableau
exhaustif du génocide des Tsiganes, mais de présenter
quelques réflexions autour du régime d'inscription
des Tsiganes dans l'historiographie de l'holocauste et du nazisme.
La place accordée par les historiens a été marquée
par une attention à éclipses, semblable en cela à l'indifférence
générale, jusqu'à une période relativement
récente, des études académiques à l'égard
de la déportation et de l'extermination. Depuis 1990,
le sort des Tsiganes sous le régime nazi est un angle
d'observation à part entière dans un marché intellectuel
en pleine expansion, mais les Tsiganes doivent passer une double épreuve
initiatique pour être érigés définitivement
au rang de "sujet" de l'Histoire : l'épreuve
de l'inscription dans la mémoire professionnelle des
historiens, et l'épreuve de la méthode historique.
L'épreuve de la mémoire
historienne
La pétrification de la documentation a été voulue
par deux régimes - le nazi et le soviétique - qui
alliaient le mépris des hommes au fétichisme du
papier. Les millions de mètres cubes d'archives produits
par le siècle achevé, uniquement pour détruire
son semblable, défient la raison historienne. L'impossibilité de
maîtriser une masse documentaire aussi considérable
renforce la tentation de classer les innombrables victimes dans
une vision totalisante désincarnée. Mais l'abstraction
dans la définition suggère une certaine compromission
avec la langue du Troisième Reich. Or, il appartient aux
historiens de donner à chacun un droit à la restauration
de son existence autrement que comme "un morceau comptable".
Ces questions d'identification historique sont fort complexes.
On a, en effet, coutume de considérer les Tsiganes comme
un peuple, sans jamais leur conférer le crédit
d'une authentique culture. L'absence supposée de tradition
savante ne les apparente pas à la dispersion des Juifs,
car ils ne semblent pas soudés par une religion commune,
ils ne revendiquent pas de patrie d'origine et, jusqu'à une
période très récente, ils n'avaient pas
de revendication politique transnationale. Les Tsiganes constituent
l'unique exemple d'une population européenne ayant maintenu
jusqu'à nos jours une langue et une puissante identité,
sans système communautaire organisé sur des bases
juridiques ou même coutumières, sans territoire
de référence et sans l'appui des élites.
L'une des plus vieilles "nations" d'Europe, l'une
des plus solides, connaît le paradoxe d'un enracinement
familial pluriséculaire sans inscription nationale admise
une fois pour toutes.
Les Tsiganes ne sont pas un cas d'école pour esthètes
de la dissidence. Comme le décrivent admirablement Patrick
William et Leonardo Piasere, ils forment des familles qui s'entre-connaissent
selon des réseaux déterminés par le territoire,
le système des autres familles, et les contraintes historiques.
La culture est marquée par une forme de patriotisme familial
et la langue romani a pu se perpétuer selon les cas et
demeurer la langue maternelle, sans aucun appui académique
ni transmission savante, en dépit des pressions des cultures
concurrentes et de l'uniformisation des modes de vie et des habitudes
de pensée. Elle est cependant dramatiquement menacée
par la pression nouvelle et apparemment contradictoire entre
les discours convenus sur la liberté de circulation et
l'ouverture de l'Europe, et les normativités nationales
exacerbées par cette période d'incertitude institutionnelle.
Il est bon de rappeler que le traitement administratif imposé aux
populations tsiganes en Europe anticipe toujours une évolution
plus générale sur les questions sensibles de l'attribution
de la citoyenneté, de la libre circulation, de l'accès
aux droits sociaux. L'enjeu ne se résume pas, en effet, à l'analyse
abstraite des fonctions politiques du droit des minorités
nationales. Entre "enracinement et désolation",
les Tsiganes d'Europe voient, à l'heure actuelle, leur
existence menacée dans tous les pays d'Europe.
Cependant, la participation des dirigeants tsiganes dans l'action
communautaire en Europe augure d'un effort méritoire
des organisations internationales pour la reconnaissance de
l'identité politique romani. Il conviendrait d'associer
la reconnaissance internationale à un mouvement d'appropriation
du génocide et de sa mémoire par les nations
européennes. Or, il faut bien constater le peu d'empressement
des pays de l'ancien bloc communiste à reconnaître
la présence historique juive et tsigane sur leur sol.
Katarina Katz, une jeune Israélienne dont le père
avait été déporté, observait à son
tour le contraste entre la part réduite des Tsiganes dans
l'historiographie de l'holocauste et le nombre de témoignages
de déportés juifs, rassemblés au Yad Vashem,
qui évoquaient leur présence dans les camps. Assistant à un
congrès de travailleurs sociaux à Budapest, elle
fut horrifiée d'entendre des propos dévalorisants,
pour ne pas dire ouvertement racistes, de certains délégués
des pays de l'Est. Elle découvrit la situation dramatique
des communautés tsiganes dans un pays qui pourtant avait
porté au plus loin l'initiative de la représentation
politique des minorités par la loi de 1993. Elle a joué un
rôle important dans la détermination des familles
de Zamoly à quitter la Hongrie pour rejoindre Strasbourg.
Au terme d'un long et difficile combat, les Roms de Zamoly devaient
obtenir le premier statut de réfugiés politiques
qui a été accordé par la France à des
membres d'un pays européen placé sur la liste prioritaire
des entrées dans la Communauté Européenne.
On mesure l'écart entre les voies d'une reconnaissance
historique du génocide et l'ostracisme quotidien qui n'hésite
pas à prendre les formes les plus violentes. Le 13 mai
1995, Vaclav Havel inaugurait une plaque commémorative
sur l'emplacement du camp d'internement de Lety en Bohême
du Sud, antichambre de la mort pour 1300 Roms tchèques
de 1939 à 1945. Pourtant, de 1993 à 1995, au moins
500 délits racistes ont été officiellement
enregistrés en République tchèque. C'est à Prague,
en juillet 2001, que s'est tenu un congrès organisé par
l'IRU, l'Union romani internationale, rassemblant les représentants
des organisations tsiganes, soit plus de deux cent délégués
d'une quarantaine de pays. Le président, Emil Scuka, ancien
directeur de théâtre qui fit beaucoup pour l'émancipation
des Roms de Tchécoslovaquie, demanda la reconnaissance
internationale du génocide des Tsiganes en parlant de
500.000 morts et du chiffre de 21.000 décès à Auschwitz.
Le représentant slovaque, G. Adam demandait la création
d'un "musée de l'holocauste rom", dans un pays
d'Europe centrale construit sur le modèle des Musées
pour la Shoah.
On pourrait observer une synchronie entre l'avènement
d'une parole publique romani et l'entrée à part
entière des Tsiganes dans les holocaust studies. Cette
même année, Le Musée de l'Holocauste organisait à Washington
un symposium sur les Roma et sinti, "under-studied Victims
of Nazism". La session fut ouverte par Paul Shapiro, le
directeur du Musée et les conclusions furent données
par Raul Hilberg. L'historien Ian Hancock, leader romani, membre
du Conseil du Musée, prit la parole ainsi que les principaux
historiens actuels de la question. On mesure le chemin parcouru
depuis la publication en 1972 du livre pionnier de Donald Kenrick
et Grattan Puxon. L'œuvre était bâtie sur
un modèle de "jewish narrative", à partir
d'une documentation disparate dominée par l'exceptionnelle
capacité polyglotte de Donald Kenrick. Après leur
arrivée en Europe à la fin du Moyen Age, les Tsiganes
formaient une diaspora soumise à une longue suite de persécutions
qui culminait avec l'extermination nazie. A cette époque,
la comparaison entre le sort des Juifs et celui des Tsiganes
n'était pas du tout de mise. Les Tsiganes appartenaient
aux "forgotten victims" et rares étaient ceux
qui ne se risquaient à parler de génocide racial.
Aussi les travaux de Donald Kenrick ont-ils une influence considérable,
et les remarques mélancoliques de Myriam Novitch sont, à présent,
fort heureusement dépassées. Mais le mouvement
de reconnaissance des Tsiganes en tant que victimes raciales
du nazisme demande à être situé dans une évolution
de longue haleine. La publication des travaux sur les Tsiganes
a suivi un parallélisme avec le développement des études
sur le génocide des Juifs.
Le travail de l'historien dépend de son système
d'interrogation. Ce système n'est pas un corps théorique
très articulé, il s'apparente à un ensemble
discontinu de questionnements sur la matière de l'enquête,
influencé par un dispositif général lié au
paradigme dominant. Édouard Husson et Jean Solchany ont
bien montré comment l'opinion historienne se forge ce
paradigme dominant qu'elle ne lâche pas facilement, même
si les anomalies se multiplient. L'historien qui travaille sur
le génocide des Tsiganes n'est pas en situation de proposer
ses grilles d'analyse personnelle; tout se passe comme si la
dévalorisation de son objet par le public académique
l'obligeait à maintenir une attitude subordonnée à l'historiographie
dominante. Il reste un historien en marge pour des victimes en
marge. Pourtant je voudrais suggérer que les Tsiganes
ne sont pas des victimes marginales de l'Etat nazi parce que
les interprétations (fantasmées) que les Nazis
donnaient de l'identité collective des Zigeuner, engageaient
le cœur de la réflexion sur la réalisation
pratique de la régénération du Volk et la
requalification intégrale de la germanité de sang.
Il est normal que le récit historique soit soumis à des
révisions constantes qui dépendent des effets cumulatifs
du savoir, de l'arrivée de générations nouvelles,
munies d'interrogations différentes, de l'ouverture par
paliers de la documentation. Pour les études sur la Seconde
Guerre Mondiale, le fait le plus remarquable repose sur le caractère
concomitant de l'ouverture des cinquante ans et de la chute du
mur de Berlin. Le silence d'après-guerre s'expliquait
aussi par la coupure des deux blocs. L'action nazie avait eu
une dimension territoriale européenne qui ne pouvait se
concevoir qu'en englobant à nouveau l'ensemble de l'Europe.
Comment caractériser l'extermination des Tsiganes dans
la mémoire professionnelle des historiens actuels ? Yehuda
Bauer résume assez bien l'opinion générale.
Les Tsiganes, selon lui, ont bien été des victimes
raciales du Reich, mais leur extermination n'a pas été totale.
Il propose donc de distinguer entre génocide et holocauste.
Il réserve le mot d'Holocauste au sort des Juifs car l'entreprise
allemande de liquidation a concerné tous les Juifs jusque
dans les endroits les plus reculés de l'Europe, là où les
communautés miséreuses ne mettaient certainement
pas en péril la sécurité du Reich. Pour
présenter la comparaison, il s'appuie sur les travaux
de Michael Zimmermann. Mais il refuse de les articuler totalement à l'entreprise
de réorganisation intellectuelle proposée par la
nouvelle historiographie allemande du génocide. En particulier,
il n'est pas convaincu par la thèse de Götz Aly.
Ce dernier donne pourtant l'une des clés de compréhension
de l'extension à l'Europe entière des mécanismes
qui font passer les praticiens du génocide du remembrement
ethnique, jugé impraticable, à l'extermination
du seul groupe dont l'expertise pourrait être menée à grande échelle,
dans l'urgence sans jamais se tromper de victimes.
La situation de l'Autriche est prise comme argument essentiel
de l'ouvrage de Guenter Lewy. Cette synthèse importante
conclut que la persécution des Tsiganes a bien pris
la forme d'une entreprise politique systématique ; mais
qu'on ne pouvait l'assimiler à l'extermination des Juifs.
L'un des arguments essentiels retenu repose sur la proportion
de personnes déportées et son extrême variabilité selon
les régions occupées. Il explique ces variations
par la nature de la persécution, la protection que les
organisations catholiques ont accordée aux Tsiganes,
et surtout le fait que l'information que nous avons sur le
processus de sélection est sporadique. La ville de Giessen
en Hesse est citée comme exemple. Giessen est le foyer
de la famille Reinhardt depuis le XVIe siècle. La protection
seigneuriale avait garanti à cette famille un enracinement
pluriséculaire et les mariages de Tsiganes avec la population
locale, comme entre familles dites sinti, étaient monnaie
courante. Une expertise générale approfondie
de la population du Land aurait dégagé de nombreux
ancêtres tsiganes à coup sûr. On voit donc
que le raisonnement généalogique n'est pas le
même concernant l'ascendance tsigane et juive de la population
allemande. Aussi, il importerait de considérer dans
des monographies appuyées sur les archives municipales
et régionales, en particulier des sources policières
locales, comment l'expertise a été matériellement
pratiquée sur l'ensemble de la population allemande.
Car la sanction est posée en termes absolus. Les familles
ou des membres d'une famille ou un individu expertisés
comme Zigeuner ne sont pas, en 1943, internés dans une
prison ou un camp particulier. Ils sont immédiatement
transférés à Auschwitz.
Les archives locales s'ouvrent et les Tsiganes apparaissent.
Or, le débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes
avait orienté l'historiographie vers les archives des
dirigeants et non vers le cours concret de l'entreprise selon
la méthode historique. De plus, on a confondu la doctrine
de l'intention et le primat des motivations raciales. On reprocha
aux fonctionnalistes, partisans de la radicalisation cumulative,
de refuser de faire rentrer le génocide des Juifs dans
le cadre juridique proposé par Raphaël Lemkin.
Comme le dit avec justesse Michael Wildt : "La preuve
que le fait a bien eu lieu et qu'il ressort d'un auteur individualisé,
n'explique ni ce crime, ni son auteur". La chronologie
des opérations de mort permet de repérer des
sauts qualitatifs complexes qui n'ont pas grand chose à voir
avec les preuves rétrospectives linéaires que
demande la Justice mais tout à voir avec l'explication
historique. Il ne suffit pas, en effet, de dire que la preuve
judiciaire et la preuve historique ne sont pas de même
nature. Il faut remarquer que l'usage judiciaire des responsabilités
allemandes, établi dans le prolongement de celles qui
furent affirmées après la première guerre
mondiale, associées à la coupure de l'Europe,
ont définitivement orienté l'historiographie
du vingtième siècle européen vers des
débats théoriques assez vains. Combien d'anathèmes
lancés sur les alliances du fascisme et du grand capital
qui ne s'inquiétaient guère d'en savoir plus
sur ces universitaires munis de leur certificat "persil".
Si une logique aussi linéaire avait prévalu, il
ne fait pas de doute qu'aucun Juif n'aurait survécu et
que le système de la mort de masse aurait été pratiqué des
1934 sur des victimes juives exclusivement. Or, en analysant
les dossiers des victimes des actions d'euthanasie, on voit bien
que la motivation raciale dépasse le couple aryen-sémite.
Wolfgang Wippermann a manifesté son désaccord avec
les partisans du lien entre le primat exclusif de l'antisémitisme
et le génocide singulier des Juifs, car il voit dans l'Etat
racial allemand l'instrument d'une politique de liquidation intégrale
ciblée, avant même que l'extermination des Juifs
n'ait commencé. La politique anti-juive, la requalification
de la citoyenneté allemande et la lutte contre les "éléments
indésirables" sont liées. Mais l'étude
séquentielle de l'agencement des processus séparés
demeure nécessaire surtout depuis qu'une documentation
considérable est accessible. Comme le fait remarquer Peter
Longerich, les mesures politiques décidées entre
1933 et 1935 contre les "indésirables", "asociaux" ou "tsiganes" étaient
bien plus radicales que les décisions prises contre les
Juifs à la même époque. Elles envisageaient
la stérilisation et l'euthanasie, la déportation
ou la mort par internement pour faire disparaître la pauvreté des
rues. Ces "campagnes de nettoyage", ces rafles de "vagabonds
et de misérables" ont apparemment été bien
acceptées par l'opinion, même si les actions d'euthanasie
ont suscité plus de résistance. L'explication habituelle
reprend l'argumentaire hygiéniste d'une façon douteuse.
Elle laisse suggérer que l'"asocial" venait,
avant même d'être réprimé, d'une population
en marge peu intégrée au corps social, qui, de
ce fait, ne suscitait pas de compassion particulière.
Cette faiblesse de l'analyse surprend puisque l'argument de l'ampleur
de la crise sociale sert à justifier les attentes du suffrage
allemand à l'égard de Hitler. Le chiffre des "6
millions de chômeurs" est dans tous les manuels d'histoire
constamment recopié, comme s'il suffisait à justifier
les infamies du régime. Or ce nombre est doté d'une
inquiétante similitude avec le chiffre des victimes du
génocide. Le fétichisme du chiffre révèle
ici toute son obscénité.
L'épreuve de la méthode
historique
Aussi, les systèmes de qualification sont révélateurs
des catégories mentales utilisées par les historiens
pour caractériser les différents acteurs du génocide.
La tentation totalisante peut conduire par un chemin trop linéaire
vers Auschwitz. La reconstitution des entreprises criminelles
collectives n'est pas la somme algébrique d'entreprises
criminelles individuelles ; elle doit reposer sur la restitution
la plus précise de la large marge d'interprétation
et d'initiative qui permit à toute personne animée
d'une volonté de nuire de passer aux actes avec une redoutable
efficacité. Tout doit être utilisé pour identifier
des catégories socioprofessionnelles, intellectuelles,
locales, familiales, religieuses, régionales, selon la
chronologie la plus fine, en croisant les volumineuses pièces
des procès d'après-guerre (pratiquement jamais
ouvertes) avec les archives locales, pour tisser les fils d'une "carrière
au service du meurtre".
Le génocide fut une entreprise de liquidation interne
d'Européens menée dans l'urgence par d'autres Européens
au nom de la civilisation européenne. Pourtant, il n'y
eut aucune erreur (ou très peu) de personnes dans le tri
des "catégories indignes de vivre". Comment
doit-on restituer le processus qui fit passer de l'expertise
raciale et du tri social de l'ensemble de la population germanique à la
seule extermination des Juifs européens menée à la
périphérie du Reich ? Lorsque l'on cherche à passer
du diagnostic des "races en perditions" à la
mobilisation sociale intégrale, que fait-on de la notion
de totalitarisme ? Les travaux récents posent de façon
accrue le problème de la dynamique d'action en mettant
en valeur l'implication inventive, la liberté d'initiative
de toutes sortes de groupements et d'individus qui semblent dessiner
une génération "des Unbedingten" selon
l'expression de Michael Wiedt, adepte d'une conception moderniste
du productivisme et de la supériorité raciale dans
une relation totalement nouvelle à la Politique.
"La distinction entre "aryen et "non aryen" règne
sur toutes choses. On pourrait faire un lexique de cette nouvelle
langue", notait Victor Klemperer dans son journal du 27
mars 1933. Le premier exemple de cet éclairage primordial
porte sur l'identification raciale. Celle-ci est posée
en termes tautologiques comme une production de l'Etat, selon
la sociologie normative et la digestion incomplète des
idées de Michel Foucault par toutes sortes de praticiens
des sciences sociales. Elle repose sur l'a priori que les Juifs
et les Tsiganes n'étaient pas véritablement assimilés
aux territoires nationaux, en quelque sorte "suspendus" dans
une sphère éthérée et du coup suspecte.
Or, on voit bien que les efforts entrepris pour qualifier individuellement
la population "bohémienne" du Reich s'explique
par la difficulté à signaler clairement la ligne
de partage de la germanité de sang avec un comportement
social. L'acte essentiel n'a pas été de faire porter
aux Zigeuner une étoile ou un brassard par l'enregistrement,
mais de les construire comme une catégorie administrative,
en leur retirant leurs papiers d'identité pour en fabriquer
des spécifiques. Entre la date de retrait des papiers
et l'attribution des nouveaux titres discriminants, entre 1936
et 1938, se concentre l'action de différentes instances
qui vont faire dévier toutes sortes de gens de l'exclusion
sociale vers l'extermination. La vision "abstraite" de
la mise hors de la communauté de sang ne pourrait, à leur
idée, se matérialiser que dans la séparation
physique, par l'internement et l'élimination de chaque
individu concret, indépendamment des actes commis.
Cette mère allemande ne recevra que des réponses
dilatoires pour expliquer le sort tragique de son gamin fugueur
qui s'était fait ramasser par la police à Francfort,
et fut assassiné par le gaz peu après son transfert à Kalmenhof.
On voit donc que la politique allemande de sélection raciale
prévoyait d'abord un volet de requalification interne
de la germanité de sang par l'élimination des "catégories
indignes de vivre". Le nettoyage social avait aussi un fondement
racial, et on ne peut séparer sans artifice les deux dimensions
de la pensée de cette "science de la séparation".
En 1934, 500 tsiganes furent stérilisés pendant
l'application de la loi de prévention de la déficience
biologique. Ainsi, les recherches empiriques montrent que l'extermination
des Tsiganes n'entrait pas dans une logique d'ordres venus d'en
haut et appliqués ensuite avec zèle, mais qu'elle
est le produit de la validation a posteriori des initiatives
locales éclatées de différentes instances
séparées. Les interactions cumulatives viennent
du double effet des réorganisations institutionnelles
et des intérêts personnels de quelques dirigeants.
Himmler a validé les demandes insistantes venues d'instances
très différentes. Les vecteurs directs de la dynamique
d'extermination ont été, dès 1933, les conseils
municipaux, les instances régionales, les bureaux de l'aide
sociale, les polices municipales, les gendarmeries des Länder,
et surtout la police criminelle. Les archives sont pleines de
leurs récriminations et de leurs efforts constants pour
obtenir des instances supérieures, l'autorisation de mettre
les "Zigeuner" et tous ceux qui vivaient de cette manière
dans les camps de concentration, les camps de travail, de les "pousser
vers des camps clôturés". Par ailleurs, les
relais de la presse qui se livrait à une surenchère
sécuritaire sont bien décrits par Guenter Lewy.
Il faut donc admettre une fois pour toutes que le choix social
qui fut accepté et initié par l'Allemagne de
1933 n'est pas le fruit du hasard du vote. Il correspondait à un
consentement massif à la remise en ordre par la "séparation".
Mettre hors de vue le désordre social, rendre invisible
la pauvreté ambiante sans se soucier des conséquences
humaines, participait d'une mentalité générale
du génocide par omission. La majeure partie des élites
allemandes était intellectuellement préparée
aux conséquences de la "science de la séparation ",
et cette adhésion ne venait pas du seul ancrage national
de l'antisémitisme. Elle s'inscrivait dans la crainte
obsidionale de la décadence de l'Allemagne et de la
pollution du sang germanique par le métissage, qu'il
convenait de stopper par tous les moyens avant le déclin
fatal. Parce que ces élites avaient l'habitude de considérer
la civilisation allemande comme une forteresse assiégée,
elle avaient déjà cédé aux sirènes
du mouvement pour la race avant la prise du pouvoir par Hitler.
En particulier, la défaite de la Première Guerre
Mondiale développa dans l'opinion un sentiment d'urgence à réaliser
la "nouvelle Weltanschaung allemande".
La politique traditionnelle d'expulsion, qui avait pour objectif
déclaré d'empêcher de s'installer aux abords
des villes, avait pour titre apparemment paradoxal "politique
de fixation". Harcèlements, brimades, amendes élevées étaient
habituels. Aussi, la découverte historique récente
la plus importante porte sur le caractère précoce
et massif de l'internement des Tsiganes en Allemagne, puis
en Autriche et en Bohême avant la guerre, entrepris à l'initiative
des municipalités, sans ordres supérieurs explicites.
Tandis que les experts dissertaient dans le sérail des
Instituts du statut racial des Tsiganes, les municipalités étaient
passées à l'acte. Dès 1933, le camp municipal,
dit Zigeunerlager, devint l'instrument privilégié de
concentration autoritaire des familles bohémiennes.
La présence de ces camps dans toutes les grandes villes
d'Allemagne était un phénomène largement
occulté et oublié, que de jeunes chercheurs allemands
ont pu mettre en évidence à propos de Cologne
et de Düsseldorf, puis de l'ensemble du Reich.
La création de ces camps exclusivement destinés à une
population qualifiée de "Zigeuner", qui pouvait être
itinérante, vivant dans des roulottes, mais aussi sédentaire,
louant à bail un appartement ou un local en ville, appelle
des remarques importantes. Ces camps furent ouverts à partir
d'initiatives locales. Leur existence montre que la marge d'autonomie
des institutions municipales et régionales demeurait,
après la prise du pouvoir par Hitler, considérable
dans des domaines aussi sensibles que le "maintien de l'ordre" et
l'exclusion sociale et raciale. Les méthodes d'internement
mettent en cause l'appareil administratif et l'ensemble des organismes
de l'aide sociale issue de la période de Weimar et dévoyée
de son but prophylactique initial.
Les familles étaient internées à l'issue
de rafles générales comme celles des soit-disant "mendiants
et vagabonds", effectuée dans toute l'Allemagne,
dans la semaine du 18 au 25 septembre 1933. Elles étaient
aussi arrêtées sur dénonciation, en utilisant
les dossiers des assistances sociales et ceux des instituteurs,
et la police municipale se chargeait de conduire les familles
dans ces camps dont elles restaient à jamais prisonnières.
Le choix des sites par les municipalités prend valeur
de symbole. D'anciennes stalles destinées à l'engraissement
des porcs à Cloppenburg, une zone marécageuse près
de Hanovre à l'initiative du Bureau de la race du NSDAP
local ou un terrain, propriété de la ville, dans
la Dieselstrasse pour Francfort. Une justification commune était
donnée par les municipalités. Il fallait en ces
temps troublés des "mesures d'assainissement de la
ville" et une "meilleure surveillance policière".
La nouveauté ne réside pas dans l'argumentation
hygiéniste classiquement fin de siècle, mais dans
les pratiques administratives. L'internement général
et définitif de familles indésirables dans des
camps spéciaux se substituait aux mesures traditionnelles
d'expulsion. Par le décret du 14 décembre 1937, "décret
de lutte préventive contre le crime" ou décret
sur les asociaux, les Tsiganes pouvaient être transférés
dans les camps de concentration, qu'ils fussent déjà internés
dans un Zigeunerlager ou encore libres.
L'examen des zones géographiques à forte charge
stratégique est alors essentiel. Encore faut-il reconstituer
la perception symbolique et matérielle de ces zones dans
l'univers mental des stratèges de la race. Ainsi, le camp
pour Tsiganes le plus important fut érigé dans
le Burgenland. Cette région très agricole de l'est
de l'Autriche comprenait une main d'œuvre tsigane habitant,
comme dans toute l'Europe centrale, des villages ou "colonies" de
journaliers. La situation économique désastreuse
de l'Entre-deux-guerres avait considérablement appauvri
cette population. Les Tsiganes du Burgenland ne représentaient
que 2,5 à 3 % de la population de cette région,
soit 7000 à 8000 personnes concentrées dans la
région de l'Oberwart. 3000 Tsiganes ambulants étaient
enregistrés dans le reste de l'Autriche. La montée
de l'hostilité populaire était orchestrée
par la publication des journaux d'articles préconisant
des "solutions" radicales. Cette région en crise
avait fait une place de choix au parti favorable à l'annexion.
En effet, en dépit de la présence d'une forte proportion
de minorités non germanophones, des manifestations favorables
au rattachement étaient tolérées, et l'interdiction
officielle du parti pro-allemand ne changeait rien au climat.
Dès le 11 mars 1938, le Burgenland fut donc l'une des
premières régions à tomber entre les mains
des nationaux-socialistes. Tobias Portschy, commissaire de la
région, gouverneur puis adjoint au gouverneur, était
un idéologue convaincu et ses décisions furent
rapides et brutales, à l'encontre des Juifs mais aussi
des Tsiganes. Les lois raciales de Nuremberg entrèrent
en vigueur dès mars 1938. Les Tsiganes furent nommément
désignés comme des "inférieurs",
de "caractère criminel et asocial". Les mesures
locales comportaient toutes une gamme d'exclusion de la vie sociale,
et l'application du décret d'Himmler fut très rapide.
Le Commissariat de la police fédérale fut en mesure
de fournir un fichier nominatif de 8000 personnes. Le transfert
vers la Pologne à l'automne 1940 étant retardé,
l'internement sur place fut envisagé comme une solution
temporaire. Le camp de Lackenbach fut ouvert le 23 novembre 1940
comme un camp tsigane, conformément au décret du
Ministre fédéral des affaires intérieures
du 31 octobre 1940. Fin 1941, la menace de l'extension d'une épidémie
de typhus entraîna la création de baraquements.
En 1941, près de 3000 Tsiganes étaient internés
dans des conditions effroyables. En décembre 1941, selon
Michael Zimmermann, environ 5000 personnes venant d'Autriche
et de Bohême furent transférées dans le ghetto
de Lodz et les survivants furent gazés à Chelmno.
Un panneau piègé fut posé récemment
dans un village du sud du Burgenland autrichien prétendant "renvoyer
en Inde" des familles présentes dans les registres
paroissiaux depuis de XVIIIe siècle ; ce village même
de Stregersbach comprenait avant la Deuxième Guerre Mondiale
275 membres de familles bohémiennes et seulement 23 survivants
en 1945. En principe, les minorités hongroise, croate
et tsigane, ont, dans cette région, des droits reconnus
depuis 1955 !
Ne pas voir et laisser faire. La convergence européenne
de l'esprit sécuritaire ne peut pas laisser indifférent.
Son étude impose de remonter à la confrontation
entre les modèles nationaux et les modèles policiers
proposés à partir de 1870. Sans prendre les formes
extrêmes de l'Allemagne, à l'exception notable de
la Croatie qui ouvrit à Jasenovac un véritable
camp d'extermination, tous les Etats complices du Reich ont engagé une
politique d'internement. En Italie, les camps s'ouvrirent, en
particulier pour les Tsiganes de la région de Trieste
que l'on accusait d'être des étrangers à la
communauté, mais aussi en Italie du Sud. En Espagne, les
recommandations se multiplièrent :
"Il convient de surveiller rigoureusement les Gitans, en
prenant bien soin de vérifier les documents qu'ils portent,
de confronter leurs signes particuliers, d'observer leurs vêtements,
d'enquêter sur leur façon de vivre et sur tout ce
qui peut donner une idée exacte de leurs mouvements et
de leurs occupations, en s'informant de la destination de leurs
voyages et de la raison exacte de leurs déplacements."
La France n'a guère de leçons à donner
sur ce point. On nous a tant rebattu les oreilles des lieux de
mémoires et de la tradition française et sa puissante
mémoire nationale. Force est de constater que l'indifférence
des autorités a largement présidé à la
redécouverte de l'ampleur de l'internement familial des "nomades",
détenteurs des carnets anthropométriques depuis
la loi de 1912.
Pour les Tsiganes, la connaissance interne de leurs souffrances
se complique d'un rapport très diversifié au
récit personnel. Baroly Bari évoque la répugnance
des rescapés à évoquer le camp parce que
les transgressions morales, la promiscuité physique,
la sauvagerie et la cruauté avaient souillé autant
ceux qui imposaient leur code d'abjection que ceux qui le subissaient
: "Le camp de concentration devient ainsi la maison des
morts, même si ses occupants sont encore vivants".
Parce qu'ils ont été les seules victimes d'une
extermination familiale, les Juifs et les Tsiganes partagent
aussi le même sentiment de l'abolition généalogique
provoquée par l'assassinat des enfants, cibles principales
de l'entreprise allemande de destruction familiale.
Rajko Djuric parle d'enfants qui n'auraient été âgés
que de quatre ans à sa naissance en 1947 : leurs petites âmes
flottantes sont nos contemporaines pour l'éternité,
définitivement prisonnières du Zigeunerlager. Ce "camp
de famille", au cœur de Birkenau, est le symbole par
excellence de l'abjection allemande, parcouru par le docteur
Mengele qui prélevait pour ses expériences les
enfants frappés du cible "matériel de guerre".
"Nés à Auschwitz, morts à Auschwitz
"Rebstock Else, née le 1er janvier 1943 à 00
h 03,
"supprimée le 1er janvier 11943 à 03 h. 11.
"Weiss Herbert, né le 12 février 1943 à 05
h 11,
"supprimé le 12 février 1943 à 10 h.
23.
"Straus Joseph, né le 3 mars 1943 à 07 h 15,
"supprimé le 3 mars 1943 à 12 h 00 (.....)" .
Donald Kenrick avait identifié le souvenir
de Komaron (Komarno) dans la Slovaquie occupée par la
Hongrie, camp de transit pour les Juifs et de nombreux Tsiganes. "La
salle du ghetto de Komaron, tous les Tsiganes la connaissent,
Et ils crient à leurs familles que la salle du ghetto
pue". Zaharia Stancu a décrit dans un admirable récit
le calvaire des Tsiganes déportés en Transnitrie
par le régime d'Antonescu. Comme le sort des Juifs, celui
des Tsiganes est mieux connu depuis l'ouverture des archives,
et en particulier des archives locales. Les Tsiganes constituent
l'autre catégorie de citoyens roumains sur laquelle s'est
abattu le fléau de la déportation en Transnistrie.
La "détsiganisation" de la Roumanie, au même
titre que le refus des Juifs et des Grecs, faisait partie du
programme de purification nationale prôné par les
idéologues légionnaires. Le professeur Ion Chelcea
publiait en 1944 un ouvrage dans lequel il réclamait que
certaines catégories soient enfermées dans des "réserves" et
stérilisées. L'influence des travaux du docteur
Ritter, qui réclamait dès 1936 la création
du Centre de stérilisation générale comme "solution à la
Zigeunerplague", montre assez la proximité mentale
des idéologues de la purification nationaliste sur une
base ethnique dans toute l'Europe. C'est d'ailleurs dans le sérail
des congrès internationaux de la population que les eugénistes
allemands avaient pu exposer leurs points de vue. Cependant dans
l'Europe balkanique, la question du métissage et la délimitation
de l'expertise raciale ne pouvaient trouver de solution statistique.
Comme en Hongrie, ceci aurait conduit à passer au peigne
fin toute la généalogie de l'aristocratie.
La virulence du ressentiment dépasse donc la simple hostilité populaire
au vagabondage. On peut remarquer à juste titre que l'ambiguïté du
discours sur les origines n'a pas disparu, et que la présence
maintenue dans les provinces historiques a différé le
problème. Alors que les Juifs ont émigré en
masse, les Tsiganes sont restés dans le pays. Ils sont
donc la cible d'un discours éliminationniste qui emprunte
tous les traits visqueux de l'entre-deux guerres.
On voit que, en ces matières, la recherche d'un consensus
dans l'analyse n'est pas forcément souhaitable. Mais les
limites imposées par le révisionnisme, tout comme
celles, induites par l'exercice du droit et de la notion de "crime
contre l'humanité", contribuent aux brouillages des
positions historiographiques. Tout se passe comme si l'historiographie
avait le plus grand mal à abandonner les formes anciennes
du débat sur la digestion du passé, tout en assurant
que les termes du débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes
sont à présent dépassés. L'absence
de choix clairs fait obstacle à l'appropriation collective
des territoires de l'extermination. Or, le temps de l'angélisme
est passé, puisque l'on assiste, à nouveau, aux
prodromes d'un ébranlement massif et simultané de
l'identité historique des nations constitutives de l'espace
européen. Pour interpréter ces signes annonciateurs,
on ne peut s'en tenir à des considérations convenues
sur les "crises nationales". Ainsi, les Etats européens
ont accepté de voir un de leur espace - celui de la Yougoslavie
- réengager à froid une guerre intérieure
féroce, sans même avoir l'alibi d'une crise sociale
insurmontable. Cette guerre de proximité a été analysée
comme la séquelle d'un lointain passé, mais, à aucun
moment, elle n'a été évoquée comme
la chronique annoncée d'une tolérance à la
violence sous couvert de politique, spécifiquement européenne.
Qui se soucie des Roms, "victimes absolues" du conflit
yougoslave, réfugiés dans les camps sans aucun
espoir de retour !
L'historicisation du génocide risque de soumettre à nouveau
la conscience collective de l'événement à des
enjeux d'historiographies nationales.
Ainsi, l'ouverture d'une documentation considérable qui
appartient, en plusieurs langues, à différentes
nations de l'Europe, dépasse largement, par la nature
même de l'entreprise de requalification générale
des Européens, le champ de l'histoire politique, que pourtant
il conditionne. Ceci oblige les historiens à réfléchir
sur les systèmes de récit qu'ils vont produire,
et sur les fonctions assignées à ces récits.
Le caractère systématique de l'expertise européenne
des Tsiganes montre que le génocide des Tsiganes fut une
affaire d'emboîtement entre la volonté liquidatrice
des Etats, les nations instables issues de la Première
Guerre Mondiale, le refus des systèmes traditionnels de
circulation populaire, et les fantasmes politiques du remembrement
ethnique. Ceci concerne, en son centre, le propos européen
de demain
(texte sans son appareil de notes, pour
lire l'article complet, nous vous renvoyons à la version
imprimée)