I - Du déni à la reconnaissance, par
Marie-Christine Hubert
Pour des motifs différents, les Tsiganes
et les non-Tsiganes, les "Gadjé", ont jeté,
après guerre, une chape de plomb sur le génocide
tsigane. Les victimes ont été ignorées par
la justice, la presse et les historiens. Les préjugés
avaient plus de poids que des milliers de morts. Devant une telle
hostilité, ou au mieux indifférence, les Tsiganes
ne pouvaient que se taire. Après des années de
silence, des historiens, des journalistes et des “amis
des Tsiganes” ont écrit de nouvelles pages dans
nos livres d’Histoire. La reconnaissance de ce génocide
et, pour la France, de l’internement des Tsiganes, est
aujourd’hui le nouveau défi que doivent relever
Gadjés et Tsiganes. Cette nouvelle page ne peut être écrite
qu'ensemble.
Rappel historique
Entre 250 000 et 500 000 Tsiganes, hommes, femmes et enfants
ont été exterminés par les Nazis et leurs
complices au cours de la Seconde Guerre mondiale, et ce dans
l'ensemble de l'Europe occupée. Les chiffres sont en
constante réévaluation; ils évoluent en
même temps que sont publiées les nouvelles recherches.Ces
familles ont été décimées de multiples
manières. Elles ont été exclues juridiquement,
arrêtées et parquées dans des camps de
transit, déportées dans des camps de concentration
et gazées. Elles ont été massacrées
par l'armée occupante et par les civils, enfermées
dans des ghettos puis exterminées. Elles ont été internées
dans des camps régionaux comme en France et en Italie,
où elles vécurent dans des conditions effroyables.
En France, environ 6 000 personnes, majoritairement des Tsiganes,
ont été internées dans trente camps d’internement
de 1940 à 1946. Les persécutions ont commencé bien
avant l’Occupation. Le 6 avril 1940, un décret
interdit aux nomades porteurs du carnet anthropométrique
d’identité de circuler sur le territoire métropolitain
pendant toute la durée de la guerre, et les assigne à résidence.
L’ordonnance allemande du 4 octobre 1940 ordonne aux
autorités françaises d’interner l’ensemble
des Tsiganes de la zone occupée. Les préfets
secondés par la gendarmerie arrêtent et internent
les nomades porteurs du carnet anthropométrique. Expulsés
de la zone côtière par les Allemands, des Tsiganes
sédentaires, des forains et des clochards sont également
internés dans ces camps. Les plus importants sont ceux
de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), Poitiers (Vienne), Jargeau
(Loiret). Ils sont administrés par les autorités
françaises qui voient dans cet internement une occasion
de socialiser les Tsiganes, en mettant les adultes au travail
et les enfants à l’école. En zone libre,
les Tsiganes sont assignés à résidence.
Certains sont toutefois internés dans le camp de Saliers
dans les Bouches-du-Rhône et de Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées
et ce, sur la décision exclusive du Gouvernement de
Vichy. D’autres Tsiganes sont raflés, souvent
sur dénonciation, et déportés en Allemagne.
La France est toutefois le seul pays d’Europe de l’Ouest à ne
pas avoir appliqué le décret du 16 décembre
1942 envoyant les Tsiganes à Auschwitz. Les Tsiganes et
notamment ceux qui étaient internés n’ont
donc pas été déportés en masse, ni
par conséquent exterminés. Contrairement aux autres
pays, les autorités françaises n’ont recensé,
arrêté et interné que les Tsiganes porteurs
du carnet anthropométrique, lesquels avaient été pour
la plupart assignés à résidence en avril
1940. Les sédentaires, les Tsiganes de nationalité étrangère
et les nomades qui n’avaient pas respecté l’assignation à résidence
furent épargnés par les persécutions. Une
minorité des Tsiganes vivant en France furent ainsi internés;
de plus tous les internés n’étaient pas Tsiganes.
Pour que le décret d’Auschwitz fût applicable
en France, il aurait fallu que les Allemands reprennent les recensements,
les arrestations et les internements; mais heureusement pour
les Tsiganes de France, ils n’en ont pas eu le temps.
Il faut encore signaler que la libération du territoire
français n’impliqua pas la libération de
tous les Tsiganes présents dans les camps français
et internés sur ordre des Allemands. Ne désirant
pas voir les nomades circuler de nouveau sur les routes de France,
les autorités françaises ne les ont libérés
qu’au compte-gouttes. Pour justifier cette décision
inique, les autorités se sont retranchés derrière
le décret du 6 avril 1940 toujours en vigueur. Par extension,
l’internement était assimilé à l’assignation à résidence.
Rappelons que les Tsiganes étaient alors internés
en même temps que les personnes soupçonnées
de collaboration et les civils allemands. Le 10 mai 1946, la
loi portant fixation de la date légale de cessation des
hostilités qui abrogeait de facto le décret du
6 avril 1940 obligea les autorités françaises à libérer
les derniers Tsiganes. Cette loi permit également la libération
de toutes les catégories d’internés. Selon
Denis Peschanski, le dernier interné libéré en
mai 1946 était un Tsigane.
Que reste-t-il aujourd'hui de la mémoire
de ces événements? Un grand silence entretenu par
les institutions et par les Tsiganes eux-mêmes, mais aussi
une mémoire fragmentaire et diffuse qui peine à émerger.
"L'Holocauste oublié"
Le silence s'est abattu sur le calvaire du peuple tsigane dès
la fin de la guerre. L'ampleur des massacres n'a pas été révélée
au monde par la presse ni par les procès des criminels
nazis. Aucun témoin tsigane n'a été appelé au
procès de Nuremberg.
L'historien anglais Donald Kenrick et le journaliste Grattan
Puxon furent les premiers à briser ce silence, en publiant
en 1974 un ouvrage qui faisait le point pays par pays sur les
persécutions subies par les Tsiganes. Selon eux, "le
destin gitan (avait été) presque totalement oublié dans
l'examen de conscience de l'Occident". En 1979, le journaliste
Christian Bernadac employa pour le titre de son ouvrage une
formule qui résumait l'état des recherches : "l'Holocauste
oublié, le massacre des Tsiganes". En 1992, lorsque
j'ai commencé mon étude sur l'internement des
Tsiganes, il n'existait que quelques ouvrages, qui très
souvent ne traitaient le sujet qu'en deux ou trois lignes.
En France, le même silence entourait l’histoire des
camps d’internement français. Les premières
personnes à écrire sur l’existence de ces
camps étaient d’anciens internés. Cette démarche
a alors suscité l’intérêt des historiens,
même si les études restent encore limitées.
Ce n’est qu’en 2002 qu’une synthèse
sur l’ensemble des camps d’internement a été publiée,
par Denis Peschanski. Comme l’explique ici Jean-Luc Poueyto,
il est très difficile pour les Tsiganes de raconter cette
période, et encore plus de l’écrire. Seul
Matéo Maximoff, écrivain tsigane français,
a raconté son internement dans deux livres autobiographiques.
La première monographie, écrite avant le témoignage
de Matéo Maximoff, et un peu par hasard, est l’œuvre
de Jacques Sigot, instituteur à Montreuil-Bellay, petite
ville du Maine-et-Loire où se trouvait le plus grand camp
d’internement pour nomades. Son livre intitulé Un
camp pour les Tsiganes… et les autres fut réédité en
1994 sous le titre évocateur : Ces barbelés
oubliés par l’Histoire. D’autres monographies
ont été écrites depuis, même si elles
restent confidentielles. Le décret de 2001 qui donne un
libre accès aux archives des camps, qui existent pour
la plupart des camps d’internement pour nomades, devrait
permettre l’écriture de nouvelles monographies.
Grâce notamment au travail du Centre de Recherches Tsiganes,
qui depuis maintenant vingt ans encourage les recherches historiques
sur le sujet dans l'ensemble de l'Europe, le génocide
des Tsiganes sort peu à peu de l’oubli. Malgré tout,
ces travaux restent encore largement méconnus et difficiles
d'accès pour le grand public ainsi que pour les rares
enseignants qui s'intéressent à cet aspect de l'histoire;
le génocide des Tsiganes est cité sans être étudié dans
les manuels scolaires français.
Pourquoi les historiens ont-ils tant tardé à briser
ce silence? Les Tsiganes ont toujours suscité des études
chez les linguistes, les anthropologues, les ethnologues, puis
chez les sociologues, mais rarement chez les historiens. Le fait
que leur culture soit orale et non pas écrite relègue
les Tsiganes au rang de peuplades exotiques, champ réservé aux
ethnologues. Henriette Asséo avance toutefois une autre
explication :
Les Tsiganes ont été longtemps ignorés par
l'historiographie non par un effet de focalisation sur la question
juive mais parce qu'ils étaient noyés dans l'opprobre
et l'oubli qui touchait tous les asociaux et leur histoire.
Leur statut de marginaux n'intéressait personne. Depuis
le XVIème siècle, les Tsiganes véhiculaient
une mauvaise réputation, qu'ils ont conservée dans
les camps de concentration. Les témoignages d'anciens
déportés "donnent une image assez négative
des (Tsiganes) s'ils occupent une fonction dans le camp".
Ces témoignages sont somme tout assez rares. Les Tsiganes
restaient des marginaux même dans l'horreur des camps.
Ce silence est également celui des politiques, qui n'ont
jamais reconnu leurs responsabilités dans les persécutions,
persécutions qui n'ont pas pris fin en 1945, même
si elles sont d'un autre registre.
Les Tsiganes sortant des camps de concentration risquaient dans
plusieurs régions d'Allemagne d'être arrêtés
et envoyés dans un camp de travail en vertu d'une loi
de 1926 qui plaçait sous l'autorité de la police
ceux qui ne pouvaient pas faire la preuve d'un métier.
A Cologne, dans les années 50, les papiers
d'identité remis aux survivants à la sortie des
camps furent retirés aux Tsiganes, puisqu'ils ne pouvaient
apporter la preuve écrite de leur nationalité allemande
- tous leurs papiers avaient été confisqués
par les nazis. Ils reçurent alors un passeport portant
la mention "apatride" ou "sans nationalité déterminée".
Enfin on refusa des dommages de guerre aux familles tsiganes,
sous le prétexte que les persécutions nazies n'avaient
pas été pendant plusieurs années menées
pour des raisons raciales, mais pour des raisons sociales.
En France, le silence des autorités est aussi éloquent.
Le statut d’interné et de déporté racial
n’existe pas. Les autorités françaises ne
reconnaissent que l’internement pour faits de résistance
ou pour raisons politiques. C’est ainsi que les Juifs et
les Tsiganes se sont vu remettre une carte d’interné ou
de déporté politique. Et encore, tous les Tsiganes
internés n’ont pas reçu cette carte. Il leur
fallait la demander, démarche quasi impossible à faire
pour un Tsigane, souvent illettré et méfiant envers
les institutions. La plupart de ceux qui ont obtenu le statut
d’ancien interné ont été aidés
par des assistantes sociales qui avaient appris l’existence
des camps après avoir lu les ouvrages de Christian Bernadac
ou de Jacques Sigot.
L’édification des stèles sur les sites des
anciens camps d’internement pose également un problème
aux autorités. Les maires et les habitants des communes
concernées sont très réticents, voire hostiles.
Un tel souvenir n’est pas valorisant, d’autant moins
que l’opinion publique s’est montrée particulièrement
indifférente au sort des Tsiganes pendant la Seconde guerre
mondiale. Certaines communes nient l’existence des camps.
Tel était le cas de Mérignac en 1998, alors même
qu’une stèle rappelait ces événements.
Les quelques stèles qui ont été édifiées
sont nées de la volonté d’anciens internés
ou “d’amis des Tsiganes”, comme à Montreuil-Bellay.
Au début des années 1990, le Secrétariat
d’Etat aux Anciens Combattants souhaitait ériger
un monument pour rappeler l’internement des Tsiganes en
France. Ce monument n’a jamais vu le jour. Les fonctionnaires
chargés du projet ont en effet constaté, à leur
grande surprise, que cette initiative n’intéressait
que quelques associations non représentatives, et laissait
totalement indifférente la majorité des Tsiganes.
Ce projet a eu le mérite de permettre la publication de
la première synthèse sur l’internement des
Tsiganes en France, celle de Denis Peschanski, qui est en fait
le résultat d’une enquête menée à la
demande du Secrétariat d’Etat aux Anciens Combattants.
Le devoir de mémoire aboutit parfois à des aberrations
historiques. En 1990, le site de Montreuil-Bellay fut choisi
pour le déroulement de la cérémonie de la
Journée nationale de la Déportation tsigane alors
même que les Tsiganes de France n’ont pas été déportés
en masse et que surtout aucun Tsigane n’a été déporté depuis
le camp de Montreuil-Bellay. On passe d’un extrême à l’autre,
du silence absolu à une exagération des persécutions
comme si l’internement était insuffisant pour obtenir
le statut de victime.
La reconnaissance du génocide tsigane : une
nécessité pour les Gadjé
Jean-Luc Poueyto montre ici que les Tsiganes ne peuvent écrire
l’Histoire du génocide sans remettre en cause leur
identité tsigane. Ce devoir de mémoire est aussi
celui des Gadjé, comme l’expliquent Claire Auzias,
historienne spécialiste de l'histoire des Roms, et Mathieu
Pernot, photographe qui a travaillé sur la mémoire
du camp d'internement de nomades de Saliers.
C'est à nous qui ne sommes pas Tsiganes d'imposer le respect
de leur histoire, et de respecter le silence que d'aucuns veulent
maintenir. Dans la tradition lointaine, le peuple tsigane n'est
pas un peuple du souvenir mais de l'oubli, un peuple de la vie
sans cesse réinventée au présent.
Les Tsiganes n'ont pas besoin de connaître leur histoire
pour être ce qu'ils sont mais, comme l'écrit Mathieu
Pernot :
"Ecrire l'histoire des nomades de Saliers n'est-il pas une
façon de tromper l'identité de cette mémoire?
Je l'ignore encore et peut-être est-ce seulement pour les
non-tsiganes que cette histoire doit être racontée.
Les monuments rappelant l'internement des Tsiganes en France
ne doivent-ils pas exister pour que les Gadjé n'oublient
pas où peuvent conduire les préjugés? L'histoire
d'une communauté s'adresse-t-elle uniquement aux membres
de cette communauté? "
L'histoire du génocide tsigane, et plus généralement
des persécutions qu'ils ont subies, doit être écrite
pour que les Gadjé sachent que les Tsiganes ne sont pas
des étrangers dans nos pays, apprennent à les connaître
pour évacuer cette peur irrationnelle, qui surgit toujours
lorsqu'un Tsigane et un Gadjo se rencontrent, pour que les Gadjé acceptent
les Tsiganes tels qu'ils sont et non comment ils voudraient qu'ils
soient.
II - La mémoire de l’internement
dans une communauté manouche en France, par Jean-Luc
Poueyto
Le 31 juillet 2002, au Sénat, lors des
débats portant sur l’article 19 du projet de loi
d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure,
le sénateur Dominique Leclerc demande la parole et dit
:
On a parlé aussi des gens du voyage!
C'est le fléau de demain.
Ce sont des gens associaux, aprivatifs, qui n'ont aucune référence
et pour lesquels les mots que nous employons n'ont pas de signification.
On demande à une commune rurale, par exemple, d'accueillir
ces enfants dans son école. Ce n'est pas possible. Il
faut faire de l'accompagnement sur place, sur les aires d'accueil
pour pratiquer le B-A-BA en termes scolaires, en terme social,
en terme médical aussi, car on est confronté à des
pathologies extraordinaires.
Nous, les maires, qui faisons des patrouilles, nous voyons toutes
les nuits trois, quatre ou cinq camionnettes de gens du voyage
qui viennent " sauter " - je n'ai pas d'autres mots
- des gamines de douze ou treize ans jusque devant chez leurs
parents, et cela n'intéresse personne !…
(Bravo! et applaudissements sur les travées du RPR, des
Républicains et Indépendants, de l'Union centriste,
ainsi que sur certaines travées du RDSE..)
En se prononçant de la sorte, au nom des maires, et donc
du “terrain”, M. Leclerc pouvait sembler énoncer
enfin quelques vérités que la pudeur républicaine
politiquement correcte avait jusque-là masquées.
Aussi choquants qu’ils soient, ces propos sont très
efficaces car ils s’appuient sur des fantasmes récurrents
concernant les Tsiganes, et déjà très souvent
mis à l’épreuve par le passé. Ainsi :
- les “gens du voyage”, catégorie de personnes
définies comme telles par la loi du 3 janvier 1969 et
recouvrant pour l’essentiel des Tsiganes, considérés
ici comme un fléau et désignés “associaux”,
voilà qui évoque terriblement le Zigeunerplage
allemand, terme employé dès la fin du XIXème
siècle et qui connut sous le régime nazi les effets
que l’on sait.
- L’incitation à scolariser les enfants sur les
aires d’accueil a des relents bien peu républicains
de communautarisme, de ghettoïsation et d’internement.
Si dès l’enfance, ils ne sont pas aptes à intégrer
l’école, premier lieu de socialisation et d’éducation à la
citoyenneté, ces gens-là ne peuvent par la suite être
considérés comme de véritables citoyens
français.
- L’évocation de “pathologies extraordinaires” laisse
entendre que ces personnes seraient sujettes à d’étranges
maladies qui seraient donc liées à leur statut
de “gens du voyage” (peu probable) ou bien à leur
appartenance au monde tsigane. C’est donc dans leur corps
même que se révèle déjà une
différence, laquelle peut s’avérer dangereuse
car relevant de maladies inconnues. Là encore, si l’on
remplace “gens du voyage” par “Tsiganes”,
ceci nous renvoie à de bien sinistres agissements que
l’on croyait définitivement révolus .
- Quant à l’évocation des abus sur mineures
de la part des gens du voyage, elle se passe de commentaires.
Il est tout à fait troublant qu’un
tel discours, porteur de tant de relents nauséabonds du
passé, ait pu se tenir en 2002, au Sénat, là même
où les élus du peuple font les lois, sans que le
Président du Sénat n’intervienne; et que,
de plus, cette diatribe se soit achevée par une salve
d’applaudissements d’une part, sans aucune protestation
d’autre part. Les motivations induisant de telles attitudes
sont complexes et multiples, mais peuvent se résumer en
gros par la difficulté qu’ont les sociétés étatiques à penser
l’existence des Tsiganes. Les Tsiganes sont “impensables” :
peu visibles, ils ne revendiquent rien, sinon que de vivre en
paix dans la société environnante sous la forme
d’une société sans Etat totalement intégrée
dans des sociétés étatiques.
Mais il est vrai que les Tsiganes eux-mêmes restent très
discrets devant de telles exactions.
L’un des facteurs pouvant expliquer cette apparente indifférence
vient du silence émanant des Tsiganes eux-mêmes
concernant ce moment de leur histoire, et particulièrement
des Manouches, premier groupe tsigane en France.
En effet, les Manouches n’évoquent que très
peu les camps. Et tout d’abord parce que les Manouches
ne parlent pas de leurs morts. Contrairement à ce qui
se passe chez les Gadjé, les morts, pour les Manouches,
ne sont pas relégués dans un au-delà, qu’il
soit paradisiaque ou se confonde avec le néant, mais restent,
absents et présents à la fois, proches de la communauté..
On ne garde pas de traces des morts, on s’empresse de taire
leurs noms, rapidement remplacés par des pronoms, “Lui”, “Elle”,
ou des périphrases telles que “du côté de
chez…”. Il en résulte que cette communauté vit
dans une représentation du passé bien différente
de la nôtre. Il n’y a pas d’histoire manouche
interne à la communauté, ni de grands ancêtres,
ni même de héros fondateurs, phénomène
qui contredit d’ailleurs bien des affirmations abusives
sur l’universalité des mythes fondateurs.
Ce silence sur le passé lié à la présence-absence
contiguë des morts ne relève pas de la simple superstition.
Il signifie une approche différente de la nôtre
concernant la vérité du passé.. Notre culture
accepte le pari que fait l’histoire de représenter
le passé : “Il y a histoire, parce qu’il
y a du révolu et une passion spécifique du révolu” écrit
ainsi Rancière. Mais pour qu’il y ait du révolu,
il faut qu’il y ait rupture entre le présent et
le passé, entre les vivants et les morts, ce qui n’est
pas le cas chez les Manouches. Cela ne signifie pas qu’il
n’y ait pas de représentation du passé, mais
plutôt que ce passé ne fait pas l’objet de
spéculations. Nous sommes alors, pour reprendre l’opposition
de Pierre Nora, non pas dans l’histoire, mais dans la mémoire : “L’histoire
est la reconstruction toujours problématique et incomplète
de ce qui n’est plus. ” Et il ajoute : “ La
mémoire est un phénomène toujours actuel,
un lien vécu au présent éternel. ”
La mémoire est donc dans le corps, corps individuel ou
corps social; elle est silencieuse parce qu’elle est dans
le sujet. L’histoire est une représentation; par
le processus de l’écriture, elle est devenue objet
extérieur au corps. On peut dès lors se prononcer
sur elle, et comme dans toute écriture, en faire un objet
d’étude sur lequel peut se poser à loisir
un regard critique, mais que l’on peut également
manipuler. Pour les Manouches, se prononcer sur les morts, faire
de l’histoire, c’est toujours trahir leur vérité.
La mémoire, pour peu opérationnelle qu’elle
puisse nous paraître, ne trouble pas la vérité des
défunts, puisqu’elle ne dit rien d’eux.
Pourtant, concernant l’internement, et la déportation,
on pourrait faire l’hypothèse qu’une telle
catastrophe serait exceptionnellement propulsée hors de
l’anonymante mémoire pour entrer dans l’histoire,
ne serait-ce que pour que cela ne se reproduise plus. Pour mieux
saisir la réalité de cette “mémoire
des camps”, je vais ici essayer d’examiner, d’une
part ce que des Manouches disent de ces événements,
et d’autre part les modes de transmission que j’ai
pu observer. Cette étude se limite à la communauté manouche
de Pau, et demanderait à être vérifiée
au niveau national. J’utiliserai le terme “ Gadjé ”,
qui signifie, pour les Manouches, ceux qui ne sont pas Tsiganes.
Identification de l’événement :
dates, responsables
Problèmes de datation. La datation de ces événements,
l’internement et la déportation des Manouches, varie
selon l’âge des personnes interrogées. Les
plus âgées parlent de la guerre de 39-45, alors
que des jeunes ont pu me citer les dates les plus étonnantes : “1400 !”, “1750 !”.
Il est vrai que pour les Manouches, s’inscrivant peu dans
l’histoire, la chronologie n’a guère de sens.
Nous verrons plus loin comment D. parle de ce qui est arrivé aux
Tsiganes pendant “la première guerre mondiale”.
Problèmes d’identification des responsables. Les
jeunes Manouches que j’ai interrogés à diverses
reprises sur les protagonistes de l’internement des Tsiganes
en France, m’ont tout d’abord désigné Hitler,
mais aussi les Gadjé. Nulle allusion aux Nazis ni aux
Allemands. Pour eux, les coupables sont, de manière indifférenciée,
tous ceux qui ne sont pas Tsiganes. Interviewée dans un
documentaire vidéo réalisé par des jeunes
Manouches de Pau, L. femme d’une soixantaine d’années,
dit également, en parlant des terrains “d’accueil” :
"Il ne faut plus dire les “camps”.
Parce que les “camps” c’est vilain ! Il
faut dire “une place réservée aux forains”.
C’est à cause de ce qui s’est passé pendant
la guerre. Parce qu’il y a beaucoup de gens de chez nous
qui ont connu ça. Qui ont connu les camps! Qui ont connu
Auschwitz! Qui ont connu beaucoup de choses! Et nous le camp,
maintenant, on ne veux plus en entendre parler!
Mes grands-parents, ils ont été pris comme ça, à Toulouse!
Et ils ont été envoyé dans le Midi, à côté de
Arles! Ils les ont envoyé comme ça ! Ils les ont
pris, les gendarmes! Français! Ils les ont pris et les
ont amené au camp de concentration à côté de
Arles.
Alors ça, ça marque beaucoup… "
L. établit un rapport évident
entre les camps actuels d’accueil des Manouches, “terrains
désignés”, et les camps d’internement
de la deuxième guerre mondiale. Pour elle aussi, la responsabilité de
l’internement incombe de façon générale
aux Gadjé, et elle a raison concernant les Manouches de
France : depuis le carnet anthropométrique instauré en
1912 jusqu’à la loi dite “Sarkozy”,
la politique menée par l’Etat français vis-à-vis
des gens du voyage a toujours été animée
d’une volonté de contrôle et d’enfermement.
Dans des entretiens que j’ai eus avec d’autres Manouches à Pau,
tous confirmaient cette vision des choses : les camps d’internement
français et même Auschwitz sont le fait des Gadjé,
de manière indifférenciée. Le regard actuel
qu’ont donc les Manouches sur nous autres, Gadjé,
reste donc encore empreint d’une telle crainte, et les
propos tenus, comme nous l’avons vu plus haut, par bon
nombre d’élus, ne sont pas là pour les rassurer.
Mais il n’y a pas que les propos d’élus qui
n’ont pas changé depuis l’Occupation. Ainsi,
le 15 décembre 1987, le terrain du Cami Salié, à Pau,
a été encerclé à l’aube par
les gendarmes sur commission rogatoire d’un juge d’instruction
de Dax. Armés et accompagnés de chiens-loups, ils
ont alors perquisitionné les caravanes de façon “musclée”,
allant jusqu'à fouiller un grabataire, selon les témoins.
Le directeur de l’École des Voyageurs de Pau m’a
confirmé que les gendarmes avaient fait descendre les
enfants du car qui les conduisait à l’école,
les avaient fait s’aligner devant le mur du boulevard Copernic
et avaient, selon les Manouches ayant vécu cet événement,
photographié chaque enfant qui devait, comme les adultes,
hommes et femmes, porter une ardoise avec son nom et un numéro
pour enfin prendre l’empreinte de leurs dix doigts. Ces
enfants ne purent bien sûr pas aller à l’école,
ce qui est formellement interdit par la loi.
Quelques années plus tard, le 19 mai 1992, une autre opération
eut lieu dans des conditions semblables. Plus de cent hommes
furent arrêtés. La presse locale ne fut pas plus
tendre avec eux que ne le furent les autorités. En 1998,
suite à une intervention des forces de l’ordre le
jour de la rentrée scolaire, qui avait perturbé la
scolarisation des enfants, le directeur de l’Ecole des
voyageurs de Pau m’a rapporté qu’ayant appris
ce que ces enfants avaient vécu en ce matin de rentrée,
ses collègues et lui-même avaient voulu enregistrer
leur témoignage à l’aide d’une caméra
vidéo. Pourtant les enfants se sont tus, comme s’ils
ne comprenaient pas ce qu’on attendait d’eux. Comme
le directeur de l’école insistait, leur disant, “Mais
enfin, qu’est-ce qu’il y a de différent qui
s’est passé aujourd’hui, d’exceptionnel?”,
l’un des enfants, désignant ses pieds, répondit “Tu
t’es acheté de nouvelles chaussures!”, provoquant
ainsi l’hilarité générale.
Pourquoi les Manouches se taisent-ils ainsi, pourquoi ne réagissent-ils
pas alors qu’ils pourraient faire appel, par exemple, à des
associations de lutte contre le racisme qui pourrait les aider à contre-attaquer?
Pour nous, il va de soi que nous ne sommes plus dans un régime
semblable à celui de Vichy. Que le passé est révolu.
Que de tels événements sont scandaleux et anachroniques.
Car l’historiographie nous aide à les considérer
comme tels. Il en va différemment pour les Manouches.
Et leurs craintes peuvent être partiellement justifiées :
les propos du sénateur Leclerc ne sont en tout cas pas
là pour les écarter. Par ailleurs, ces peurs peuvent également
prendre la forme de phantasmes ou de terreurs injustifiées :
je pense ici à un jeune Manouche qui me décrivait
un nouveau terrain d’accueil dans la banlieue de Pau comme étant
entouré de barbelés, ce qui n’était
absolument pas le cas. Il y a aussi toutes ces familles qui,
lors de la guerre contre l’Irak, en 1990, ont abandonné les
terrains désignés pour se cacher à la campagne,
si possible sous de grands arbres les protégeant des avions.
Nous voyons donc que les Manouches, en n’établissant
pas de rupture franche entre les morts et les vivants, entre
le passé et le présent, ne relèguent pas
non plus l’internement ou la déportation dans un
passé révolu. Toujours menacés d’enfermement
ou d’assimilation par les Gadjé, leurs craintes
semblent donc justifiée; et si parfois cette mémoire
indistincte peut les mener à redouter ce qui n’a
pas lieu d’être, leur point de vue permet de comprendre
que pour eux, l’histoire de leur internement ne s’arrête
pas en 1946. Leur mémoire, en quelque sorte, l’emporte
sur la représentation historique de leur passé.
Transmission : qu’est-ce
qui est transmis et comment ?
J’ai interrogé des jeunes et des adultes sur la
manière dont ils avaient été informés
de ce qui s’était passé pendant la guerre.
Tous m’ont répondu que la transmission se faisait
de génération à génération.
Mais il y a pourtant un problème de générations :
dans notre cas, la transmission directe peut encore se faire
aisément entre grands-parents ayant vécu la guerre
et enfants actuels. Chez les Manouches, on meurt et l’on
se marie beaucoup plus jeune. Il y a donc beaucoup plus de générations
qui séparent un jeune Manouche de la guerre que ce n’est
le cas pour un jeune Gadjo, et de plus, la plupart des “ vieux ” qui
ont connu la guerre ne sont plus là. Il n’y a donc
plus de témoignages directs qui permettent d’informer
les nouvelles générations. Pourtant tous affirment “ savoir ”.
Mais ce qu’ils savent est autre chose que ce que nous savons
des mêmes événements, comme nous venons de
le voir. Et comment transmet-on cette mémoire?
D., jeune fille d’une quinzaine d’années,
interrogée dans le documentaire vidéo cité plus
haut, évoque ainsi l’internement des “Tsiganes” :
"Pour la première guerre mondiale,
les Tsiganes, ils ont trop souffert. Mais personne ne parle de ça,
alors je veux écrire quelque chose pour que tout le monde
le sache. C’étaient des gens français, des
personnes françaises, qui les ont jetées en Allemagne.
En plus, il y a des Manouches qui ont revu des “clisté”,
des policiers, que c’était eux qui avaient jeté leur
famille en Allemagne. J’en ai vu, des reportages de ça,
oui... Je ne sais pas comment le dire, je pense que c’est
injuste de faire ça. Je suis en train de réfléchir
aux gens, aux personnes que je vais interviewer… Oui,
je pense que je vais le faire parce ce que j’ai vu, sur
un livre, ça m’a très fait mal au cœur!
Alors il faut que je le fasse, parce qu’ils ont trop souffert,
les Tsiganes, et ça, je voudrais pas que ça se
refasse, parce qu’on est des gens comme eux, on est de
nationalité française...
"
“J’ai vu ça à la
télé, dans un livre” : le terme “Tsiganes” n’est
jamais utilisé par les Manouches pour parler d’eux-mêmes.
Il s’agit là d’un terme de Gadjé, utilisé à la
télévision ou dans des livres. Cela indique donc
que ces informations proviennent d’une source extérieure à la
communauté.. Ce qui ne signifie pas que dans sa famille,
on ne lui en a pas parlé pour autant. Mais c’est
en regard du discours des Gadjé qu’elle s’exprime
ici. Puis elle annonce son intention de recueillir la mémoire
des vieux sur ce sujet. A la suite de cette déclaration,
des instituteurs lui avaient prêté un magnétophone
et elle était très décidée à le
faire. C’était il y a trois ans. Pourtant, rien
n’a été enregistré. Il y a peu, j’ai
interrogé D. sur ce silence. Sa réponse a d’abord été évasive
et boudeuse comme chaque fois qu’on évoque les morts.
Je lui ai alors demandé si cela avait posé un problème, à cause
des défunts. Elle a acquiescé et a confirmé que
c’était bien là la cause de son abandon.
Il y a un an, j’ai tenté d’aborder la question
de l’histoire avec un groupe de jeunes Manouches avec lesquels
je travaille, afin de leur fournir quelques repères chronologiques.
Je leur ai fait part de mon intention, et leur ai proposé de
regarder un documentaire vidéo, très court, sur
la bataille de Verdun, sachant qu’ils aiment bien regarder
des “films”.. Li., une jeune femme, m’a alors
très vivement répondu que non, ça, l’histoire, ça
ne l’intéressait pas, vraiment pas du tout et qu’elle
ne souhaitait pas voir ce film! K., une jeune fille de 17 ans,
a ajouté qu’elle non plus ne voulait pas voir le
film, et que, de toute façon, elle fermerait les yeux
et se boucherait les oreilles, ce qu’elle a fait immédiatement.
Le reste du groupe s’agitait. J’ai passé un
extrait de trois minutes, où l’on voyait quelques
scènes de tranchées. Tout le monde était énervé.
Puis Lister a repris la parole et m’a dit que sa grand-mère,
L., parlait très souvent de la guerre de 14. Je l’ai
reprise, lui précisant qu’il devait s’agir
de la guerre de 39/45, vu son âge, et lui ai demandé de
quoi parlait plus précisément L. Li. m’a
alors répondu que sa grand-mère leur parlait de “toute
la misère et de ce qui était arrivé aux
Manouches, les camps et tout ça...”
Et tout ça et rien de plus. Les autres jeunes, interrogés à leur
tour, me dirent que chez eux, personne ne leur parlait de la
guerre. Je suis alors allé sur le terrain de Pau pour
enquêter auprès des anciens. Il y a là, un
couple de 80 ans, encore très en forme, et qui a donc
connu la guerre. Ce sont les parents de L. Comme il n’aurait
pas été très respectueux que j’aille
directement interroger ces vieilles personnes, que je ne connais
que pour les saluer, j’ai enquêté auprès
de leur fille, avec qui je discute très souvent, dans
l’espoir qu’elle amène ses parents à me
parler de ces événements. Mais elle m’a répondu
que non, personne sur le terrain n’avait connu directement
l’internement, qu’elle ne savait rien de la guerre,
ni même ses parents (c’est pourtant bien elle, qui,
selon Li. évoque si souvent la guerre). Elle m’a
alors conseillé d’aller voir les “vieilles”.
J’ai interrogé d’autres adultes, même
réponse : tout le monde, sur le terrain, me conseillait
d’aller voir les “vieilles”.
Les “vieilles” sont deux sœurs, qui vivent
ensemble et qui sont les mères, grands-mères et
arrière-grands mères d’une bonne moitié de
la population du terrain. Je suis donc allé les voir.
Je me suis assis près de la plus alerte, Mireille. Elle
se reposait sur leur emplacement à l’extrémité du
terrain, emplacement qui jouxte un étonnant jardin clôturé,
avec de nombreux arbustes taillés, des massifs de fleurs,
etc. Après l’avoir félicité sur son
jardin, je lui ai expliqué l’objet de ma requête,
et elle m’a très vite parlé de son frère,
mort maintenant, mais qui aurait pu me parler des camps, puisqu’il
avait été déporté à Dachau ;
elle a évoqué également comment, en rentrant
du camp, il était atteint de crises de folie. Je lui ai
demandé si c’était en tant que Tsigane qu’il
avait été déporté et elle m’a
répondu que non, qu’il avait été pris
dans une rafle. J’étais intrigué par ce moment
vécu, ce jardin si déplacé en ce lieu, cette
aisance à évoquer son frère disparu. Soudain
je me suis souvenu que Mireille, comme sa sœur Hélène,
ne sont pas des Manouches, mais des Barengré, qu’on
appelle aussi Yéniches. Il s’agit de groupes de
nomades venus d’Allemagne, mais qui ne sont pas Tsiganes.
Barengré et Tsiganes se côtoient, parfois se marient,
mais ne se mélangent guère. En tout cas, les Barengré ne
donnent pas au respect des morts la même intensité que
les Manouches. Si tout le monde m’a aiguillé sur
les vieilles, c’est bien parce que ce sont les seules à pouvoir évoquer
ce passé sans en être gênées. Mais
ce sont aussi elles qui transmettent ce passé aux jeunes
générations. Et entre autres à D. qui est
l’une de leurs petites-filles.
Dernier exemple : L., encore elle, m’a appelé un
jour que je travaillais sur le terrain. Elle m’a parlé alors
de ce que “…Je savais qui était arrivé pendant
la guerre aux Manouches…” et s’est plainte
que les “jeunes ne s’intéressent pas à cela...”.
Puis elle a évoqué un livre qu’on lui avait
donné quelques années auparavant (probablement
un cadeau empoisonné d’une bénévole
d’une association catholique qui intervient de temps à autre
sur le terrain). Il s’agissait d’un récit
autobiographique intitulé J’ai eu vingt ans à Ravensbrück
de Béatrix de Toulouse-Lautrec, nièce du peintre.
L. m’a précisé que c’était un
beau livre dans lequel on parlait de gens de chez eux (ce qui
n’est pas exact, vérification faite), et que, comme “les
jeunes ne respectent plus rien”, elle préférait
me le confier plutôt que de le voir détérioré par
un enfant. En me donnant ce livre, L. réussissait à l’éloigner
de sa caravane, à se débarrasser de cette histoire
faite par des Gadjé dans laquelle on s’était
permis d’écrire le nom de Manouches défunts.
Et elle s’en débarrassait sans pour cela le profaner
en le jetant au “gadoue” par exemple, c’est-à-dire à la
décharge. Si les noms des morts manouches sont inscrits
dans un livre, cela est bien de la faute des Gadjé, responsables
et de ces terribles événements (la guerre, l’internement,
la déportation, l’extermination…), et de
la conservation du nom de leurs victimes; c’était
donc bien à moi, Gadjo, que revenait le devoir de gérer
cet objet encombrant que je conserve depuis dans ma bibliothèque.
Conclusion
Nous avons d’abord vu combien, pour les Manouches de la
région paloise, la menace de l’internement ou de
toute autre catastrophe reste présente. Ce point de vue,
qui peut tout d’abord nous paraître exagéré,
semble cependant justifié par la réalité environnante
: des propos racistes peuvent y être publiquement tenus à leur égard
sans que cela ne prête à conséquence, et
une politique de contrôle et d’enfermement continue à les
situer comme des citoyens à part, toujours suspects. Leur
statut n’a donc à cet égard guère
changé depuis un siècle.
Mais à l’intérieur même de la communauté,
le silence concernant les défunts crée une représentation
du passé bien différente de la nôtre. Tout
en étant quand même distincts, le passé et
le présent sont souvent amenés à se confondre.
Ce qui est arrivé peut encore arriver à tout instant
et, en même temps, le souvenir effleure sans cesse l’oubli.
Cette représentation du passé est de l’ordre
du “Ça a été”. Mais comment
transmettre ce “ ÇA ” terrifiant qui
persiste, comme une menace sourde? Comment la mémoire
silencieuse résiste-t-elle à l’oubli? Au
delà d’une transmission “sourde” de
tels événements, qui reste à mes yeux encore
mystérieuse, un élément de réponse
vient de ce que les Manouches ne vivent pas isolés du
monde des Gadjé.. Ils en font totalement partie et ceci
depuis au moins cinq siècles.
Patrick Williams a montré récemment que c’était
parce que les Gadjé avaient célébré et
enregistré Django Reinhardt, malgré les Manouches,
que celui-ci n’a pas pu sombrer dans l’anonymat et
qu’il est devenu, paradoxalement, la référence
musicale au sein de la communauté. Il me semble, concernant
l’internement manouche et la déportation, comprendre
un phénomène semblable : la violence des Gadjé,
qui leur impose de l’extérieur, par la télévision,
les livres, et la crudité des discours, une représentation
historique de leur passé est nécessaire à l’entretien
de leur mémoire. On peut émettre dès lors
l’hypothèse qu’il y aurait d’un côté,
transmission interne d’un événement terrible,
mais presque innommé, toujours prêt à sombrer
dans l’oubli, et de l’autre, provenant de l’extérieur,
informations historiques sur cet événement. En
quelque sorte, l’anonymat généalogique, ce
silence sur les morts, cette absence d’histoire, qui constituent
peut-être le fondement de l’identité manouche
(s’il en existe un), se nourrirait malgré tout,
très frugalement il est vrai, de l’historiographie
gadji. Comme s’il fallait que cette mémoire, toujours
proche de l’extinction, soit sans cesse réactivée
et aiguillonnée par l’historiographie gadji, pour
que la communauté puisse, dans un respectueux silence,
se ressouder autour de ses morts, présents et absents à la
fois, et donc autour d’elle-même.
Comme si la vérité ne pouvait être respectée
que par le silence, mais que ce silence ne prenait sens qu’en
regard du pénible mais indispensable bavardage des Gadjé.
(texte sans son appareil de notes, pour
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