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Génocide et internement :
histoire Gadjé et mémoires tsiganes

Par M.-C. Hubert et J.-L. Poueyto, publié dans L'Histoire trouée, L'Atalante, 2004.

I - Du déni à la reconnaissance, par Marie-Christine Hubert

Pour des motifs différents, les Tsiganes et les non-Tsiganes, les "Gadjé", ont jeté, après guerre, une chape de plomb sur le génocide tsigane. Les victimes ont été ignorées par la justice, la presse et les historiens. Les préjugés avaient plus de poids que des milliers de morts. Devant une telle hostilité, ou au mieux indifférence, les Tsiganes ne pouvaient que se taire. Après des années de silence, des historiens, des journalistes et des “amis des Tsiganes” ont écrit de nouvelles pages dans nos livres d’Histoire. La reconnaissance de ce génocide et, pour la France, de l’internement des Tsiganes, est aujourd’hui le nouveau défi que doivent relever Gadjés et Tsiganes. Cette nouvelle page ne peut être écrite qu'ensemble.


Rappel historique


Entre 250 000 et 500 000 Tsiganes, hommes, femmes et enfants ont été exterminés par les Nazis et leurs complices au cours de la Seconde Guerre mondiale, et ce dans l'ensemble de l'Europe occupée. Les chiffres sont en constante réévaluation; ils évoluent en même temps que sont publiées les nouvelles recherches.Ces familles ont été décimées de multiples manières. Elles ont été exclues juridiquement, arrêtées et parquées dans des camps de transit, déportées dans des camps de concentration et gazées. Elles ont été massacrées par l'armée occupante et par les civils, enfermées dans des ghettos puis exterminées. Elles ont été internées dans des camps régionaux comme en France et en Italie, où elles vécurent dans des conditions effroyables.


En France, environ 6 000 personnes, majoritairement des Tsiganes, ont été internées dans trente camps d’internement de 1940 à 1946. Les persécutions ont commencé bien avant l’Occupation. Le 6 avril 1940, un décret interdit aux nomades porteurs du carnet anthropométrique d’identité de circuler sur le territoire métropolitain pendant toute la durée de la guerre, et les assigne à résidence. L’ordonnance allemande du 4 octobre 1940 ordonne aux autorités françaises d’interner l’ensemble des Tsiganes de la zone occupée. Les préfets secondés par la gendarmerie arrêtent et internent les nomades porteurs du carnet anthropométrique. Expulsés de la zone côtière par les Allemands, des Tsiganes sédentaires, des forains et des clochards sont également internés dans ces camps. Les plus importants sont ceux de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), Poitiers (Vienne), Jargeau (Loiret). Ils sont administrés par les autorités françaises qui voient dans cet internement une occasion de socialiser les Tsiganes, en mettant les adultes au travail et les enfants à l’école. En zone libre, les Tsiganes sont assignés à résidence. Certains sont toutefois internés dans le camp de Saliers dans les Bouches-du-Rhône et de Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées et ce, sur la décision exclusive du Gouvernement de Vichy. D’autres Tsiganes sont raflés, souvent sur dénonciation, et déportés en Allemagne.


La France est toutefois le seul pays d’Europe de l’Ouest à ne pas avoir appliqué le décret du 16 décembre 1942 envoyant les Tsiganes à Auschwitz. Les Tsiganes et notamment ceux qui étaient internés n’ont donc pas été déportés en masse, ni par conséquent exterminés. Contrairement aux autres pays, les autorités françaises n’ont recensé, arrêté et interné que les Tsiganes porteurs du carnet anthropométrique, lesquels avaient été pour la plupart assignés à résidence en avril 1940. Les sédentaires, les Tsiganes de nationalité étrangère et les nomades qui n’avaient pas respecté l’assignation à résidence furent épargnés par les persécutions. Une minorité des Tsiganes vivant en France furent ainsi internés; de plus tous les internés n’étaient pas Tsiganes. Pour que le décret d’Auschwitz fût applicable en France, il aurait fallu que les Allemands reprennent les recensements, les arrestations et les internements; mais heureusement pour les Tsiganes de France, ils n’en ont pas eu le temps.


Il faut encore signaler que la libération du territoire français n’impliqua pas la libération de tous les Tsiganes présents dans les camps français et internés sur ordre des Allemands. Ne désirant pas voir les nomades circuler de nouveau sur les routes de France, les autorités françaises ne les ont libérés qu’au compte-gouttes. Pour justifier cette décision inique, les autorités se sont retranchés derrière le décret du 6 avril 1940 toujours en vigueur. Par extension, l’internement était assimilé à l’assignation à résidence. Rappelons que les Tsiganes étaient alors internés en même temps que les personnes soupçonnées de collaboration et les civils allemands. Le 10 mai 1946, la loi portant fixation de la date légale de cessation des hostilités qui abrogeait de facto le décret du 6 avril 1940 obligea les autorités françaises à libérer les derniers Tsiganes. Cette loi permit également la libération de toutes les catégories d’internés. Selon Denis Peschanski, le dernier interné libéré en mai 1946 était un Tsigane.

Que reste-t-il aujourd'hui de la mémoire de ces événements? Un grand silence entretenu par les institutions et par les Tsiganes eux-mêmes, mais aussi une mémoire fragmentaire et diffuse qui peine à émerger.


"L'Holocauste oublié"


Le silence s'est abattu sur le calvaire du peuple tsigane dès la fin de la guerre. L'ampleur des massacres n'a pas été révélée au monde par la presse ni par les procès des criminels nazis. Aucun témoin tsigane n'a été appelé au procès de Nuremberg.


L'historien anglais Donald Kenrick et le journaliste Grattan Puxon furent les premiers à briser ce silence, en publiant en 1974 un ouvrage qui faisait le point pays par pays sur les persécutions subies par les Tsiganes. Selon eux, "le destin gitan (avait été) presque totalement oublié dans l'examen de conscience de l'Occident". En 1979, le journaliste Christian Bernadac employa pour le titre de son ouvrage une formule qui résumait l'état des recherches : "l'Holocauste oublié, le massacre des Tsiganes". En 1992, lorsque j'ai commencé mon étude sur l'internement des Tsiganes, il n'existait que quelques ouvrages, qui très souvent ne traitaient le sujet qu'en deux ou trois lignes.


En France, le même silence entourait l’histoire des camps d’internement français. Les premières personnes à écrire sur l’existence de ces camps étaient d’anciens internés. Cette démarche a alors suscité l’intérêt des historiens, même si les études restent encore limitées. Ce n’est qu’en 2002 qu’une synthèse sur l’ensemble des camps d’internement a été publiée, par Denis Peschanski. Comme l’explique ici Jean-Luc Poueyto, il est très difficile pour les Tsiganes de raconter cette période, et encore plus de l’écrire. Seul Matéo Maximoff, écrivain tsigane français, a raconté son internement dans deux livres autobiographiques. La première monographie, écrite avant le témoignage de Matéo Maximoff, et un peu par hasard, est l’œuvre de Jacques Sigot, instituteur à Montreuil-Bellay, petite ville du Maine-et-Loire où se trouvait le plus grand camp d’internement pour nomades. Son livre intitulé Un camp pour les Tsiganes… et les autres fut réédité en 1994 sous le titre évocateur : Ces barbelés oubliés par l’Histoire. D’autres monographies ont été écrites depuis, même si elles restent confidentielles. Le décret de 2001 qui donne un libre accès aux archives des camps, qui existent pour la plupart des camps d’internement pour nomades, devrait permettre l’écriture de nouvelles monographies.


Grâce notamment au travail du Centre de Recherches Tsiganes, qui depuis maintenant vingt ans encourage les recherches historiques sur le sujet dans l'ensemble de l'Europe, le génocide des Tsiganes sort peu à peu de l’oubli. Malgré tout, ces travaux restent encore largement méconnus et difficiles d'accès pour le grand public ainsi que pour les rares enseignants qui s'intéressent à cet aspect de l'histoire; le génocide des Tsiganes est cité sans être étudié dans les manuels scolaires français.


Pourquoi les historiens ont-ils tant tardé à briser ce silence? Les Tsiganes ont toujours suscité des études chez les linguistes, les anthropologues, les ethnologues, puis chez les sociologues, mais rarement chez les historiens. Le fait que leur culture soit orale et non pas écrite relègue les Tsiganes au rang de peuplades exotiques, champ réservé aux ethnologues. Henriette Asséo avance toutefois une autre explication :
Les Tsiganes ont été longtemps ignorés par l'historiographie non par un effet de focalisation sur la question juive mais parce qu'ils étaient noyés dans l'opprobre et l'oubli qui touchait tous les asociaux et leur histoire.
Leur statut de marginaux n'intéressait personne. Depuis le XVIème siècle, les Tsiganes véhiculaient une mauvaise réputation, qu'ils ont conservée dans les camps de concentration. Les témoignages d'anciens déportés "donnent une image assez négative des (Tsiganes) s'ils occupent une fonction dans le camp". Ces témoignages sont somme tout assez rares. Les Tsiganes restaient des marginaux même dans l'horreur des camps.


Ce silence est également celui des politiques, qui n'ont jamais reconnu leurs responsabilités dans les persécutions, persécutions qui n'ont pas pris fin en 1945, même si elles sont d'un autre registre.
Les Tsiganes sortant des camps de concentration risquaient dans plusieurs régions d'Allemagne d'être arrêtés et envoyés dans un camp de travail en vertu d'une loi de 1926 qui plaçait sous l'autorité de la police ceux qui ne pouvaient pas faire la preuve d'un métier.

 

A Cologne, dans les années 50, les papiers d'identité remis aux survivants à la sortie des camps furent retirés aux Tsiganes, puisqu'ils ne pouvaient apporter la preuve écrite de leur nationalité allemande - tous leurs papiers avaient été confisqués par les nazis. Ils reçurent alors un passeport portant la mention "apatride" ou "sans nationalité déterminée". Enfin on refusa des dommages de guerre aux familles tsiganes, sous le prétexte que les persécutions nazies n'avaient pas été pendant plusieurs années menées pour des raisons raciales, mais pour des raisons sociales.


En France, le silence des autorités est aussi éloquent. Le statut d’interné et de déporté racial n’existe pas. Les autorités françaises ne reconnaissent que l’internement pour faits de résistance ou pour raisons politiques. C’est ainsi que les Juifs et les Tsiganes se sont vu remettre une carte d’interné ou de déporté politique. Et encore, tous les Tsiganes internés n’ont pas reçu cette carte. Il leur fallait la demander, démarche quasi impossible à faire pour un Tsigane, souvent illettré et méfiant envers les institutions. La plupart de ceux qui ont obtenu le statut d’ancien interné ont été aidés par des assistantes sociales qui avaient appris l’existence des camps après avoir lu les ouvrages de Christian Bernadac ou de Jacques Sigot.


L’édification des stèles sur les sites des anciens camps d’internement pose également un problème aux autorités. Les maires et les habitants des communes concernées sont très réticents, voire hostiles. Un tel souvenir n’est pas valorisant, d’autant moins que l’opinion publique s’est montrée particulièrement indifférente au sort des Tsiganes pendant la Seconde guerre mondiale. Certaines communes nient l’existence des camps. Tel était le cas de Mérignac en 1998, alors même qu’une stèle rappelait ces événements. Les quelques stèles qui ont été édifiées sont nées de la volonté d’anciens internés ou “d’amis des Tsiganes”, comme à Montreuil-Bellay.


Au début des années 1990, le Secrétariat d’Etat aux Anciens Combattants souhaitait ériger un monument pour rappeler l’internement des Tsiganes en France. Ce monument n’a jamais vu le jour. Les fonctionnaires chargés du projet ont en effet constaté, à leur grande surprise, que cette initiative n’intéressait que quelques associations non représentatives, et laissait totalement indifférente la majorité des Tsiganes. Ce projet a eu le mérite de permettre la publication de la première synthèse sur l’internement des Tsiganes en France, celle de Denis Peschanski, qui est en fait le résultat d’une enquête menée à la demande du Secrétariat d’Etat aux Anciens Combattants.


Le devoir de mémoire aboutit parfois à des aberrations historiques. En 1990, le site de Montreuil-Bellay fut choisi pour le déroulement de la cérémonie de la Journée nationale de la Déportation tsigane alors même que les Tsiganes de France n’ont pas été déportés en masse et que surtout aucun Tsigane n’a été déporté depuis le camp de Montreuil-Bellay. On passe d’un extrême à l’autre, du silence absolu à une exagération des persécutions comme si l’internement était insuffisant pour obtenir le statut de victime.


La reconnaissance du génocide tsigane : une nécessité pour les Gadjé


Jean-Luc Poueyto montre ici que les Tsiganes ne peuvent écrire l’Histoire du génocide sans remettre en cause leur identité tsigane. Ce devoir de mémoire est aussi celui des Gadjé, comme l’expliquent Claire Auzias, historienne spécialiste de l'histoire des Roms, et Mathieu Pernot, photographe qui a travaillé sur la mémoire du camp d'internement de nomades de Saliers.


C'est à nous qui ne sommes pas Tsiganes d'imposer le respect de leur histoire, et de respecter le silence que d'aucuns veulent maintenir. Dans la tradition lointaine, le peuple tsigane n'est pas un peuple du souvenir mais de l'oubli, un peuple de la vie sans cesse réinventée au présent.


Les Tsiganes n'ont pas besoin de connaître leur histoire pour être ce qu'ils sont mais, comme l'écrit Mathieu Pernot :


"Ecrire l'histoire des nomades de Saliers n'est-il pas une façon de tromper l'identité de cette mémoire? Je l'ignore encore et peut-être est-ce seulement pour les non-tsiganes que cette histoire doit être racontée.
Les monuments rappelant l'internement des Tsiganes en France ne doivent-ils pas exister pour que les Gadjé n'oublient pas où peuvent conduire les préjugés? L'histoire d'une communauté s'adresse-t-elle uniquement aux membres de cette communauté? "


L'histoire du génocide tsigane, et plus généralement des persécutions qu'ils ont subies, doit être écrite pour que les Gadjé sachent que les Tsiganes ne sont pas des étrangers dans nos pays, apprennent à les connaître pour évacuer cette peur irrationnelle, qui surgit toujours lorsqu'un Tsigane et un Gadjo se rencontrent, pour que les Gadjé acceptent les Tsiganes tels qu'ils sont et non comment ils voudraient qu'ils soient.

 

II - La mémoire de l’internement dans une communauté manouche en France, par Jean-Luc Poueyto

Le 31 juillet 2002, au Sénat, lors des débats portant sur l’article 19 du projet de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, le sénateur Dominique Leclerc demande la parole et dit :

On a parlé aussi des gens du voyage! C'est le fléau de demain.


Ce sont des gens associaux, aprivatifs, qui n'ont aucune référence et pour lesquels les mots que nous employons n'ont pas de signification.


On demande à une commune rurale, par exemple, d'accueillir ces enfants dans son école. Ce n'est pas possible. Il faut faire de l'accompagnement sur place, sur les aires d'accueil pour pratiquer le B-A-BA en termes scolaires, en terme social, en terme médical aussi, car on est confronté à des pathologies extraordinaires.


Nous, les maires, qui faisons des patrouilles, nous voyons toutes les nuits trois, quatre ou cinq camionnettes de gens du voyage qui viennent " sauter " - je n'ai pas d'autres mots - des gamines de douze ou treize ans jusque devant chez leurs parents, et cela n'intéresse personne !…
(Bravo! et applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE..)

En se prononçant de la sorte, au nom des maires, et donc du “terrain”, M. Leclerc pouvait sembler énoncer enfin quelques vérités que la pudeur républicaine politiquement correcte avait jusque-là masquées. Aussi choquants qu’ils soient, ces propos sont très efficaces car ils s’appuient sur des fantasmes récurrents concernant les Tsiganes, et déjà très souvent mis à l’épreuve par le passé. Ainsi :


- les “gens du voyage”, catégorie de personnes définies comme telles par la loi du 3 janvier 1969 et recouvrant pour l’essentiel des Tsiganes, considérés ici comme un fléau et désignés “associaux”, voilà qui évoque terriblement le Zigeunerplage allemand, terme employé dès la fin du XIXème siècle et qui connut sous le régime nazi les effets que l’on sait.
- L’incitation à scolariser les enfants sur les aires d’accueil a des relents bien peu républicains de communautarisme, de ghettoïsation et d’internement. Si dès l’enfance, ils ne sont pas aptes à intégrer l’école, premier lieu de socialisation et d’éducation à la citoyenneté, ces gens-là ne peuvent par la suite être considérés comme de véritables citoyens français.
- L’évocation de “pathologies extraordinaires” laisse entendre que ces personnes seraient sujettes à d’étranges maladies qui seraient donc liées à leur statut de “gens du voyage” (peu probable) ou bien à leur appartenance au monde tsigane. C’est donc dans leur corps même que se révèle déjà une différence, laquelle peut s’avérer dangereuse car relevant de maladies inconnues. Là encore, si l’on remplace “gens du voyage” par “Tsiganes”, ceci nous renvoie à de bien sinistres agissements que l’on croyait définitivement révolus .
- Quant à l’évocation des abus sur mineures de la part des gens du voyage, elle se passe de commentaires.

 

Il est tout à fait troublant qu’un tel discours, porteur de tant de relents nauséabonds du passé, ait pu se tenir en 2002, au Sénat, là même où les élus du peuple font les lois, sans que le Président du Sénat n’intervienne; et que, de plus, cette diatribe se soit achevée par une salve d’applaudissements d’une part, sans aucune protestation d’autre part. Les motivations induisant de telles attitudes sont complexes et multiples, mais peuvent se résumer en gros par la difficulté qu’ont les sociétés étatiques à penser l’existence des Tsiganes. Les Tsiganes sont “impensables” : peu visibles, ils ne revendiquent rien, sinon que de vivre en paix dans la société environnante sous la forme d’une société sans Etat totalement intégrée dans des sociétés étatiques. 


Mais il est vrai que les Tsiganes eux-mêmes restent très discrets devant de telles exactions.


L’un des facteurs pouvant expliquer cette apparente indifférence vient du silence émanant des Tsiganes eux-mêmes concernant ce moment de leur histoire, et particulièrement des Manouches, premier groupe tsigane en France.


En effet, les Manouches n’évoquent que très peu les camps. Et tout d’abord parce que les Manouches ne parlent pas de leurs morts. Contrairement à ce qui se passe chez les Gadjé, les morts, pour les Manouches, ne sont pas relégués dans un au-delà, qu’il soit paradisiaque ou se confonde avec le néant, mais restent, absents et présents à la fois, proches de la communauté.. On ne garde pas de traces des morts, on s’empresse de taire leurs noms, rapidement remplacés par des pronoms, “Lui”, “Elle”, ou des périphrases telles que “du côté de chez…”. Il en résulte que cette communauté vit dans une représentation du passé bien différente de la nôtre. Il n’y a pas d’histoire manouche interne à la communauté, ni de grands ancêtres, ni même de héros fondateurs, phénomène qui contredit d’ailleurs bien des affirmations abusives sur l’universalité des mythes fondateurs.


Ce silence sur le passé lié à la présence-absence contiguë des morts ne relève pas de la simple superstition. Il signifie une approche différente de la nôtre concernant la vérité du passé.. Notre culture accepte le pari que fait l’histoire de représenter le passé : “Il y a histoire, parce qu’il y a du révolu et une passion spécifique du révolu” écrit ainsi Rancière. Mais pour qu’il y ait du révolu, il faut qu’il y ait rupture entre le présent et le passé, entre les vivants et les morts, ce qui n’est pas le cas chez les Manouches. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de représentation du passé, mais plutôt que ce passé ne fait pas l’objet de spéculations. Nous sommes alors, pour reprendre l’opposition de Pierre Nora, non pas dans l’histoire, mais dans la mémoire : “L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. ” Et il ajoute : “ La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel. ”
La mémoire est donc dans le corps, corps individuel ou corps social; elle est silencieuse parce qu’elle est dans le sujet. L’histoire est une représentation; par le processus de l’écriture, elle est devenue objet extérieur au corps. On peut dès lors se prononcer sur elle, et comme dans toute écriture, en faire un objet d’étude sur lequel peut se poser à loisir un regard critique, mais que l’on peut également manipuler. Pour les Manouches, se prononcer sur les morts, faire de l’histoire, c’est toujours trahir leur vérité. La mémoire, pour peu opérationnelle qu’elle puisse nous paraître, ne trouble pas la vérité des défunts, puisqu’elle ne dit rien d’eux.


Pourtant, concernant l’internement, et la déportation, on pourrait faire l’hypothèse qu’une telle catastrophe serait exceptionnellement propulsée hors de l’anonymante mémoire pour entrer dans l’histoire, ne serait-ce que pour que cela ne se reproduise plus. Pour mieux saisir la réalité de cette “mémoire des camps”, je vais ici essayer d’examiner, d’une part ce que des Manouches disent de ces événements, et d’autre part les modes de transmission que j’ai pu observer. Cette étude se limite à la communauté manouche de Pau, et demanderait à être vérifiée au niveau national. J’utiliserai le terme “ Gadjé ”, qui signifie, pour les Manouches, ceux qui ne sont pas Tsiganes.

 

Identification de l’événement : dates, responsables


Problèmes de datation. La datation de ces événements, l’internement et la déportation des Manouches, varie selon l’âge des personnes interrogées. Les plus âgées parlent de la guerre de 39-45, alors que des jeunes ont pu me citer les dates les plus étonnantes : “1400 !”, “1750 !”. Il est vrai que pour les Manouches, s’inscrivant peu dans l’histoire, la chronologie n’a guère de sens. Nous verrons plus loin comment D. parle de ce qui est arrivé aux Tsiganes pendant “la première guerre mondiale”.


Problèmes d’identification des responsables. Les jeunes Manouches que j’ai interrogés à diverses reprises sur les protagonistes de l’internement des Tsiganes en France, m’ont tout d’abord désigné Hitler, mais aussi les Gadjé. Nulle allusion aux Nazis ni aux Allemands. Pour eux, les coupables sont, de manière indifférenciée, tous ceux qui ne sont pas Tsiganes. Interviewée dans un documentaire vidéo réalisé par des jeunes Manouches de Pau, L. femme d’une soixantaine d’années, dit également, en parlant des terrains “d’accueil” :

"Il ne faut plus dire les “camps”. Parce que les “camps” c’est vilain ! Il faut dire “une place réservée aux forains”. C’est à cause de ce qui s’est passé pendant la guerre. Parce qu’il y a beaucoup de gens de chez nous qui ont connu ça. Qui ont connu les camps! Qui ont connu Auschwitz! Qui ont connu beaucoup de choses! Et nous le camp, maintenant, on ne veux plus en entendre parler!
Mes grands-parents, ils ont été pris comme ça, à Toulouse! Et ils ont été envoyé dans le Midi, à côté de Arles! Ils les ont envoyé comme ça ! Ils les ont pris, les gendarmes! Français! Ils les ont pris et les ont amené au camp de concentration à côté de Arles.
Alors ça, ça marque beaucoup… "

 

L. établit un rapport évident entre les camps actuels d’accueil des Manouches, “terrains désignés”, et les camps d’internement de la deuxième guerre mondiale. Pour elle aussi, la responsabilité de l’internement incombe de façon générale aux Gadjé, et elle a raison concernant les Manouches de France : depuis le carnet anthropométrique instauré en 1912 jusqu’à la loi dite “Sarkozy”, la politique menée par l’Etat français vis-à-vis des gens du voyage a toujours été animée d’une volonté de contrôle et d’enfermement. Dans des entretiens que j’ai eus avec d’autres Manouches à Pau, tous confirmaient cette vision des choses : les camps d’internement français et même Auschwitz sont le fait des Gadjé, de manière indifférenciée. Le regard actuel qu’ont donc les Manouches sur nous autres, Gadjé, reste donc encore empreint d’une telle crainte, et les propos tenus, comme nous l’avons vu plus haut, par bon nombre d’élus, ne sont pas là pour les rassurer.


Mais il n’y a pas que les propos d’élus qui n’ont pas changé depuis l’Occupation. Ainsi, le 15 décembre 1987, le terrain du Cami Salié, à Pau, a été encerclé à l’aube par les gendarmes sur commission rogatoire d’un juge d’instruction de Dax. Armés et accompagnés de chiens-loups, ils ont alors perquisitionné les caravanes de façon “musclée”, allant jusqu'à fouiller un grabataire, selon les témoins. Le directeur de l’École des Voyageurs de Pau m’a confirmé que les gendarmes avaient fait descendre les enfants du car qui les conduisait à l’école, les avaient fait s’aligner devant le mur du boulevard Copernic et avaient, selon les Manouches ayant vécu cet événement, photographié chaque enfant qui devait, comme les adultes, hommes et femmes, porter une ardoise avec son nom et un numéro pour enfin prendre l’empreinte de leurs dix doigts. Ces enfants ne purent bien sûr pas aller à l’école, ce qui est formellement interdit par la loi.


Quelques années plus tard, le 19 mai 1992, une autre opération eut lieu dans des conditions semblables. Plus de cent hommes furent arrêtés. La presse locale ne fut pas plus tendre avec eux que ne le furent les autorités. En 1998, suite à une intervention des forces de l’ordre le jour de la rentrée scolaire, qui avait perturbé la scolarisation des enfants, le directeur de l’Ecole des voyageurs de Pau m’a rapporté qu’ayant appris ce que ces enfants avaient vécu en ce matin de rentrée, ses collègues et lui-même avaient voulu enregistrer leur témoignage à l’aide d’une caméra vidéo. Pourtant les enfants se sont tus, comme s’ils ne comprenaient pas ce qu’on attendait d’eux. Comme le directeur de l’école insistait, leur disant, “Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a de différent qui s’est passé aujourd’hui, d’exceptionnel?”, l’un des enfants, désignant ses pieds, répondit “Tu t’es acheté de nouvelles chaussures!”, provoquant ainsi l’hilarité générale.


Pourquoi les Manouches se taisent-ils ainsi, pourquoi ne réagissent-ils pas alors qu’ils pourraient faire appel, par exemple, à des associations de lutte contre le racisme qui pourrait les aider à contre-attaquer? Pour nous, il va de soi que nous ne sommes plus dans un régime semblable à celui de Vichy. Que le passé est révolu. Que de tels événements sont scandaleux et anachroniques. Car l’historiographie nous aide à les considérer comme tels. Il en va différemment pour les Manouches. Et leurs craintes peuvent être partiellement justifiées : les propos du sénateur Leclerc ne sont en tout cas pas là pour les écarter. Par ailleurs, ces peurs peuvent également prendre la forme de phantasmes ou de terreurs injustifiées : je pense ici à un jeune Manouche qui me décrivait un nouveau terrain d’accueil dans la banlieue de Pau comme étant entouré de barbelés, ce qui n’était absolument pas le cas. Il y a aussi toutes ces familles qui, lors de la guerre contre l’Irak, en 1990, ont abandonné les terrains désignés pour se cacher à la campagne, si possible sous de grands arbres les protégeant des avions.


Nous voyons donc que les Manouches, en n’établissant pas de rupture franche entre les morts et les vivants, entre le passé et le présent, ne relèguent pas non plus l’internement ou la déportation dans un passé révolu. Toujours menacés d’enfermement ou d’assimilation par les Gadjé, leurs craintes semblent donc justifiée; et si parfois cette mémoire indistincte peut les mener à redouter ce qui n’a pas lieu d’être, leur point de vue permet de comprendre que pour eux, l’histoire de leur internement ne s’arrête pas en 1946. Leur mémoire, en quelque sorte, l’emporte sur la représentation historique de leur passé.

 

Transmission : qu’est-ce qui est transmis et comment ?


J’ai interrogé des jeunes et des adultes sur la manière dont ils avaient été informés de ce qui s’était passé pendant la guerre. Tous m’ont répondu que la transmission se faisait de génération à génération. Mais il y a pourtant un problème de générations : dans notre cas, la transmission directe peut encore se faire aisément entre grands-parents ayant vécu la guerre et enfants actuels. Chez les Manouches, on meurt et l’on se marie beaucoup plus jeune. Il y a donc beaucoup plus de générations qui séparent un jeune Manouche de la guerre que ce n’est le cas pour un jeune Gadjo, et de plus, la plupart des “ vieux ” qui ont connu la guerre ne sont plus là. Il n’y a donc plus de témoignages directs qui permettent d’informer les nouvelles générations. Pourtant tous affirment “ savoir ”. Mais ce qu’ils savent est autre chose que ce que nous savons des mêmes événements, comme nous venons de le voir. Et comment transmet-on cette mémoire?


D., jeune fille d’une quinzaine d’années, interrogée dans le documentaire vidéo cité plus haut, évoque ainsi l’internement des “Tsiganes” :

"Pour la première guerre mondiale, les Tsiganes, ils ont trop souffert. Mais personne ne parle de ça, alors je veux écrire quelque chose pour que tout le monde le sache. C’étaient des gens français, des personnes françaises, qui les ont jetées en Allemagne. En plus, il y a des Manouches qui ont revu des “clisté”, des policiers, que c’était eux qui avaient jeté leur famille en Allemagne. J’en ai vu, des reportages de ça, oui... Je ne sais pas comment le dire, je pense que c’est injuste de faire ça. Je suis en train de réfléchir aux gens, aux personnes que je vais interviewer… Oui, je pense que je vais le faire parce ce que j’ai vu, sur un livre, ça m’a très fait mal au cœur! Alors il faut que je le fasse, parce qu’ils ont trop souffert, les Tsiganes, et ça, je voudrais pas que ça se refasse, parce qu’on est des gens comme eux, on est de nationalité française... "

 

“J’ai vu ça à la télé, dans un livre” : le terme “Tsiganes” n’est jamais utilisé par les Manouches pour parler d’eux-mêmes. Il s’agit là d’un terme de Gadjé, utilisé à la télévision ou dans des livres. Cela indique donc que ces informations proviennent d’une source extérieure à la communauté.. Ce qui ne signifie pas que dans sa famille, on ne lui en a pas parlé pour autant. Mais c’est en regard du discours des Gadjé qu’elle s’exprime ici. Puis elle annonce son intention de recueillir la mémoire des vieux sur ce sujet. A la suite de cette déclaration, des instituteurs lui avaient prêté un magnétophone et elle était très décidée à le faire. C’était il y a trois ans. Pourtant, rien n’a été enregistré. Il y a peu, j’ai interrogé D. sur ce silence. Sa réponse a d’abord été évasive et boudeuse comme chaque fois qu’on évoque les morts. Je lui ai alors demandé si cela avait posé un problème, à cause des défunts. Elle a acquiescé et a confirmé que c’était bien là la cause de son abandon.


Il y a un an, j’ai tenté d’aborder la question de l’histoire avec un groupe de jeunes Manouches avec lesquels je travaille, afin de leur fournir quelques repères chronologiques. Je leur ai fait part de mon intention, et leur ai proposé de regarder un documentaire vidéo, très court, sur la bataille de Verdun, sachant qu’ils aiment bien regarder des “films”.. Li., une jeune femme, m’a alors très vivement répondu que non, ça, l’histoire, ça ne l’intéressait pas, vraiment pas du tout et qu’elle ne souhaitait pas voir ce film! K., une jeune fille de 17 ans, a ajouté qu’elle non plus ne voulait pas voir le film, et que, de toute façon, elle fermerait les yeux et se boucherait les oreilles, ce qu’elle a fait immédiatement. Le reste du groupe s’agitait. J’ai passé un extrait de trois minutes, où l’on voyait quelques scènes de tranchées. Tout le monde était énervé. Puis Lister a repris la parole et m’a dit que sa grand-mère, L., parlait très souvent de la guerre de 14. Je l’ai reprise, lui précisant qu’il devait s’agir de la guerre de 39/45, vu son âge, et lui ai demandé de quoi parlait plus précisément L. Li. m’a alors répondu que sa grand-mère leur parlait de “toute la misère et de ce qui était arrivé aux Manouches, les camps et tout ça...”


Et tout ça et rien de plus. Les autres jeunes, interrogés à leur tour, me dirent que chez eux, personne ne leur parlait de la guerre. Je suis alors allé sur le terrain de Pau pour enquêter auprès des anciens. Il y a là, un couple de 80 ans, encore très en forme, et qui a donc connu la guerre. Ce sont les parents de L. Comme il n’aurait pas été très respectueux que j’aille directement interroger ces vieilles personnes, que je ne connais que pour les saluer, j’ai enquêté auprès de leur fille, avec qui je discute très souvent, dans l’espoir qu’elle amène ses parents à me parler de ces événements. Mais elle m’a répondu que non, personne sur le terrain n’avait connu directement l’internement, qu’elle ne savait rien de la guerre, ni même ses parents (c’est pourtant bien elle, qui, selon Li. évoque si souvent la guerre). Elle m’a alors conseillé d’aller voir les “vieilles”. J’ai interrogé d’autres adultes, même réponse : tout le monde, sur le terrain, me conseillait d’aller voir les “vieilles”.


Les “vieilles” sont deux sœurs, qui vivent ensemble et qui sont les mères, grands-mères et arrière-grands mères d’une bonne moitié de la population du terrain. Je suis donc allé les voir. Je me suis assis près de la plus alerte, Mireille. Elle se reposait sur leur emplacement à l’extrémité du terrain, emplacement qui jouxte un étonnant jardin clôturé, avec de nombreux arbustes taillés, des massifs de fleurs, etc. Après l’avoir félicité sur son jardin, je lui ai expliqué l’objet de ma requête, et elle m’a très vite parlé de son frère, mort maintenant, mais qui aurait pu me parler des camps, puisqu’il avait été déporté à Dachau ; elle a évoqué également comment, en rentrant du camp, il était atteint de crises de folie. Je lui ai demandé si c’était en tant que Tsigane qu’il avait été déporté et elle m’a répondu que non, qu’il avait été pris dans une rafle. J’étais intrigué par ce moment vécu, ce jardin si déplacé en ce lieu, cette aisance à évoquer son frère disparu. Soudain je me suis souvenu que Mireille, comme sa sœur Hélène, ne sont pas des Manouches, mais des Barengré, qu’on appelle aussi Yéniches. Il s’agit de groupes de nomades venus d’Allemagne, mais qui ne sont pas Tsiganes. Barengré et Tsiganes se côtoient, parfois se marient, mais ne se mélangent guère. En tout cas, les Barengré ne donnent pas au respect des morts la même intensité que les Manouches. Si tout le monde m’a aiguillé sur les vieilles, c’est bien parce que ce sont les seules à pouvoir évoquer ce passé sans en être gênées. Mais ce sont aussi elles qui transmettent ce passé aux jeunes générations. Et entre autres à D. qui est l’une de leurs petites-filles.


Dernier exemple : L., encore elle, m’a appelé un jour que je travaillais sur le terrain. Elle m’a parlé alors de ce que “…Je savais qui était arrivé pendant la guerre aux Manouches…” et s’est plainte que les “jeunes ne s’intéressent pas à cela...”. Puis elle a évoqué un livre qu’on lui avait donné quelques années auparavant (probablement un  cadeau empoisonné d’une bénévole d’une association catholique qui intervient de temps à autre sur le terrain). Il s’agissait d’un récit autobiographique intitulé J’ai eu vingt ans à Ravensbrück de Béatrix de Toulouse-Lautrec, nièce du peintre. L. m’a précisé que c’était un beau livre dans lequel on parlait de gens de chez eux (ce qui n’est pas exact, vérification faite), et que, comme “les jeunes ne respectent plus rien”, elle préférait me le confier plutôt que de le voir détérioré par un enfant. En me donnant ce livre, L. réussissait à l’éloigner de sa caravane, à se débarrasser de cette histoire faite par des Gadjé dans laquelle on s’était permis d’écrire le nom de Manouches défunts. Et elle s’en débarrassait sans pour cela le profaner en le jetant au “gadoue” par exemple, c’est-à-dire à la décharge. Si les noms des morts manouches sont inscrits dans un livre, cela est bien de la faute des Gadjé, responsables et de ces terribles événements (la guerre, l’internement, la déportation, l’extermination…), et de la conservation du nom de leurs victimes; c’était donc bien à moi, Gadjo, que revenait le devoir de gérer cet objet encombrant que je conserve depuis dans ma bibliothèque.

 

Conclusion


Nous avons d’abord vu combien, pour les Manouches de la région paloise, la menace de l’internement ou de toute autre catastrophe reste présente. Ce point de vue, qui peut tout d’abord nous paraître exagéré, semble cependant justifié par la réalité environnante : des propos racistes peuvent y être publiquement tenus à leur égard sans que cela ne prête à conséquence, et une politique de contrôle et d’enfermement continue à les situer comme des citoyens à part, toujours suspects. Leur statut n’a donc à cet égard guère changé depuis un siècle.


Mais à l’intérieur même de la communauté, le silence concernant les défunts crée une représentation du passé bien différente de la nôtre. Tout en étant quand même distincts, le passé et le présent sont souvent amenés à se confondre. Ce qui est arrivé peut encore arriver à tout instant et, en même temps, le souvenir effleure sans cesse l’oubli. Cette représentation du passé est de l’ordre du “Ça a été”. Mais comment transmettre ce “ ÇA ” terrifiant qui persiste, comme une menace sourde? Comment la mémoire silencieuse résiste-t-elle à l’oubli? Au delà d’une transmission “sourde” de tels événements, qui reste à mes yeux encore mystérieuse, un élément de réponse vient de ce que les Manouches ne vivent pas isolés du monde des Gadjé.. Ils en font totalement partie et ceci depuis au moins cinq siècles.


Patrick Williams a montré récemment que c’était parce que les Gadjé avaient célébré et enregistré Django Reinhardt, malgré les Manouches, que celui-ci n’a pas pu sombrer dans l’anonymat et qu’il est devenu, paradoxalement, la référence musicale au sein de la communauté. Il me semble, concernant l’internement manouche et la déportation, comprendre un phénomène semblable : la violence des Gadjé, qui leur impose de l’extérieur, par la télévision, les livres, et la crudité des discours, une représentation historique de leur passé est nécessaire à l’entretien de leur mémoire. On peut émettre dès lors l’hypothèse qu’il y aurait d’un côté, transmission interne d’un événement terrible, mais presque innommé, toujours prêt à sombrer dans l’oubli, et de l’autre, provenant de l’extérieur, informations historiques sur cet événement. En quelque sorte, l’anonymat généalogique, ce silence sur les morts, cette absence d’histoire, qui constituent peut-être le fondement de l’identité manouche (s’il en existe un), se nourrirait malgré tout, très frugalement il est vrai, de l’historiographie gadji. Comme s’il fallait que cette mémoire, toujours proche de l’extinction, soit sans cesse réactivée et aiguillonnée par l’historiographie gadji, pour que la communauté puisse, dans un respectueux silence, se ressouder autour de ses morts, présents et absents à la fois, et donc autour d’elle-même.


Comme si la vérité ne pouvait être respectée que par le silence, mais que ce silence ne prenait sens qu’en regard du pénible mais indispensable bavardage des Gadjé.

 

(texte sans son appareil de notes, pour lire l'article complet, nous vous renvoyons à la version imprimée)