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Parler des camps, penser les génocides

Textes réunis par Catherine COQUIO, Albin Michel, coll. "Idées", 1999.

Comment parler des camps ? Peut-on penser les génocides aujourd'hui ? L'institution des «devoirs de mémoire» cache une culture polémique qui dénie ou hiérarchise les souffrances, pendant que se succèdent de nouveaux crimes de masse. Mais quelle place ces destructions laissent-elles à l'imagination de l'humain, là où le réalisme montre sa déroute ? Peuvent-elles s'inscrire dans la « culture » sans nouvelle « barbarie », et faire l'objet d'une vivante transmission ?

Pour tenter de répondre à ces questions, trente-trois chercheurs - aussi différents que Janine Altounian, Omer Bartov, Jean Bollack, Alain Brossat, Muhamedin Kullashi, Véronique Nahoum-Grappe, Myriam Revault d'Allonnes, Tzvetan Todorov, Enzo Traverso, Irving Wohlfarth... – se sont prêtés à un échange intercommunautaire et transdisciplinaire lors d'un colloque qui s'est tenu à la Sorbonne en mai 1997. Né de la volonté de mettre en présence

les champs cloisonnés de l'historiographie et du témoignage littéraire, la conscience européenne et ses points aveugles, et d'échapper ainsi à la logique binaire qui oppose l'Universel au Particulier, le « savoir » objectif à l'« expérience » subjective, le présent recueil met en relation le décryptage d'événements récents (Rwanda, ex-Yougoslavie, Algérie) ou mal connus (génocide cambodgien, famine planifiée en Ukraine) avec l'héritage d'événements plus anciens (génocide arménien, génocide juif). La phénoménologie des violences politiques y conduit à une interrogation sur l'humain.

 

Compte-rendu par Laure Coret et Ye Young Chung, Université Paris 8.
(source : Fabula.org)

L’Histoire trouée, négation et témoignage (L’Atalante, 2004) est le second ouvrage collectif édité par Catherine Coquio, deuxième volet de la démarche entamée avec Parler des camps, penser les génocides (Albin Michel, 1999). Cette publication est issue d’un colloque international organisé en septembre 2002 au sein du Centre de Recherche en Littérature Comparée de Paris IV-Sorbonne, avec l’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides – Aircrige). Déjà R. Robin dans L’Humanité, S. Combe dans La Quinzaine littéraire, et A. Laignel-Lavastine pour Le Monde des Livres ont salué l’avancée théorique marquée par cette étude, centrée sur deux types de discours issus des catastrophes historiques du XXe siècle.
C. Coquio ouvre le livre en posant les fondements d’une réflexion sur l’effacement et l’écriture de l’histoire, qui trouve des prolongements dans une quarantaine de contributions. L’ensemble du volume vise à reconstituer un « univers de la négation », qui voit s’y manifester un « nihilisme contemporain » : refus de l’impensable sous un masque de droiture scientifique et morale, d’attachement à la « vérité » et à la liberté d’opinion… Mais plus encore, le volume tente d’explorer la portée multiple du témoignage, qui, à l’opposé de ces discours, tente d’attester les faits et de réfléchir l’événement. Distinguant entre la négation qui affirme la non-existence des victimes, et le déni qui efface et désinvestit l’événement, puis entre les différentes fonctions du témoignage, C. Coquio recueille les distinctions terminologiques de G. Agamben entre testis — témoin extérieur — et superstes — rescapé — et interroge le statut spécifique des témoignages des tueurs, ainsi que des différents « héritiers » de ces catastrophes. Certaines contributions explorent ces zones avec précision : R. Rechtman sur le génocide Khmer rouge (à propos du film de Rithy Panh, S 21), Cl. Mouchard sur la trace des massacres de Nankin chez une poétesse japonaise, fille d’un criminel de guerre.

C. Coquio expose d’une manière particulièrement aiguë le statut fragile du témoin : face à l’ « incroyable » — titre choisi par M. Deguy —, le témoignage ne fait pas preuve du point de vue du rationalisme scientifique, et pourtant l’histoire ne peut se faire sans lui. Avec le récit du témoin, qui rappelle la « disparition du sens » de l’événement, dit l’« effondrement de la figure humaine » et « les limites de la perception et du langage », nous sommes devant un objet d’un « genre » particulier, qui impose de penser autrement, sauf à tomber dans le strict archivage historien ou la consommation culturelle du témoignage esthétisé ou moralisé.

L’auteur met en garde contre toute modélisation des discours et la diversité des contributions prend ici tout son sens. Cet ouvrage, dédié à l’écrivain camerounais Mongo Beti et à l’helléniste Nicole Loraux, auteurs ici d’un texte testamentaire, réunit intentionnellement des auteurs d’horizons très différents : histoire (S. Abdel Jawad, H. Asséo, N. Fresco, M.C. Hubert, Y. Ternon), critique littéraire et philologie (K. Beledian, M Canitrot, A. Kalisky, S. Katunaric, N. Loraux, Cl Mouchard, F. Pejoska), philosophie (J.P. Karegeye, M. Nichanian, F. Sossi, F. Worms), droit (S. Garibian), sciences politiques (F. Talahite, E. Traverso), sciences sociales (V. Nahoum-Grappe), anthropologie et psychanalyse (J. Altounian, Y. Govindama, M. Hovanessian, B. Lempert, F. Narodetzki, H. Piralian, J.L. Poueyto, R. Rechtman), sont représentées ; mais le volume contient aussi des contributions de témoins rescapés (P. Calveiro, S. Mukayiranga, G. Petit), d’écrivains et de traducteurs (M. Beti, M. Deguy, P. Pachet) et de militants, éditeurs et journalistes (N. Andersson, L. Bagilishya, A. Herszkowicz, M. Ovayolu, J.L. Panné, L. Toscane, F.X. Vershave).

Cette pluralité permet de traiter de manière novatrice les trois problématiques proposées en « Arguments » (I) : négation et témoignage (enjeux épistémologiques), négationnismes et révisionnismes (mises au point terminologiques et historiques), formes et fonctions sociales du déni (réflexions sur les comportements collectifs, méditation sur le mal social, peur et dégoût de la victime). Cette posture s’avère la seule plausible pour donner voix aux « Événements » (II) singuliers, évoqués chacun sur le versant de la négation et/ou du témoignage : génocide des Arméniens, histoire du peuple kurde, crimes nazis (les camps, la Shoah, le génocide des Tsiganes), famine planifiée en Ukraine, camps staliniens (traités à partir des « cénotaphes » littéraires de Danilo Kis), pratique de la disparition en Amérique latine, Hiroshima (à travers son traitement littéraire au Japon, envisagé comme « déni culturel »), le génocide au Cambodge (à partir du témoignage des tueurs rapportés par un cinéaste rescapé), statut de la Naqba dans l’historiographie palestinienne et israëlienne, traces de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie, en amont (la littérature de l’ultranationalisme serbe) et en aval (les témoignages littéraires croates), génocide des Tutsi au Rwanda, esclavage, colonisation et décolonisation en Afrique (Algérie, Cameroun, Congo-Brazzaville), et aux Antilles (effets et enjeux politiques et épistémologiques).

La considération de la spécificité de chaque crime contre l’humanité, et de chaque récit dans sa singularité historique, sans hiérarchie aucune, est l’un des principaux atouts de ce volume. C. Coquio rappelle le rôle de la Shoah dans la constitution de l’événement génocidaire et du témoignage comme « genre » majeur et légitime d’écriture de l’histoire. Mais il importe de noter que l’écriture du témoignage commence, avant même le corpus issu de la Grande Guerre (dont Norton Cru rendra compte) avec le texte inaugural de Zabel Essayan, Dans les ruines (Constantinople, 1911; traduction à paraître), écrit après les premiers grands pogroms d’Arméniens. À l’autre bout du « cycle » de la mémoire, l’étude que consacre Aurélia Kalisky aux œuvres fortement réflexives de Ruth Klüger et d’Imre Kertész illustre la pluralité des discours possibles sur l’écriture de la Shoah, d’un certain « refus de témoigner » à la légitimation de la représentation artistique, y compris d’une fable aussi controversée que La Vie est belle.

Évoquons pour finir la continuité entre ce travail et le dernier paru, co-dirigé avec Aurélia Kalisky, dans le cadre d’Aircrige : numéro de la revue allemande Lendemains intitulé Rwanda 2004 – témoignages et littérature (à commander chez l’éditeur à l’adresse www.stauffenburg.de, ou à aircrigeasso@free.fr). Là encore, la parole des rescapés — Spéciosa Mukayiranga et Vénuste Kayimahé — trouve un écho dans l’étude critique des textes littéraires émanant en particulier d’auteurs africains (le recueil contient un texte important de B. Boris Diop, et des articles de B. Bénard, E. Brezault, L. Coret-Metzger, R. Fonkoua, J.P. Karegeye, H. Piralian). Là encore, l’avant-propos de C. Coquio (« Aux lendemains, là-bas et ici : l’écriture, la mémoire et le deuil ») marque une avancée dans la compréhension de l’acte du témoignage, dans son lien précis cette fois avec le trajet du deuil, confronté à la mémoire culturelle des « tiers ». Là encore, l’attention et l’écoute se transforment en lecture critique fondée sur une pensée de l’autre, recueillant son récit comme seule issue à la désappartenance, et chance d’une possible transmission humaine.

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Plan de l'ouvrage:

- Avant-propos d'I. Wohlfarth et C. Coquio. Place le livre sous le "regard" de l'Angelus novus de W. Benjamin, et de "L'Ange au sourire" d'Antelme.

- "Du Malentendu". Synthèse introdutive de C. Coquio. Bilan des problématiques en fonction des avancées historiographiques, des débats théoriques et de l'actualité politique; critique du ressassement polémique, dont la violence est mise en relation avec celle du déni génocidaire; réflexion sur l'effet des conflits ou cloisonnements disciplinaires et communautaires, et sur la possibilité de les dépasser.

- Un entretien inédit d'Imre Kertész (écrivain juif hongrois rescapé d'Auchwitz).

I. Camps et génocides. Hier et aujourd'hui.

1) L'événement passé au présent (mise au point et bilans lexicaux et méthodologiques. Réflexionx critiques sur le rapport politique/éthique, mémoire / recherche / engagement)

2) Concentration et extermination : la déportation génocidaire des Arméniens; la famine planifiée en Ukraine; le Cambodge mué en camp de concentration et l'élimination massive de populations ciblées; "l'épuration ethnique" en ex-Yougoslavie et le génocide bosniaque.

3) L'Occident et ses doubles. Les traditions racistes de l'Occident chrétien et des Lumières; le génocide rwandais; les massacres algériens; la question du colonialisme criminel.

II. Humain, inhumain.

1) Limites de la culture, discours de la limite. La question de l'indicible considérée sur le plan linguistique, littéraire, esthétique, cinématographique. Culture et barbarie, autocritique de l'art. Le statut de la littérature de témoignage confrontée avec la modernité littéraire. La littérature de langue arménienne et certains écrivains-témoins de la Shoah : P. Rawicz, P. Celan, I. Kertész.

2) L'homme témoin de l'inhumain. Les conditions et les formes du témoignage, la recréation d'une subjectivité et d'une communication à partir d'une langue et d'une communauté détruites. La négativité radicale de l'expérience des camps (Chalamov); la notion d'espèce humaine (Antelme), la zone grise et la place de l'enfance (P. Lévi).

Annexe : chronologie détaillée de l'évolution du droit international en matière de crimes contre l'humanité, alternant avec une chronologie succinte des événements.

Objectifs

- Tenter une pensée transversale consciente des limites du "comparatisme" comme des débats focalisés sur l'unicité de la Shoah; faire émerger des événements moins connus; dépasser la comparaison des régimes totalitaires pour saisir la spécificité et l'actualité du crime génocidaire, son articulation avec le phénomène concentrationnaire.

- Faire entrer en relation l'approche "externe" et l'approche "interne" de tels événements, les recherches historiographiques et théoriques et les témoignages. Tout en respectant les singularités de chaque événement et la spécialisation des approches, dépasser les exclusives entre mémoire, politique, droit et histoire, approches "objectives" et "subjectives".

- Tenter une compréhension critique du témoignage littéraire. Y montrer à l'oeuvre une critique de la culture et de l'art comme "documents de barbarie" (W.Benjamin). L'existence d'une poésie autocritique et créatrice, responsable par sa forme, réplique au verdict d'Adorno sur la poésie impossible après Auschwitz, ainsi qu'au motif de l'indicible.

Par ce décentrement historiographique et culturel, on s'interroge sur ce que serait un '"héritage" humain de ces expériences d'inhumanité. Le propos sur l'inhumain s'en tient à la lecture serrée des témoignages, afin d'éviter tout universalisme abstrait, et de reconnaître la dimension linguistique au coeur du phénomène humain.

 Note sur la contribution finale de C. Coquio : hormis la synthèse en introduction, elle livre sous le titre '"Parler des camps, parler au camp. Hurbinek à Babel", une réflexion sur la lecture du témoignage et le statut du langage au sein de la "zone grise", l'espace de la perte des repères éthiques au camp. L'allégorie, chez P. Lévi, de l'enfant muet Hurbinek qui tenta en vain de parler au coeur de Babel, et le phénomène du jeu des enfants à Auschwitz, commenté par Eisen, sont pris comme deux modèles d'humanité résiduelle qui échappent en partie, l'un par le relais d'un écrivain témoin, l'autre par une forme inédite d'innocence active, à l'emprise du mythe destructeur d'humanité.

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Association Internationale de Recherches sur les Crimes contre l'Humanité et les Génocides (AIRCRIGE)