du tiers,
du survivant exilé, de l’absent, du « témoin
d’à côté et d’après »,
de la victime et du tueur, sous l’angle de leurs fonctions,
« devoir de mémoire » et travail
de deuil, et de leurs formes entre témoignage et littérature
ou expression artistique, et enfin des réceptions auxquelles
ont donné lieu les publications et événements
suscités par la commémoration des dix ans du génocide.'
La première partie montre comment l’idéologie
coloniale et précoloniale a produit la haine raciale fondée
sur la création d’une figure mythique (le « Hamite »)
incarnée dans le Tutsi et investie « des tâches
symboliques surhumaines, sinon métaphysiques »
(p. 41), « de surmonter le partage ancestral des races
noires et blanches et de réconcilier les deux familles
bibliques, celles de Cham et de Sem » (p. 42).
Les explorateurs ont nourri une image fantasmée du royaume
du « Ruanda », l’un des derniers
pays du continent africain à avoir été conquis
en 1894 et dont « le prestige exotique »
a été bâti sur l’imaginaire de la quête
symbolique des sources du Nil, sur la réputation guerrière du
pays qui a longtemps résisté aux conquêtes,
et sur « la figure d’une race mystérieuse,
proche et lointaine, prestigieuse et redoutable, troublement
métissée »
(p. 22). C’est sur ces éléments mythiques
que s’est construit le « surinvestissement »
d’un groupe humain, les « (Wa)tutsi »,
« une variante de noir supérieur »,
incarnation de « l’Africain civilisé »
(ibid.), « nommée « Hamite »,
« originaire de la race d’Ethiopie dite « sémitique-hamitique »
(p. 31) que son origine « asiatique »,
c’est-à-dire blanche, distinguait de la malheureuse « race
de Cham »
(p.19). Dès 1894, l’Européen colporta une
narration à prétention historique fondée
sur une « théorie ethnologique »
(Speke) construite par lui et mettant en scène « les
« twa », peuples de Pygmées chasseurs,
premiers occupants de ces terres, refoulés dans les forêts
par les « Hutu », peuple de Bantous agriculteurs,
bientôt promis à la domination fatale des « Tutsi »,
peuple de Hamites pasteurs et guerriers venus du Nord »
(p. 25). La malédiction de Cham serait sauvée par
le « Hamite », assimilé à
l'Ethiopien, à l'Egyptien puis au Juif ; ainsi les
peuples dits hamites ont pu être dénommés
les « Juifs d’Afrique » (p. 45).
Le Tutsi, représentant du « Hamite »,
investi du pouvoir de changer le Noir en Blanc et en Juif, a été
accusé d’opprimer le Hutu et de vouloir « exterminer
le peuple noir » (T. Sotinel cité p. 61).
Cette prétendue supériorité raciale que
l’explorateur puis le colonisateur attribuent au Hamite,
le « double de l’Européen », « l’autre
du nègre » (p.34), étayée
par les textes bibliques et les thèses « scientifiques »,
notamment celle de Gobineau sur « l’inégalité
des races humaines » (1853), va produire une stéréotypisation
positive du Tutsi au détriment des autres groupes. Cette
fable raciale issue du fantasme européen, incorporée
par les différents groupes, et notamment par les Hutu,
qui l’ont subie comme « une école d’humiliation
chronique » (p.22), a engendré le retournement
du stéréotype en une stigmatisation du Tutsi exacerbée
jusqu'à l'émergence d'une nécessaire extermination
"raciale".
En Europe, le génocide de 1994 a été catégorisé
comme « massacre interethnique » alors
même que, selon les recherches de J.-P. Chrétien1,
Tutsis et Hutus ne réfèrent ni à « des
races, ni des ethnies, ni même des castes ou des classes,
mais des groupes définis à partir de critères
socioprofessionnels singuliers et de clans lignagiers dotés
de mythes d’origine » (p. 33). Ce choix dénominatif
de « massacre ethnique » a eu une fonction
rassurante et déculpabilisante pour l'Occident : elle
a permis de classer les exactions au registre de « la
barbarie africaine », ce qui a contribué à
prolonger le mythe colonial, en alimentant ainsi l’imaginaire
exotique (p.65).
Du côté des rescapés, c'est « le
sentiment d'étrangeté » (p. 66-67) qui
domine : les rescapés se sentent étrangers à
leur pays, à leurs voisins, étrangers à eux-mêmes
aussi car privés de leur passé, incompris, ils
se sentent appartenir à « une quatrième
ethnie ».
Dans la deuxième partie, Catherine Coquio s'interroge
sur le sens des formes prises par le travail de mémoire
et sur le rôle du tiers dans le travail de deuil. A partir
des années 2000 et dans la perspective de la commémoration
des dix ans du génocide, on voit en effet se mettre en
œuvre un travail de mémoire, à la fois au
Rwanda sous la forme d'une politique de la mémoire, et
en Europe, par une intense activité éditoriale
et artistique, autour de l'expression littéraire et du
témoignage. Si la mise en mots, la re-présentation
de « l'irreprésentable »
(J. Delcuvellerie cité p. 74) a une fonction symbolique
de deuil, celle de « donner une forme et un sens à
la perte » (p. 75), si cette « fable du
deuil » permet de rétablir le lien avec l'humain,
le partage de ce deuil entre Africains et Européens ainsi
que le relais opéré doublement par la fiction et
par le rôle du tiers, posent une série de questions
: « celle d'une reconduite éventuelle de postures
coloniales dans le processus mémoriel, lorsque l'intervention
est européenne ; celle d'une projection ou appropriation
abusive lorsqu'elle est africaine ; celle d'une déréalisation
de l'événement allant de pair avec l'esthétisation
de son écriture, que le tiers soit Européen ou
Africain »
(p. 76). Catherine Coquio distingue ainsi, à la suite
de Giorgio Agamben2, deux types de témoins : le survivant
et le tiers ou l'intermédiaire garant, qui témoignant
pour le témoin, à travers la mise en scène
du survivant, prend le statut de témoin, en créant
« une vérité fictionnelle »
en lieu et place de la réalité vécue par
les rescapés. Le tiers joue par conséquent un double
rôle de « relais » de transmission
de la mémoire mais aussi dans le même temps, d'« écran »
au travail de deuil (p. 75-77).
Du côté rwandais, la politique de la mémoire
mise en chantier par le gouvernement n'a pas été
simple, d'abord par l'aspect paradoxal des objectifs assignés
tels que la restauration d'une vie sociale et la nécessité
d'empêcher l'impunité, ou l'entreprise d'un deuil
collectif et l'internationalisation de la mémoire du génocide
de façon à « l'inscrire dans une autre
écriture de l'histoire » (p. 79), mais aussi
par des choix difficiles à opérer entre la déclaration
d'un deuil collectif national (rassemblant Hutu et Tutsi) et
le respect du deuil des victimes du génocide Tutsi. Ces
questions ont donné lieu à de nombreux débats
entre l'Etat et les associations de rescapés, entre l'Etat
et l'Eglise, concernant notamment les sites des mémoriaux
et le parti pris d'exposition des corps, entre l'Etat, les associations
et le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR),
émanation de l'ONU, considéré comme impliqué
indirectement dans le génocide et accusé de mauvaise
gestion de l'enquête. Cependant, la mémoire pour
les Rwandais, aux prises avec une détresse matérielle,
morale et psychologique s'est instaurée en maladie collective
que l'Etat rwandais et la science occidentale ont eu du mal à
prendre en charge de façon adaptée.
Les événements commémoratifs ont suscité
une « étrange actualité culturelle »
(p. 97). Tout d'abord l'organisation au Rwanda de résidences
d'auteurs et d'artistes africains par l'association française
Fest'Africa, Arts et Medias d'Afrique, dont les productions ont
donné lieu à des rencontres au Rwanda et en France
et à des créations et publications en tout genre,
y compris celles de la littérature négationniste,
qui a suscité une prise de conscience du devoir de mémoire
du génocide rwandais en France.
Le caractère d'étrangeté que Catherine Coquio
relève dans cette foisonnante actualité culturelle
réside dans la contradiction entre texte de témoignage
et texte de littérature, contradiction qui se situe d'abord
au niveau de l'intention littéraire, dans un pays qui
n'a pas développé une culture écrite et
encore moins une culture littéraire (p. 100) mais aussi
au niveau de la confusion entre preuve et œuvre (p. 105)
: tant que le travail du droit et l'histoire n'ont pas attesté de
la reconnaissance des événements, le rescapé
doit inlassablement administrer les preuves, régulièrement
bafouées par la négation, alors même que
la question de la fidélité au réel ne se
pose pas pour lui, « comme il lui est inutile de "devoir"
se souvenir, tant il ne peut oublier » (p. 141). C'est
en priorité la nécessité de dire, de crier,
de faire sortir hors de soi, pour échapper à la
folie, qui suscite « le besoin ou le désir
d'écrire (qui) ne se confond pas avec l'intention littéraire »
(p. 109).
Si incontestablement le corpus généré par
le génocide a donné naissance à un genre
nouveau, cependant Catherine Coquio relève l'ambiguïté
d'une telle production qui repose la question du rôle de
l'Européen qui en tant que tiers participe de la production
et de la transmission des témoignages. Le texte co-produit
par un témoin et un auteur s'expose au risque de la projection
du modèle européen sur l'expression des sentiments
rwandais ; ce mode d'assistance du tiers européen, qui
peut être perçu comme une intrusion, contribue,
d'une certaine manière, à faire perdurer la relation
de domination coloniale.
L'ambiguïté est encore patente dans le fait que la
publication des œuvres ait été produite en
Europe, en langue française, langue des anciens colonisateurs,
ce qui leur confèrent une réception limitée
au Rwanda, pays dans lequel les traditions orales sont ou étaient
— avant d'être partiellement détruites par
le génocide — partie de la culture rwandaise.
Le témoignage du survivant exilé prend un relief
particulier, l'exil permettant de prolonger le témoignage
par des activités publiques. Catherine Coquio l'illustre
à travers trois cas. Yolande Mukagasana a choisi l'écriture
comme substitut au deuil ; dans ses deux ouvrages, elle retrace
« les péripéties du parcours d'un retour
à l'humanité » (p.112). Bien que l'auteur
ne se revendique pas comme écrivain, les textes écrits
et dits sur scène sont des hybridations de témoignage
et d'expression artistique (littéraire et théâtrale)
qui provoquent émotion et malaise ; cette ambiguïté
de genre a permis de dépasser le rapport de forces avec
les négationnistes pour toucher directement le tiers à
l'état de public. Les textes de Vénuste Kayimahe
s'inscrivent plus délibérément dans une
démarche politique de dénonciation de la haine
raciale, de la trahison française et de la corruption,
qu'il y relate les collusions des régimes ou le parcours
autobiographique du survivant. Le parcours personnel d'Esther
Mujawayo entre le Rwanda et l'Europe et son expérience
de survivante lui permettent de porter son regard à la
fois sur la réalité rwandaise et européenne.
Elle témoigne de « la folie du réel
ou plutôt des réels qui forment l'humain (et qui)
engendre l'autre folie : celle "normale"
des rescapés » (p.122), et après une
première réaction de rébellion et de révolte
face à l'injustice du monde après le génocide,
elle choisit de s'investir aux côtés du « clan
des veuves » d'Avega et « folle d'une réalité
atroce, mais "forte" aussi d'un savoir traumatique,
devient thérapeute » (p.120).
La position d'absent exilé permet aux auteurs de poser
un regard différent, celui d'entre-deux, à la fois
de Rwandais et de chercheur français, sur le rôle
du tiers, seul détenteur de la documentation et du savoir,
et à même de valider les témoignages, et
en raison de la langue, seul en capacité de transmettre.
« Il y a là une autre dimension de l'histoire
à comprendre : celle des effets de la colonisation n'est
pas requise seulement pour expliquer la généalogie
du génocide, mais pour élaborer une anthropologie
de la transmission barrée » (p. 128).
Catherine Coquio s'interroge ensuite sur le rôle du tiers
présent en tant que témoin oculaire, comme le journaliste,
dont le « témoignage a toute chance d'être
juridiquement et historiquement validé en tant que tel,
pour son extériorité supposée "objective" »
(p. 131). Pourtant ces témoignages sont empreints de toute
la subjectivité de celui dont la vie a été
ébranlée par ce qu'il a vu.
Autre regard extérieur, celui de l'intellectuel africain,
comme Boubacar Boris Diop, qui en tant qu'Africain, se sentant
investi d'un « devoir d'écriture »,
choisit la « fiction critique » comme parti
pris d'un nouveau type d'« engagement »,
« à l'égard d'une réalité
inédite, et non plus d'une position idéologique »
(p. 141) qui s'exprime par « une colère radicale
contre l'histoire, ses décideurs et commentateurs : une
certaine "intelligentsia française" affichant
son mépris des vies africaines, mais aussi de "l'intellectuel
africain" qui […] comprend qu'il ne "sert à
rien" » (p. 139). Cette forme de témoignage
révèle « la distance irréductible »
qui sépare l'écrivain engagé de l'écrivain
rescapé, témoin direct : alors que le premier s'efforce
de ne pas trahir, l'écrivain rescapé, dans son
absolue nécessité d'être crédible,
est dans l'obligation de déformer, car « si
le rescapé
se sent forcé de témoigner, ce n'est pas seulement
parce qu'on voudrait ne pas l'entendre mais parce qu'il a lui-même
du mal à croire ce qu'il a vécu » (p.
122).
Cette question de la mise en littérature des témoignages
se repose avec encore plus d'acuité à la lecture
des textes de Jean Hatzfeld, écrits à partir des
témoignages des victimes : Dans le nu de la vie, récit
des marais rwandais et des tueurs : Une saison de machettes.
Ces ouvrages que Catherine Coquio situe « entre témoignage
réécrit et poème "naturel" »,
posent à nouveau deux questions à notre auteur
:
« celle de l'éventuelle reconduite de postures
coloniales, d'une part, et celle d'une esthétisation déréalisante
du témoignage » (p. 170). Si les deux ouvrages
se donnent pour objet la reconstitution des deux expériences
parallèles du génocide au quotidien, les deux types
de retraitement des témoignages, celui des victimes rescapées,
qui « suscite une mélancolie de pensée
active » et celui des tueurs, qui « provoque
le malaise éthique » (p.175) ont deux fonctions
différenciées : le premier permet d'entrer dans
la pensée du génocide en tant que catastrophe humaine »
alors que le second, « véritable précis
d'anthropologie de la violence génocidaire »
(p.174), « fait saisir la logique du génocide
en tant que crime inhumain » (p. 175).
Dans son ouvrage, Catherine Coquio démontre la fonction
performative des discours, qui ont le pouvoir de reconstruire
le réel, d'asseoir des rapports de domination et de manipuler
des masses. L'entreprise de l'auteur de Rwanda. Le réel
et les récits n'est pas de relater le « comment »
du génocide, ni d'en élucider le « pourquoi »,
mais plutôt, d'essayer de démêler les fils
du tissage d'une mémoire raciale ; construite à
partir d'une fable sur l'origine importée par les conquérants,
explorateurs ou colons, et prolongée par les textes religieux
ou à prétention scientifique, cette mémoire
imaginaire a été transmise aux Tutsi comme aux
Hutu, qui se la sont appropriée jusqu'à produire,
dans la réalité, un clivage identitaire tel, que
la nécessité, pour le pouvoir Hutu, d'une libération
par l'extermination s'impose.
La force du texte de Catherine Coquio repose sur ce démontage
de la mécanique discursive propre à l'idéologie
civilisatrice qui a conduit au génocide, mais également
sur la mise en relief du prolongement d'une construction du réel
à travers le filtre occidental; envers et contre la réalité
des faits historiques : la représentation des événements
du génocide par les différentes catégories
de témoins est encore tributaire de l'intervention de
l'autre, comme relais dans la transmission d'une mémoire,
notamment par le biais de la langue du dominant, et à ce
titre, n'échappe pas à la prégnance d'un
interdiscours idéologique.
Le travail de reconstitution de l'imaginaire racial à travers
ces ensembles de textes procède d'une entreprise d'« archéologie
des discours », pré et post génocidaires,
entreprise qui se donnerait pour visée de lever « la
part d'impensé nécessaire à l'éternisation
de tels mythes et à leur réactualisation possible »
(p. 42), d'inverser « l'ordre du discours »
(Foucault, 1971).
Françoise Dufour , "Pour une archéologie des
discours sur le Rwanda", Acta
Fabula, Printemps
2005 (Volume 6 numéro 1), URL : http://www.fabula.org/revue/document770.php
Notes :
1 « Hutu et Tutsi au Rwanda
et au Burundi » dans Au cœur de l’ethnie.
Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte,
1999.
2 Ce qui reste d'Auschwitz. Le témoin et l'archive,
2001.
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4ème de couverture :
« Itsembatsemba », «
itsembabwoko », « itsembabatutsi ». Tels
sont les noms par lesquels les Rwandais ont désigné
ou désignent le génocide des Tutsi du Rwanda. En
avril 1994, au vu et su de la « communauté internationale
», plus d’un million de Tutsi furent exterminés
en quelques mois, sur ordre du gouvernement rwandais, par l’armée
rwandaise et les milices Interahamwe, qui mirent à contribution
la population civile.
Un siècle plus tôt, les Européens pénétraient
le Rwanda.
« (…) il manque un mot en
kinyarwanda pour désigner les méfaits des
tueurs d’un génocide, un mot dont le sens
surpasse la méchanceté, la férocité et
cette catégorie de sentiments existants.» (Claudine
Kayitesi)
Il manque un mot,
mais il y a des récits.
Des récits avant. Et des récits après.Les
récits d’avant sont des fables et des mythes. Pleins
de Bible et de Science, ils ont peuplé la mémoire
des Blancs, puis empoisonné celle des Noirs. Les récits
d’après montrent comment certains visiteurs blancs,
et certains visiteurs noirs, mais d’abord les Rwandais
eux-mêmes, comprennent et racontent ce qui s’est
passé.
Catherine Coquio est Professeur
de Littérature comparée.
Elle a cofondé en 1997 l’Association Internationale
de Recherche sur les crimes contre l’Humanité et
les Génocides (Aircrige) qu’elle préside
actuellement.
Rwanda. Le Réel et les récits, Collection
« LITTÉRATURE ET POLITIQUE », dirigée
par Claude Lefort
© Éditions Belin 2004. Prix : 19.90 €
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