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Le témoignage des Palestiniens : entre l'historiographie israélienne et l'historiographie arabe : le cas de 1948

 

Suite à des questions, nous précisons que ce texte est la transcription d'une intervention prononcée en 2002 au colloque L'Histoire trouée. Négation et témoignage (argumentaire et programme < ici >), paru chez L'Atalante en 2004.

- ce texte ne représente pas la "ligne" de l'Association mais le propos d'un chercheur invité, en accord avec le Centre d'Etudes Juives de Paris IV, sur la base d'une volonté partagée de dialogue constructif. Celui-ci avait eu lieu lors du colloque – dont malheureusement les débats n'ont pas été enregistrés.

- certaines formules méritent discussion, à commencer par celle de "nettoyage ethnique", qui, "importée" de l'histoire ex-yougoslave, introduit du trouble plus que de l'intelligibilité.

- nous avons néanmoins choisi de faire figurer ce texte, qui ne représente évidemment pas l'état de l'ensemble des travaux historiques sur la question, estimant qu'il pose des questions et ouvre des pistes de recherche et de réflexion – en particulier sur le statut du témoignage oral dans l'historiographie de la Naqba. Il doit être pris pour ce qu'il est : une intervention prononcée lors d'un colloque qui ne portait pas sur cette histoire précise, mais sur des questions plus larges d'écriture de l'histoire. D'autres documents en préparation, bibliographiques en particulier, seront prochainement mis en ligne.

Février 2008

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La Palestine de 1948 est un cas typique d’histoire trouée, entre l'histoire fabriquée par l'historiographie israélienne et l'histoire absente ou perdue de l'historiographie arabe et palestinienne.

L'historiographie israélienne a adopté le déni de la Nakba [1] , la négation d'un nettoyage ethnique de large envergure perpétré en Palestine. Si elle a toujours adopté une position d'indifférence vis-à-vis des sources arabes, l'historiographie israélienne a été particulièrement violente dans son refus d'entendre la voix des victimes et leurs témoignages.

En revanche, l'historiographie arabe et palestinienne n'a jamais réussi à former un récit complet et solide, face au poids de cette guerre de 1948, qui en s'achevant a donné naissance au problème des réfugiés palestiniens, c'est-à-dire au cœur de l'actuel conflit israélo-arabe. En conséquence, l'hégémonie du récit sioniste et israélien, la mainmise sur le champ historique de cette guerre sont en partie dues à l'absence quasi totale, sur le plan médiatique et académique, du récit palestinien depuis le début de ce conflit.

La question qui se pose est : pourquoi cet échec? Comment se fait-il qu’un tel événement destructeur pour un groupe humain, qualifié par celui-ci de "grande catastrophe", puisse disparaître intégralement, au moins pour un temps, du champ de vision d’autres groupes humains, et ce à une époque qui propose au contraire les perspectives d’une connaissance immédiate et universelle de tout ce qui se passe?

Qu'est-ce qui, dans un événement destructeur et déshumanisant comme le nettoyage ethnique des Palestiniens, le rend invisible, infigurable, voire indicible ?

La réponse à cette question est multidimensionnelle, elle peut évoquer différentes raisons. Or selon moi la déclaration généralement répandue, selon laquelle l'histoire est écrite par les vainqueurs, tandis que les victimes sont vouées au silence, ne peut que partiellement éclairer la question. Nous allons voir comment l'échec des Palestiniens à comprendre l'importance du témoignage des victimes et à l'utiliser dans leur récit a été une cause fondamentale de cet échec.

Aujourd'hui le témoignage (l'histoire orale) devient une partie inhérente et nécessaire à tous les travaux historiques, mais aussi aux œuvres littéraires ou cinématographiques connues du grand public (par exemple le film Shoah de Claude Lanzmann) [2] .

Cette introduction nous mène aux thèses de cet exposé.

1) Plus que quiconque, les Palestiniens ont besoin de recourir aux témoignages pour construire leur histoire et même la reconstruire. En effet, la destruction quasi totale de la société palestinienne en 1948 a entraîné la disparition, entre autres, de leurs sources primaires écrites.
2) La tradition orale reste vivace dans la culture arabe, et ce pour les raisons suivantes : l'évolution  de la conscience historique arabe, la faiblesse de l'enseignement scolaire et universitaire de l'histoire, l'absence de débat démocratique dans la société arabe, l'absence de statut étatique pour les Palestiniens.
3) L'historiographie israélienne a bénéficié dès l'origine d'une supériorité du fait de l'héritage européen moderne de la société juive, ce qui lui a donné les moyens de fabriquer une histoire légendaire, imaginaire, moderne.
Dans le cas israélo-palestinien, la forme particulière de cette négation est directement complice, sous ses formes les plus délirantes, de la destruction, et elle révèle une stratégie politique précise.

L'effacement de la société palestinienne et de son patrimoine culturel écrit.

La résolution de partage du territoire de la Palestine votée par les Nations Unies le 29 novembre 1947 a déclenché des accrochages qui ont mené à la guerre de 1948, une guerre totale qui a duré plus d’un an. A l'issue de cette guerre, il y avait clairement un vainqueur et un vaincu. Mais cette victoire n’est pas une victoire comme les autres, car elle cache une tragédie immense, qui a un impact direct sur la capacité du vaincu à écrire son propre récit historique.

1948 n’est pas une victoire classique. Elle a suivi une guerre d’autodéfense entraînant l’expulsion de “ quelques centaines de milliers de Palestiniens ”, selon l'expression convenue, et l’avortement d’un Etat palestinien.

1948, c'est avant tout une tragédie humaine de premier plan. 80 à 85 % des villages arabes passés sous contrôle israélien ont été tout simplement rasés, leur population chassée, et ce en dehors de tout fait de guerre. Parmi les onze villes palestiniennes tombées, cinq ont connu une dépopulation et une expulsion totale; il s'agit de Tibériade, Safad, Bir Sabaa (Bersheva), Bissan, Majdal. Dans cinq autres villes, seule une petite minorité de la population a pu subsister. Une seule petite ville, Nazareth, qui ressemblait plutôt à un gros village, a été épargnée, ceci pour éviter de provoquer le Vatican et l'opinion publique occidentale et chrétienne. Ces villages, comme la plupart des quartiers arabes des villes, ont été rasés pour effacer toute trace ou tout signe d'un passé arabe. L'historien Meron Benvenisti a décrit en détail le processus systématique qui a permis de rayer jusqu'au nom de ces villages de la carte [3] .

Cette destruction socioculturelle a privé les Palestiniens de ce qui représente l’incubateur du patrimoine culturel : c’est dans les villes de Jaffa et Haifa et les quartiers arabes de Jérusalem-Ouest que se trouvaient les bibliothèques, les archives, la presse et les imprimeries, les registres du cadastre, les maisons d’édition et les centres culturels, les cinémas et les théâtres. Entre les mois d'Avril et Mai 1948, la presse palestinienne, source de première importance, a été confisquée et détruite, les événements de la guerre n'ont plus été couverts après cette date.

La totalité du patrimoine culturel écrit a été dévalisée, les archives des conseils locaux, celles des hôpitaux, des écoles, les bibliothèques privées, les papiers de famille et les mémoires personnels. Je citerai ici les archives et documents de grands intellectuels ou romanciers palestiniens tels que Georges Antonius, 'Aouni Abdel Hadi, Henri Cattan, Mustapha Mourad Eddbagh, et bien d'autres…

Enfin les archives de la seule organisation militaire palestinienne, le "Jihad El Mougaddas"[4] , ont également été confisquées. Une partie de ces archives est tombée aux mains des Israéliens, tandis que la partie plus importante a été confisquée par l'armée jordanienne, lors de l'attaque du quartier général de l'armée palestinienne dans les deux villages voisins de Birzeit et de Ain Sinia, en juillet 1948. Personne ne sait jusqu'aujourd'hui où ont disparu ces archives. Lorsque les forces israéliennes sont entrées à Jérusalem en 1967, la famille Husseini a brûlé un certain nombre de papiers par crainte de représailles de l'armée [5]. Enfin tout ce qui restait de ces archives, conservé à la Maison de l'Orient, vient d'être confisqué le 1er juin 2001 [6] .

Le problème de la perte des archives et des documents palestiniens n'est pas spécifique à la guerre de 1948. L'héritage politique et culturel des Palestiniens a, comme leur terre, toujours été l'objet d'usurpations. Ainsi, Israël a confisqué les documents du mouvement national et de la société palestinienne qui se trouvaient dans les locaux des administrations jordanienne en Cisjordanie et égyptienne dans la bande de Gaza. Ces documents ont été transférés en Israël où ils sont devenus partie intégrante des archives de l'État hébreu (State Archives) conservés dans les souterrains de l'immeuble qui abrite le gouvernement israélien. Il faut préciser que les chercheurs palestiniens, et les Palestiniens en général, propriétaires de ces documents, n'y ont pas accès.

En tant qu'historien palestinien, il me faut évoquer les problèmes rencontrés et les dangers courus par les chercheurs palestiniens pour préserver les documents du mouvement national palestinien sous occupation israélienne, comme les documents de l'Intifada. A plusieurs reprises en outre, les forces d'occupation ont incendié intentionnellement et criminellement les bureaux des registres et les tribunaux (à Naplouse et à Jérusalem). Rappelons aussi que l'un des objectifs de l'occupation de Beyrouth était d'y confisquer les archives du Centre d'Études Palestiniennes. Les chercheurs palestiniens et arabes sont d'ailleurs confrontés au fait que les archives arabes, militaires ou politiques, concernant la guerre de 1948, sont strictement interdites dans les pays arabes qui ont participé à la guerre.
Destruction, confiscation et inaccessibilité des sources écrites : cette situation d'impasse ne laisse d'autre issue au chercheur que de se tourner vers les sources orales. Cela explique partiellement l'échec des historiens palestiniens qui n'ont pas eu recours aux témoignages pour écrire l'histoire de la "Nakba". Ce n'est pas par hasard que le livre volumineux de l'historien palestinien 'Aref el'Aref, qui a travaillé en s'appuyant sur des sources orales, reste encore le meilleur ouvrage palestinien sur cette guerre, malgré ses lacunes et ses faiblesses [7] . Il ne disposait en effet que de moyens très simples, et a publié son livre bien avant l'ouverture des archives en 1970, bien avant que ne paraissent les nombreux livres disponibles sur la question.

En plus de la perte de leurs archives, des sources écrites et de leurs bibliothèques, les historiens palestiniens ont vécu les contraintes d'un quotidien de survie qui a paralysé la vie intellectuelle durant des années.

Les historiens ont souligné la singularité de ce phénomène d'effacement. L’étendue de la destruction subie par le peuple palestinien en 1948, une destruction multiforme, a toujours été sous-estimée, y compris du côté des historiens palestiniens et arabes.

Pourtant cette destruction, évoquée ici en survol, ne peut pas expliquer à elle seule la faiblesse et les lacunes des travaux historiques palestiniens.

La société palestinienne et la conscience historique

Partie intégrante de la société arabe, la société palestinienne est caractérisée essentiellement par la tradition orale. Les Arabes dans le passé n’ont connu les écrits historiques que relativement tard. La littérature, les contes historiques, les récits et les poèmes de la période préislamique étaient transmis oralement; il a fallu attendre plus d’un siècle après Mahomet pour voir apparaître le début d'une transmission historique écrite; même la parole du Prophète n’a été codifiée qu’un siècle et demi après son énoncé.

L’apparition des premiers écrits historiques de la dynastie abbasside n'a pas diminué, chez les historiens, la prééminence des sources orales sur les sources écrites. Al Balatheri qui a vécu au IXème siècle (Mahomet est mort en 632) considérait les sources écrites avec une certaine réserve et accordait un plus grand prix à la tradition orale [8] . Les écrits historiques n'ont pris une réelle importance qu'au milieu du IXème siècle.

Le problème de l'histoire dans la société arabe n'est pas uniquement lié à la question de l'oral et de l'écrit, mais au concept même de l'histoire et de son fonctionnement. Comme l'explique Abdallah Laroui, "bien que tout discours sur l'Islam comporte une dimension historique, l'histoire en tant que discipline dans l'enseignement islamique ne possède pas un statut officiel défini. (…) L'histoire est à la fois présente et absente en Islam. Absente parce que trop présente, et présente parce que trop pesante" [9] .

Il est significatif que les grandes universités islamiques, comme Al Ahzar au Caire, n'aient pas comporté de chaire d'histoire proprement dite. L'histoire était utile pour comprendre la législation islamique, l'exégèse et la grammaire, et ces sciences étant considérées comme premières, l'histoire devait être à leur service [10] . Malgré cela, à l’âge d’or de la culture arabe, les récits ont dépassé par leurs qualités historiques les récits européens du Moyen Age. Les historiens arabes comme Tabari (mort en 923) ont montré des qualités remarquables d’exactitude et de critique contradictoire, qui les révélaient moins influencés par un discours ecclésiastique.[11]

Toutefois, si les écrits historiques étaient importants dans les cercles intellectuels, ils étaient peu répandus dans le peuple. A partir de la fin du XIème siècle, le monde arabe du Proche-Orient a connu un déclin et un blocage séculaire au plan culturel et intellectuel, malgré quelques sursauts limités comme le montre le cas d’Ibn Khaldoun [12] au XIVème siècle, auteur de la fameuse "Introduction". Ce déclin eut un impact direct et néfaste sur la science de l’histoire et sur l’éducation. Alors que l’Europe de la Renaissance voyait l'invention de l'imprimerie, il a fallu au monde arabe attendre l’arrivée de Bonaparte pour découvrir l’imprimerie, et attendre encore plus d'un siècle pour voir en Palestine l’impression en nombre très limité de livres d’histoire, destinés à un petit cercle de personnes sachant lire.

Le "Koutab" a perduré comme système d'éducation jusqu'à l'introduction de l'enseignement moderne au XXème siècle. Arriéré et primitif, reposant avant tout sur l'apprentissage des bases de la langue arabe et sur l'enseignement et la récitation par cœur du Coran, il ne comprenait pas l’histoire comme mode de connaissance. Autre facteur négatif : d'après l'étude d'un historien égyptien, les historiens de la fin de l'époque Mamelouk (fin du XVème siècle) et jusqu'au XVIIIème siècle étaient pour la plupart des Cheikhs; or cette classe était devenue très conservatrice et figée, ce qui représentait un handicap certain pour un enseignement critique et novateur [13] .

A la veille du projet sioniste, en 1882, le récit historique en Palestine se faisait essentiellement au travers des récits oraux. Ce n’est pas un hasard si la Palestine du XIXème siècle n’a connu qu’un seul ouvrage qu’on puisse considérer comme une œuvre d’histoire. Ce n'est qu'à la fin du XIXème siècle que l’empire ottoman a construit en Palestine quelques écoles "modernes", trop marginales pour laisser une trace. D’ailleurs, l’origine turque de l’empire et de ses dirigeants, qui ne descendaient pas de dynasties arabes, n’a pas encouragé l’étude de la société arabe et de son histoire.

Les écoles missionnaires, plus nombreuses et plus modernes, ont joué un rôle important dans l’enseignement de l’histoire à travers les manuels scolaires. Pourtant ces écoles n'avaient pour objectifs d'enseigner l'histoire nationale locale : "…comme anciens élèves de l’école des Frères à Jérusalem, nous récitions par cœur l’avenue des Champs Elysées, bien que  nous n’ayons jamais mis les pieds en France, et nous ignorions l’histoire de l’esplanade Al Aqsa" [14] . "C'est dans la cour des écoles de la Palestine mandataire que la bataille pour le cœur et les cerveaux des Palestiniens a été non seulement livrée mais gagnée par les missionnaires européens et américains" [15]. En effet chaque école propageait l’histoire de son pays, les Schmidt Schule celle de l’Allemagne, les Frères des Écoles Chrétiennes et le Collège Saint Joseph celle de la France … Cela n’a évidemment pas contribué à la création d’une conscience historique nationale. Les programmes étrangers des écoles missionnaires ont eu pour effet de fragmenter cette conscience en imprimant leurs traces coloniales, au détriment de l'héritage palestinien [16].

Le système du mandat britannique n’a pas amélioré la situation. Les Juifs se virent accorder une indépendance totale pour leur éducation [17] , organisée avec la supervision du Va'ad Leumi, une sorte de conseil législatif juif sous mandat. La Commission Peel, considérée comme pro-sioniste, fait remarquer dans son rapport final en date de 1937 que le programme de l'enseignement juif de l'histoire ne contient aucune perspective, ni aucun projet d'une vie commune ou partagée avec les voisins arabes de Palestine [18]. On peut voir dans cette indifférence ou ignorance vis-à-vis de l'environnement humain une des racines du déni historique de 1948.

Quant à l’éducation arabe, elle était placée sous surveillance britannique : tous les aspects historiques suspectés d'être anti-coloniaux, ou qui auraient pu encourager une identité nationale indépendante, étaient écartés, suivant l’objectif du mandat britannique : la création d'un Foyer national juif.

Malgré un net progrès de l’éducation et de sa diffusion dans la société palestinienne, la conscience historique palestinienne n’en demeure pas moins limitée. La population reste dépendante des sources orales comme sources principales de connaissance historique, malgré l’émergence des premiers récits historiques palestiniens. Ces premiers travaux étaient motivés par le défi de l'historiographie sioniste excluant totalement les Palestiniens dans sa description historique de la Palestine antérieure à l'arrivée des premiers colons sionistes [19] . Lorsque la Nakba (la catastrophe de 1948) s’est produite, le processus de réappropriation de la mémoire historique  a été coupé.

L'absence de statut étatique, la présence de l'occupation jordanienne puis israélienne, la dispersion des communautés de réfugiés dans différents pays arabes, tous ces facteurs n'ont pas aidé à l'élaboration d'une historiographie ni d'un enseignement de l'histoire nationale. La transmission orale des savoirs reste un aspect majeur dans la culture palestinienne.

L’historiographie israélienne : négation de la victime et de son témoignage

Pourquoi le récit israélien a-t-il pu dominer les champs du savoir historique, non seulement en Israël, mais aussi dans l’ensemble du monde occidental? Sans compter la faiblesse de l'historiographie palestinienne évoquée plus haut, j'indiquerai trois éléments pour expliquer cette domination.

D'abord, le colonisateur israélien venu d’Europe avait un point de supériorité remarquable : la conscience de l’importance de l’histoire, la présence d’infrastructures dédiées à son écriture, un Etat, un système d’éducation juif avec un programme juif existant depuis 1920, des centres de recherche, des méthodes d'investigation scientifiques, un système idéologique où l’histoire et la mémoire occupent une place prépondérante.

Deuxièmement, c’est un fait reconnu depuis longtemps, l’histoire est souvent écrite par les vainqueurs, qui imposent leur récit aux vaincus condamnés au silence.

Troisièmement, les objectifs et caractères du récit israélien et sa production diffèrent de ceux des récits arabes et palestiniens. Le récit arabe est en général un récit écrit pour "nous", son objectif principal est de justifier la défaite de 1948 et d'en rejeter la responsabilité sur les autres, à savoir les puissances occidentales, la Grande Bretagne et l’URSS, ou sur les autres parties arabes. C'est pour cette raison qu'il existe différents récits arabes contradictoires (récits populaires et officiels, distincts entre Jordanie, Palestine, Egypte, Iraq, et Syrie) .

Le récit israélien, lui, est destiné à "nous" et à l'extérieur; il est le résultat d'une machine de propagande sophistiquée. Les média et les autres institutions culturelles participent à l'élaboration de ces mythes, mythes figés de l'histoire élevée au dessus de toute discussion [20] . Le récit arabe n'est pas exempt de mythologie, mais celle-ci est le produit d'une ignorance plutôt que d'une volonté politique déterminée. Les deux mythologies, arabe et israélienne, ont toutefois le même effet sur leur public : susciter une adhésion qui leur donne une efficacité historique considérable.

Le récit israélien officiel reposait sur des assertions simples : les Palestiniens ont refusé le plan de partage de 1947, ils ont initié la guerre; ils sont par conséquent responsables de l’issue de cette guerre. Voici un exemple disant la puissance d'élaboration de ce récit : quelques mois après la guerre, précisément en 1949, l’un des idéologues du mouvement sioniste à New York, Joseph Shechtman [21] , va jusqu’à inventer et fabriquer de toutes pièces l'un des mythes célèbres de cette guerre : celui des "ordres" et des appels lancés à la population par les leaders arabes, pour inviter les Palestiniens à quitter leurs foyers en attendant la fin des opérations militaires. L'historien irlandais Erskine Childers [22] a réussi à démontrer en 1961 le caractère fallacieux de cette thèse, les "appels" des leaders arabes étant pure invention.

De fait les Palestiniens, dans le récit de l’historiographie israélienne, doivent payer le prix de leur refus de la paix, et de leur départ motivé par les "ordres" de leurs dirigeants, ce qui est une inversion flagrante de la réalité. La victime dans ce récit se transforme en bourreau. Déshumanisée, elle n’est souvent évoquée qu'à travers des chiffres.

Les “ nouveaux historiens israéliens ”, dont les travaux ont été publiés à partir du début des années 1980, ont porté un coup à ces mythes de l’histoire officielle. D’ailleurs Tom Segev, l’un d’entre eux, récusait cette dénomination de “ nouveaux historiens ” au motif qu’il n’y avait pas eu jusque là de véritables historiens, mais des idéologues au service d’une propagande.

Le phénomène complexe des nouveaux historiens s’explique en partie par l’ouverture des archives israéliennes jusque là classifiées, et par l’accès des ces chercheurs aux méthodes scientifiques et critiques en vigueur en occident. Des événements tels que l'invasion israélienne au Liban et la première Intifada ont eu pour effet de provoquer des questions sur le passé de l'Etat d'Israël, y compris sur la guerre de 1948.

Deux éléments déterminants et souvent ignorés, venant du côté palestinien dès la fin des années 1970, ont aussi participé à ce regard critique. Pour la première fois ont émergé des travaux palestiniens de niveau académique reposant sur des témoignages des survivants : citons Nafez Nazzal [23] , avec ses travaux sur la Galilée, Rosemary Sayegh, remarquable sur les questions des réfugiés, Sharif Kanaana [24] , sur les villages détruits en Palestine. Ces travaux révélateurs ont sonné une heure de vérité. Ensuite la parution de l'ouvrage magistral d'Edward Saïd, Orientalisme, a eu un effet considérable sur le milieu académique concerné par les questions du Proche Orient. Son travail de déconstruction de l'Orientalisme fabriqué par l'Occident s'est naturellement étendu et appliqué à la recherche académique israélienne et à son traitement du passé.

Le résultat des travaux des "nouveaux historiens" a permis une vision plus nuancée de la réalité, et a représenté un rapprochement significatif avec le vécu des Palestiniens. Les mythes sont tombés, ainsi celui de “ David et Goliath ”, la supériorité en nombre et en armement des troupes israéliennes ne faisant plus aucun doute, ou le mythe de la pureté des armes. En effet ce nouveau récit israélien a fortement ébranlé l’histoire officielle antérieure. Il confirme l’existence de massacres : Deir Yassine n’est plus un événement isolé. Certaines thèses arabes sont également confirmées, tels les accords secrets entre le Roi Abdallah et les sionistes, faits exposés dès les années 1950 et toujours récusés jusqu’à la parution en 1988 des travaux de Avi Schlaïm [25] .

Face aux travaux des “ nouveaux ” historiens israéliens, les intellectuels et historiens palestiniens ont réagi diversement et se partagent en trois écoles : un premier groupe estime qu’il s’agit d’une étape positive, capable de rapprocher les deux parties en vue d’un compromis historique; se trouvent parmi eux Edward Saïd, Elias Sanbar et moi-même. Un deuxième groupe estime qu’il s’agit d’une tendance dangereuse, d’une consolidation du récit sioniste, l’ancien récit officiel étant très faible scientifiquement et aisément critiquable (Sharif Kanan’neh, Clovis Maksoud). Enfin un troisième groupe, que j’appellerai "ni-ni", estime que les travaux des “ nouveaux ” historiens ne servent qu’à laver la conscience israélienne (Abdel Qader Yassin).

Il est important de remarquer que les “ anciens ” comme les “ nouveaux ” historiens (à l'exception de Ilan Pappé) ont délibérément fait abstraction des sources arabes et palestiniennes. L’un des pionniers parmi les “ nouveaux ” historiens, Benny Morris, refuse d’utiliser les sources arabes dans ses travaux, les considérant comme pure propagande; l’importante bibliographie de son ouvrage The Birth of the Palestinian Refugee Problem  (1987) qui fit brèche, ne comporte que deux titres d’auteurs arabes. L’influence du positivisme reste prégnante dans son ouvrage, et les sources orales y sont systématiquement écartées comme non valides. S'il ne cite que Nafez Nazzal [26] comme auteur palestinien s'appuyant sur des témoignages, c'est de fait parce que celui-ci a rapporté les témoignages de mémoire, leur ôtant par là même toute force de révélation d'une expérience vécue.
Car l'intérêt du témoignage pour l'historien "est de se présenter comme démarche individuelle ou collective de révélation : il dénonce une histoire, une vérité cachées. Ecrit ou oral, le témoignage donne accès à une dimension qui souvent échappe à l'historien : l'intériorité des émotions, de la joie et de la souffrance ; et par ailleurs, par ses prétentions à la révélation, il est une affirmation d'authenticité" [27] .

Le paradoxe est que Benny Morris dénonce dans ces travaux la falsification de documents par les sionistes tout en persistant à les utiliser comme sources, et que simultanément il refuse l’apport de la preuve par le témoignage palestinien.

Alors qu’il décrit avec grande précision les opérations de 1948, massacres et destructions de villages palestiniens, il refuse dix ans plus tard de considérer les travaux palestiniens sur ces mêmes villages détruits. Or, des recherches très précises ont été effectuées sur le village d’Abu Shusheh, publiées par le Centre de Recherche de l’Université de Birzeit en 1995, et elles lui ont été présentées par moi-même. Benny Morris n’en a jamais fait mention dans ses travaux. Bien au contraire, il a fait un revirement remarquable : sans nier les massacres de 1948, il adhère à l’opinion que l’expulsion des Palestiniens était une nécessité inévitable dans le projet sioniste, et qu’elle aurait même dû être plus radicale [28] .

Un événement récent doit être mentionné pour illustrer la dimension de la négation israélienne.  Il s'agit d'une thèse de DEA présentée en 1999 à l’Université de Haifa,  par Teddy Katz, un habitant d’un Kibboutz, ancien membre du parti de gauche Mapam, âgé de 53 ans. Celui-ci a présenté un mémoire fondé sur les témoignages des rescapés palestiniens et d’anciens membres de la célèbre brigade Alexandroni, afin de révéler l'existence d'un massacre particulièrement atroce perpétré à Tantoura [29] , au Sud de Haïfa. Pour la première fois, la voix des victimes se fit entendre dans l'historiographie israélienne, l’histoire prenait corps et âme, chair et sang : le témoignage de la terreur vécue est devenu audible. Cette thèse a fait l’objet d’une procédure de disqualification de son auteur par une commission d’enquête de l’Université, et un procès lui a été intenté; soumis à de sévères pressions, Teddy Katz a signé une rétractation, où il confesse avoir "inventé" le massacre.
Entre négation totale, ignorance et justification politique ou nationaliste, la vision sioniste des événements de 1948 à aujourd’hui constitue une entrave à l’écriture de l’histoire contemporaine [30].

Conclusion

Un proverbe chinois dit qu'une plume vaut plus que mille mémoires, pour comparer la valeur de l'écrit à celle de l'oral. Conscient des problèmes posés par la fragilité de la mémoire, nous approuvons ce proverbe. Cependant dans le cas palestinien, il ne s'agit pas d'un possible choix entre une approche positiviste de l'histoire et une approche orale : les Palestiniens n'ont pas d'autre choix que de recourir à l'oral. Destruction et confiscation de leurs sources écrites par Israël dans le passé et le présent, inaccessibilité des archives arabes, caractère lacunaire et biaisées de certaines archives internationales, comme celles du CICR, font qu'il n'existe pas d'autre choix pour un historien palestinien. Ce travail sur les sources orales suppose bien entendu de soumettre le témoignage oral à toutes les vérifications méthodiques et scientifiques disponibles aux chercheurs, et notamment à leur croisement avec les sources écrites primaires et secondaires existantes.

Il est inacceptable, du point de vue méthodologique, d'ignorer les témoignages des victimes arabes; les derniers travaux des "nouveaux historiens" ont montré la validité des témoignages et de certains aspects du récit arabe. Trente avant Avi Schlaim, le récit de Abdallah Tall démontrait bien l'existence d'une collusion entre le roi Abdallah de Jordanie et le leader du mouvement sioniste. Les nouveaux travaux israéliens montrent aussi la validité des assertions arabes sur le nombre et l'importance des massacres, sur le fait que les forces juives dépassaient celles des pays de la Ligue arabe en 1948. Et même si le rôle premier de l'historien n'est pas de juger, le refus d'entendre les témoignages des Palestiniens ressemble finalement à un tribunal qui refuserait d'entendre la voix des victimes.


[1] Nakba, qui signifie la grande catastrophe, est un terme très fort dans la langue arabe, qui désigne le sort des Palestiniens en 1948.

[2] cf Omer Bartov, "Recherches Historiques sur l'Holocauste et Etudes comparatives", in Catherine Coquio éd., Parler des camps, penser les génocides, Albin-Michel, 1999 p 116.

[3] Meron Benvenisti, Sacred Landscape. The Burried History of the Holy Land since 1948, University of California Press, Berkeley, 2000, p. 17 à 32.

[4] Organisation dirigée par Abdel Qader Al Husseini, grand leader militaire palestinien, père de Fayçal Al Husseini.

[5] Interview avec Fayçal Al Husseini à Jérusalem, été 1984.

[6] A cette occasion la police israélienne a confisqué l'entière bibliothèque de la Maison de l'Orient, la plus grande en Palestine spécialisée dans la cause palestinienne, en plus de 500 000 documents nationaux, qui représentaient une partie importante de la mémoire collective palestinienne.

[7] 'Aref el'Aref, Al-Nakba, Le Paradis perdu. 6 volumes, Saida, 1956.

[8] La même conclusion est avancée par D. S. Margoliouth, Lectures on Arabic Historians (Calcutta 1930), trad. arabe par H. Nassar, Beyrouth, ss date pp 57-58 ; la référence aux sources écrites impliquait nécessairement des erreurs de lecture et de copie. Voir aussi F. Rosenthal, A History of Muslim Historiography, trad. en Arabe par A.S.al'Ali, Bagdad, 1963.

[9] Addallah Laroui, Islam et Histoire, Paris, Champs Flammarion, 1999, p. 11.

[10] Ibid. p.12

[11] Olivier Carré, L'Islam laïque ou le retour à la Grande Tradition, Armand Colin, 1993, p. 17, et
André Miquel, L'islam et sa civilisation, Armand Colin, 1990; Juan Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d'Espagne, trad.  Sindbad , 1986

[12] Ibn Khaldoun, Andalou de Tunis (mort en 1406), sociologue politique qui a défini le caractère nettement non religieux du pouvoir et de l'organisation politiques. cf Olivier Carré, L'Islam laïque ou le retour à la Grande Tradition, op. cit., p.147.

[13] Muhammad Sabri Al Dali, "Shaykhs and the ottoman occupation of Egypt", Islamic Area Studies, Working paper Series N°22, Tokyo, 2001. p. 1.

[14] Propos d'un ancien élève du Collège des Frères recueillis par Dr. Thomas Ricks, "Voices from the Schoolyards, West Bank Palestinians' Memories of Schools, Palestine and Occupation, 1925 to 1985", MESA,  Nov. 1997, San Francisco. Non publié

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Rapport complet et officiel de la Commission Peel, publication du Gouvernement mandataire de la Palestine, version arabe. Jérusalem, 1937, pp 440-441.

[18]  Ibid.

[19] cf. Ilan Pappé, "New historiographical orientations in the research on the Palestinian Question", et Beshara Doumani, "Rediscovering Ottoman Palestine", Writing Palestinians into History.

[20] Je veux ici préciser que mon propos ne vise pas à régler un compte avec l’historiographie israélienne. Ma place est celle dictée par l'intime conviction que la paix tant recherchée et nécessaire entre les deux peuples ne pourra advenir sans que soit comblé le fossé qui sépare les deux récits historiques, celui des Palestiniens et celui des Israéliens, à propos des événements de 1948. Sans aucun doute, ce fossé a été l’une des causes principales de l’effondrement du processus de paix, notamment lors des discussions de Camp David. Il y a donc urgence et nécessité de créer un récit de vérité nouveau qui seul sera capable de rapprocher les deux parties.
Je fais partie d’un groupe de dialogue israélo-palestinien qui travaille depuis cinq ans à un échange d’idées dans l’espoir de créer ce nouveau récit. Ce groupe est composé d’une vingtaine d’historiens et sociologues des deux cotés; du côté israélien, citons les historiens Ilan Papé, Moshe Zuckermann, les sociologues Baruch Kimerling, Lev Grinberg, Yoav Peled, Amnon Raz Krakowczik, le géographe Oren Yiftahel; côté palestinien, Salim Tamari, Jamil Hillal, Rima Hamami, Islah Jad, entre autres…

[21] Rosemary Sayegh, "Palestinian Peasants", Jérusalem, expose les détails de l'invention de ce mythe (version arabe p.116).

[22] Erskine Childers, "The other Exodus", The Spectator, 12 mai 1961.

[23] Nafez Nazzal, "The Flight of the Palestinian Arabs from the Galilee, 1948 : an historical analysis" Thèse de doctorat, Georgetown, 1974

[24] Sharif Kanaana, Les villages arabes détruits. Série de monographies n° 1 à 13, Université de Birzeit, 1985- 87. Cette série a été continuée par nous-mêmes et Dr.Walid Mustapha, n°14 à 22 de 1994-98.

[25] Avi Schlaim, Collusion accross the Jordan, King Abdullah , the Zionist movvement and the Partition of Palestine, Oxford, 1988

[26] Ibid., p 4.

[27] Henri Laurens, conférence donnée au Centre culturel Français, Jérusalem, 1998.

[28] Cette position contribue à légitimer le projet israélien de transfert des Palestiniens, option ouvertement recommandée par les militaires dans le gouvernement israélien.

[29] The  Tantura Massacre, 22-24 May 1948, Eye Witness Testimonies; cf Ilan Pappé, "The Tantura Case in Israël, The Teddy Katz Research and Trial", in Journal of Palestine Studies, n° 119 Spring 2001. Publié dans une version partielle dans La Revue d'Etudes Palestiniennes, n° 28, été 2001.

[30] J'ai présenté et farouchement défendu la nécessité du recours à l'Histoire orale pour composer le récit palestinien dans mon projet "Race against Time" en 1995, et lors d'une conférence donnée à Palm Springs sous le titre : "The Role of Oral History in Palestinian Society, the case of the 1948 War," 16 –18 Avril 1999, Southwest Californian Oral History Association Annual Meeting, et à UCLA, Centre for Near Eastern Studies, et Centre for the Study of Women, "Reclaiming a Nation through Oral History" 11 mars 1999.