La Palestine de 1948 est un cas typique d’histoire
trouée, entre l'histoire fabriquée par l'historiographie israélienne
et l'histoire absente ou perdue de l'historiographie arabe et
palestinienne.
L'historiographie israélienne a adopté le déni de la Nakba [1] ,
la négation d'un nettoyage ethnique de large envergure perpétré
en Palestine. Si elle a toujours adopté une position d'indifférence
vis-à-vis des sources arabes, l'historiographie israélienne a été
particulièrement violente dans son refus d'entendre la voix des
victimes et leurs témoignages.
En revanche, l'historiographie arabe et palestinienne n'a jamais
réussi à former un récit complet et solide, face au poids de cette
guerre de 1948, qui en s'achevant a donné naissance au problème
des réfugiés palestiniens, c'est-à-dire au cœur de l'actuel conflit
israélo-arabe. En conséquence, l'hégémonie du récit sioniste et
israélien, la mainmise sur le champ historique de cette guerre
sont en partie dues à l'absence quasi totale, sur le plan médiatique
et académique, du récit palestinien depuis le début de ce conflit.
La question qui se pose est : pourquoi cet échec? Comment se fait-il
qu’un tel événement destructeur pour un groupe humain, qualifié
par celui-ci de "grande catastrophe", puisse disparaître
intégralement, au moins pour un temps, du champ de vision d’autres
groupes humains, et ce à une époque qui propose au contraire les
perspectives d’une connaissance immédiate et universelle de tout
ce qui se passe?
Qu'est-ce qui, dans un événement destructeur et déshumanisant comme
le nettoyage ethnique des Palestiniens, le rend invisible, infigurable,
voire indicible ?
La réponse à cette question est multidimensionnelle, elle peut
évoquer différentes raisons. Or selon moi la déclaration généralement
répandue, selon laquelle l'histoire est écrite par les vainqueurs,
tandis que les victimes sont vouées au silence, ne peut que partiellement
éclairer la question. Nous allons voir comment l'échec des Palestiniens
à comprendre l'importance du témoignage des victimes et à l'utiliser
dans leur récit a été une cause fondamentale de cet échec.
Aujourd'hui le témoignage (l'histoire orale) devient une partie
inhérente et nécessaire à tous les travaux historiques, mais aussi
aux œuvres littéraires ou cinématographiques connues du grand public
(par exemple le film Shoah de Claude Lanzmann) [2] .
Cette introduction nous mène aux thèses de cet exposé.
1) Plus que quiconque, les Palestiniens ont besoin de recourir
aux témoignages pour construire leur histoire et même la reconstruire.
En effet, la destruction quasi totale de la société palestinienne
en 1948 a entraîné la disparition, entre autres, de leurs sources
primaires écrites.
2) La tradition orale reste vivace dans la culture arabe, et ce
pour les raisons suivantes : l'évolution de la conscience
historique arabe, la faiblesse de l'enseignement scolaire et universitaire
de l'histoire, l'absence de débat démocratique dans la société
arabe, l'absence de statut étatique pour les Palestiniens.
3) L'historiographie israélienne a bénéficié dès l'origine d'une
supériorité du fait de l'héritage européen moderne de la société
juive, ce qui lui a donné les moyens de fabriquer une histoire
légendaire, imaginaire, moderne.
Dans le cas israélo-palestinien, la forme particulière de cette
négation est directement complice, sous ses formes les plus délirantes,
de la destruction, et elle révèle une stratégie politique précise.
L'effacement de la société palestinienne et de son patrimoine
culturel écrit.
La résolution de partage du territoire de la Palestine votée
par les Nations Unies le 29 novembre 1947 a déclenché des accrochages
qui ont mené à la guerre de 1948, une guerre totale qui a duré
plus d’un an. A l'issue de cette guerre, il y avait clairement
un vainqueur et un vaincu. Mais cette victoire n’est pas une
victoire comme les autres, car elle cache une tragédie immense,
qui a un impact direct sur la capacité du vaincu à écrire son
propre récit historique.
1948 n’est pas une victoire classique. Elle a suivi une guerre
d’autodéfense entraînant l’expulsion de “ quelques centaines
de milliers de Palestiniens ”, selon l'expression convenue,
et l’avortement d’un Etat palestinien.
1948, c'est avant tout une tragédie humaine de premier plan.
80 à 85 % des villages arabes passés sous contrôle israélien
ont été tout simplement rasés, leur population chassée, et ce
en dehors de tout fait de guerre. Parmi les onze villes palestiniennes
tombées, cinq ont connu une dépopulation et une expulsion totale;
il s'agit de Tibériade, Safad, Bir Sabaa (Bersheva), Bissan,
Majdal. Dans cinq autres villes, seule une petite minorité de
la population a pu subsister. Une seule petite ville, Nazareth,
qui ressemblait plutôt à un gros village, a été épargnée, ceci
pour éviter de provoquer le Vatican et l'opinion publique occidentale
et chrétienne. Ces villages, comme la plupart des quartiers arabes
des villes, ont été rasés pour effacer toute trace ou tout signe
d'un passé arabe. L'historien Meron Benvenisti a décrit en détail
le processus systématique qui a permis de rayer jusqu'au nom
de ces villages de la carte [3] .
Cette destruction socioculturelle a privé les Palestiniens de
ce qui représente l’incubateur du patrimoine culturel :
c’est dans les villes de Jaffa et Haifa et les quartiers arabes
de Jérusalem-Ouest que se trouvaient les bibliothèques, les archives,
la presse et les imprimeries, les registres du cadastre, les
maisons d’édition et les centres culturels, les cinémas et les
théâtres. Entre les mois d'Avril et Mai 1948, la presse palestinienne,
source de première importance, a été confisquée et détruite,
les événements de la guerre n'ont plus été couverts après cette
date.
La totalité du patrimoine culturel écrit a été dévalisée, les
archives des conseils locaux, celles des hôpitaux, des écoles,
les bibliothèques privées, les papiers de famille et les mémoires
personnels. Je citerai ici les archives et documents de grands
intellectuels ou romanciers palestiniens tels que Georges Antonius,
'Aouni Abdel Hadi, Henri Cattan, Mustapha Mourad Eddbagh, et
bien d'autres…
Enfin les archives de la seule organisation militaire palestinienne,
le "Jihad El Mougaddas"[4] ,
ont également été confisquées. Une partie de ces archives est
tombée aux mains des Israéliens, tandis que la partie plus importante
a été confisquée par l'armée jordanienne, lors de l'attaque du
quartier général de l'armée palestinienne dans les deux villages
voisins de Birzeit et de Ain Sinia, en juillet 1948. Personne
ne sait jusqu'aujourd'hui où ont disparu ces archives. Lorsque
les forces israéliennes sont entrées à Jérusalem en 1967, la
famille Husseini a brûlé un certain nombre de papiers par crainte
de représailles de l'armée [5].
Enfin tout ce qui restait de ces archives, conservé à la Maison
de l'Orient, vient d'être confisqué le 1er juin 2001 [6] .
Le problème de la perte des archives et des documents palestiniens
n'est pas spécifique à la guerre de 1948. L'héritage politique
et culturel des Palestiniens a, comme leur terre, toujours été
l'objet d'usurpations. Ainsi, Israël a confisqué les documents
du mouvement national et de la société palestinienne qui se trouvaient
dans les locaux des administrations jordanienne en Cisjordanie
et égyptienne dans la bande de Gaza. Ces documents ont été transférés
en Israël où ils sont devenus partie intégrante des archives
de l'État hébreu (State Archives) conservés dans les souterrains
de l'immeuble qui abrite le gouvernement israélien. Il faut préciser
que les chercheurs palestiniens, et les Palestiniens en général,
propriétaires de ces documents, n'y ont pas accès.
En tant qu'historien palestinien, il me faut évoquer les problèmes
rencontrés et les dangers courus par les chercheurs palestiniens
pour préserver les documents du mouvement national palestinien
sous occupation israélienne, comme les documents de l'Intifada.
A plusieurs reprises en outre, les forces d'occupation ont incendié
intentionnellement et criminellement les bureaux des registres
et les tribunaux (à Naplouse et à Jérusalem). Rappelons aussi
que l'un des objectifs de l'occupation de Beyrouth était d'y
confisquer les archives du Centre d'Études Palestiniennes. Les
chercheurs palestiniens et arabes sont d'ailleurs confrontés
au fait que les archives arabes, militaires ou politiques, concernant
la guerre de 1948, sont strictement interdites dans les pays
arabes qui ont participé à la guerre.
Destruction, confiscation et inaccessibilité des sources écrites
: cette situation d'impasse ne laisse d'autre issue au chercheur
que de se tourner vers les sources orales. Cela explique partiellement
l'échec des historiens palestiniens qui n'ont pas eu recours
aux témoignages pour écrire l'histoire de la "Nakba".
Ce n'est pas par hasard que le livre volumineux de l'historien
palestinien 'Aref el'Aref, qui a travaillé en s'appuyant sur
des sources orales, reste encore le meilleur ouvrage palestinien
sur cette guerre, malgré ses lacunes et ses faiblesses [7] .
Il ne disposait en effet que de moyens très simples, et a publié
son livre bien avant l'ouverture des archives en 1970, bien avant
que ne paraissent les nombreux livres disponibles sur la question.
En plus de la perte de leurs archives, des sources écrites et
de leurs bibliothèques, les historiens palestiniens ont vécu
les contraintes d'un quotidien de survie qui a paralysé la vie
intellectuelle durant des années.
Les historiens ont souligné la singularité de ce phénomène d'effacement.
L’étendue de la destruction subie par le peuple palestinien en
1948, une destruction multiforme, a toujours été sous-estimée,
y compris du côté des historiens palestiniens et arabes.
Pourtant cette destruction, évoquée ici en survol, ne peut pas
expliquer à elle seule la faiblesse et les lacunes des travaux
historiques palestiniens.
La société palestinienne et la conscience historique
Partie intégrante de la société arabe, la société palestinienne
est caractérisée essentiellement par la tradition orale. Les
Arabes dans le passé n’ont connu les écrits historiques que
relativement tard. La littérature, les contes historiques,
les récits et les poèmes de la période préislamique étaient
transmis oralement; il a fallu attendre plus d’un siècle après
Mahomet pour voir apparaître le début d'une transmission historique
écrite; même la parole du Prophète n’a été codifiée qu’un siècle
et demi après son énoncé.
L’apparition des premiers écrits historiques de la dynastie abbasside
n'a pas diminué, chez les historiens, la prééminence des sources
orales sur les sources écrites. Al Balatheri qui a vécu au IXème
siècle (Mahomet est mort en 632) considérait les sources écrites
avec une certaine réserve et accordait un plus grand prix à la
tradition orale [8] .
Les écrits historiques n'ont pris une réelle importance qu'au
milieu du IXème siècle.
Le problème de l'histoire dans la société arabe n'est pas uniquement
lié à la question de l'oral et de l'écrit, mais au concept même
de l'histoire et de son fonctionnement. Comme l'explique Abdallah
Laroui, "bien que tout discours sur l'Islam comporte une
dimension historique, l'histoire en tant que discipline dans
l'enseignement islamique ne possède pas un statut officiel défini.
(…) L'histoire est à la fois présente et absente en Islam. Absente
parce que trop présente, et présente parce que trop pesante" [9] .
Il est significatif que les grandes universités islamiques, comme
Al Ahzar au Caire, n'aient pas comporté de chaire d'histoire
proprement dite. L'histoire était utile pour comprendre la législation
islamique, l'exégèse et la grammaire, et ces sciences étant considérées
comme premières, l'histoire devait être à leur service [10] .
Malgré cela, à l’âge d’or de la culture arabe, les récits ont
dépassé par leurs qualités historiques les récits européens du
Moyen Age. Les historiens arabes comme Tabari (mort en 923) ont
montré des qualités remarquables d’exactitude et de critique
contradictoire, qui les révélaient moins influencés par un discours
ecclésiastique.[11]
Toutefois, si les écrits historiques étaient importants dans
les cercles intellectuels, ils étaient peu répandus dans le peuple.
A partir de la fin du XIème siècle, le monde arabe du Proche-Orient
a connu un déclin et un blocage séculaire au plan culturel et
intellectuel, malgré quelques sursauts limités comme le montre
le cas d’Ibn Khaldoun [12] au
XIVème siècle, auteur de la fameuse "Introduction".
Ce déclin eut un impact direct et néfaste sur la science de l’histoire
et sur l’éducation. Alors que l’Europe de la Renaissance voyait
l'invention de l'imprimerie, il a fallu au monde arabe attendre
l’arrivée de Bonaparte pour découvrir l’imprimerie, et attendre
encore plus d'un siècle pour voir en Palestine l’impression en
nombre très limité de livres d’histoire, destinés à un petit
cercle de personnes sachant lire.
Le "Koutab" a perduré comme système d'éducation jusqu'à
l'introduction de l'enseignement moderne au XXème siècle. Arriéré
et primitif, reposant avant tout sur l'apprentissage des bases
de la langue arabe et sur l'enseignement et la récitation par
cœur du Coran, il ne comprenait pas l’histoire comme mode de
connaissance. Autre facteur négatif : d'après l'étude d'un historien
égyptien, les historiens de la fin de l'époque Mamelouk (fin
du XVème siècle) et jusqu'au XVIIIème siècle étaient pour la
plupart des Cheikhs; or cette classe était devenue très conservatrice
et figée, ce qui représentait un handicap certain pour un enseignement
critique et novateur [13] .
A la veille du projet sioniste, en 1882, le récit historique
en Palestine se faisait essentiellement au travers des récits
oraux. Ce n’est pas un hasard si la Palestine du XIXème siècle
n’a connu qu’un seul ouvrage qu’on puisse considérer comme une
œuvre d’histoire. Ce n'est qu'à la fin du XIXème siècle que l’empire
ottoman a construit en Palestine quelques écoles "modernes",
trop marginales pour laisser une trace. D’ailleurs, l’origine
turque de l’empire et de ses dirigeants, qui ne descendaient
pas de dynasties arabes, n’a pas encouragé l’étude de la société
arabe et de son histoire.
Les écoles missionnaires, plus nombreuses et plus modernes, ont
joué un rôle important dans l’enseignement de l’histoire à travers
les manuels scolaires. Pourtant ces écoles n'avaient pour objectifs
d'enseigner l'histoire nationale locale : "…comme anciens
élèves de l’école des Frères à Jérusalem, nous récitions par
cœur l’avenue des Champs Elysées, bien que nous n’ayons
jamais mis les pieds en France, et nous ignorions l’histoire
de l’esplanade Al Aqsa" [14] . "C'est
dans la cour des écoles de la Palestine mandataire que la bataille
pour le cœur et les cerveaux des Palestiniens a été non seulement
livrée mais gagnée par les missionnaires européens et américains" [15]. En
effet chaque école propageait l’histoire de son pays, les Schmidt
Schule celle de l’Allemagne, les Frères des Écoles Chrétiennes
et le Collège Saint Joseph celle de la France … Cela n’a évidemment
pas contribué à la création d’une conscience historique nationale.
Les programmes étrangers des écoles missionnaires ont eu pour
effet de fragmenter cette conscience en imprimant leurs traces
coloniales, au détriment de l'héritage palestinien [16].
Le système du mandat britannique n’a pas amélioré la situation.
Les Juifs se virent accorder une indépendance totale pour leur
éducation [17] ,
organisée avec la supervision du Va'ad Leumi, une sorte de conseil
législatif juif sous mandat. La Commission Peel, considérée comme
pro-sioniste, fait remarquer dans son rapport final en date de
1937 que le programme de l'enseignement juif de l'histoire ne
contient aucune perspective, ni aucun projet d'une vie commune
ou partagée avec les voisins arabes de Palestine [18]. On
peut voir dans cette indifférence ou ignorance vis-à-vis de l'environnement
humain une des racines du déni historique de 1948.
Quant à l’éducation arabe, elle était placée sous surveillance
britannique : tous les aspects historiques suspectés d'être
anti-coloniaux, ou qui auraient pu encourager une identité nationale
indépendante, étaient écartés, suivant l’objectif du mandat britannique
: la création d'un Foyer national juif.
Malgré un net progrès de l’éducation et de sa diffusion dans
la société palestinienne, la conscience historique palestinienne
n’en demeure pas moins limitée. La population reste dépendante
des sources orales comme sources principales de connaissance
historique, malgré l’émergence des premiers récits historiques
palestiniens. Ces premiers travaux étaient motivés par le défi
de l'historiographie sioniste excluant totalement les Palestiniens
dans sa description historique de la Palestine antérieure à l'arrivée
des premiers colons sionistes [19] .
Lorsque la Nakba (la catastrophe de 1948) s’est produite, le
processus de réappropriation de la mémoire historique a
été coupé.
L'absence de statut étatique, la présence de l'occupation jordanienne
puis israélienne, la dispersion des communautés de réfugiés dans
différents pays arabes, tous ces facteurs n'ont pas aidé à l'élaboration
d'une historiographie ni d'un enseignement de l'histoire nationale.
La transmission orale des savoirs reste un aspect majeur dans
la culture palestinienne.
L’historiographie
israélienne : négation de la victime
et de son témoignage
Pourquoi le récit israélien a-t-il pu dominer les champs du savoir
historique, non seulement en Israël, mais aussi dans l’ensemble
du monde occidental? Sans compter la faiblesse de l'historiographie
palestinienne évoquée plus haut, j'indiquerai trois éléments
pour expliquer cette domination.
D'abord, le colonisateur israélien venu d’Europe avait un point
de supériorité remarquable : la conscience de l’importance
de l’histoire, la présence d’infrastructures dédiées à son écriture,
un Etat, un système d’éducation juif avec un programme juif existant
depuis 1920, des centres de recherche, des méthodes d'investigation
scientifiques, un système idéologique où l’histoire et la mémoire
occupent une place prépondérante.
Deuxièmement, c’est un fait reconnu depuis longtemps, l’histoire
est souvent écrite par les vainqueurs, qui imposent leur récit
aux vaincus condamnés au silence.
Troisièmement, les objectifs et caractères du récit israélien
et sa production diffèrent de ceux des récits arabes et palestiniens.
Le récit arabe est en général un récit écrit pour "nous",
son objectif principal est de justifier la défaite de 1948 et
d'en rejeter la responsabilité sur les autres, à savoir les puissances
occidentales, la Grande Bretagne et l’URSS, ou sur les autres
parties arabes. C'est pour cette raison qu'il existe différents
récits arabes contradictoires (récits populaires et officiels,
distincts entre Jordanie, Palestine, Egypte, Iraq, et Syrie)
.
Le récit israélien, lui, est destiné à "nous" et à
l'extérieur; il est le résultat d'une machine de propagande sophistiquée.
Les média et les autres institutions culturelles participent
à l'élaboration de ces mythes, mythes figés de l'histoire élevée
au dessus de toute discussion [20] .
Le récit arabe n'est pas exempt de mythologie, mais celle-ci
est le produit d'une ignorance plutôt que d'une volonté politique
déterminée. Les deux mythologies, arabe et israélienne, ont toutefois
le même effet sur leur public : susciter une adhésion qui leur
donne une efficacité historique considérable.
Le récit israélien officiel reposait sur des assertions simples :
les Palestiniens ont refusé le plan de partage de 1947, ils ont
initié la guerre; ils sont par conséquent responsables de l’issue
de cette guerre. Voici un exemple disant la puissance d'élaboration
de ce récit : quelques mois après la guerre, précisément en 1949,
l’un des idéologues du mouvement sioniste à New York, Joseph
Shechtman [21] ,
va jusqu’à inventer et fabriquer de toutes pièces l'un des mythes
célèbres de cette guerre : celui des "ordres" et des
appels lancés à la population par les leaders arabes, pour inviter
les Palestiniens à quitter leurs foyers en attendant la fin des
opérations militaires. L'historien irlandais Erskine Childers
[22] a
réussi à démontrer en 1961 le caractère fallacieux de cette thèse,
les "appels" des leaders arabes étant pure invention.
De fait les Palestiniens, dans le récit de l’historiographie
israélienne, doivent payer le prix de leur refus de la paix,
et de leur départ motivé par les "ordres" de leurs
dirigeants, ce qui est une inversion flagrante de la réalité.
La victime dans ce récit se transforme en bourreau. Déshumanisée,
elle n’est souvent évoquée qu'à travers des chiffres.
Les “ nouveaux historiens israéliens ”, dont les travaux
ont été publiés à partir du début des années 1980, ont porté
un coup à ces mythes de l’histoire officielle. D’ailleurs Tom
Segev, l’un d’entre eux, récusait cette dénomination de “ nouveaux
historiens ” au motif qu’il n’y avait pas eu jusque
là de véritables historiens, mais des idéologues au service d’une
propagande.
Le phénomène complexe des nouveaux historiens s’explique en partie
par l’ouverture des archives israéliennes jusque là classifiées,
et par l’accès des ces chercheurs aux méthodes scientifiques
et critiques en vigueur en occident. Des événements tels que
l'invasion israélienne au Liban et la première Intifada ont eu
pour effet de provoquer des questions sur le passé de l'Etat
d'Israël, y compris sur la guerre de 1948.
Deux éléments déterminants et souvent ignorés, venant du côté
palestinien dès la fin des années 1970, ont aussi participé à
ce regard critique. Pour la première fois ont émergé des travaux
palestiniens de niveau académique reposant sur des témoignages
des survivants : citons Nafez Nazzal [23] ,
avec ses travaux sur la Galilée, Rosemary Sayegh, remarquable
sur les questions des réfugiés, Sharif Kanaana [24] ,
sur les villages détruits en Palestine. Ces travaux révélateurs
ont sonné une heure de vérité. Ensuite la parution de l'ouvrage
magistral d'Edward Saïd, Orientalisme, a eu un effet
considérable sur le milieu académique concerné par les questions
du Proche Orient. Son travail de déconstruction de l'Orientalisme
fabriqué par l'Occident s'est naturellement étendu et appliqué
à la recherche académique israélienne et à son traitement du
passé.
Le résultat des travaux des "nouveaux historiens" a
permis une vision plus nuancée de la réalité, et a représenté
un rapprochement significatif avec le vécu des Palestiniens.
Les mythes sont tombés, ainsi celui de “ David et Goliath ”,
la supériorité en nombre et en armement des troupes israéliennes
ne faisant plus aucun doute, ou le mythe de la pureté des armes.
En effet ce nouveau récit israélien a fortement ébranlé l’histoire
officielle antérieure. Il confirme l’existence de massacres :
Deir Yassine n’est plus un événement isolé. Certaines thèses
arabes sont également confirmées, tels les accords secrets entre
le Roi Abdallah et les sionistes, faits exposés dès les années
1950 et toujours récusés jusqu’à la parution en 1988 des travaux
de Avi Schlaïm [25] .
Face aux travaux des “ nouveaux ” historiens israéliens,
les intellectuels et historiens palestiniens ont réagi diversement
et se partagent en trois écoles : un premier groupe estime
qu’il s’agit d’une étape positive, capable de rapprocher les
deux parties en vue d’un compromis historique; se trouvent parmi
eux Edward Saïd, Elias Sanbar et moi-même. Un deuxième groupe
estime qu’il s’agit d’une tendance dangereuse, d’une consolidation
du récit sioniste, l’ancien récit officiel étant très faible
scientifiquement et aisément critiquable (Sharif Kanan’neh, Clovis
Maksoud). Enfin un troisième groupe, que j’appellerai "ni-ni",
estime que les travaux des “ nouveaux ” historiens
ne servent qu’à laver la conscience israélienne (Abdel Qader
Yassin).
Il est important de remarquer que les “ anciens ” comme
les “ nouveaux ” historiens (à l'exception de Ilan
Pappé) ont délibérément fait abstraction des sources arabes et
palestiniennes. L’un des pionniers parmi les “ nouveaux ”
historiens, Benny Morris, refuse d’utiliser les sources arabes
dans ses travaux, les considérant comme pure propagande; l’importante
bibliographie de son ouvrage The Birth of the Palestinian
Refugee Problem (1987) qui fit brèche, ne comporte
que deux titres d’auteurs arabes. L’influence du positivisme
reste prégnante dans son ouvrage, et les sources orales y sont
systématiquement écartées comme non valides. S'il ne cite que
Nafez Nazzal [26] comme
auteur palestinien s'appuyant sur des témoignages, c'est de fait
parce que celui-ci a rapporté les témoignages de mémoire, leur
ôtant par là même toute force de révélation d'une expérience
vécue.
Car l'intérêt du témoignage pour l'historien "est de se
présenter comme démarche individuelle ou collective de révélation
: il dénonce une histoire, une vérité cachées. Ecrit ou oral,
le témoignage donne accès à une dimension qui souvent échappe
à l'historien : l'intériorité des émotions, de la joie et de
la souffrance ; et par ailleurs, par ses prétentions à la révélation,
il est une affirmation d'authenticité" [27] .
Le paradoxe est que Benny Morris dénonce dans ces travaux la
falsification de documents par les sionistes tout en persistant
à les utiliser comme sources, et que simultanément il refuse
l’apport de la preuve par le témoignage palestinien.
Alors qu’il décrit avec grande précision les opérations de 1948,
massacres et destructions de villages palestiniens, il refuse
dix ans plus tard de considérer les travaux palestiniens sur
ces mêmes villages détruits. Or, des recherches très précises
ont été effectuées sur le village d’Abu Shusheh, publiées par
le Centre de Recherche de l’Université de Birzeit en 1995, et
elles lui ont été présentées par moi-même. Benny Morris n’en
a jamais fait mention dans ses travaux. Bien au contraire, il
a fait un revirement remarquable : sans nier les massacres
de 1948, il adhère à l’opinion que l’expulsion des Palestiniens
était une nécessité inévitable dans le projet sioniste, et qu’elle
aurait même dû être plus radicale [28] .
Un événement récent doit être mentionné pour illustrer la dimension
de la négation israélienne. Il s'agit d'une thèse de DEA
présentée en 1999 à l’Université de Haifa, par Teddy Katz,
un habitant d’un Kibboutz, ancien membre du parti de gauche Mapam,
âgé de 53 ans. Celui-ci a présenté un mémoire fondé sur les témoignages
des rescapés palestiniens et d’anciens membres de la célèbre
brigade Alexandroni, afin de révéler l'existence d'un massacre
particulièrement atroce perpétré à Tantoura [29] ,
au Sud de Haïfa. Pour la première fois, la voix des victimes
se fit entendre dans l'historiographie israélienne, l’histoire
prenait corps et âme, chair et sang : le témoignage de la terreur
vécue est devenu audible. Cette thèse a fait l’objet d’une procédure
de disqualification de son auteur par une commission d’enquête
de l’Université, et un procès lui a été intenté; soumis à de
sévères pressions, Teddy Katz a signé une rétractation, où il
confesse avoir "inventé" le massacre.
Entre négation totale, ignorance et justification politique ou
nationaliste, la vision sioniste des événements de 1948 à aujourd’hui
constitue une entrave à l’écriture de l’histoire contemporaine
[30].
Conclusion
Un proverbe chinois dit qu'une plume vaut plus que mille mémoires,
pour comparer la valeur de l'écrit à celle de l'oral. Conscient
des problèmes posés par la fragilité de la mémoire, nous approuvons
ce proverbe. Cependant dans le cas palestinien, il ne s'agit
pas d'un possible choix entre une approche positiviste de l'histoire
et une approche orale : les Palestiniens n'ont pas d'autre
choix que de recourir à l'oral. Destruction et confiscation
de leurs sources écrites par Israël dans le passé et le présent,
inaccessibilité des archives arabes, caractère lacunaire et
biaisées de certaines archives internationales, comme celles
du CICR, font qu'il n'existe pas d'autre choix pour un historien
palestinien. Ce travail sur les sources orales suppose bien
entendu de soumettre le témoignage oral à toutes les vérifications
méthodiques et scientifiques disponibles aux chercheurs, et
notamment à leur croisement avec les sources écrites primaires
et secondaires existantes.
Il est inacceptable, du point de vue méthodologique, d'ignorer
les témoignages des victimes arabes; les derniers travaux des "nouveaux
historiens" ont montré la validité des témoignages et de
certains aspects du récit arabe. Trente avant Avi Schlaim, le
récit de Abdallah Tall démontrait bien l'existence d'une collusion
entre le roi Abdallah de Jordanie et le leader du mouvement sioniste.
Les nouveaux travaux israéliens montrent aussi la validité des
assertions arabes sur le nombre et l'importance des massacres,
sur le fait que les forces juives dépassaient celles des pays
de la Ligue arabe en 1948. Et même si le rôle premier de l'historien
n'est pas de juger, le refus d'entendre les témoignages des Palestiniens
ressemble finalement à un tribunal qui refuserait d'entendre
la voix des victimes.
[1] Nakba,
qui signifie la grande catastrophe, est un terme très fort
dans la langue arabe, qui désigne le sort des Palestiniens
en 1948.
[2] cf Omer Bartov, "Recherches Historiques sur l'Holocauste
et Etudes comparatives", in Catherine Coquio éd., Parler
des camps, penser les génocides, Albin-Michel, 1999
p 116.
[3] Meron Benvenisti, Sacred Landscape. The Burried History
of the Holy Land since 1948, University of California
Press, Berkeley, 2000, p. 17 à 32.
[4] Organisation dirigée par Abdel Qader Al Husseini, grand
leader militaire palestinien, père de Fayçal Al Husseini.
[5] Interview avec Fayçal Al Husseini à Jérusalem, été 1984.
[6] A cette occasion la police israélienne a confisqué l'entière
bibliothèque de la Maison de l'Orient, la plus grande en
Palestine spécialisée dans la cause palestinienne, en plus
de 500 000 documents nationaux, qui représentaient une partie
importante de la mémoire collective palestinienne.
[7] 'Aref el'Aref, Al-Nakba, Le Paradis perdu. 6 volumes,
Saida, 1956.
[8] La même conclusion est avancée par D. S. Margoliouth, Lectures
on Arabic Historians (Calcutta 1930), trad. arabe par
H. Nassar, Beyrouth, ss date pp 57-58 ; la référence aux
sources écrites impliquait nécessairement des erreurs de
lecture et de copie. Voir aussi F. Rosenthal, A History
of Muslim Historiography, trad. en Arabe par A.S.al'Ali,
Bagdad, 1963.
[9] Addallah Laroui, Islam et Histoire, Paris, Champs
Flammarion, 1999, p. 11.
[11] Olivier Carré, L'Islam laïque ou le retour à la Grande
Tradition,
Armand Colin, 1993, p. 17, et
André Miquel, L'islam et sa civilisation, Armand
Colin, 1990; Juan Vernet, Ce que la culture doit aux
Arabes d'Espagne, trad. Sindbad , 1986
[12] Ibn Khaldoun, Andalou de Tunis (mort en 1406), sociologue
politique qui a défini le caractère nettement non religieux
du pouvoir et de l'organisation politiques. cf Olivier
Carré, L'Islam
laïque ou le retour à la Grande Tradition, op.
cit., p.147.
[13] Muhammad Sabri Al Dali, "Shaykhs and the ottoman occupation
of Egypt", Islamic Area Studies, Working
paper Series N°22, Tokyo, 2001. p. 1.
[14] Propos d'un ancien élève du Collège des Frères recueillis
par Dr. Thomas Ricks, "Voices from the Schoolyards,
West Bank Palestinians' Memories of Schools, Palestine
and Occupation, 1925 to 1985", MESA, Nov. 1997,
San Francisco. Non publié
[17] Rapport complet et officiel de la Commission Peel, publication
du Gouvernement mandataire de la Palestine, version arabe.
Jérusalem, 1937, pp 440-441.
[19] cf. Ilan Pappé, "New historiographical orientations
in the research on the Palestinian Question", et Beshara
Doumani, "Rediscovering
Ottoman Palestine", Writing Palestinians into History.
[20] Je veux ici préciser que mon propos ne vise pas à régler
un compte avec l’historiographie israélienne. Ma place
est celle dictée par l'intime conviction que la paix tant
recherchée et nécessaire entre les deux peuples ne pourra
advenir sans que soit comblé le fossé qui sépare les deux
récits historiques, celui des Palestiniens et celui des
Israéliens, à propos des événements de 1948. Sans aucun
doute, ce fossé a été l’une des causes principales de l’effondrement
du processus de paix, notamment lors des discussions de
Camp David. Il y a donc urgence et nécessité de créer un
récit de vérité nouveau qui seul sera capable de rapprocher
les deux parties.
Je fais partie d’un groupe de dialogue israélo-palestinien
qui travaille depuis cinq ans à un échange d’idées dans l’espoir
de créer ce nouveau récit. Ce groupe est composé d’une vingtaine
d’historiens et sociologues des deux cotés; du côté israélien,
citons les historiens Ilan Papé, Moshe Zuckermann, les sociologues
Baruch Kimerling, Lev Grinberg, Yoav Peled, Amnon Raz Krakowczik,
le géographe Oren Yiftahel; côté palestinien, Salim Tamari,
Jamil Hillal, Rima Hamami, Islah Jad, entre autres…
[21] Rosemary Sayegh, "Palestinian Peasants", Jérusalem,
expose les détails de l'invention de ce mythe (version
arabe p.116).
[22] Erskine Childers, "The other Exodus", The
Spectator,
12 mai 1961.
[23] Nafez Nazzal, "The Flight of the Palestinian Arabs
from the Galilee, 1948 : an historical analysis" Thèse
de doctorat, Georgetown, 1974
[24] Sharif Kanaana, Les villages arabes détruits.
Série de monographies n° 1 à 13, Université de Birzeit,
1985- 87. Cette série a été continuée par nous-mêmes et
Dr.Walid Mustapha, n°14 à 22 de 1994-98.
[25] Avi Schlaim, Collusion accross the Jordan, King Abdullah
, the Zionist movvement and the Partition of Palestine,
Oxford, 1988
[27] Henri Laurens, conférence donnée au Centre culturel Français,
Jérusalem, 1998.
[28] Cette position contribue à légitimer le projet israélien
de transfert des Palestiniens, option ouvertement recommandée
par les militaires dans le gouvernement israélien.
[29] The Tantura
Massacre, 22-24 May 1948, Eye Witness Testimonies;
cf Ilan Pappé, "The Tantura Case in Israël, The Teddy
Katz Research and Trial", in Journal of Palestine
Studies, n° 119 Spring 2001. Publié dans une version
partielle dans La Revue d'Etudes Palestiniennes,
n° 28, été 2001.
[30] J'ai présenté et farouchement défendu la nécessité du recours
à l'Histoire orale pour composer le récit palestinien dans
mon projet "Race against Time" en 1995, et lors
d'une conférence donnée à Palm Springs sous le titre : "The
Role of Oral History in Palestinian Society, the case of
the 1948 War," 16 –18 Avril 1999, Southwest Californian
Oral History Association Annual Meeting, et à UCLA, Centre
for Near Eastern Studies, et Centre for the Study of Women, "Reclaiming
a Nation through Oral History" 11 mars 1999.
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