05 mai 2009

Rebonds Libération 23 avril 2009

Par Cengiz Aktar professeur à l’université Bahçesehir (Istanbul).

Il se passe des choses sur le front arménien en Turquie. Le gouvernement et la société, chacun à sa façon, cherchent à briser les tabous profonds qui existent à ce sujet depuis presque un siècle. Le chef de l’Etat a effectué en septembre une visite historique à Yerevan, des pourparlers secrets entre délégations se tiennent en Suisse depuis des mois pour concrétiser l’ouverture de la frontière côté turque et l’établissement des relations diplomatiques.
Le président Barack Obama, lors de sa visite en Turquie début avril, tout en réaffirmant ses convictions, a évité le mot « génocide » afin de ne pas gêner le processus. Il a souhaité des avancées concrètes entre Arméniens et Turcs. Récemment, un mouvement inédit de reconnaissance et de pardon envers les Arméniens a vu le jour en Turquie. Lancée le 15 décembre sur Internet par quelque 350 intellectuels et leaders d’opinion (1), la campagne a réuni, à ce jour, plus de 30 000 signatures. Citoyens de Turquie de tous horizons, les signataires ont ainsi exprimé le rejet de la propagande négationniste d’Etat qui perdure depuis 1915.
La diaspora arménienne mais aussi quelques chercheurs turcs ont déploré l’omission du mot « génocide » dans ce court texte.Développé en Occident, le concept de génocide est basé sur la Shoah. Si bien que, depuis, toute politique de mémoire portant sur le déroulement d’un massacre dans l’histoire est, le plus souvent, conçue et pensée avec l’image de la Shoah pour référence. Pour les opinions publiques occidentales, le mot génocide et ce qu’il représente sont incontestables. Il est, en un sens, plus fort que le contexte, affranchi du temps et de l’espace. Pour ma part, je ne suis pas certain que le concept de génocide soit adéquat pour décrire entièrement ce qui est arrivé. Afin de sortir de l’impasse, il me paraît utile de revenir sur ces temps d’horreur à travers les descriptions que nous en donnent les Arméniens eux-mêmes.
Le terme « Grande Catastrophe », qui a été forgé et employé par les Arméniens de l’Empire ottoman à cette époque pour décrire ce qui leur arrivait et que nous avons employé dans la campagne de pardon, semble plus évocateur des événements passés. La décision du Comité d’union et progrès c’est-à-dire du gouvernement ottoman de l’époque, d’éliminer les Arméniens, l’un des groupes les plus anciens d’Anatolie, est un désastre qui a affecté de manière permanente l’avenir, non seulement des Arméniens, mais aussi de toutes les autres entités vivant sur cette même terre. Déjà déchirée par les guerres, l’Anatolie, qui a perdu ses Arméniens, Assyriens et Roums (grecs), est devenue un morceau de terre ruiné sur tous les plans : humain, économique, social, politique et culturel. Dans ce sens, le génocide arménien est une tragédie commune de l’Anatolie, qui se raconte encore dans les villages comme une catastrophe sans précédent.
Aussi ne suis-je pas certain que le concept général de « génocide » suffise ou convienne pour recouvrir l’ensemble des conséquences liées à cette décision démentielle qui fut infligée à l’Anatolie tout entière. Il est simplement impropre pour expliquer ce qui est arrivé, au-delà du génocide des Arméniens. A partir du moment où l’histoire de la tragédie arménienne a été en un sens déracinée, exportée, ranimée hors la Turquie et dans le monde entier par la diaspora, elle a perdu une part de son récit : elle ne parle pas ou plus de l’Anatolie après 1915. Le fossé qui existe entre le mot « génocide » - le montant de terreur absolue qu’il évoque - et des mots apparemment moins durs tels que çart (massacre), désastre, catastrophe, est aussi profond que celui qui s’est creusé entre cette morbide décision de l’Etat prise à Istanbul et le drame humain qui s’en est suivi en Anatolie. En fait, d’innombrables zones grises subsistent entre les victimes du génocide et les criminels. Les destins sont multiples : tant d’Arméniens ont dû changer leur identité pour survivre, tant d’autres ont sauvé des vies arméniennes, d’autres encore sont simplement restés et ont subi les conséquences du génocide.
La Grande Catastrophe concerne aussi tous ces gens. Les histoires familiales et individuelles qui ont été mises au jour par la recherche historique naissante en Turquie révèlent les dimensions de la catastrophe subie par l’Anatolie. Elles témoignent d’un désastre qui va au-delà du génocide. Dans ce sens, si la reconnaissance du « génocide » serait une punition, l’étude de ce que nous appelons la Grande Catastrophe peut, quant à elle, recouvrir, tout le champ de la souffrance et frayer, simultanément, la voie d’une nouvelle coexistence entre Arméniens et Turcs.
Les débats qui ont commencé avec la campagne de pardon offrent une immense occasion d’apprendre ce qui est arrivé aux Arméniens aussi bien qu’à leurs voisins. Cette année est le centenaire de la prise de contrôle du gouvernement jeune-turc, celui qui a pris la décision d’exterminer les Arméniens, par l’aile militaire du Comité union et progrès, dont la mentalité sévit depuis en Turquie. Presque chaque année jusqu’en 2023 [centenaire de la République de Turquie, ndlr] et même au-delà, l’occasion nous sera donnée d’apprendre, de se souvenir et de prendre conscience du tragique destin des Arméniens, ainsi que des conséquences de cette catastrophe commune à toute l’Anatolie. La justice régnera quand nous aurons pris connaissance de tous les arcanes du processus infernal initié il y a cent ans, lorsque nous saurons ce qu’il en a coûté à chacun d’entre nous.

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