"Le génocide arménien en Turquie : reconnaissance ou "réconciliation"?"
"Chers rédacteurs de L'Hebdo,
Marc Nichanian"
Je vous écris d'Istanbul. Votre journal a publié cette semaine un entretien avec moi, intitulé «Pour moi, l'horizon de la réconciliation est bouché», et qui demande des rectifications importantes. J'avais demandé à votre estimée journaliste, Tasha Rumley, d'écrire un article en son nom à partir de notre conversation, sans mettre de paroles dans ma bouche. Ce n'est pas tout à fait ce qu'elle a fait. Je ne me reconnais pas vraiment dans les propos qui me sont prêtés. Je me contenterai de trois exemples. 1) L'horizon de la réconciliation est-il bouché? Je pense au contraire qu'il est plus ouvert qu'il ne l'a jamais été, grâce aux bonnes volontés qui se font jour des deux côtés de l'invisible frontière et grâce au travail que la société civile entreprend sur elle-même en Turquie. (Le 24 avril dernier, date anniversaire de l'arrestation et de l'élimination des intellectuels arméniens d'Istanbul, une commémoration s'est déroulée ici, dans la ville même où ces événements avaient eu lieu 94 ans auparavant. C'était la première fois qu'une telle manifestation avait lieu dans un espace public.) Mais alors qu'est-ce que je dis, moi, à propos de cet «horizon de la réconciliation»? Une chose très simple: je veux mettre en évidence les attendus d'une telle réconciliation. S'agit-il d'une critique? Oui, bien sûr. Mais c'est une critique philosophique. Elle s'interroge sur ce que la réconciliation politique (qui est à la fois nécessaire et inévitable) ne pourra jamais réconcilier. 2) Mes conférences publiques à Istanbul ont un but: réfléchir sur l'expérience arménienne au XXe siècle, celle de la sujétion d'abord, puis de la Catastrophe, enfin de la dispersion définitive. Il s'agit de comprendre ce qui ne saurait être réparé, par aucune réconciliation et, avant cela, de se demander comment cet irréparable peut venir au langage. Je dis donc dans ces conférences exactement ce que je pense. Je n'évite rien. Je ne cache rien. J'ai un auditoire qui est prêt, je crois, à me suivre jusqu'au bout dans les méandres de cette réflexion. C'est la seule façon de créer l'espace d'un véritable dialogue, c'est-à-dire d'un dialogue fondé sur l'amitié et la compréhension. 3) Les survivants, aujourd'hui dispersés de par le monde, ont-ils besoin de comprendre, ont-ils besoin que les événements survenus il y a près d'un siècle reçoivent un sens? Oui, évidemment. Mais les citoyens turcs en ont besoin tout autant. Or il se trouve que les explications historicistes ne sont pas faites pour cela. Elles visent à établir les faits (comme s'il en était encore besoin), et surtout à en proposer des explications contextuelles. Ce n'est pas là que se situe le sens d'un événement. Nous aurions besoin d'une capacité d'interprétation, alors même que celle-ci a été détruite (peut-être à tout jamais) par la volonté active du perpétrateur et détruite des deux côtés, c'est bien évident. Notre tâche consiste à rétablir cette capacité. Il n'y a rien de plus grave et de plus urgent. Mais cette tâche a un revers: elle doit se garder de toute interprétation prématurée. Elle doit donc commencer par une critique des interprétations en cours, et en particulier de toutes les interprétations nationalistes ou racistes. Pour que cela soit parfaitement clair, il aurait fallu parler, ne serait-ce qu'en l'espace d'une ligne, de mon livre le plus récent, Le Roman de la Catastrophe, à Genève. Je vous remercie de votre effort de compréhension.
Marc Nichanian"
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