05 mai 2009

"Le génocide arménien en Turquie : reconnaissance ou "réconciliation"?"

"Chers rédacteurs de L'Hebdo,

Je vous écris d'Istanbul. Votre journal a publié cette semaine un entretien avec moi, intitulé «Pour moi, l'horizon de la réconci­liation est bouché», et qui demande des rec­ti­fications importantes. J'avais de­mandé à votre estimée journaliste, Tasha Rumley, d'écrire un article en son nom à par­tir de notre con­versation, sans mettre de paroles dans ma bouche. Ce n'est pas tout à fait ce qu'elle a fait. Je ne me reconnais pas vraiment dans les propos qui me sont prêtés. Je me contenterai de trois exemples. 1) L'horizon de la ré­conciliation est-il bou­ché? Je pense au contraire qu'il est plus ouvert qu'il ne l'a jamais été, grâce aux bonnes volon­tés qui se font jour des deux côtés de l'invisible frontière et grâce au travail que la société civile entre­prend sur elle-même en Turquie. (Le 24 avril der­nier, date anniver­saire de l'arres­tation et de l'élimination des intellectuels arméniens d'Istanbul, une com­mémo­ra­tion s'est déroulée ici, dans la ville même où ces événements avaient eu lieu 94 ans au­paravant. C'était la première fois qu'une telle manifestation avait lieu dans un es­pace pu­blic.) Mais alors qu'est-ce que je dis, moi, à propos de cet «horizon de la récon­ciliation»? Une chose très simple: je veux mettre en évidence les attendus d'une telle ré­conciliation. S'agit-il d'une critique? Oui, bien sûr. Mais c'est une critique philosophique. Elle s'interroge sur ce que la réconciliation politique (qui est à la fois né­ces­saire et iné­vi­table) ne pourra jamais ré­con­cilier. 2) Mes conférences publiques à Is­tanbul ont un but: réfléchir sur l'expé­rience arménienne au XXe siècle, celle de la sujétion d'abord, puis de la Catas­trophe, en­fin de la dispersion définitive. Il s'agit de comprendre ce qui ne sau­rait être réparé, par aucune ré­conciliation et, avant cela, de se demander com­ment cet ir­répa­rable peut ve­nir au lan­gage. Je dis donc dans ces conférences exac­te­ment ce que je pense. Je n'évite rien. Je ne cache rien. J'ai un auditoire qui est prêt, je crois, à me suivre jusqu'au bout dans les méandres de cette réfle­xion. C'est la seule façon de créer l'es­pace d'un véritable dialogue, c'est-à-dire d'un dialogue fondé sur l'amitié et la compré­hension. 3) Les survi­vants, au­jourd'hui dis­persés de par le monde, ont-ils be­soin de comprendre, ont-ils besoin que les événements survenus il y a près d'un siècle re­çoivent un sens? Oui, évidemment. Mais les citoyens turcs en ont besoin tout autant. Or il se trouve que les ex­plications historicistes ne sont pas faites pour cela. Elles visent à éta­blir les faits (comme s'il en était encore be­soin), et surtout à en proposer des explications con­textuelles. Ce n'est pas là que se si­tue le sens d'un évé­ne­ment. Nous aurions besoin d'une ca­pacité d'inter­pré­tation, alors même que celle-ci a été détruite (peut-être à tout jamais) par la volonté active du perpé­tra­teur et détruite des deux côtés, c'est bien évident. Notre tâche consiste à rétablir cette ca­pacité. Il n'y a rien de plus grave et de plus urgent. Mais cette tâche a un revers: elle doit se garder de toute in­ter­prétation pré­maturée. Elle doit donc commencer par une cri­tique des inter­prétations en cours, et en particulier de toutes les interprétations nationa­listes ou racistes. Pour que cela soit parfaitement clair, il aurait fallu parler, ne serait-ce qu'en l'espace d'une ligne, de mon livre le plus récent, Le Roman de la Ca­tastrophe, à Genève. Je vous re­mercie de votre effort de compréhension.

Marc Nichanian"

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