04 juin 2009

Compte rendu d'ouvrages

Juifs et Polonais. 1939-2008

La Fin de l’innocence. La Pologne face à son passé juif

Par Catherine Coquio, pour La Quinzaine littéraire, deuxième numéro d'avril 2009.




Au moment où paraît une très belle enquête de Jean-Yves Potel, La Fin de l’innocence. La Pologne face à son passé juif, paraît aussi un imposant collectif de chercheurs, Juifs et Polonais 1939-2008, dirigé par Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka. Tout aussi précieux, ce fort volume complète idéalement l’autre, sur un mode plus universitaire. Le premier, écrit à la manière d’un récit personnel, fait état de quatre ans d’investigation sur un phénomène que le collectif, lui, replace dans une histoire longue et éclaire à la loupe point par point : le retour de mémoire, chez les Polonais, sur la présence juive et son effacement. La Pologne est le pays d’Europe où s’est effectué pour une grande part le génocide nazi, sur fond d’un antisémitisme national qui a souvent aggravé les choses et empoisonné les mémoires. Mais c’est aussi le seul pays de l’aire post-communiste à avoir ouvert un si vif et vrai débat sur sa position de témoin aveugle, indifférent ou terrifié, et parfois compromis dans le crime.

Au cœur de ces deux livres on trouve le thème de « l’obsession de l’innocence » (J. Tokarska-Bakir) qui cache le « tabou » de la haine et de l’inavouable spoliation des Juifs. Cette hantise liée au thème du pays martyr, et à sa modulation antifasciste, a longtemps plombé ou troué la mémoire du « pays témoin » (J.C. Szurek). Le mythe de l’innocence fait l’objet aujourd’hui d’un très actif processus de deuil. Depuis l’ouverture des archives, et plus que jamais depuis la fin des années 90, l’intelligentsia sur ce sujet fait l’effet d’une ruche, et elle est relayée par une partie importante de la société polonaise.. Ce mouvement est encouragé par les autorités, comme en témoigne l’aménagement des camps en lieux de mémoire; l’Institut de la Mémoire Nationale, créé en 1998 dans un esprit anticommuniste, a lui-même fini par se saisir de la question.

La puissance du « tabou » cède ainsi devant ce qui relève souvent d’une autre hantise, largement répandue dans la génération née au cours des années 60 : celle des voisins d’hier enterrés ou disparus en masse, dont le poids pèse si fort qu’il faut en retrouver l’image, la trace, la langue. Oeuvres, expositions, livres du souvenir, appels et recensements d’archives, enquêtes et cycles pédagogiques se multiplient à un rythme croissant depuis les premiers grands débats suscités par le texte explosif du professeur de littérature Jan Blonski, « Les pauvres Polonais regardent le ghetto » (1987), qui commentait le poème de C. Milosz « Campo dei Fiori » : comme souvent, un texte littéraire a fait brèche. Ce processus s’emballe depuis les travaux de l’historien Jan T. Gross, exilé aux Etats-Unis en 1969, sur les pogroms commis pendant et après la guerre – Jedwabne en 1941(Les Voisins, 2000), à Cracovie et à Kielce en 1945-1946 (La Peur, 2006) : après un moment de stupeur, ces livres ont déclenché un immense débat, assorti d’une repentance publique des autorités et des évêques, bouleversant la perception de l’antisémitisme. Le regard polonais sur le ghetto relève aujourd’hui de la tentative de réparation, qui passe souvent par une reconstruction imaginaire, à laquelle se prête la science historique la plus pointue. En 2001 deux historiens ont fait paraître un « Guide d’une ville qui n’existe plus », qui reconstitue le fonctionnement du ghetto de Varsovie de sorte qu’on se représente ce que les Juifs eurent à y subir. « Si nous voulons voir ce monde perdu, disent-ils en préface, nous devons l’extraire de couches d’oubli, d’indifférence et d’ignorance ». C’est cet impressionnant travail d’extraction que radiographient et réalisent ces deux ouvrages passionnants.

Enseignant et conseiller culturel à l’Ambassade de France à Varsovie entre 2001 et 2005, J.-Y. Potel a passé au crible cette révolution culturelle dans ses formes académiques, médiatiques, artistiques, tout en engageant une recherche sur l’œuvre et la vie d’Anna Langfus, écrivain française d’origine juive polonaise, rescapée, traduite là-bas et bientôt rééditée ici. Cette œuvre attachante n’est pas la seule à faire l’objet d’une attention inédite en Pologne. C’est le cas de bien d’autres écrivains juifs polonais, qu’ils aient émigré aux USA comme le romancier yiddish Isaac Bashevis Singer et plus tard Henryk Grynberg, en Israël comme Ida Fink, ou qu’ils soient restés dans leur pays d’origine, comme Hanna Krall, dont la voix forte est très entendue aujourd’hui.

De manière vivante et sensible, souvent saisissante, Jean-Yves Potel raconte ses rencontres avec les principaux acteurs – souvent des femmes, remarque-t-il - de ce renouvellement des relations polono-juives, en les faisant parler de leur propre parcours. Parmi les universitaires, l’historienne Barbara Engelking-Boni, psychologue de formation, dirige depuis 2003 un centre de recherche sur l’Holocauste à Varsovie; Jolanta Zyndul, qui a renouvelé la méthode d’étude des légendes de meurtre rituel, dirige le Centre d’études juives « Mordechaj-Anielewicz » (qu’avait fondé en 1991 le Pr Tomaszewski); Andrzej Zbikowski, qui a dirigé un gros travail collectif sur la Pologne et les Juifs sous l’occupation allemande, témoigne de « l’avalanche » des jeunes fouilleurs d’archives à l’Institut historique juif - qu’avaient animé Michel Borwicz et Philip Friedmann avant de fuir le stalinisme. Feliks Tych, son ex-directeur, rescapé comme eux, codirige avec une littéraire, Monika Adamczyk-Garbowska, un vaste programme sur « La Pologne après l’holocauste ». Celle-ci, traductrice de Singer, dirige un centre interdisciplinaire à Lublin, tandis que celui de Maria Janion est devenu « un des hauts lieux de la déconstruction des mythes polonais », où se sont formées « les personnalités les plus corrosives de la Pologne postcommuniste ». Plusieurs de ces chercheurs, non-juifs, ont engagé leurs travaux à partir d’un choc, souvent la découverte d’un nom d’auteur inconnu ou d’archives jamais travaillées – comme celles des Conseils juifs à Lublin (Tadeusz Radzik). Le yiddish et l’hébreu sont enseignés dans les universités, et un Congrès d’études juives d’ampleur nationale s’est tenu en juin 2008.

Cette dynamique a mobilisé aussi des journalistes, comme Bella Swarcman-Czsarnota, rédactrice au mensuel du « renouveau juif » Midrasz, qui témoigne du chemin parcouru depuis l’époque où les Juifs étaient traités de « 5ème colonne », mais s’inquiète des effets déréalisants d’une certaine idéalisation ethnographique; ou Anna Bikont, qui en 2000 a quitté son journal pour aller enquêter – de nuit ! – auprès de la population de Jedwabne, où sévissait un négationnisme virulent au sujet du pogrom de 1941. La même, quatre ans auparavant, avait édité le catalogue d’une bouleversante exposition de photos, « Et je vois encore leur visage », réalisée avec les 8000 réponses reçues par la fondation « Shalom » à une question diffusée dans la presse : « Avez-vous des photos des Juifs avant la guerre dans vos archives familiales ? ». Le rapport tourmenté à l’histoire et à l’identité s’exprime avec force dans les jeux troublants d’artistes bien médiatisés, tels les plasticiens et photographes Piotr Ulanski, Zbigniew Libéra, le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, le réalisateur Artur Zmikewski, dont les œuvres iconoclastes ont suscité des scandales porteurs, parfois relayés par les enseignants : ainsi après la sortie d’un film réalisé par celui-ci, l’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir a envoyé ses étudiants enquêter sur les croyances populaires à Sandomierz, où un vieux tableau antisémite français était pieusement conservé dans une cathédrale, après avoir servi de preuve à charge contre les Juifs accusés de crime rituel. J.-Y. Potel interprète ces retours de fantômes à la lumière de la légende du Dibbouk, dans le texte qu’il a donné au collectif Juifs et Polonais. On n’est pas surpris de l’y retrouver parmi ses contributeurs, comme plusieurs des chercheurs qu’il évoque dans son livre : il était une des chevilles ouvrières des rencontres franco-polonaises dont ce volume est issu.

Plusieurs se souviennent de l’important colloque qui s’est tenu en janvier 2005 à la Bibliothèque Nationale : on y avait entendu parler Marek Edelman, survivant de l’insurrection du ghetto de Varsovie, on y avait vu le film de G. Moscovicitz sur Belzec, et une trentaine de chercheurs s’y étaient rencontrés, habitant pour beaucoup en Pologne ou en France, mais venus aussi d’USA, d’Israël, du Canada et d’Allemagne. C’est de ce colloque, et de rencontres franco-polonaises qui l’avaient précédé à Paris et à Lublin, qu’est né le volume Juifs et Polonais. Il a pour particularité d’intégrer, à titre de point de comparaison, certains aperçus relatifs à l’histoire et la mémoire françaises de la Shoah et de l’occupation, comme la place de la figure du déporté (O. Lalieu), la mémoire cinématographique (S. Liebman, S. Lindeperg), le phénomène des maîtres chanteurs et profiteurs de Juifs (J. Grabowski, L. Joly), l’institution de l’UGIF (M. Laffitte) dont la comparaison avec les Conseils juifs fait saisir combien complexe était sa réalité.

Les contributions relèvent majoritairement des disciplines des deux organisateurs, la sociologie et l’histoire, mais en intégrant la perspective culturelle au sens large. La littérature est évoquée à travers les « discours d’Auschwitz » (K. Grierson), les chroniques de ghetto (J. Leociak), la littérature yiddish (E. Weil, J. Nalewajko-Kulikov) et le cas de deux grands auteurs non-juifs, témoins à divers titres : T. Borowski (A. Grudzinska) et C. Milosz (A. Laignel-Lavastine). Ce volume, bouclé par une forte synthèse historique de J.C. Szurek sur les « figures du Témoin polonais » de l’après-guerre au post-communisme, se tient résolument sur le double versant de l’histoire et de la mémoire, avec un souci de précision égal dans les deux domaines. La mise en relation des mémoires juive et polonaise et le décloisonnement des deux historiographies ouvrent des perspectives fortes sur le rôle des consciences subjectives dans l’écriture de l’histoire, et sur la nécessaire collaboration, sur ces sujets, entre historiens et anthropologues.

Ce travail de précision permet non seulement d’en finir avec certains stéréotypes polonais - et français ! - sur la Pologne martyre et son antisémitisme. Il confirme la proposition méthodologique mise en œuvre par Saul Friedländer dans L’Allemagne nazie et les Juifs, qui mène de front l’étude des archives nazies et celle des témoignages des victimes. La masse d’archives défrichées ici est d’une extrême diversité, mêlant témoignages de tous bords et documents de nature politique, policière ou juridique : communiqués, parfois stupéfiants, de l’Etat clandestin polonais pendant la guerre (D. Libionka, M. Urynowicz), lettres de délateurs (B. Engelking), archives des régimes communistes (A. Kichelewski), pièces des tribunaux allemands (J. Grabowski); témoignages de Juifs cachés en milieu aryen (M. Melchior) ou qui fuirent en masse en URSS, entretiens de Juifs et de Polonais révélant les mutations identitaires récentes.

En France, l’effet de ces travaux et de leur mise en relation est celui d’une véritable mise au jour. Ce qui apparaît souvent comme un bloc devient une histoire complexe, scandée par des événements relus à travers les controverses qu’ils ont suscitées : pogroms, insurrection du ghetto de Varsovie, campagne antisémite de 1967-68; menées de l’Eglise catholique, de la béatification de Kolb (1971) à l’affaire du Carmel d’Auschwitz (1984-1989) ; 40e anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie (1983), projection de Shoah de Lanzmann (1985), débats suscités par Blonski (1987), renouveau historiographique, etc…

Les formes et l’évolution de l’antisémitisme polonais sont observées de près, sans en contourner les aspects les plus terribles, ni non plus leur complexité. Si le financement du Conseil d’aide aux Juifs (Zegota) par la Délégation polonaise en exil apparaît dans son insuffisance dérisoire (M. Urynowicz), une part est faite à l’aide que bien des Polonais ont apportée aux Juifs au risque de leur vie. Il est précieux et douloureux à la fois de se rappeler ce que les effets au long cours de la terreur nazie et de l’occupation soviétique ont effacé par la suite : Juifs et Polonais se sentirent fortement solidaires pendant la campagne défensive et le « grand exode » au début de la guerre, même si les déchirements ultérieurs y ont fait voir une grande illusion. Ce qui reste accablant mérite d’être médité au-delà du cas polonais : le génocide nazi n’a pas affaibli mais aggravé l’antisémitisme dans les années d’après-guerre, produisant des angles morts violents et durables (B. Szaynok). Au-delà des manœuvres du régime communiste et de l’Eglise catholique (J. Huener), le spectre de la domination juive, loin de déserter le pays, a ressurgi avec l’annonce des privatisations (A. Cala).

Les efforts de dégagement critique qui mobilisent la société polonaise, chacun aux prises avec sa propre mémoire, n’en sont que plus remarquables. Ils font saisir par contraste ce que la surchauffe mémorielle en France a parfois de frelaté, voire de suspect. « En ces temps de débauche mémorielle, j’ai pensé qu’il était bon de revenir à des situations de base », écrit Jean-Yves Potel en préambule de La Fin de l’innocence. On sent ce même parti-pris dans les « études solides » et le « tableau multiforme » présentés par Annette Wieviorka et Jean-Charles Szurek.

Catherine Coquio

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